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L'île du Silence leur apparut à la tombée de la nuit, dans une brume de chaleur qui rendait la lumière opalescente ; que l'on se figure une rêverie d'où émergeait une végétation polynésienne : des pandanus, une foule de cocotiers inclinés par les alizés, des colonies de palétuviers qui, toutes racines dehors, dansaient au loin leur tango végétal sur les rivages sablonneux. Les gris du ciel flottaient non loin de l'océan ; des perspectives sans fin de nuages sombres glissaient dans l'air humide, vers la nuit tropicale qui s'empressait de manger l'horizon. Les couleurs conservaient encore un peu de la violence du soleil océanien qui les giflait chaque jour. La grande beauté des îles coralliennes du Pacifique Sud était là, déroutante, exagérée, presque inquiétante aux yeux d'Anglais accoutumés à ce jardin bien élevé qu'est la nature civilisée d'Europe.
Emily et Cigogne échangèrent un regard soudain craintif, né d'un pressentiment fugitif et tragique qui les traversa dans le même instant. Dans quoi s'engageaient-ils ? Jeremy lui serra la main convulsivement ; quand, soudain, ils furent distraits de leurs sensations par un bruit constant et sourd qui pénétra d'effroi leurs compagnons. On approchait de la ligne de corail sur laquelle la houle du grand large se brisait en écume. Peu après, La Vérité glissa entre les parois bouillonnantes d'une passe et laissa, derrière son sillage, la dangereuse digue madréporique. Les visages se décontractèrent. La navigation dans les eaux du lagon fut alors plus sûre. Chacun se taisait. La ceinture des bancs de coraux marquait la frontière au-delà de laquelle on entrait dans le monde des faux muets. Ce silence-là était particulier ; il durait depuis si longtemps. Pendant plus de vingt ans personne n'avait proféré ici la moindre parole. Les derniers mots avaient eu le temps de se dissiper, de quitter ce qu'ils désignaient jadis ; et cette atmosphère vide de mots inclinait à ressentir plus qu'à penser.
L'hôtel de Jeanne Merluchon s'articulait autour de plusieurs bungalows en bois rouge. Les portes s'ouvraient à gauche, bien entendu. Leur toit, à l'épreuve des pluies virulentes de la région, se prolongeait sur tout le pourtour de la maison, formant une large véranda ouverte, plus fréquentée que l'intérieur. Ces vérandas disposaient de charnières mobiles placées contre les quatre murs, et se trouvaient soutenues par des colonnes également mobiles, de sorte qu'on les enlevât en cas de cyclone, afin de rabattre le toit des vérandas le long des murs. Ainsi transformés en boîtes hermétiques, les bungalows étaient résistants aux assauts de la tourmente.
On indiqua une chambre à lord Cigogne et à sa femme ; ils s'y installèrent, ahuris par ce monde feutré qui les laissait sans repères. Commença alors l'imperceptible détérioration de leur commerce conjugal, sans qu'ils s'en aperçussent dans les débuts.
Cigogne s'essaya à la flânerie ; mais il ne voyait pas ce qu'il pouvait gagner à ne rien faire. Que pouvait bien rapporter cette oisiveté silencieuse ? Aucun souci ne le sauvait de l'ennui et il avait toutes les peines du monde à se créer de nouveaux besoins, des tracas divertissants. Avait-il soif ? Aussitôt on lui portait un rafraîchissement. Désirait-il quelque chose ? Dès qu'il avait réussi à se faire comprendre sans parler, on déférait illico à ses souhaits. Il se sentait devenir une sorte de crétin impavide, économe de sa vitalité, lui qui avait la trime dans le sang.
Emily avait le sens du délassement ; mais leur silence était tristement muet, exempt de liens autres que l'animosité ; car d'agaceries pour des vétilles en exaspérations, leur quotidien se mua très vite en une existence qui n'avait rien de commun même s'ils partageaient la même couche. Tout se passait dans un tragique néant. Ils n'avaient vraiment plus rien à se dire. Les règles de l'île du Silence n'avaient fait que précipiter ce constat navrant. En réalité, leur incompréhension présente n'était guère plus terrible que celle qu'ils avaient connue en Angleterre ; elle était seulement condensée et rendue visible par les circonstances.
