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Un matin, lord Cigogne vit Hadrien Debussy déposer une enveloppe bleue sur le banc d'Emily, au bout du ponton de bois. Discrètement, il la déroba, l'ouvrit et, à l'ombre d'une fougère arborescente, connut la douleur de voir ses craintes confirmées. Il n'était question que d'étreintes dans un flamboyant, de pluie de fleurs... de ces satisfactions illégales qui font naître chez les maris des désirs de meurtre, un vertige de chagrin, sans recours.

Dans sa fureur, Cigogne concerta un projet ingénieux, susceptible de bouter son adversaire hors du lit de son épouse. Il venait de relire les traités militaires de Clausewitz et, encore sous l'influence de cet artilleur, était résolu à ne porter qu'un seul coup, mais mortel. La politique de Cigogne était de se réformer une fois encore, longuement, afin d'accéder à un autre type de virilité ; mais la guerre qu'il allait mener sans faiblesse serait brève, pleine d'astuces empoisonnées.

Il avait remarqué que la lettre de Debussy était tapée à la machine et que les six premières lettres du clavier, AZERTY, étaient mal formées ; s'il voulait rédiger une fausse lettre et entretenir l'illusion qu'elle avait été écrite par le musicien gaucher, il devait la taper sur la même machine à écrire, celle de Debussy.

Un après-midi, Hadrien et Emily s'étaient éclipsés dans la plus grande discrétion ; mais Cigogne avait noté leur manège. Il en profita aussitôt pour s'introduire dans la chambre de Debussy par la fenêtre. Sans traîner, il tapa sur sa Remington la lettre qui allait le discréditer aux yeux d'Emily, alors même qu'il était en train de la culbuter. Cette ironie des circonstances plut à Jeremy, diminua un instant son malheur. Quand il eut terminé, il emprunta une enveloppe bleue à Hadrien et évacua prestement les lieux, sans laisser de traces.

Cette lettre pleine d'habileté s'adressait à un soi-disant ami de Debussy ; elle relatait par le menu comment, à la suite d'un pari fort rentable, Hadrien était parvenu à gagner la tendresse d'une Anglaise romantique qui le croyait sincèrement épris. En termes d'un froid cynisme, Cigogne faisait dire à Debussy que son entreprise de séduction n'était qu'une enfilade de calculs, inspirés par l'appât du gain et, aussi, par le plaisir pervers de perdre une épouse qu'il avait crue imprenable. La description qu'il fit d'Emily, peu flatteuse, portait loin l'ignominie. Dans sa jalousie fielleuse, Cigogne avait perdu toute mesure ; il désirait Emily et ne supportait pas que cet amateur de solfège caressât le corps de sa femme. N'avait-il pas engagé tout son être pour tenter de l'aimer, depuis ce jour de 1911 où, dans les jardins de l'archevêché de Cantorbéry, elle lui avait fait la grâce d'entrer dans sa vie ? Jeremy ne pouvait se résigner à la perdre, sous le prétexte que les solutions qui lui venaient à l'esprit n'étaient guère morales. Il était disposé à toutes les reptations, à toutes les fourberies pour redevenir maître des événements et se refaire une place dans le cœur d'Emily. Qui a déjà aimé dans des proportions qui justifient l'emploi de ce verbe ne pourra condamner un tel procédé.

Cette lettre faisait allusion à une autre missive, adressée à Emily ; le faux Debussy disait avec esprit que ces quelques pages étaient pétries de faussetés charmantes, remplies de compliments outrés, de toute cette fausse monnaie sentimentale dont les hommes paient les femmes qu'ils feignent d'aimer. L'idée de Cigogne, tordue, était de faire croire à Emily qu'Hadrien avait interverti les deux lettres par mégarde. Emily aurait ainsi le sentiment de découvrir une vérité qu'elle n'aurait jamais dû connaître.

Elle trouva la fausse lettre le lendemain matin sur son banc, alors qu'elle avait déjà de l'humeur : depuis son escapade avec le jeune musicien, elle ne parvenait pas à retrouver son alliance. Cette perte l'affectait comme si elle avait égaré le seul lien qui la rattachât encore au père d'Ernest.

Au petit déjeuner, Cigogne dut attendre l'arrivée de Debussy pour lire sur le visage d'Emily l'effet de son stratagème. Le silence des yeux de sa femme - lorsqu'ils croisaient brièvement le regard d'Hadrien - lui apprit bientôt que leur intrigue était près d'être dénouée ; ceux de Debussy continuaient à l'entretenir d'une tendresse authentique et, avec insistance, paraissaient lui demander l'explication de cette froideur qu'elle lui témoignait soudain ; car elle ne lui fit pas même la faveur d'un coup d'œil. Ivre d'une rage glaciale, elle s'efforçait de le négliger. Sa haine était d'autant plus forte que, dans sa félicité, elle ne s'était pas lavée la veille au soir afin de conserver sur sa peau un peu de l'odeur de son amant ; et à présent elle se sentait souillée de porter en elle, et sur toute sa personne, des traces de cet homme qui l'avait jouée ; du moins le croyait-elle. Lord Cigogne jubilait ; son arrangement avait réussi.

