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Le lendemain, lord Cigogne se réveilla chez lui dans une émotion vive où se mêlaient une exaltation frénétique et une anxiété extrême. Ce qu'il redoutait était bien arrivé : il se sentait plus vivant qu'il ne l'avait jamais été, dans une révolution intérieure qui le poussait soudain à réinventer radicalement son existence ; et cela grâce à Charlotte, cette jeune femme qui avait affranchi l'homme révolté et joyeux qui piétinait en lui, cet insoumis qui ne rêvait que d'imprudences vivifiantes, de liquider tout ce qui bridait sa liberté toute neuve.

Que tout cela fût né d'une autre femme que la sienne l'affolait. Un événement considérable, magnifique, s'était produit dans son existence et, pour la première fois, son Emily ne pouvait y être mêlée. Dans sa naïveté, il eut aimé l'associer à cette manière de révélation ; bien qu'il sût la chose impossible. Cigogne ne voyait pas comment rallonger la sauce de son mariage avec l'énergie qu'il s'était découverte dans l'adultère. Lucide, il convenait avec désespoir que cette réoxygénation de l'être ne pouvait se produire que dans une liaison parallèle. Il avait beau raffoler de l'esprit de son Emily, elle n'était plus celle qui réveillait sa vitalité. Il avait désormais un besoin essentiel de refaire l'amour avec Charlotte, d'entretenir avec et par elle son feu sacré, sa nouvelle rage.

Lord Cigogne fila retrouver sir Lawrence ; il avait besoin de causer, de s'examiner avec quelqu'un de vrai. Il le trouva à bord de son voilier, amarré à l'un des quais de Port-Espérance. Avec la véhémence d'un aliéné, Jeremy s'ouvrit aussitôt de la crise heureuse et tragique qu'il traversait, de sa tristesse de se voir s'éloigner d'Emily, et de la passion qui illuminait brutalement sa vie, ce raz de marée quasi spirituel qui ébranlait son âme anglaise.

- Je vois, je vois..., fit lord Tout-Nu, pensif. Prendrez-vous une tasse de thé, avec un nuage de lait ?

- Je me fous du thé ! Des nuages de lait ! Et de toutes ces anglaiseries ! explosa-t-il. Je brûle !

- Vous avez tort... j'ai là un excellent Earl Grey de chez Harrods, mais enfin... vous dites que cette Charlotte fait mieux que vous offrir quelques gâteries sensuelles, c'est bien ça ?

- Ne méprisez pas le cul, il n'y a rien de plus respectable que le cul ! Oh mon Dieu, si vous saviez avec quel talent elle m'a...

- Gentleman, aimez-vous cette Charlotte ?

- Je l'aime de pouvoir entrer en elle, et d'en ressortir plus vivant.

- Bref, ce n'est pas vraiment elle que vous aimez ; et vous dites aimer votre femme... je me trompe ?

- Non.

- Alors, comme dit leur Voltaire, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, n'est-ce pas ?

- Mais pas du tout !

- Mais si, mais si... Laissez-moi vous dire que vous avez fait un excellent usage de l'adultère. Je vous félicite. Tant de droitiers se trompent bêtement, sans en rien retirer de valable. Quelques frottis-frottas de muqueuses, un petit spasme et puis c'est tout... Vous, vous avez fait les choses au mieux. Comme un authentique Gaucher ! Une révélation, c'est tout de même mieux qu'un vulgaire coït, n'est-ce pas ? C'est à ça que ça sert l'adultère, à réoxygéner l'être, comme vous dites !

- Mais... que font les Gauchers lorsque ça leur arrive ?

- En général, ils remercient d'abord le Seigneur ; car c'est une grâce pour un mari de rencontrer une grande maîtresse, ces femmes qui nous révèlent, et c'en est une aussi pour son épouse, cela va de soi. Il vaut mieux vivre avec un type réoxygéné qu'avec un empaillé, n'est-ce pas ? L'inverse est également vrai. Je vous choque ?

- Non, enfin... oui, mais après ?

- Après, les Gauchers ou les Gauchères vont en parler à leur mari ou à leur femme, tout simplement. S'ils l'aiment encore.

- Tout simplement...

- Oui, nous ne voyons pas d'autre solution que de dire la vérité. Le mensonge tue l'amour à coup sûr, la vérité le régénère parfois.

- Et l'autre encaisse, sans broncher !

- Si c'est bien fait, l'autre en ressort encore plus amoureux, bouleversé par la confiance que suppose cet aveu ; car pour avouer cela il faut croire suffisamment en l'autre, en l'immensité et en l'intelligence de son amour.

- Vous me conseillez donc d'aller voir Emily et de lui raconter ma nuit, tout simplement !

- Non, ce serait infantile. Vous iriez vous soulager de votre culpabilité, comme un petit garçon, en lui refilant votre anxiété. Ce serait indigne de vous, n'est-ce pas ?

- Mais vous dites que...

- De faire bien les choses ! Ici, nous croyons que, si la vérité est nécessaire à la survie d'un amour, il n'est pas bon de la confier sans précautions. Dire sa vérité, la vérité de ce que l'on est, de ce que l'on a fait, de ce que l'on a senti, c'est pour nous l'acte d'amour suprême, la preuve de confiance la plus grande, c'est demander à l'autre de nous aimer dans notre complexité. Il faut permettre cela à l'autre.

