18
Sept jours durant, Emily et Cigogne parlèrent à Muraki, inventorièrent leurs ressentiments. Le grand décrassage ! À peine dormirent-ils quelques heures. Sitôt qu'ils se réveillaient, c'était pour reprendre le fil de cette conversation fiévreuse qui allait décider de leur destin, en ne s'arrêtant brièvement que pour se nourrir d'igname, de squale ou de poisson-perroquet. Ordinairement les mots en disent trop ou pas assez ; cette fois ils dirent tout, jusqu'à la lie. Trois fois Jeremy et Emily furent près de rompre leur dialogue, et leur mariage aussi ; et par trois fois ils réussirent à reprendre langue, à confronter à nouveau leurs vérités, toutes crues, à creuser leur sincérité pataude, parfois violente, souvent désespérante. Ils vomissaient des années de rancœurs accumulées, un remugle de reproches délirants et acides, entrés en fermentation, sans bien savoir s'ils ressortiraient indemnes de ce duel.
Jeremy et Emily s'étaient installés non loin du cratère du volcan pour purger leur histoire, là où les vapeurs gazeuses étaient les plus fortes, dans un petit bungalow en feuilles tressées de bananiers sauvages, à l'abri de la brutalité du soleil. Ils voulaient aller jusqu'au bout de leurs querelles, se vider totalement ! Se décalaminer ! Plus ils causaient, plus ils s'étonnaient de l'ampleur de la haine que cachait leur amour, que cet amour pas frelaté pût générer un tel purin. L'irréductible différence de l'autre avait si souvent été perçue et interprétée en rapportant tout à sa propre nature. Les sentiments d'Emily lui avaient toujours semblé une manière de titre lui donnant le droit d'exiger des choses de Jeremy, et inversement ; et cela sans que rien fût dit, bien souvent. Ainsi se mettait en branle la machine à désaimer qu'on appelle un couple, d'attentes insatisfaites en incompréhensions douloureuses. Leur bel amour en crevait de ces quiproquos plus ou moins volontaires qui étaient autant de violences silencieuses.
Les hostilités avaient commencé par l'aveu de Jeremy, sans détour :
- Hier soir, je t'ai trompée. Et je ne m'en sens que mieux ! Ça m'a comme réveillé, oui, voilà. Cette jeune femme m'a rendu ma vitalité, elle en a le pouvoir, elle, et je t'en veux, oui, horriblement.
- Tu m'en veux ? répliqua-t-elle, en suffoquant presque.
- Oui, car lorsque nous faisons l'amour, c'est parfois bien, même très très bien. Mais tu ne sembles pas aimer ce qu'il y a de masculin en moi, tu ne sais pas me... comment dire ? Me recentrer sur ma virilité. Et je t'en veux, oh oui je t'en veux d'être comme obligé d'aller chercher chez une autre cette sensation-là, essentielle. Comprends-tu ?
- Oh yes, very well ! fit-elle, glaciale. C'est exactement cette sensation-là que j'ai trouvée dans les bras du jeune musicien, sur l'île du Silence, cette sensation-là que je n'ai jamais éprouvée quand tu me prends, vois-tu ? Est-ce ma faute à moi si tu ne te lâches pas vraiment lorsque tu me fais l'amour ? Si tu as l'air de craindre de me faire jouir ? De quoi as-tu peur ? Que j'y prenne goût ? Que je t'échappe ensuite ? For God's sake, traite-moi en femelle ! Cessons de baiser comme des civilisés ! Je suis sûre qu'avec ta maîtresse, tu n'as pas eu peur de montrer ta sauvagerie. Je me trompe ?
- Non, fit-il, blême.
Le gaz muraki agissait. En quarante secondes, Cigogne et Emily venaient de se parler plus franchement qu'ils ne l'avaient jamais fait, avec une brutalité froide qui trahissait leur inexpérience dans l'art de parler de soi. Ils n'en revenaient pas de leur audace. Comme échauffés par ce premier échange, ils allèrent plus avant, sans se ménager :
- Elle te fait donc si peur que ça, ta sauvagerie ? reprit Emily.
