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Le soir même, Emily se présenta à dîner dans une robe longue qui laissait deviner ce qu'il eût été charmant de mieux apercevoir et qui cachait juste ce qu'il fallait de peau pour que Jeremy souhaitât la déshabiller tout à fait. Elle était à ravir, maquillée comme elle ne l'avait jamais été, ou plutôt comme elle n'avait jamais osé l'être. Longtemps hostile à toutes les tricheries de l'apparence, Emily avait dû se laisser aider par Laura, initiée à l'art de manier le mascara par ses copines gauchères.
Le souper fut servi par Algernon qui, sous l'effet de l'émotion que provoqua chez lui l'apparition de sa maîtresse, tituba quelque peu, renversa presque une soupière de potage à la tortue. Le couvert avait été dressé dans la véranda illuminée par des lampes à pétrole. Comme à leur habitude, lord Cigogne et ses fils - même le petit Ernest ! - portaient pour le dîner des habits sombres à queue-de-pie, avec des cols cassés blancs ; et l'on parlait latin à table, histoire de maintenir sur cette terre australe les restes d'une civilisation chère à cette famille anglaise. Chez les Cigogne, on avait le goût des pensées subversives, des voyages au bout de soi, en Papouasie ou ailleurs ; on eût volontiers fait la révolution ; mais on tenait à ce que certains rites fussent maintenus, même au fond de l'Océanie. La seule concession acceptée par Algernon était l'inversion des couteaux et des fourchettes, puisque tous s'évertuaient à devenir d'authentiques Gauchers, sauf Algernon bien sûr.
Au cours du repas, lord Cigogne fut si manifestement troublé par sa femme qu'il baragouina dans un latin pitoyable, si médiocre que les enfants reprirent leur daddy par trois fois. Emily jubilait intérieurement, en affectant de ne pas s'apercevoir du désordre que causait sa tenue. Ses sous-entendus coquins étaient pour Jeremy des promesses de voluptés ; dix fois elle le tenta, entre la panse de brebis farcie et le pudding aux goyaves. Jamais une femme ne s'était montrée avec lui aussi hardie, sous le couvert de propos anodins. Quand elle parlait - en latin - de la reproduction des fleurs, et des roses en particulier, ses regards disaient à Jeremy qu'il était bien question de ses attentes, de la manière dont elle voulait être prise ; et elle mettait dans ses allusions une telle urgence qu'elle avait l'air de lui signifier qu'elle ne patienterait pas quarante jours.
Lord Cigogne répondait, en ne parlant que de pistils, de pétales et de pollen et, usant encore de ce langage biaisé, la priait de ne pas trop le mettre à l'épreuve. Ses sens avaient des impulsions dont sa volonté ne pourrait toujours répondre, surtout en avançant tard dans la nuit, en entrant dans ces heures sans durée, dans ces instants immobiles où l'obscurité s'empare de l'esprit, et corrompt la volonté. Ernest avait le plus grand mal à suivre cet étrange cours de botanique en latin.
- Eror vegetatus est, conclut Cigogne en commettant une nouvelle faute.
Quand vint l'heure du coucher, les enfants furent envoyés au lit et Cigogne ne fut pas long à se barricader dans ses appartements. Après la soirée qu'ils venaient de vivre, coucher avec sa femme sans pouvoir entrer en elle lui semblait intolérable ; et le plus cruel était que non seulement la petite convulsion finale était prohibée mais aussi les attouchements qui font tout le délice de ce genre d'exercice. Le Carême gaucher exigeait que les peaux ne se touchassent pas. Oh, bien sûr, Cigogne pouvait toujours faire fi de cet interdit ; mais il n'avait pas traversé la planète pour enfreindre les règles gauchères ! Et puis, avancer ne fût-ce qu'une seule main sur le corps d'Emily - en conservant l'autre dans le dos - eût été indigne de la confiance qu'elle avait placée en lui ; car enfin, Emily ne s'était abandonnée à cette façon d'être, en quittant toute retenue, que parce qu'elle se savait hors d'atteinte. Certes, il devait entrer dans son comportement l'excitation trouble de voir jusqu'où elle pouvait aiguiser les désirs de Jeremy sans le voir succomber ; mais il jugeait peu fair- play de profiter de l'ambiguïté de ce jeu dont il avait accepté les règles.
