4
À Southampton, la famille Cigogne, Algernon et le perroquet s'embarquèrent à bord du Colbert. Ce navire marchand bordelais faisait escale en Angleterre, avant de mettre le cap vers la Terre de Feu ; il s'élancerait ensuite vers le Pacifique Sud pour gagner, enfin, les côtes de l'Australie où serait vendu l'essentiel de sa cargaison. Les cales d'un fort tonnage étaient remplies des meilleurs crus de Bordeaux, de whiskys écossais recherchés. Quatre cabines en acajou réservées aux passagers fortunés demeuraient libres ; ils les louèrent.
À la demande d'Emily, lord Cigogne établit ses quartiers à l'avant, non loin du poste de pilotage ; elle s'installa à l'arrière avec les enfants et leur butler. Pendant plus de deux mois, ils vécurent ainsi sur le même bateau en évitant avec soin de s'apercevoir. Emily sentait nécessaire cette longue parenthèse pour éteindre, ou du moins diminuer ses ressentiments et remettre entre eux cette distance qui, parfois, permet au désir de renaître.
Emily était lasse que Cigogne la perçût comme un danger, d'être toujours à réclamer des instants partagés, à l'effrayer en jouant malgré elle le rôle de l'épouse accapareuse, assoiffée d'intimité. Marre, elle en avait marre de ces sensations récurrentes, dévalorisantes, de cette spirale d'irritations réciproques qui ruinait leur amour.
Au bout de six semaines d'océan, déjà, ses griefs s'amenuisèrent. Cet homme qui l'avait tant blessée en se gardant toujours d'être avec elle, d'éprouver ce qu'elle sentait, cet énergumène incapable de s'abandonner aux complicités d'une vie authentiquement commune lui manqua à nouveau, sa vitalité surtout. Absent, Cigogne redevenait fréquentable. Il lui apparaissait soudain sous un jour plus propre à susciter de la compassion, cette sorte d'attendrissement qui l'envahissait désormais lorsqu'elle songeait à l'impuissance dont il disait se sentir prisonnier, impuissance à établir avec elle une relation réelle. La volonté toute neuve de Cigogne de dissiper coûte que coûte les turbulences qui les éloignaient la bouleversait.
De son côté - à quelques dizaines de mètres d'elle - Jeremy lui écrivait, s'ouvrait sans censure, ce qu'il n'avait plus fait depuis... Avec des mots vifs, venus du fond de sa révolte contre cette vie de droitiers de Kensington qui les avait piégés, il s'avouait, confiait à ses lettres sa tristesse de l'aimer avec si peu de talent ; Cigogne disait son espérance, sa foi en cette civilisation gauchère inédite dont il était disposé à suivre les chemins.
Ses lettres - que Peter, Laura et Ernest apportaient chaque matin à leur mère - étaient pour la première fois des messages d'amour, et non des billets passionnés. La plume à la main, Jeremy découvrait le plaisir qu'il y a à se laisser flotter dans les sensations de l'autre ; il revenait sur les scènes de leur vie où il n'avait pas su être présent, où il s'était montré inapte à partager les émotions de son Emily, à les anticiper. Ecrire l'aidait à revisiter leur histoire avec des yeux qui voyaient, des oreilles qui entendaient, enfin. En pensant leur vie, il la faisait sienne à nouveau alors que les années, ou plutôt ce que sa médiocrité en avait fait, l'avaient insensiblement dépossédé de son existence conjugale, qui se déroulait sans qu'il la sentît vraiment. Au fil des pages, il s'interrogeait sur les mouvements obscurs de son esprit qui le gouvernaient et le faisaient se conduire comme s'il eût craint une intimité durable avec sa femme, alors même qu'il la souhaitait ardemment.