- Et si cette vérité fait mal ?

- Eh bien elle fera mal ! s'exclama l'homme tout nu. Et alors ? Le mensonge est le plus grand des maux car il sépare à coup sûr, je le répète. Il rompt la confiance. La douleur, elle, peut sans doute réunir. Et si elle ne réunit pas, tant pis ! À quoi bon vouloir sauver une histoire avec une femme qui n'arrive pas à vous aimer tel que vous êtes ?

- Je suis désolé, sir, il peut y avoir toute sortes de raisons recevables ! Une assurance pour le cœur, des enfants, un quotidien agréable...

- Les Gauchers ont d'autres ambitions que celles des droitiers ! s'exclama-t-il. Il y a certains compromis que nous ne sommes pas prêts à envisager, voyez-vous. Et puis franchement, Jeremy, vous voudriez vivre avec une femme qui aime un autre que vous à travers vous, un trompe-l'œil de vous, une illusion que vous savez pertinemment fausse ?

- Cela peut être... rassurant, oui, bien plaisant même ! La vérité de ce que je suis ne me plaît peut-être pas tant que ça... Oh oui, certains jours, je n'y tiens pas ! Pas du tout !

Sur ces mots, lord Tout-Nu commença à préparer son Earl Grey de chez Harrods ; il ne connaissait pas de conversation, ou de prétexte suffisamment important pour qu'il se dispensât de son five o'clock tea. Puis il ajouta :

- Jeremy, si votre amour pour Emily ne vous permet pas de vivre ensemble dans une certaine vérité, à quoi bon aimer ?

- Je ne peux pas me montrer tel que je suis à ma femme, sinon...

Cigogne hésita un instant, fut gagné par une certaine pâleur ; ce qu'il souhaitait dire ne passait pas.

- Sinon quoi ? insista sir Lawrence.

- Sinon, il faudra que... que je sois moi-même tout le temps, à mes yeux aussi ! Tout ce que je suis craquera, mes défenses, mes...

- Jeremy, vous ne pouvez pas vivre l'émotion splendide, essentielle, que vous avez éprouvée dans les bras de cette Charlotte sans la partager avec votre femme ; votre mariage en serait appauvri. Profitez de cette occasion unique pour vous montrer tel que vous êtes. Profitez-en pour enrichir encore les liens qui vous unissent à Emily.

- Mais... dire la vérité, c'est un viol ! Quel droit ai-je de l'imposer à Emily ? Ne vaudrait-il pas mieux lui fournir des indices, lui permettre de la deviner si elle le souhaite, la laisser libre de voir ou de ne pas voir ?

- Je ne vous dis pas d'avouer la vérité des faits, mais celle de vos terreurs, de vos émotions et de vos rêves. Croyez-moi, Jeremy, si vous ne vous mettez pas en danger devant votre femme, il y a une certaine intensité d'amour que vous ne connaîtrez jamais, ni vous ni elle.

- Vous avez déjà avoué à une femme à laquelle vous teniez comme à la prunelle de vos yeux que vous l'aviez trompée, et que c'était formidable, une révélation ? Froidement !

- Oui, mais pas froidement, avec amour.

- Et alors ?

- Et alors elle m'a quitté ! Elle n'a pas supporté. Je ne vous dis pas que ce n'est pas un exercice dangereux. Mais, nom de Dieu, les grandes histoires d'amour sont dangereuses !

Perplexe, Jeremy demeura silencieux un instant ; puis il accepta une tasse de thé.

- Avec un nuage de lait ? demanda lord Tout-Nu.

- Of course... merci.

- Very well...

- Et... de quelles précautions faut-il s'entourer ? reprit Cigogne.

- La vérité ne doit pas être dite n'importe où, n'importe comment. Vous avez raison, cela s'apparenterait à un viol. Nous avons une île pour cela, Muraki, l'île de Toutes les Vérités, dans un patois polynésien. Elle se trouve au nord de l'archipel. C'est là que se rendent les couples qui souhaitent se marier, juste avant de l'annoncer à leur famille, pour se montrer dans toutes leurs vérités, et s'assurer de leur choix. Vous devriez en profiter pour vous remarier avec Emily selon les rites héléniens !

- Muraki... vous dites.

- Vous découvrirez sur place la particularité de cette île...

Lord Cigogne se tut de longues secondes, but une demi-tasse de thé sans même s'apercevoir qu'il se brûlait. Sa physionomie était celle d'un homme en proie à un doute affolant ; tout cela était si déroutant. En se rendant jusqu'au navire de sir Lawrence, Jeremy ne s'attendait pas qu'on lui tînt un tel discours.

- Vous irez ? reprit lord Tout-Nu.

Cigogne ne répondit pas. L'image de Charlotte flottait dans son esprit. Quelle maîtresse ! Avec quel talent l'avait-elle chaviré une nuit durant... Sa peau en frissonnait encore. Quelle croupe royale ! Quelle gorge ! Il n'était pas un centimètre carré du corps de cette femme admirable qu'il n'eût en mémoire...

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