Lord Cigogne se mit au lit sans délai, avec l'espoir que rien de fâcheux ne se produirait au cours de cette première nuit d'abstinence lorsque, soudain, il entendit un gémissement derrière la cloison. Cette plainte venait de la chambre d'Emily qui jouxtait celle de Cigogne ; leurs appartements respectifs étaient aménagés symétriquement de part et d'autre de la cloison de bois qui les séparait. Il tendit à nouveau l'oreille et, peu à peu, se fit à l'idée qu'elle était en train de se donner de la joie. La tension de la soirée n'appelait-elle pas un assouvissement solitaire ? Emu à son tour, Cigogne sentit son sexe vivre dans sa main gauche lorsque, tout à coup, il songea qu'il s'agissait peut-être d'une manœuvre destinée à le faire sortir de sa réserve. Il se rasséréna, recouvra un peu d'empire sur son sexe, jusqu'à ce qu'il entendît, derrière la cloison, Emily qui montait bruyamment à l'étage par son propre escalier pour se rendre dans leur chambre commune, située juste au-dessus de sa tête. L'invitation était claire ; si elle avait souhaité être discrète, elle aurait fort bien pu ne pas claquer les portes. Tenace, Cigogne se remit dans ses draps quand, d'un coup, il tomba par terre. Son lit venait de se briser en cinq morceaux. Jeremy se leva, examina le meuble ; il avait été dévissé, très certainement par Emily. Le message était limpide.
Alors, dans un éclair, lord Cigogne décida de la rejoindre et de lui montrer qu'il était plus résolu qu'elle ; même dans leur lit, il ne craquerait pas. Il allait s'offrir le luxe de la dédaigner, histoire de calmer les appétits de son épouse ; car il leur fallait encore soutenir quarante jours de diète. Il emprunta donc son propre escalier en colimaçon qui s'enroulait vers la gauche, poussa la porte de leur chambre commune et, à son grand étonnement, ne la trouva pas. La pièce était vide. Il entra ; Emily se mit à rire. Elle était cachée derrière la porte qu'elle referma derrière lui.
- Assieds-toi sur le lit, murmura-t-elle.
Cigogne s'exécuta ; elle avait dit cela avec une douceur qui le mit aussitôt en confiance. Il n'était pas devant une femme animée de desseins lubriques, mais plutôt devant celle qui, parfois, savait l'embarquer dans des moments de tendresse infinie.
Emily augmenta la luminosité de la lampe à pétrole et, à la lueur chaude de cette flamme, il la vit se déshabiller avec des gestes coulés, empreints d'harmonie, qui faisaient oublier ceux de jadis, plus heurtés. Elle se dévêtit complètement, en silence, et lui montra son corps avec, pour la première fois, un authentique plaisir, sans cette résistance de la pudeur qui l'avait toujours encombrée. Cigogne demeurait bouleversé par l'éclat irréel de sa peau, par sa nudité et par la magie de cette liberté physique qui s'affirmait soudain en elle, en son Emily qui avait si longtemps ignoré ses formes, sa silhouette. Fasciné, il la contemplait en silence, la regardait avec une intensité formidable ; ses yeux, qui il y avait peu ne la voyaient plus vraiment, l'admiraient mieux encore que lors de leur première nuit ; car il ressentait l'histoire de ce corps, ses meurtrissures, ses grossesses qui s'estompaient, sa grâce involontaire. Il y a certes un éblouissement dans la découverte d'un corps nouveau ; mais pour la première fois, il éprouva qu'il n'est pas de plus grand vertige que de redécouvrir celui d'une femme que l'on croyait connaître.
