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On approchait de Pâques ; les Gauchers se préparaient à leur Carême particulier. Et avec quelle ferveur ! Pendant quarante jours, personne dans l'île n'aurait de relations sexuelles avec qui que ce fût. Les couples s'interdisaient toute transgression de cette règle, non par excès de vertu mais pour remettre du prix dans cet acte qu'ils goûtaient trop pour négliger de l'entourer de précautions. Cette coutume visait à faire renaître chaque année les désirs altérés par l'habitude, à susciter des frustrations propres à réveiller les ardeurs alanguies.
Les Gauchers avaient le culte des voluptés. Toutes ! Les chétives, les inattendues ! Les mirobolantes ! Celles qui n'avaient pas besoin du corps, aussi. Ah, les épices de certains songes... Cette interruption des étreintes était pour les Héléniens l'occasion de s'aventurer sur d'autres chemins de la sensualité, moins balisés. Privés de sexe, ils se procuraient de mille façons des satisfactions érotiques plus ou moins licites... À compter du premier jour, il régnait dans Port-Espérance une électricité particulière ; car ces Françaises de 1933 se montraient soudain moins farouches qu'à l'ordinaire. Ce Carême paraissait les désinhiber en les libérant de l'appréhension que fait naître parfois le risque d'une intimité sexuelle. Cette hypothèque étant levée, elles se livraient sans retenue au plaisir de se laisser courtiser, avec une désinvolture charmante.
Le premier jour du Carême gaucher, lord Cigogne se trouvait en ville ; il se rendait en tilbury à sa consultation qu'il venait d'ouvrir dans un bâtiment colonial de l'artère principale, l'avenue Musset. Les cafés élégants offraient le spectacle d'hommes et de femmes qui conversaient plus librement qu'à l'accoutumée ; on eût dit qu'il régnait une fièvre due à un événement particulier. La diète sexuelle signalait le renouveau d'une sensualité plus diffuse, moins centrée sur les exigences des organes génitaux. On se frôlait, on riait, on se regardait. Cette petite population, où presque tout le monde se connaissait, semblait se redécouvrir. Les femmes se présentaient dans des atours ravissants, soulignaient leur taille, montraient leur gorge ; chacun émoustillait son prochain, se grisait en se livrant à un badinage galant qui se voulait sans conséquence. Des ébauches d'idylles se nouaient ; on buvait, se plaisait, s'éprenait, se déprenait. Les femmes mariées oubliaient qu'elles l'étaient, sans encourir le moindre reproche puisque tout cela n'était qu'un jeu ; plaire n'entraînait aucune obligation.
En avance à un rendez-vous, lord Cigogne prit un rafraîchissement à la terrasse du Colette, le grand café qui faisait l'angle avec la rue Julien-Sorel. Une jeune femme lui adressa un discret coup d'œil et laissa tomber son mouchoir jaune. Des genoux à pâlir ! Conçus tout exprès pour titiller les désirs. Rien qu'à deviner les jambes qui allaient avec, sous cette jupe pas trop pudique, les hommes se sentaient déjà dans les affres. Cigogne, qui avait lu quelques romans, ne se hâta pas de ramasser la pièce de soie jaune. Quelques instants s'écoulèrent. Il se retenait de sourire ; elle l'épiait par en dessous. Un grain de beauté bien placé, au-dessus de sa lèvre supérieure, donnait plus de piquant encore à la beauté mutine de cette fille, empreinte de fraîcheur. Elle laissa tomber son foulard ; et alors, avec cette légèreté que Jeremy avait oubliée depuis des années, ils se regardèrent brièvement et partirent dans un éclat de rire ; puis ils se dévisagèrent, en se laissant gagner par une gêne délicieuse. Elle se baissa, ramassa son mouchoir et son foulard, et dit à Jeremy avec une effronterie pleine de grâce :
- Voyez-vous le foulard dans la vitrine en face ? Si j'étais à votre place, je l'offrirais à la jeune fille qui vous parle, et à qui vous ne déplaisez pas... Ou bien je lui ferais l'hommage de quelques vers !