Pendant la journée, le malheureux Debussy donna à Emily toute facilité de l'aborder ; elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer les siens ; mais elle eut toujours soin de le fuir. La règle du silence accablait Hadrien, après l'avoir tant servi ; elle l'empêchait à présent d'éclaircir la conduite d'Emily et le rendait comme fou.

Le soir, à bout, Debussy voulut prendre l'occasion d'une collation dansante pour mettre un terme à cette course-poursuite. L'assistance gauchère était vêtue avec recherche ; on avait marqué son désir de plaire par des mises avantageuses. Un orchestre de jazz libérait des éclats de musique chaloupée. Hadrien se leva, dans le dessein d'inviter Emily à danser ; celle-ci, paniquée, manifesta alors une nervosité extrême. Lord Cigogne, qui surveillait du coin de l'œil la progression de sa cause, se présenta aussitôt pour tirer Emily d'embarras. Avec un sourire touchant, il lui proposa de danser ; elle accepta. Debussy resta seul, déséquilibré, dans le vide.

Dans un tourbillon, Cigogne fit un signe aux musiciens qui attaquèrent illico un morceau qu'Emily reconnut ; c'était Easy to love me baby, un air de Sidney Barnett sur lequel il lui avait demandé sa main, huit ans auparavant, dans une cave de Gilden Street, là où les Londoniens s'initiaient à l'époque au jazz américain. Grisée par la mélodie, elle redevint un instant Emily Cobbet, celle qui avait jadis perdu la tête pour l'homme qui la tenait dans ses bras. Ils dansèrent ainsi, dans un exquis dialogue des corps, aidés par le silence qui faisait taire leurs vieux ressentiments, ces kilos d'aigreurs anciennes ; il n'y avait que le plaisir d'être là, ici et maintenant, embarqués par cette danse d'une époque retrouvée qui les enlaçait l'un à l'autre.

Collée contre lui, Emily fut touchée par ce qui l'irritait naguère : cette pente naturelle qui poussait Jeremy à simplifier ce qui avait trait à la vie du cœur, au lieu de la suivre dans le dédale de ses sentiments ambivalents, dans ses labyrinthes intérieurs qu'il renâclait à fréquenter. Pour une fois, elle goûtait sa constance simple qui, ce jour-là, la rassurait, et s'offrait à elle comme un refuge dans la tourmente affective qu'elle traversait. Qu'il n'eût jamais douté d'eux l'émouvait ; et qu'il eût assez de tact pour ne pas lui faire sentir qu'il connaissait sa liaison avec Hadrien la bouleversa.

Mais ce qui acheva de les raccommoder, ce fut le coup de théâtre ourdi par Cigogne : il passa soudain à l'annulaire gauche d'Emily l'alliance qu'elle croyait avoir égarée. Où l'avait-il trouvée ? Ligotée par la règle du silence, elle se laissa faire sans pouvoir l'interroger, toute à son bonheur d'être reprise avec cette délicatesse, et cette tendresse aussi. Ce langage symbolique était nouveau pour Jeremy ; il en savourait l'efficacité qui se lisait sur les traits d'Emily.

Pour la première fois, elle aima Jeremy pour sa différence, au lieu d'en être agacée comme à l'ordinaire. Non seulement Emily aima soudain sa façon de simplifier les choses, mais elle fut également sensible à la solitude extrême de cet homme qui l'adorait, à sa difficulté à se confier ; s'avouer était pour Cigogne synonyme d'effriter sa virilité. Tout cela, qu'elle déchiffrait dans ses yeux, la touchait tout à coup, éveillait en elle une compassion teintée de désir, cette sorte d'émotion insurmontable qui accompagne l'amour véritable.

Tandis qu'ils dansaient, leur mutisme faisait naître entre eux le besoin de se parler. Jamais peut-être ils n'avaient eu une telle envie de partager les nuances de leurs sensations, ce qu'ils étaient, leurs espérances joyeuses, plutôt que d'examiner les dysfonctionnements de leur mariage. L'île du Silence avait fait son œuvre ; ils pouvaient désormais regagner le monde des parleurs, avec cette avidité de causeries qui ne les quitterait plus de sitôt.

La Vérité les ramena vers l'île des Gauchers. À bord, tous les couples jacassaient, s'en donnaient à cœur joie, à cœur bien ouvert. Mais Emily et Cigogne se gardèrent de s'appesantir sur le cas d'Hadrien Debussy. Il eut la sagesse de ne demander aucun éclaircissement ; et ils évitèrent par la suite ce sujet miné, ces éclats inutiles qui blessent l'amour-propre et finissent par liquider la tendresse. Certes, le silence n'ôtait pas pour Cigogne le désagrément du souvenir ; mais il préférait à sa souffrance le bonheur et la chance d'avoir appris sur cette île à aimer Emily dans sa différence. Ce profit valait bien le sacrifice de son orgueil. Que représentait son cocufiage au regard de ce joli progrès, si décisif ?

Lord Cigogne se sentait prêt à construire la maison d'Emily, celle qui serait comme un écho de ses contradictions, cette bâtisse sur mesure qui aiderait sa femme à vivre les demi-teintes pas claires de sa nature.

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