Etait-ce le Carême gaucher qui aidait Emily à trouver cet accord simple entre elle et ce qu'il y avait de féminin dans sa nature ? Un instant, Jeremy songea qu'il pouvait remercier Hadrien Debussy, son adversaire. Cet homme qu'il haïssait la lui avait rendue plus sereine, plus apte à jouir d'un corps vivant, du miracle de sa beauté. Un an auparavant, cette scène eût été inconcevable. En Angleterre, Emily ne se donnait que sous des draps, ou encore habillée, dans le mensonge de ses vêtements, de ces tissus qui la masquaient à elle-même, comme si elle eût craint d'affronter son image véritable dans le regard de Jeremy. Une fille de pasteur anglican de 1933 n'était guère portée à vivre en termes simples avec sa sensualité ; toutes ces années anglaises avaient donc été douloureuses. Depuis qu'elle avait séjourné dans l'île du Silence, Emily avait le sentiment d'avoir signé un armistice avec ses sens.
Cigogne la contemplait, ébahi par cette confiance nouvelle, en elle, en lui, en eux. Le monde extérieur s'estompait. Il n'était plus sur l'île d'Hélène, ni dans cette maison bâtie au bord d'un lagon ; il était avec elle, à la fois dans les sensations d'Emily et dans son désir d'elle. Alors elle le pria de se dévêtir à son tour, en lui disant son envie d'admirer sa nudité.
Elevé en un siècle où les hommes prenaient pour un signe patent d'homosexualité le simple fait de ne pas mépriser son anatomie, lord Cigogne se sentit soudain mal à l'aise. Que lui voulait-elle ? L'avilir ? Obtenir de lui un vague strip-tease ? Avec des mots touchants, Emily le rassura et, sans le heurter, l'engagea à se déshabiller doucement en l'aidant à regarder son corps. Elle lui fit voir que pour mieux le désirer, elle avait besoin qu'il se sentît désirable, qu'il sût se montrer en marquant nettement le plaisir qu'il trouvait à le faire. Jamais en huit ans de mariage Emily ne lui avait causé ainsi ; l'idée même de parler de ces choses eût paru déplacée à cet Anglais né en 1894 et à cette fille de pasteur qui entretenaient des rapports peu clairs avec leurs instincts. D'abord décontenancé, Cigogne se laissa peu à peu aller et, au milieu de la nuit, il parvint presque à aimer son large dos, ses jambes musclées et ses fesses blanches, aidé par le soutien du regard d'Emily et par ses mots aussi, qui allaient loin dans la tendresse, bouleversée qu'elle était par cet homme qui se découvrait pour elle, qui osait quitter ses réflexes pudibonds et lui faisait cadeau de sa beauté très masculine, en en prenant soudain conscience. Jusque-là, Jeremy avait toujours pensé confusément que les femmes ne consentaient à coucher avec les hommes que par générosité, ou par compassion, tant l'anatomie masculine lui semblait peu ragoûtante ; et soudain Jeremy s'émerveillait de l'émerveillement d'Emily ; il s'aimait d'être convoité avec cette ardeur, sans qu'ils se fussent encore frôlés. Pour la première fois, il goûtait le plaisir qu'il y a à se sentir vraiment désirable ; et cela le plongeait dans une fièvre étrange, un délire sensuel qui les conduisit, tard dans la nuit, à jouer avec le corps de l'autre sans que jamais leurs peaux nues ne se touchassent. Leurs ébats acrobatiques laissaient toujours quelque distance entre eux, cet écart qui interdit au désir de se soulager dans l'étreinte, et donc de se relâcher. Furtivement, parfois, ils volaient un frôlement, asphyxiaient de plaisir quand le souffle de l'autre rôdait autour de l'une de leurs oreilles, dans une tension sans fin. À l'aube, ils s'endormirent, vaincus par la fatigue, avant de l'être par la concupiscence.
