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Le lendemain, lord Cigogne prit sur lui de s'habiller de blanc et d'entrer dans les appartements d'Emily qui étaient restés clos depuis sa mort. Peu après son retour à Port-Espérance, Jeremy avait craint de tuer le souvenir de sa femme en dissipant les effets de sa présence à Emily Hall. Ouvrant un volet, il découvrit alors ses menus objets, tels qu'elle les avait vus pour la dernière fois, dans sa hâte à fuir le cyclone ; et il songea que cette multitude de petits vases, d'assiettes dépareillées, de colifichets inutiles, d'abat-jour désuets dont elle raffolait l'avait toujours agacé, tout comme cette manie qu'elle avait de s'encombrer d'objets en retraite qu'elle se promettait de réparer. À vrai dire, bien des choses dans sa nature l'avaient toujours horripilé ! Bien qu'il l'aimât, ou parce qu'il l'aimait... Une bouffée de nostalgie le traversa alors qu'il se remémorait leurs altercations pour des vétilles, et leurs orages aussi ; puis il repensa aux propos de la veille de ce bon sir Lawrence :
- Tout ce qui vous agaçait chez elle, n'était-ce pas le reflet de ce que vous n'avez jamais su vivre, my old friend ?
Une autre saillie lui revint :
- L'autre n' est-il pas le plus fidèle miroir de nos impuissances ? Il se pourrait que ce soient vos handicaps surmontés que vous avez aimés en elle...
Lord Tout-Nu n'avait pas tort ; en tirant sa révérence, Emily lui avait en quelque sorte laissé la place pour qu'il cultivât ces zones de lui-même laissées en friche. Maladroitement, Cigogne saisit un abat-jour ancien qu'elle avait projeté d'arranger, bien avant son départ précipité pour l'Angleterre ; puis, alors qu'il s'efforçait de le bricoler, Jeremy comprit tout à coup ce qui l'avait agacé dans cette passion pour le rafistolage, à l'époque. C'était bien qu'Emily sût se livrer à ces petites tâches qui relient à la vie, alors que lui en était incapable. Pourtant, dans le même temps, il aimait Emily d'être ainsi, pour cette faculté qu'elle avait d'exister avec intensité en se mettant tout entière dans ses menues activités. Jeremy ne goûtait rien tant que la façon qu'elle avait de mettre en scène leur vie, par ces nappes qu'elle jetait sur de vieux meubles, ce climat qu'elle suscitait par des riens, cette grâce qu'elle répandait sur eux, qui témoignait d'un accord profond entre elle et le monde réel. Cigogne avait toujours eu le plus grand mal à s'insérer dans le quotidien, à trouver une aisance qu'il lui enviait. Il se sentait si malhabile à bien vivre, presque un étranger sur cette terre, pas très à son aise dans le grand corps qui lui avait été donné, bien qu'il semblât plein d'assurance.
Seul au milieu des appartements d'Emily, lord Cigogne réparait pour la première fois un vieil abat-jour, s'essayait à devenir Emily, et peut-être lui-même. Mais cette fois il ne jouait pas, comme lors du Carnaval des Gauchers. Il s'efforçait d'aimer sincèrement cet objet qu'il soignait, comme si cet abat-jour éventré avait pu l'aider à apprivoiser la vie matérielle. Au bout de quelques heures, Jeremy se surprit même à éprouver un peu du plaisir simple qu'Emily retirait jadis de cette activité, cette sorte d'intimité qui se crée avec l'objet et qui donne le sentiment de participer à sa propre existence.
- Qu'est-ce que tu fais ? murmura tout à coup Ernest, qui était entré sur la pointe des pieds.
- Je... Ta mère est en train de m'apprendre à vivre ! répondit-il en souriant.
- Tu peux me conduire à ma leçon de piano ? Je suis un peu en retard...
- Nous avons encore le temps, mon chéri...
- Mais non !
- Mais si ! Ta mère disait que...
- Tu ne vas pas devenir comme maman ? lâcha soudain Ernest.
- Si, justement. Si !
À compter de ce jour, lord Cigogne s'autorisa à faire siens presque tous les comportements d'Emily qui, naguère, l'irritaient tant ; et à sa grande surprise il s'en trouva mieux, comme réconcilié avec elle, par-delà leurs différences, et avec l'envers de son propre tempérament, cette face qu'elle lui cachait de son vivant. Plus il était elle, plus il parvenait à saisir les choses simples de la vie, dans leurs grandes tonalités fondamentales, plus il se sentait dans une communion passionnée avec celle qui était plus que jamais sa femme. Quel vertige d'amour ! Au cours de la journée, ça le saisissait, de temps à autre ; et cet accord parfait avec son épouse l'émouvait parfois plus qu'il ne l'eût été s'ils eussent fait l'amour. Jeremy l'aimait toujours davantage et la remerciait sans cesse de le conduire dans ces enclaves de lui-même qui étaient comme mortes. C'est ainsi qu'il se découvrit un véritable don pour faire naître des situations propres à rencontrer authentiquement les autres, comme elle le faisait, en les priant de lui rendre service ou en faisant rouvrir les boutiques fermées... Il devint moins prévoyant, plus confiant dans le hasard, qui se plaît tant à être généreux avec ceux qui lui font crédit. Par degrés, son existence moins prévisible se mit à ressembler à celle qu'il eût pu continuer de mener avec elle ; si bien que Cigogne résolut un jour de réunir les deux appartements du rez-de-chaussée. Il n'était plus lui mais eux deux, et d'une certaine façon véritablement lui-même.