Touchée par ces nouvelles dispositions, Emily savourait sa satisfaction qu'ils eussent fui l'absurdité de leur existence britannique. Jamais elle n'aurait cru Jeremy capable d'un tel sursaut, d'une telle conversion. Eprise d'authenticité, elle en avait sa claque des grimaces de la vie sociale, de son cortège de faussetés, du maillage de leurs relations qui les enserrait dans un quotidien où leur amour occupait la dernière place, très loin derrière ces fameuses obligations qui confisquent la vie à deux. Et puis, elle était heureuse de rompre avec cette Europe crispée par la crise sociale hideuse qui faisait fermenter toutes les animosités. En cet hiver de 1932, il n'était que de descendre dans la rue, d'ouvrir le journal ou d'allumer la TSF pour être violé par le malaise d'un continent où chacun vivait à contresens.
Le soir du jour de l'an 1933, dans la tiédeur d'un port chilien, le commandant du Colbert donna à bord une manière de réception, histoire de fêter l'année nouvelle et de régaler un négociant en vins local. Emily se tenait seule sur le pont supérieur, écoutait rêveusement les notes d'un tango que les vents portaient jusqu'à elle, quand Cigogne lui apparut. Sans un mot, il l'étreignit et, se laissant gagner par la mélopée, imprima peu à peu à leurs corps un rythme commun, auquel elle s'abandonna bientôt. Ces instants muets, de synchronisation parfaite, lui furent un bonheur complet. Elle n'avait plus goûté une telle proximité, exempte des tensions qui vont avec la vie ordinaire des couples, depuis tellement de frustrations ; lorsque tout à coup elle s'avisa qu'il dansait en la guidant de la main gauche ! Pour la première fois, il s'était mis à la main de sa femme ; de là cette fluidité de gestes, ce sentiment d'être dans le mouvement de l'autre et, au-delà, avec lui. Un regard plus appuyé d'Emily, accompagné d'un sourire bref, fit connaître à Jeremy qu'elle venait de s'en apercevoir. Aussitôt, il lui baisa la main et se retira. Cette rencontre fut leur seul contact pendant toute la traversée ; elle annonçait - du moins l'espéraient-ils - l'année de convalescence qu'ils allaient offrir à leur amour.
Soixante-neuf jours après avoir quitté Southampton, ils débarquèrent en Nouvelle-Calédonie, dans les chaleurs de l'été austral, à dix-huit mille kilomètres de l'hiver anglais. À Nouméa, modeste bourgade coloniale en bois qui se prélassait au bord des bleus d'un lagon, la petite famille d'immigrants s'installa dans une pension charmante. Ils y fêtèrent la chute de la première dent de lait d'Ernest sous des flamboyants rouge sang en fleur. Le lendemain, le petit garçon trouva un minuscule cadeau sous son oreiller et fut très étonné que la petite souris l'eût retrouvé si loin de leur château du Gloucestershire.
Les rues de Nouméa étaient infestées d'écoliers du Pacifique Sud dont les grandes vacances débutent en décembre ; les nouveaux bacheliers du lycée Lapérouse - seul grand établissement français de cette partie de l'Océanie en 1933 - fêtaient la fin de leurs épreuves. Cette ultime étape dans l'univers des droitiers était comme un avant-goût du monde inversé vers lequel ils voyageaient. Dans la salle d'eau de la pension, Peter, Laura et Ernest s'émerveillèrent de constater que la vieille baignoire en fonte se vidait en formant un tourbillon dont le sens était opposé à celui qu'ils avaient pu voir en Angleterre ; ils se trouvaient bien dans l'hémisphère sud, là où tout va autrement, les éléments comme la pensée. Presque de l'autre côté du miroir !
Lord Cigogne s'occupa sans délai de monter la vieille montgolfière qu'il avait dénichée à l'escale de Sydney, dans l'arrière-boutique d'un commerçant originaire de Liverpool. Mauvais marin, excellent aérostier, Jeremy ne voyait pas d'autre moyen d'atteindre l'île d'Hélène. Aucune liaison régulière, maritime ou aérienne, ne permettait de s'y transporter. Cigogne tenait de son père son goût pour les ballons géants qui permettent de franchir de vastes espaces en apprivoisant les vents. La mort accidentelle de ses parents, alors qu'ils survolaient le Pendjab à faible altitude, n'avait pas diminué cette passion héréditaire. Sa science des grands courants d'air qui agitent notre planète tenait de l'érudition ; il n'était pas une brise qu'il ne sût nommer, pas une bourrasque dont il ne connût le degré de hargne. Un moment, face au ciel bas et chargé de cumulo-nimbus qui menace souvent en cette saison, Cigogne s'inquiéta des périls de cette traversée. Emily lui répliqua qu'il y avait beaucoup plus de danger à ne pas vivre follement par amour. À se resserrer dans une conduite raisonnable, prudente et prévisible.