- Well... fit-il en rougissant un peu.
Elle sourit, lui vola tout à coup son porte-monnaie et, d'un bond, fut dans la boutique d'en face. Ne voulant pas se donner le ridicule de courir après cette ravissante en criant au voleur, il resta immobile, effaré qu'une jeune fille pût se comporter ainsi, avec autant d'étourderie. Un vieux serveur, qui avait suivi ce manège, s'approcha de Cigogne et marmonna :
- C'est le Carême ! Elles sont intenables, libres, désinvoltes, pendant quarante jours...
C'est ainsi que Jeremy apprit ce qu'était le Carême gaucher et à quel marivaudage il donnait lieu. Pendant quarante jours, les femmes avaient le droit de tenter les hommes sans que ces derniers eussent celui de les culbuter ; mais le jour de Pâques, chacun s'accordait à tenir pour nul et non avenu les regards et les paroles échangés pendant le Carême. Enfin, on s'y efforçait... Cette légèreté de ton se ressentait dans les propos frivoles, les attitudes équivoques qui se multipliaient, à l'abri de cette règle qui écartait la gravité d'un engagement des corps ; tout cela ensorcelait Cigogne, le replongeait dans l'univers badin des salons français du XVIIIe siècle, non pas ceux des froids libertins mais ceux de cette société qui pratiquait les choses de l'amour comme on joue au croquet, loin des pesanteurs des passions véritables. Cet air grisant, plus léger que celui qu'il respirait avec Emily, lui donnait les dix-huit ans qu'il n'avait jamais eus.
La jeune étourdie ressortit enfin du magasin, repassa devant lui et lâcha sur la table sa bourse encore pleine ; elle n'avait prélevé que ce qui lui était nécessaire pour acheter le joli foulard noué autour de ses cheveux.
- Merci ! fit-elle en le payant d'un large sourire.
Puis elle ajouta :
- Je m'appelle Charlotte !
Et elle disparut à l'angle de la rue, d'un pas aérien ; sa présence de papillon, libre d'évoluer selon son caprice, flotta un temps dans l'imagination de Cigogne. Sa silhouette frêle se reconstituait dans son esprit comme en songe, attisait les appétits de Jeremy. Ce qu'il fallait pour être heureux, là, en cet instant ! Il était traversé par un goût délicieux car sans conséquences, exempté des complications qui vont avec les amours installées. Charlotte... son nom resta attaché à cette sensation d'ivresse.
Cigogne expédia ses quelques clients, leur prescrivit des pages d'auteurs nocifs à haute dose, comme Montherlant, mais efficaces à doses homéopathiques pour soigner les esprits souffrant d'une mièvrerie excessive, ou les cas graves de myopie qui coupent de la réalité. Puis, sans tarder, il retourna à Emily Hall, plein du désir de faire naître entre lui et sa femme cette légèreté qu'il avait respirée en ville, fille d'un interdit malicieux.
En route, sur la piste de terre rouge qui longeait le lagon, à l'ombre d'un bois de mélèzes tropicaux, il se félicita d'avoir eu assez d'inconscience pour émigrer sur cette terre australe qui offrait de connaître toutes les facettes de l'amour. Ce jeu frivole qu'il avait vu dans le café Colette était assez nouveau pour lui. Dans la société anglaise dont il était issu, les femmes ne s'aventuraient guère à plaire trop nettement ; elles mettaient à se faire remarquer cette réserve sans laquelle on les eût blâmées, cette timidité due également à la crainte où elles étaient de se sentir obligées de se donner si elles y parvenaient trop bien. Il y avait comme un risque qui planait entre les hommes et les femmes, un risque qui limitait les plaisirs de la cour, les resserrait dans les sinistres bornes de la décence victorienne. Etrangement, l'interdiction de toucher Emily aiguisait les appétits de Cigogne, et lui faisait hâter le trot de l'étalon qui tirait son tilbury.