- Y es ! Derrière les manières de lord Cigogne, ma chère, tapi derrière ma réserve de gentleman, il y a un monstre, un monstre d'instincts virulents, un magma de violence irréductible que mon éducation n'a pas su anéantir, malgré les efforts de lord Callaghan, mon tuteur, murmura Cigogne. S'il sortait au grand jour, ce...
Puis il souffla, comme à voix basse :
- Si toi, ma femme officielle, tu avalises le monstre, c'est officiellement que je devrai avaliser ce que je suis vraiment...
- C'est avec toi que je veux vivre, Jeremy, c'est de toi que je veux jouir, pas d'un fantôme de toi qui me baise mal, tu m'entends ? J'ai besoin que tu sois VRAI ! Que tu sentes tes propres paroles, au lieu de dire les choses pour t'en convaincre. Quand on a décidé d'émigrer, tu m'as dit que ton ambition était de devenir mon mari ; eh bien tu mentais. L'idée te plaisait, certes, elle avait du panache, ça oui ! Mais tu ne sentais pas tes mots, tu les répétais pour essayer d'y croire. Je te connais, ne me dis pas le contraire !
Ulcéré, Cigogne s'emporta. Il se jugeait méconnu et s'irrita qu'elle ne lui sût pas même gré qu'il eût quitté sa position, son sanatorium londonien et ses biens en Angleterre pour aller l'aimer, à l'autre bout du globe. Combien d'époux eussent fait de même ? Son exaspération en réveillait une autre, très ancienne, celle de n'avoir jamais eu le sentiment d'en faire assez pour elle, d'être toujours loin de ses attentes, engoncé dans le rôle de l'époux inapte à la combler, à percevoir ses demandes subtiles que, bien entendu, elle ne daignait pas toujours articuler. Emily trouvait exquis d'être devinée, et se sentait le droit de lui faire reproche d'être passé à côté de telle ou telle de ses attentes qu'elle avait, paraît-il, suggérée avec tact. À croire que leurs yeux n'étaient pas faits de la même matière ! Pour être parfait, il lui eût fallu décrypter Emily seconde après seconde. Cigogne en avait assez d'être regardé comme un générateur de frustrations ; et cela le précipita dans une fureur sans borne, froide, qu'il manifesta par une ironie blessante, odieuse pour Emily.
Pendant six jours et six nuits Jeremy ne sortit pas de sa colère. Leur guérilla verbale se poursuivit sans faiblir ; et c'est un miracle s'ils n'en vinrent pas aux mains. Plusieurs fois, la nuit surtout, Emily désespéra de leur mariage, et de l'amour en général. Jeremy ne voulait pas lâcher prise ; il continuait à détailler ses déceptions, sans répit, à poser les questions qui font mal ; et quand il s'essoufflait, perdait pied, glissait dans des abîmes de chagrin, Emily à son tour se mettait à espérer pour lui, pour eux ; et ils continuaient à parler, à progresser dans le tunnel de leur amertume, sans en voir la sortie. Leur opiniâtreté était sans doute due à la culture gauchère qui les imprégnait depuis quelques mois, à cette croyance très hélénienne en la possibilité qu'a l'homme de réussir à aimer, envers et contre tout.
Certains soirs, Jeremy se reprochait d'avoir conduit Emily à Muraki, sur cette terre où les vérités blessaient tant qu'il se demandait si leur tendresse refleurirait un jour. Dans ces moments-là, Emily le rassurait ; elle avait toujours cru en la nécessité d'être intègre et, alors que Cigogne lui faisait mal, elle le remerciait de n'avoir pas esquivé cette épreuve qu'elle attendait depuis des années, sans trop oser l'espérer. Cependant, ils continuaient à se lacérer de vérités qu'ils avaient toujours tues ou occultées.
Mais au septième jour un miracle arriva ; ils s'avisèrent qu'il n'était pas de solution s'ils ne cessaient de définir l'autre. Se contenter de dire ce que l'on éprouvait, soi, sans jamais céder à la tentation de juger, semblait être le seul chemin pour être écouté, l'unique moyen d'éviter le ping-pong des reproches, de quitter le cercle de la violence ; du moins il leur apparut que cette voie était la bonne pour eux. Instruits par leur expérience de sept jours, ils se fixèrent cette règle qui les sauva. Et c'est ainsi qu'ils parvinrent à réduire leurs différences de perception, ou plutôt à rendre cet écart acceptable, voire touchant. De la même façon, l'opposition de leurs attentes respectives cessa d'être un sujet de querelles, à leur grand étonnement.