Dès le lendemain, la montgolfière était réparée et gonflée à l'hydrogène sur le champ d'aviation de la baie de Magenta, au bord du lagon néo-calédonien. Impeccable dans sa mise de butler à gilet rayé, Algernon arrima avec soin les nombreuses valises à la nacelle, ainsi que les malles. L'armure de l'aïeul de lord Cigogne et Arthur le perroquet ne furent pas oubliés. Les garçons et Laura s'installèrent à bord, munis de gilets de sûreté, en cas de naufrage. Ernest improvisait une comptine en serrant contre son torse chétif sa marionnette favorite. Chacun s'attachait à exécuter les menues tâches de ces préparatifs en privilégiant l'usage de sa main gauche, histoire d'acquérir par degrés une aisance d'ambidextre ; seules Emily et Laura étaient à leur aise, étant nées gauchères.
Quelques Canaques en goguette les observaient, à l'ombre de pins colonnaires ; ils avaient l'air de s'interroger sur la destination de cette famille anglaise, étrangement chargée, en pleine saison des cyclones. L'armure étincelante du premier lord Philby les fascinait tout particulièrement ; elle occupait beaucoup de place dans la nacelle. Algernon l'avait installée en premier, de peur qu'on ne l'abandonnât en territoire français, cinq siècles après Azincourt.
Vint l'heure solennelle du grand départ, vers cette autre réalité dont ils étaient nostalgiques par avance ; à l'exception d'Algernon qui maugréait contre cette équipée hasardeuse qu'il jugeait ridicule, et dont le sens lui échappait totalement. À ses yeux, les hommes naissaient pour prendre soin de leur gazon, boire du thé avec un nuage de lait, jouer au bridge ou se livrer aux joies du cricket, mais certainement pas pour aimer une femme ! Cette idée ne l'avait jamais effleuré et lui semblait saugrenue, suspecte, voire subversive.
Dans la nacelle, tout était prêt, les esprits échauffés, les cœurs en émois, les sandwichs au concombre beurrés pour la grande traversée, les thermos remplis de thé (avec un nuage de lait...). Les crânes des petits et des grands étaient enserrés dans d'étonnants casques de cuir d'aérostiers. Arthur le perroquet répétait la phrase qui lui tenait lieu de refrain : God save the king ! Profitant d'une risée qui affolait l'herbe du champ d'aviation, lord Cigogne saisit un couteau pour trancher la corde qui les retenait encore au monde des droitiers ; quand, tout à coup, Algernon interrompit son geste et s'écria :
- Sir ! Y a-t-il un club écossais là-bas ? Ou au moins un club pour gens de maison ?
Il avait dit cela sur un ton de panique qui trahissait une détresse authentique. Ses joues érubescentes semblaient en combustion, à côté de ses rouflaquettes.
- Oh my God, répliqua Jeremy, Algernon, nous partons pour un monde nouveau ! Oubliez ces bloody club !
- M'autoriserez-vous alors à porter le kilt chaque dimanche ?
- Oui, Algernon, et même des chemises écossaises sous vos plastrons !
Rasséréné, Algernon se réinstalla à sa place en se demandant comment lord Cigogne avait pu deviner que cette dernière faveur comblait ses aspirations les plus secrètes. Jamais il n'aurait osé avancer une telle demande. À chacun ses coquetteries...