Emily Hall apparut au détour d'un virage, un peu au-dessus des rives sablonneuses et blanches de la baie, sur cette colline verte du bout du monde qui était un petit morceau d'Ecosse, placé là comme pour eux, dans l'immensité du Pacifique Sud. La façade en bois était à présent montée, comme l'essentiel de la structure du bâtiment principal. Algernon avait déjà installé des festoon-blind, ces stores bouillonnés anglais qui habillaient les bow-windows du rez-de-chaussée très cosy. Il avait également placé l'armure du premier lord Philby dans le petit salon de l'appartement de Cigogne et insisté pour que l'on élevât deux colonnes blanches de part et d'autre de chacune des portes d'entrée, surmontées d'un petit fronton, de façon que la maison eût un petit air géorgien. Hélas, Algernon n'avait pas trouvé en ville de menuisier disposé à leur fabriquer des fenêtres à guillotine ; ils avaient dû se contenter de fenêtres classiques. Si les portes ne s'étaient pas ouvertes vers la gauche, et en tournant le dos aux couleurs du lagon, ainsi qu'aux palétuviers qui le bordaient, on se serait vraiment cru face à une demeure perdue dans les Highlands, en plein été. Ce jour-là, le drapeau britannique flottait dans la chaleur alizéenne ; l'illusion était parfaite.
Au milieu de la baie, lord Cigogne aperçut sir Lawrence, debout sur le pont de son ketch en acajou, dans le plus simple appareil. Sa raideur et son maintien dénonçaient son origine anglaise ; bien que nul accessoire ne permît de le situer, il était bien un fils de cette aristocratie buveuse de thé fascinée par elle-même, et par ses rites. Curieusement, sa nudité ne choquait plus Cigogne ; sur cette île gauchère, tout était si singulier... De loin, ils échangèrent un signe de la main (gauche), avec dignité. Son bateau voguait sur les eaux tièdes du lagon ; de toute évidence, lord Tout-Nu avait rendu visite aux habitants d'Emily Hall, et il s'en allait comme il était venu.
En arrivant, Cigogne allait embrasser Emily quand elle lui tendit la main gauche, avec un sourire plein de malice ; déséquilibré, il hésita un instant, voulut lui baiser l'intérieur du poignet avec un tendre respect ; elle s'y opposa et lui donna une vigoureuse poignée de main, avant d'ajouter :
- Sir Lawrence m'a mise au courant, au sujet de ce Carême... Darling, il faudra te priver de mes faveurs pendant quarante jours !
Sur ces mots, elle fit pivoter ses talons et retourna à ses travaux de décoration, à l'intérieur, en laissant rouler ses hanches d'une façon qu'il ne lui avait jamais vue faire ! Cette fille de pasteur était habituellement si fâchée avec les artifices et les minauderies de la féminité ordinaire que Jeremy en resta pantois. Emily tourna la tête et lui jeta un coup d'œil furtif, accompagné d'un sourire fripon ; puis elle disparut.
Toute la journée, elle prit plaisir à découvrir ces attitudes un tantinet provocantes qu'eût feint de réprouver Mrs Pendleton, sa mère. Emily ne s'abandonnait à rien de vulgaire, mais elle cherchait, et trouvait avec des gestes touchants, cette façon d'être qui parle aux sens des hommes, plus qu'à leur esprit, cette féminité affichée, lourde de promesses, qu'elle avait toujours refusée à son corps ; et elle y parvenait avec une aisance qui la surprenait elle-même. Que tout cela fût un jeu, presque une plaisanterie, l'aidait à se départir de sa retenue ; et qu'elle fût certaine de n'avoir pas l'obligation de se donner ensuite la libérait de ses ultimes appréhensions, dans un climat de divertissement badin sur lequel ne pesait pas la perspective d'une étreinte prévisible. Les vingt mille kilomètres qui la séparaient de sa mère y étaient également pour beaucoup. Loin de Mrs Pendleton, Emily s'abandonnait à une frivolité qui, à Londres, lui semblait interdite. Sur les rives de la Tamise, ces jeux de la séduction sensuelle appartenaient au monde faux de sa mère, le rouge à lèvres lui paraissait un mensonge supplémentaire dans le catalogue de ceux qui faisaient toute la vie de Mrs Pendleton. Légère, Emily jouait enfin avec la femelle qu'elle sentait palpiter dans son corps ; elle l'apprivoisait, se lâchait avec enjouement.