Emily en voulut à lord Cigogne de ne plus savoir la regarder, de l'avoir entraînée dans ce voyage calamiteux ; puis elle aggrava son malaise en se reprochant d'avoir consenti à le suivre. Les remords l'assiégèrent. Jeremy la vit se renfermer dans un silence total, indifférent ; ses regards éteints l'évitaient. Elle s'en tenait aux seules expressions de la courtoisie, et ne se départait plus d'une distance amère. Quand, parfois, les yeux de Cigogne semblaient lui demander des éclaircissements sur sa conduite, avec un air qu'Emily trouvait soudain bêta, elle s'en irritait davantage.
Jeremy se lassa d'être ignoré, se montra furieux de cette absence de rapports ; il eut le sentiment d'être bien mal récompensé de ses efforts pour trouver entre eux une nouvelle intimité. À son tour, il se retira de leur relation, cessa d'entretenir des contacts véritables avec la réalité sensible qui l'environnait.
Une nuit, Emily ne rentra pas dans leur chambre ; elle se replia dans un autre bungalow. Cette retraite était un appel, muet forcément. Une douleur mimée ! Cigogne ne l'entendit pas ; elle en fut blessée. Dès lors, ils prirent leur repas chacun de son côté, dans la grande salle du restaurant. Ils n'osaient plus même se dévisager. Jeremy ne saisissait pas comment, en se taisant seulement, ils en étaient arrivés à une telle déroute ; mais il sentait combien cette situation était à l'image de leur mariage, déglingué par leurs silences de toujours. Leurs liens d'amour n'étaient-ils pas déjà relâchés, bien avant d'appareiller pour l'île des Gauchers ?
Un soir, alors qu'ils soupaient dans la salle à manger en bois, aérée par la brise nocturne, Emily sentit se poser sur elle le regard persistant d'un homme jeune qui dînait seul. Quand il souriait aux serveurs, son visage avait une grâce fuyante qui était plus que de la beauté, comme l'éclat d'une insolente vitalité, bien que ses yeux fussent voilés par un fond de tristesse douloureuse. Tout en lui dénonçait des sentiments ardents. Bientôt, Emily eut presque peur de l'intensité de ses yeux qui faisaient entrer son monde hanté en elle. Ce regard profond était pour elle comme une voix nouvelle dans son existence délabrée et, sans qu'elle pût résister, la détresse de cet homme qui lui parut essentiellement seul la bouleversa, comme si elle avait perçu en lui un écho de ses propres sensations en ce moment de sa vie. Prudente, Emily se garda de rencontrer ses yeux qui la cherchaient.
Le lendemain, alors qu'elle s'était établie dans une chaise longue, avec un livre, sur la pelouse de la cocoteraie que fréquentaient les faux muets de l'hôtel, Emily l'aperçut à nouveau et eut la complaisance de se laisser regarder sans déplaisir. À distance, il l'honorait d'une attention soutenue, respectueuse, pour que sa témérité ne pût pas déposer contre lui mais suffisamment marquée pour qu'elle en fût d'abord flattée ; puis l'intensité de ses regards la retint véritablement. Une conversation particulière et silencieuse s'esquissa ; car il eut l'habileté de naviguer entre l'imprudence et la réserve. Il la considérait, parcourait avec fascination son corps qu'il semblait deviner sous sa robe légère ; enfin, désirant provoquer le retour des yeux d'Emily, il baissa les siens. Se noua alors cet accord tacite qui permet de mieux s'épier en détournant les yeux chacun à son tour, jusqu'à ce qu'ils se rejoignent, brièvement, dans un instant plein de déséquilibre et de trouble. Ce jeune homme, qui semblait faire peu de cas de leur différence d'âge, lui parut tout à coup plus charmant qu'elle ne l'eût voulu en acceptant ce jeu de regards.
Revenant à elle-même, Emily se composa tout à coup une physionomie plus froide. Notant ce raidissement, le galant eut alors l'adresse, pour la mettre plus à son aise, d'avoir l'air aussi timide qu'elle. Déjà il gouvernait les réactions d'Emily ; car cette attitude de retrait eut pour premier effet de lui faire espérer une reprise de leur dialogue oculaire. C'est ainsi qu'insensiblement leurs yeux s'accoutumèrent à se croiser, se fixèrent avec plus d'audace ; et elle lisait toujours dans les siens cette solitude, la douleur d'une solitude essentielle qui faisait naître en elle une compassion irraisonnée. Il y avait quelque chose de si incompris chez Emily que cette empathie-là fut pour beaucoup dans son égarement.