Commença alors l'une des périodes les plus heureuses de leur histoire. Avec étonnement, lord Cigogne s'aperçut que l'amour ne peut, d'une certaine manière, être parachevé que dans la séparation, comme si la présence physique d'Emily eût été un obstacle insurmontable à la convergence totale de leurs deux natures. Comment concilier parfaitement des inclinations contraires, des rythmes intimes ?
Veuf, Jeremy put reconstituer d'elle, à partir de leurs souvenirs et de ce qu'il venait d'éprouver en intégrant Emily à son être, l'essence pure de ce qu'elle avait été et de ce qu'elle serait en lui pour toujours, dans une unité qui se moquait des apparentes contradictions d'Emily. Qu'elle l'eût aimé dans la fidélité et qu'elle l'eût trompé par deux fois dans le même temps devenait enfin compatible, au-delà des actes, loin de l'enchaînement des susceptibilités, des pièges de l'amour-propre. Les aspirations d'Emily les plus opposées ne l'étaient plus. Cigogne et Emily étaient enfin en position de ne plus léser l'autre en le bornant. Au contraire, ils se ménageaient l'un pour l'autre toujours plus de liberté d'être soi, toujours plus d'étendue. Ils pouvaient enfin espérer et obtenir un amour illimité, sans conditions, libéré de tout ressentiment, purifié de leurs vieilles incompréhensions, de toute petitesse. Une pure lumière les nimbait à présent lorsque Jeremy pensait à eux, assis sur le rocking-chair du salon d'Emily Hall ou quand il fréquentait les auteurs qu'elle goûtait, en s'arrêtant aux pages qu'elle avait cornées. Jamais leur amour ne fut plus violent et profond que dans cette année de deuil gaucher.
Un soir que lord Cigogne se promenait avec Ernest sous les flamboyants de l'avenue Musset, il aperçut des amoureux occupés à se bécoter sur les bancs publics ; et pour la première fois il se surprit à ne plus les envier. Au contraire, il éprouva comme un bonheur à être au-delà des joies imparfaites qu'il avait connues lorsque Emily le caressait encore, alors même qu'elle et lui se croyaient parfois au comble de la félicité. L'histoire d'amour qu'il traversait en solitaire dépassait en fièvre ce qu'il avait pu imaginer à l'époque ; mais Jeremy se doutait qu'aucun des couples enlacés sur les bancs ne l'eût cru s'il le leur avait dit. Sa ferveur était pour lui, et pour Emily bien sûr, si difficile à faire partager aux vivants. Le sourire aux lèvres, il se contenta de dire à leur fils :
- My dear Ernest, je crois qu'il est temps d'accomplir le dernier rite gaucher de mon deuil : nous allons brûler Emily Hall !
Huit jours plus tard, Jeremy revêtit un costume blanc, le plus dandy qu'il possédât ; puis, le soir venu, il mit une rose blanche à sa boutonnière et alluma l'incendie qui, aussitôt, commença à dévorer cette maison qu'il avait conçue et bâtie de ses mains pour Emily. Lord Tout-Nu, la famille Cigogne et Algernon assistèrent à cet embrasement avec une émotion contenue, très britannique. Seul le zubial manifesta sans fard sa jubilation.
Cigogne pensait pouvoir se dérober à des sentiments trop vifs, à l'emprise de leur passé si fort qui, par instants, venait le titiller en de fugaces sensations, par des bribes de souvenirs enchanteurs qui lui traversaient l'esprit, tandis qu'Emily Hall flambait. Mais Jeremy tint bon, habilla son malheur d'un peu de sublime, en y croyant à leur futur radieux dont il serait le gardien. Les sagesses qu'il avait déployées depuis un an ne le mettaient-elles pas à l'abri des regrets ? Par-delà les vertiges de la nostalgie ? Il se sentait comme en franchise de toute souffrance excessive, loin des emballements du chagrin.
Quand soudain, en regardant les visages pétrifiés de ses enfants, Cigogne fut rattrapé par une tristesse énorme. Il lui sembla tout à coup que la vie lui avait confisqué Emily si vite qu'il n'avait pas assez pris d'elle. Les flammes se ruaient sur leur maison, effaçant les traces, les preuves de leur existence commune. Ses robes, ses bottines, ses romans annotés, ses parfums, ce décor fait pour leur amour, tout ce qui avait été Emily se consumait. Il eut le sentiment qu'elle mourait à nouveau, jusque dans les objets qui lui avaient appartenu. Emily Pendleton lui échappait, sans recours ! Alors des larmes lui montèrent aux yeux, et il se sentit seul comme jamais, avec son pauvre amour pour lutter contre le lent travail de l'oubli.
Ernest fut le premier à s'apercevoir que son père sanglotait. L'adolescent glissa sa main dans celle de Jeremy et lui tendit son mouchoir, avec une douceur qui se voulait protectrice. Mais il fallut bientôt essuyer les yeux de toute l'assistance. La contagion des pleurs fut immédiate, bouscula les pudeurs. Un beau relâchement qui se moquait de la retenue qui sied à une assemblée de gentlemen ! Un joli moment où la sincérité se passa de mots. Pleurer fut le seul langage qu'ils trouvèrent pour se causer, le seul qui leur permît de se sourire tout en disant l'horreur de leur chagrin.
Muet, le clan attendit l'extinction de la dernière flamme ; puis Algernon s'essuya les yeux et remit son chapeau melon avec dignité. Sir Lawrence s'éclipsa sur son ketch amarré dans la baie. Lord Cigogne fit ensuite monter tout son petit monde dans le tilbury, sans oublier le zubial. La sérénité de Cigogne était à présent extraordinaire ; elle se sentait dans toute son attitude, sur ses traits radieux, dans ses yeux encore mouillés. Il contempla une dernière fois les cendres de ce qui avait été leur demeure, et fit claquer son fouet. Emily habitait désormais son cœur de Gaucher, pour l'éternité.