Lord Cigogne reprit son grand couteau et le tendit à Emily. N'était-ce pas à elle de les libérer du dernier lien qui les rattachait à l'univers des Mal-Aimés ? Emue par cette attention, elle saisit l'arme blanche et coupa la corde en fixant les yeux de Jeremy qui, en cet instant précis, était près d'éprouver ce qui la remuait, cette sorte d'allégresse où se mêlaient de la reconnaissance et un grand soulagement, une félicité légère qui l'envahissait à mesure qu'elle se sentait quitter cette civilisation si peu faite pour aimer.
Quand soudain des éclats de rire sonores la ramenèrent sur terre. Trop lourdement chargée, la montgolfière ne s'était pas élevée d'un inch ! Emily n'avait décollé que dans son esprit. Les Canaques assemblés sur le terrain d'aviation avaient la glotte joyeuse, exhibaient leurs gencives à qui mieux mieux. L'épidémie de rigolade gagna les quelques Caldoches qui, de loin, surveillaient la scène.
Blessé dans l'orgueil qu'il supposait à ses maîtres, Algernon suggéra de se délester au plus vite de quelques paquets. On sacrifia le linge fin, les tenues de golf et les souliers à crampons de Jeremy ; ce ne fut pas suffisant.
- Peut-être faudrait-il abandonner l'armure ? suggéra Emily.
- En terre française ? ! s'insurgea Algernon, courroucé.
L'armure fut sauvée par cette intervention qui ne souffrait aucune réplique.
Avec flegme, Peter montra l'exemple en jetant au sol sa collection de soldats de plomb. Laura lâcha sa valise de livres d'adolescente dans l'herbe. Ils étaient résolus à gagner ce pays où les parents avaient l'air de mieux s'aimer, cette île qui les préserverait des écartèlements d'un nouveau divorce. Ernest, lui, conserva prudemment ses marionnettes. Touchée par l'élan de ses aînés, Emily se débarrassa alors avec joie des vestiges trop lourds de leur passé ; elle coupa les nœuds qui retenaient les valises en cuir, chargées d'objets sans valeur au regard de l'avenir qui les attendait. Sans regret, elle abandonna sur place la malle d'osier qui contenait leur vaisselle de porcelaine de Prague, ainsi que leur argenterie de famille. Jamais elle n'avait éprouvé autant de plaisir à se défaire de ses biens, de bribes de leur histoire.
Peu à peu, la nacelle s'éleva. Ils avaient préservé l'essentiel : les robes qui embelliraient Emily, l'armure de l'ancêtre Philby, les gilets et les plastrons d'Algernon, l'Union Jack en lin, les sept smokings de Jeremy, les raquettes de tennis en boyaux de lamentin et les vivres préparés pour la grande traversée, plus quelques valises. Mais le ballon peinait toujours à prendre de l'altitude, comme s'il eût réclamé un délestage plus radical.
Alors qu'ils survolaient déjà le lagon à une dizaine de mètres des flots, Emily prit l'initiative de se débarrasser des plus lourdes caisses, celles où étaient rangées les lettres qu'ils avaient échangées pendant sept ans. Cigogne faillit la retenir ; mais il eut le courage de n'en rien faire. La montgolfière devait à tout prix gagner des sphères plus élevées s'ils voulaient rejoindre l'île d'Hélène.
Avec courage, Emily jeta les caisses par-dessus bord ; il le fallait. En tombant, les couvercles s'ouvrirent ; les lettres d'amour se dispersèrent comme des papillons de papier. Leur vieille façon de s'aimer s'éparpilla à tous les vents. Toutes leurs frustrations mises par écrit, leurs ressentiments anciens, ces bonheurs trop fugitifs, leurs incompréhensions accumulées, leurs abandons imparfaits, tout cela les quitta d'un coup. Allégé, le ballon s'envola. Les alizés les emportèrent.
Dans la nacelle, Cigogne et Emily regardaient s'éloigner le monde des droitiers, cet univers qui vivait à l'envers sans le savoir. Bientôt la Nouvelle-Calédonie ne fut plus qu'un point sur la ligne d'horizon.