Mais le jeune homme n'approcha jamais d'un pas ; il pressentait que cette distance maintenue lui permettait de pénétrer plus avant dans l'imagination d'Emily. Perspicace, il semblait flairer que ce dialogue clandestin la soulageait d'une sensation diffuse d'incomplétude. Sa conduite était un chef-d'œuvre. Ses yeux entretenaient toujours plus précisément Emily d'une tendresse qui ne cessait de la déconcerter ; avec art, il s'attachait à régler le sentiment qu'il suscitait. Toute à son agitation, Emily le devinait mû par le désir impérieux de faire cesser le vide de sa solitude.
Un moment, elle eut envie d'interrompre cette intimité naissante mais le premier sourire, que dis-je, demi-sourire, qu'il osa lui adresser la ramena vers lui dans un mouvement du cœur involontaire. Tout ce qu'elle obtint de son propre visage fut de ne pas répondre à ce sourire et de prendre un air absent. Affectant soudain de songer à autre chose, elle s'efforça d'affaiblir l'expression de son trouble et réussit à lui marquer une froideur qui le replaçait dans le cheptel des gens indifférents ; puis elle le salua discrètement avec une politesse qui disait leur peu d'intimité. C'était là à nouveau le parti de la prudence.
Quand il se fut éloigné, Emily conserva longtemps de lui une vive émotion. Elle eut alors une idée qui flattait à la fois son besoin d'être honnête vis-à-vis d'elle et de Jeremy et son désir de reprendre cette conversation sans mots avec le jeune homme. Le projet qu'elle avait formé était simple : débusquer Cigogne de sa retraite en usant des ressorts de la jalousie. Désemparée, elle ne voyait plus quel procédé employer pour réinventer leur lien ; et dans son égarement tout neuf, elle eut assez de fausseté pour se faire croire qu'elle était capable de pousser plus avant son discret commerce avec le jeune homme en restant maîtresse de sa conduite, à défaut de bien maîtriser ses sentiments. Pour mieux s'en convaincre, elle se répétait que le penchant manifesté par cet homme n'était qu'un goût léger né de l'oisiveté, fils d'une occasion. Oui, c'était bien cela, il n'avait cherché auprès d'elle qu'une distraction que sa solitude lui rendait nécessaire ; elle n'allait tout de même pas saborder l'aventure de son mariage, ou plutôt ce qu'il en restait, pour quelques œillades. La véhémence de ses raisonnements défensifs ne laissait cependant pas de l'inquiéter.
Le lendemain, lors du petit déjeuner, un serveur passa entre les tables en agitant une cloche pour attirer l'attention sur le panneau qu'il tenait de l'autre main ; on pouvait y lire qu'un concert serait donné l'après-midi même par le compositeur Hadrien Debussy[4], à quinze heures. Le jeune homme jeta alors un regard vif à Emily pour l'inciter à regarder le panneau ; puis il lui sourit d'un air entendu. Cette manière de rendez-vous qu'il venait de lui donner fut remarquée par lord Cigogne ; car Emily avait eu soin de répondre au jeune homme par un sourire appuyé dès qu'elle avait senti sur elle les yeux de son mari.
Le résultat ne se fit pas attendre.
À quinze heures, lord Cigogne était bien au concert, et il fixait sa femme avec une rage contenue. Emily fut étonnée de ne pas trouver le jeune homme parmi l'assistance nombreuse qui était installée dans l'arbre géant. Le concert était donné dans un grand kaori de quarante mètres de haut dont le feuillage formait une cathédrale végétale. Le piano avait été hissé à vingt mètres du sol sur une plate-forme et une société élégante, toute en dentelles et vêtements clairs de lin, avait pris place autour, assise sur les branches, en compagnie de quelques oiseaux tropicaux. Les hommes portaient des canotiers, fumaient ; les femmes agitaient des éventails, roulaient des ombrelles, montraient leur gorge, leurs épaules. On eût dit que cette société coloniale de rudes pionniers reprenait dans cette île le goût de ses origines françaises. Le pinceau de Renoir semblait les avoir placés dans ce grand kaori.
Le musicien, Hadrien Debussy, grimpa dans l'arbre, vêtu d'un frac impeccable et, à sa grande stupéfaction, Emily reconnut en lui son jeune homme ! Avec un sourire, il lui offrit en passant un petit panier rempli de papayes mûres, son fruit favori. Comment l'avait-il appris ? L'avait-il épiée ? Cette attention lui parlait d'elle d'une façon... sucrée qui lui plut. Une assistante distribua des imprimés qui annonçaient que le programme de ce récital champêtre avait été modifié et que M. Debussy donnerait ce jour-là une composition récente, de la nuit dernière, inspirée par une femme.
