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Au cours de l'été 1940, les liens administratifs entre Port-Espérance et la France tutélaire furent rompus. Dans les désagréments des suites de la débâcle, Paris puis Vichy semblaient avoir oublié cette île absente des cartes ; les colonies françaises qui figuraient sur les mappemondes avaient l'air de les tracasser suffisamment.

Les Héléniens qui avaient séjourné hors de l'archipel gaucher avaient eu vent, au cours de l'année 1941, de l'existence d'un général à mauvais caractère, un grand type replié à Londres, dont on commençait à causer dans toute la Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. À ce qu'on disait, cet insoumis avait un joli timbre de speaker de radio qui ravissait les femmes, une voix mélodieuse dont il usait à l'occasion sur les ondes de la BBC, avec gentillesse, histoire de distraire les familles de métropole. Tout le monde s'accordait sur son prénom, Charles ; mais les uns affirmaient que son patronyme était d'Arc. D'autres, plus lyriques, soutenaient que c'était France. Un tout petit nombre était prêt à ficher leur billet que sa véritable identité était de Gaulle ; mais ceux-là étaient persuadés qu'il s'agissait d'un nom d'emprunt, comme au théâtre, pas mal trouvé d'ailleurs. Peut-être un chouia grandiloquent... À Port-Espérance, la rumeur disait de lui que c'était un gaucher très contrarié par l'école républicaine, et par les idées de sa hiérarchie droitière ; ce qui lui avait valu la sympathie immédiate des Héléniens. À vingt mille kilomètres des embrouilles européennes, aux confins de l'hémisphère austral, les informations arrivaient en lambeaux, par bribes, poétisées parfois.

Mais la nouvelle qui fut entendue dans la soirée du 7 décembre 1941 sur la radio de Sydney, que l'on réussissait à capter à Port-Espérance, était bien nette, insupportable de réalité. Le Japon venait d'esquinter méchamment la flotte américaine à Pearl Harbor ; les Etats-Unis allaient participer, eux aussi, à la mise à feu du Pacifique. Et pan ! Le grand incendie universel était à nouveau allumé, pour de bon ! Bis ! D'un coup, les grands espaces liquides qui entouraient l'île d'Hélène cessaient de protéger les Gauchers de la folie belliqueuse des droitiers. Fini les ciels dégagés du temps de paix ! Quand il était encore temps d'apprendre à aimer les femmes, en examinant différents modes d'emploi, en fignolant ses minauderies... La violence grossière des Mal-Aimés allait rappliquer dans les environs, et dare-dare ! Tout le cortège des vilenies de la guerre ! Des héroïsmes pas nets ! L'innocente horreur que répandent toujours les militaires... Pas de coupable ! Ce sont les ordres, la cascade des irresponsabilités en uniforme, que l'on dit parfois nécessaires...

Les Japonais, eux, n'avaient jamais rayé l'île d'Hélène de leurs cartes. Dans leur fringale de conquêtes, il pouvait bien leur prendre la fantaisie de venir dénicher les Gauchers sur leur petite île toute en nickel, ce joli métal si utile pour les grandes industries de la mort. Les citoyens de Port-Espérance étaient consternés, eux qui s'étaient repliés au fond du Pacifique Sud pour échapper aux dérives de la logique droitière. Leur civilisation minuscule risquait fort de faire les frais du grand orage qui s'annonçait sur leur océan tiède et leurs lagons encore intouchés.

Alors l'amour aurait vraiment perdu ; et le rêve du capitaine Renard se dissiperait à jamais.

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