Les enfants ne s'aperçurent de rien, sauf peut-être Laura qui, du haut de ses quinze ans, flairait que sa mère était dans de curieuses dispositions. La petite famille continuait de s'atteler aux travaux de décoration d'Emily Hall. Le changement d'esprit d'Emily ne se signalait que par des regards appuyés, des frôlements, des allusions coquines qui, chaque fois, jetaient lord Cigogne dans un trouble inconnu. Il demeurait effaré par la liberté que s'accordait soudain Emily ; jamais en Angleterre il ne l'avait vue manifester un tel chien. Un instant, cela lui fit peur, tout en le charmant ; car ce réveil soudain d'une féminité corsetée lui mettait dans l'esprit des craintes pour les suites de ce Carême gaucher. Que deviendrait plus tard cette Emily sexy, plus encline à jouir des effets de son pouvoir sur les hommes ? L'époux jaloux, fébrile depuis l'incartade avec Debussy sur l'île du Silence, remâchait son anxiété, tout en goûtant ces manières nouvelles qui agaçaient ses désirs. Qu'une maîtresse se comportât ainsi ne lui aurait pas déplu ; mais que son épouse s'octroyât une telle licence le rendait nerveux.
- Et j'en ai un peu honte..., murmura-t-il sur la terrasse d'Emily Hall.
Emily se tenait derrière lui, sous la véranda en dentelles de bois imputrescible qui donnait sur le lagon, face au soleil du soir qui frôlait l'horizon. Elle avait écouté sa confession, cet aveu simple, sans grandiloquence, qui la touchait plus qu'elle n'osait le laisser paraître. Auparavant, jamais lord Cigogne ne se fût autorisé à parler ainsi de ses appréhensions. L'homme qu'elle voyait naître sur cette île la bouleversait ; elle s'émerveillait de sa virilité nouvelle, faite de sensibilité acceptée, de moments comme celui-ci où il lui faisait la confiance de s'abandonner, de se montrer dans une vérité peu glorieuse qui, loin de l'affaiblir à ses yeux, le grandissait. Dépouillé du mensonge d'une fausse solidité, il en devenait désirable.
- J'aurais aimé avoir eu assez de force pour t'aider à être plus tôt comme tu as été aujourd'hui... Oui, j'aurais aimé t'éveiller à cette part de toi...
- Jeremy, reprit Emily, tes propos viennent d'effacer tes maladresses, et cet aveu me donne plus envie de toi que...
Elle se tut et, sans s'attarder, effleura la main de Cigogne. Il s'approcha d'elle, de ses lèvres, la sentit prête à se couler contre lui, fondante entre ses bras qu'il n'osait refermer sur elle. Sa peau à elle brûlait d'être caressée, et de faire passer cette tendresse dans toute sa chair, d'irriguer son corps de cette douceur qu'elle le voyait disposé à donner ; et elle eut envie de se laisser aller. Au vif de son ventre, Emily le voulait avec force. Elle pressentait que dans cette étreinte quelque chose en elle allait mourir pour qu'une autre femme pût naître, moins heurtée, prête à s'accorder avec cette satanée féminité que sa mère avait en quelque sorte accaparée jadis, comme si elle eût redouté que sa fille n'en fît un jour usage contre elle, dans une rivalité sans bornes. Ils restèrent ainsi, immobiles, tendus par le désir de s'offrir les dernières privautés ; mais lord Cigogne eut assez de présence d'esprit pour ne pas céder aux injonctions de ses appétits.
Il leur restait quarante jours à attendre ; mais n'était-ce pas cela faire de sa vie l'aventure d'aimer une femme ? Ils n'avaient pas quitté le monde droitier pour se livrer à une existence molle de touristes vautrés dans une villégiature coquine. L'amour de ces deux époux valait bien les quelques tourments que leur imposait le calendrier de l'île des Gauchers.