C'est ainsi que pendant quarante jours ils jugulèrent leurs élans pour les mieux faire naître ; avec passion, ils se reluquèrent en se demandant comment ils avaient pu vivre pendant tant d'années en se privant d'une telle griserie. Il régnait entre eux, derrière la légèreté apparente de leur commerce plein de badinerie, de plaisanteries coquines, d'allusions feutrées à leurs voluptés à venir, un climat délicieusement orageux ; l'électricité s'accumulant, le moindre contact physique, dans un couloir, en aidant l'autre à enfiler une veste, en frôlant du bout des doigts une nuque, un avant-bras nu, devenait l'occasion de frissonner un peu, de pimenter leur quotidien.
Certains soirs, après que les enfants furent couchés et qu'Algernon se fut retiré dans l'annexe où il dormait, lord Cigogne et Emily s'asseyaient dans des chaises longues sous la véranda et, avec gourmandise, se murmuraient tout ce qu'ils ne se feraient pas ce soir-là, se confiaient les agaceries sensuelles qu'ils se seraient volontiers offertes si le Carême gaucher ne les avait contrariés. Ces gâteries exquises, imaginées côte à côte, les maintenaient des heures durant dans des vertiges de désir, les faisaient suffoquer de convoitise ; alors que s'ils s'étaient adonnés à ces câlins rêvés, le charme se serait très certainement dissipé plus promptement.
L'imagination qu'ils mettaient à concevoir ces papouilles verbales était plus grande que celle qu'ils dépensaient ordinairement dans leurs séances de copulation. Les mots appelaient un renouvellement que les gestes ne trouvaient plus ; c'est ainsi qu'ils augmentèrent considérablement le stock de leurs pratiques fornicatoires, avec entrain et dans une excitation qui ne faiblissait guère. Lord Cigogne mettait au point des caresses d'une ingéniosité extrême, et d'une invention affolante. Emily fermait les yeux et se laissait fermenter dans des songeries délicieuses, avant de répliquer à son tour, en prononçant des mots qu'elle ne se serait jamais crue capable d'articuler auparavant ; elle trouvait dans cette transgression une liberté qui augmentait encore son plaisir à passer ainsi ses soirées avec son époux, à la lueur d'un chandelier, à flotter sur ce fleuve de causeries érotiques, de fantasmes sur mesure qui valaient mieux que toute la pornographie inventée par et pour d'autres qu'eux.
Le soir qui précédait le quarante et unième jour, lord Cigogne jugea peu élégant d'attendre minuit pile pour se livrer à des exercices de reptation sur le corps d'Emily, comme un vulgaire mammifère en rut ; cette conduite lui paraissait indigne d'un gentleman gaucher. Mieux valait déguerpir que d'étirer la soirée dans une expectative libidineuse. C'est donc ce soir-là qu'il choisit pour expérimenter l'une des plus déroutantes coutumes de l'île des Gauchers.
Cigogne s'habilla en blanc, avec cette élégance sans faute qui ne le quittait jamais, mit une fleur blanche à sa boutonnière et sortit de leur maison par sa porte personnelle. Alors qu'elle nettoyait ses pinceaux, Emily le regarda s'éloigner dans leur tilbury sans oser rien dire ; elle n'en avait pas le droit puisqu'il était vêtu de blanc. Qu'allait-il faire à Port-Espérance ? Ce soir-là ! Alors que la ville entière fermentait, bridait encore ses sens pour quelques heures, dans l'attente de la fin du Carême. Qui sait si les appétits d'une Gauchère affriolante, malicieuse ou en verve n'auraient pas raison de sa vertu ? Pour goûter à une autre peau, il ne manque parfois qu'une occasion charmante, un peu de complaisance... Emily frissonna d'anxiété ; elle se connaissait trop de faiblesses pour ne pas lui en supposer.