Emily eut alors le plus grand mal à contenir l'émotion vive qui se dilatait en elle ; elle la repoussa sans réussir à l'éloigner, congédia son trouble sans succès. Mais, en véritable Anglaise, son état fut pour elle seule, du moins le crut-elle ; Emily parvint à se cuirasser derrière un visage lisse, si lisse même que le pénétrant Cigogne y lut avec justesse son désordre intérieur ; car Emily n'avait jamais eu un naturel aussi figé. En réprimant trop les symptômes de sa passion, elle s'était dénoncée. Lord Cigogne, à son tour, s'étudia à prendre la physionomie de la sérénité, essaya un léger sourire, alors qu'il n'était que colère de s'être fait battre par ce musicien tricheur. Dans une île où chacun s'astreignait à un silence complet, Debussy allait tirer parti de l'éloquence de sa musique pour parfaire sa cour ! Ses notes seraient ses mots, ses vers !
Et c'est bien ce qui se produisit.
Pour arriver jusqu'au cœur d'Emily, le jeune homme posa ses mains sur le piano. La musique composée pour elle par le jeune Debussy opéra ; bientôt il l'eut en son pouvoir, bien qu'elle ne le sût pas encore. Leurs yeux parlèrent beaucoup ; ceux d'Hadrien n'avaient qu'un langage, celui de l'amour le plus offensif. Emily se défendait comme elle pouvait, fascinée par ce désir étrange qu'il avait d'elle, incapable de se soustraire à l'effet prodigieux qu'il faisait sur ses sens. Pénétrée de trouble, elle avait du mal à fixer ses pensées et, contre sa propre volonté, mettait tous ses soins à lui offrir des occasions de rencontrer ses yeux ; il mettait les siens à les saisir. Au désir de l'approcher succéda très vite celui de mieux le connaître ; à cette fin, elle se laissa flotter dans cette musique qui lui donnait accès au monde intérieur de cet homme, dont elle apercevait des reflets dans ses regards.
Lord Cigogne ne perdait pas un mot de leur conversation muette et, soudain, alors qu'il était en train de la perdre, il eut la révélation de l'ambivalence de sa femme, de la nature essentiellement double d'Emily. La musique de son rival l'éclaira brutalement. En scrutant les réactions, les tressaillements du visage d'Emily qui écoutait la mélodie dans une tension extrême, il sentit qu'elle était aussi friande des passages subtils, à l'image des mille nuances qui formaient toujours ses sensations compliquées, que des envolées vigoureuses et plus simples. Elle paraissait goûter également les deux visages antagonistes de la virilité, celui qui comprenait les richesses infinies de sa subjectivité et l'autre, simplificateur et d'une énergie entraînante, qui lui permettait de ne pas se perdre dans le dédale de ses aspirations contradictoires. C'était ces deux facettes d'une masculinité bien comprise que ce Gaucher lui donnait à aimer dans sa musique. Cigogne, lui, n'avait jamais su répondre à cette double attente.
Au-delà de l'ambiguïté de ses désirs d'amante, Jeremy aperçut tout à coup l'étendue des contradictions d'Emily. Jusque-là, il avait toujours rapporté à sa propre nature ce qu'il constatait chez elle, avec grand étonnement. À présent, bercé par la musique, il s'efforçait de plonger dans ses sensations à elle, de pénétrer cette ambivalence fascinante qui lui sembla être l'âme du caractère de son épouse. Etait-elle fâchée avec la féminité ordinaire, celle qui se signale par tous les codes en vogue qu'elle refusait ? Bien sûr ! Mais dans le même temps elle avait la passion de ce qu'il y avait de délicieusement féminin en elle ; et, parfois, elle crevait d'envie de faire valoir ses jolis seins, ou de rouler des hanches pour capter les regards des hommes. Intègre, éprise d'authenticité, elle était pourtant avide d'explorer ses propres zones d'ombre, irrésistiblement attirée par ses pulsions contradictoires, à la fois hantée par son besoin d'être honnête, différente de sa mère, et par le désir de céder aux appels irraisonnés de ses sens, de se prélasser dans les libertés que seul permet le mensonge. Désirait-elle être connue, véritablement, de son mari ? Aussitôt elle souhaitait regagner les sphères troubles de son mystère. Tout en elle n'était que nuances, doutes et ambivalence. Pour la première fois, Cigogne cessa de vouloir la simplifier ; il aima ce monde de subtilités, de paradoxes. Mais n'était-il pas trop tard ?
