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À Port-Espérance, on apercevait parfois un animal domestique étrange à pelage très doux et rayé, une sorte de croisement entre un koala, un tapir, un zèbre et un gibbon. Muni de bras interminables, le zubial - puisque tel était son nom - possédait un museau très long, prodigieusement mobile, qui amusait les enfants, tout comme ses grandes oreilles qui se dressaient au moindre bruit. D'un naturel heureux, les zubiaux rayés circulaient aisément dans les branches des arbres ou faisaient des bonds lestes de kangourous sur le sol, la truffe en l'air, en oubliant leurs quinze ou vingt kilos (les gros) ; mais les jours de spleen, ils se traînaient misérablement sur leurs deux petits pieds plats, le museau en berne, en gémissant.

De mémoire de Gaucher, on n'avait jamais vu de meilleur ami pour la femme ; car ces marsupiaux fort rares avaient une extraordinaire capacité d'empathie. Ils partageaient vos émotions instantanément, s'étendaient sur le sol les bras en croix dès que leur maîtresse était accablée, se mutilaient parfois atrocement quand ils sentaient qu'elle était rongée de culpabilité. Etait-elle gaie, insouciante ? Dans l'instant ils bondissaient, l'imitaient, s'arrosaient de parfum, coiffaient leur pelage en lui chipant ses brosses, se montraient turbulents, sautaient à pieds joints dans son bain. Bref, les zubiaux étaient à la femme ce que le chien est à l'homme.

Le zubial avait une autre caractéristique qui lui avait sans doute valu la place de choix qu'il occupait dans la société gauchère : c'est le seul animal qui rit, de bon cœur. Son flair pour repérer les ridicules de la vie à deux est infaillible. Sitôt qu'un couple se comportait de façon risible, même et surtout lorsque les époux se chamaillaient, le zubial se tordait de rire ; il devenait évidemment difficile de poursuivre l'altercation devant ce marsupial hilare. Mais, parfois, son rire était terrible, sinistre, lorsqu'il n'y avait plus de quoi rigoler, quand les amours de ses parents adoptifs tournaient au vinaigre.

Les Gauchers avaient donc adopté cet animal très casanier, qui n'aimait guère s'aventurer seul dans les rues de Port-Espérance ; il leur servait de baromètre sentimental. Leur zubial se laissait-il dépérir ? Perdait-il du poil ? Sa truffe était-elle chaude ? Aussitôt ils s'inquiétaient de l'état de leur mariage. De temps à autre, dans la nuit tropicale de Port-Espérance, on entendait de grands cris de détresse, des sanglots bruyants ; et l'on savait qu'un zubial désespéré pleurait l'amour de ses maîtres. Le cri du zubial était alors déchirant.

À l'époque, en 1933, cet animal originaire de l'Australie septentrionale était déjà en voie de disparition. Chassé par les aborigènes qui voyaient en lui un dieu malfaisant, riant de tout, il s'était réfugié sur Little Greece, la grande île montagneuse du nord du continent austral, où il subsistait difficilement, caché dans le maquis, errant à la recherche de fruits. La famine guettait l'espèce ; en liberté, les zubiaux ne rigolaient guère. Hors de ces montagnes qui rappelaient la lointaine Grèce, on n'en trouvait plus que sur l'île d'Hélène.

À Port-Espérance, il était de tradition que les futurs maris se rendissent à Little Greece pour y capturer le zubial qui veillerait ensuite sur leur foyer. Cette capture était d'un type particulier car, dans l'esprit des Gauchers, il n'était pas question d'user de gourdins ou de filets pour attraper celui avec qui il leur faudrait vivre par la suite en bonne intelligence. L'usage était donc d'apprivoiser son zubial, ce qui n'était pas chose facile.

Les zubiaux se liaient à vous de la façon que vous aviez de vous relier à vous-même. Eprouviez-vous de la difficulté à vous estimer ? Vous pouviez être sûr que le zubial le flairerait et que, plein d'un mépris équivalent pour votre personne, il ne se montrerait même pas. Etiez-vous bouffi d'orgueil ? L'animal en aurait alors trop pour se laisser atteindre. On l'approchait comme on s'approchait de soi. Si vous ressentiez de la peur, de la méfiance en le voyant, il se montrait craintif ; un geste agressif de la part de son futur maître pouvait même le rendre féroce.

Cette chasse au zubial se pratiquait toujours en solitaire, sur la terre ingrate de Little Greece, quelle que fût sa durée. Certains Gauchers mettaient des mois, parfois des années, à apprivoiser celui qu'ils offriraient à leur promise ; celle-ci attendait alors, plus ou moins sereine. À quoi bon vouloir hâter le cours des choses ? Comment auraient-elles pu aimer bien un homme qui ne s'aimait guère ? Il était rare que le prétendant ne s'obstinât pas ; car personne n'aurait plus voulu de lui s'il était rentré bredouille. Quelle Gauchère eût souhaité épouser un homme incapable de s'apprivoiser soi-même ?

Conscient de tout cela, lord Cigogne appareilla seul pour Little Greece, un matin, à bord du voilier de sir Lawrence. Ce dernier lui avait enseigné les rudiments de la navigation et le maniement de son ketch ; la montgolfière achetée à Sydney ne lui permettait pas de remonter les alizés.

Jeremy était résolu à rapporter son zubial à Emily, quel qu'en fût le prix.

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