Ils furent véritablement stupéfaits de la décompression rapide que cette façon de converser provoqua. Plus Emily se dévoilait, sans charger Jeremy, plus ce dernier était ému qu'elle eût enduré par sa faute de tels tourments, plus il était disposé à l'écouter, à se réformer ; et à son tour Emily se sentait l'envie de lui pardonner. Ils n'étaient plus deux cœurs qui se donnaient aveuglément, au risque de se heurter, mais deux intelligences qui se comprenaient dans une paix nouvelle.
Le septième jour fut divin. Ils quittèrent leur bungalow pour aller se baigner dans un bassin naturel creusé dans la roche volcanique par les eaux chaudes et gazeuses d'un torrent. La végétation tropicale des alentours était puissante, intouchée et d'une singularité extravagante ; il y avait là des espèces étranges qui avaient évolué dans un long isolement, des sortes d'arbres des koghi géants dont les contreforts en palettes avoisinaient les douze mètres de diamètre, des fougères arborescentes à la tige pelucheuse de trente mètres de haut, des banians qui semblaient posséder plusieurs dizaines de troncs par individu. Un papayer produisait des fruits gros comme des citrouilles ; fleurs et fruits poussaient ensemble sur les mêmes arbres, signe que les saisons n'existaient guère sur ce territoire.
Dans le cirque minéral jaune soufre qui refermait ce décor, sous un ciel d'un gris violent, loin des atteintes des hommes, ils poursuivirent leur conversation-fleuve de Muraki qui bientôt devint un dialogue des corps ; le glissement se fit naturellement. Le passé apuré ne venait plus pervertir le présent ; jamais peut-être ils ne furent plus présents que dans ces instants d'intimité retrouvée. Au cours de cette étreinte, Jeremy connut une intensité d'assouvissement qui dépassait celle qu'il avait connue avec Charlotte. Son être entier y participa, au-delà de toute censure ; il se sentit réunifié, amant et mari de sa femme qu'il traita en sœur, en amie, en maîtresse, en femelle. Emily en pleura et quand, dans sa jouissance, elle l'appela Hadrien, du nom de son amant, Cigogne accepta ce jeu ; fou d'amour, il lui permit d'entrer tout à fait dans sa rêverie érotique, comme pour mieux conjurer ce souvenir de l'île du Silence.
Quand elle crut que son ventre avait eu son compte de douceur et de violence, Emily ouvrit les yeux : son amant était devenu son mari. Sans qu'elle contrôlât quoi que ce fût, son émotion physique s'en trouva alors augmentée. Elle venait de se rassembler, épouse et maîtresse, dans une seule extase.
Ce jour-là, sur cette terre du Pacifique, Emily et lord Cigogne eurent le sentiment qu'ils avaient converti leur ancienne passion en un amour véritable ; sincèrement, ils crurent la métamorphose achevée, comme si elle pouvait l'être tout à fait... Heureux, ils résolurent de s'écrire chaque jour, jusqu'à leur mort - ce qu'ils firent !, - avec l'espoir que leur lettre quotidienne, ce voyage dans des mots écrits d'une encre authentique, serait comme un petit périple à Muraki. Les nouvelles du jour seraient d'abord celles de l'autre ; à quoi bon être au courant des souffrances du peuple ouzbek si l'on ignore celles de sa propre femme ?
Au terme de ce séjour dans cette île au vent, si particulière, Jeremy croyait avoir satisfait son ambition démesurée de devenir un mari, inconscient qu'il était des épreuves qui l'attendaient encore avant qu'il pût prétendre à un tel titre. Porté par son exaltation délicieuse, un peu naïve, il se figurait que sa vie serait désormais un long, très long voyage de noces ; il est des instants où, après avoir lutté, le confort d'une illusion brève ne saurait être repoussé.
Il lui restait toutefois à réépouser Emily, selon les rites gauchers.