Dans sa défaite, qu'il pressentait, Jeremy eut assez d'esprit pour examiner la conduite de Debussy afin de tenter d'apprendre de ce musicien gaucher comment il lui fallait aimer Emily. Dans un effort extrême de volonté, il se raidit contre sa douleur et s'obligea à exercer son jugement, sous des dehors détendus et souriants ; car cet Anglais ne voulait pas laisser voir combien il était blessé. Lord Cigogne avait lutté contre lui-même pendant quatorze ans afin de hisser son caractère à la hauteur de sa passion, il s'était fait un visage pour Emily, jamais il ne renoncerait à cette femme dont il raffolait, jamais il ne se laisserait aplatir par un rival, fût-il très adroit. Jamais !
Une chose frappa lord Cigogne : depuis qu'il exerçait sa séduction sur Emily, Hadrien Debussy se gardait de lui imposer son rythme. Respectueux des flux et reflux de la vie intime d'Emily, il avançait sans la brusquer, en laissant à son désir le temps d'émerger, alors que Jeremy n'avait jamais su que la prendre d'assaut, dans le fracas de ses déclarations d'intention. Quand, huit ans auparavant, il était revenu à Londres pour la rapter à son mari, le danseur Clifford Cobbet, il l'avait fait avec éclat, sans s'inquiéter du moment, ni des dispositions du cœur d'Emily. Mais ce qui fascinait surtout Cigogne, c'était que Debussy avait l'air de se couler dans le rythme de vie d'Emily en y trouvant un plaisir authentique ; il n'y avait apparemment dans son attitude aucun esprit de manœuvre. Jamais il n'était venu à la jugeote de Jeremy que l'on pût rechercher une jouissance en abdiquant son propre rythme ; là était peut-être l'une des leçons qu'il pouvait tirer de sa déroute.
Il s'étonna également de ce que ce Gaucher semblât posséder une énergie multiple qui le rendait disponible à plusieurs choses à la fois, alors que lui, semblable en cela à la plupart des hommes, engageait toute son énergie dans l'activité qui devenait l'objet privilégié de son intelligence ; et si d'aventure on cherchait à le distraire - de son travail, par exemple - il se mettait en colère, comme si le monde entier se fût ligué pour l'agresser, lui, tout spécialement. Naturellement, en vivant à ses côtés, Emily avait fini par se sentir dérangeante ; elle s'était lassée d'être regardée comme une menace, le lui avait dit. Au lieu de cela, Debussy ne se caparaçonnait pas, alors qu'il était occupé à composer un opéra. Il avait même trouvé la disponibilité d'écrire pour Emily cette sonate qu'il était en train de jouer avec cœur ; et c'est ainsi qu'il lui parlait d'amour, sous son nez !
Au-delà de l'ironie de la situation, ce dernier point sembla le plus important à Jeremy. Plutôt que de griffonner des vers ou de rédiger une déclaration en prose, Hadrien Debussy avait su convertir sa passion en symboles : cette musique, ce panier de papayes mûres, tout cela disait son amour en actes, en sons, en fruits colorés, en instants délicieux. Il n'était pas nécessaire de passer quatorze années à se remanier en Papouasie ou en Helvétie, de défaire des empires, de se colleter contre des dragons pour gagner les faveurs d'Emily ; le langage des symboles suffisait. Cette constatation simple laissa Cigogne stupéfait, lui qui ignorait cette grammaire faite d'attentions qui font mouche, de cadeaux chargés de sens, de sacrifices qui émeuvent, de gestes qui viennent à propos, de silences qui touchent le cœur, d'initiatives qui font sentir à quel point l'on est unique, et regardé.
Le temps était venu pour lord Cigogne de se tourner vers une autre façon d'être, plus gauchère, de se conquérir plutôt que de tenter d'asservir le monde à sa nature, de se découvrir une autre virilité, d'ouvrir les bras afin de se donner, au lieu de les fermer pour s'emparer de la vie, de l'argent et du quotidien des autres. S'il souhaitait battre ce Debussy, il lui fallait user des armes de ce Gaucher, cesser de libérer son énergie dans un conflit bien inutile avec le monde, afin de la replacer en lui. Fidèle à son tempérament, il résolut de s'engager dans cette voie avec furie.