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- Une maison peut-elle vraiment aider à aimer ?
- I'm afraid, not ! répliqua lord Tout-Nu. Mais c'est beau de le croire, n'est-ce pas ? L'île des Gauchers ne s'est-elle pas bâtie sur des espérances ? Ici, nous croyons aux vertus des chimères !
Cette réponse ambiguë laissa Cigogne perplexe. De retour à Port-Espérance, Jeremy et Emily se mirent à rêver de la maison qu'il convenait de bâtir pour qu'elle les protégeât non seulement des typhons mais aussi des pièges de la vie à deux. Maladroitement, ils dessinaient des plans susceptibles de favoriser leur bonheur, les jetaient au panier, négociaient l'ouverture d'une porte, se querellaient sur les verrous qu'il était judicieux de poser ; dix fois ils s'y reprirent sous les yeux amusés de Peter, Laura et Ernest.
Pendant leur absence, les enfants avaient découvert l'école gauchère et ses singularités. Naturellement mixte, alors que l'Angleterre de 1933 ignorait encore cette notion malsaine - surtout aux yeux d'Algernon qui avait une passion fanatique pour la promiscuité masculine -, cette école s'appliquait à faire des enfants de futurs amants, capables de jeter toute leur énergie dans les embarquements de leur vie amoureuse, sans qu'on leur imposât jamais de vérité en la matière. À Port-Espérance, personne n'avait la prétention de détenir les clefs de l'art d'aimer. Les Gauchers se regardaient plus comme des chercheurs insatisfaits que comme des trouveurs assis sur des dogmes ; ils étaient trop gourmands des différentes manières d'aimer pour s'en tenir à une seule.
L'histoire qu'on enseignait dans les écoles de l'île était celle des rapports entre les hommes et les femmes ; le reste - qui, entre nous, ne présente qu'un intérêt secondaire - n'encombrait ni les tableaux noirs ni les mémoires. Sur l'île d'Hélène, les grands hommes, fictifs ou réels, se distinguaient par leur aptitude à aimer, chacun selon sa folie. Chateaubriand tenait dans les manuels d'histoire plus de place que Napoléon, relégué au rang de figurant maladroit. Musset régnait sur son époque, jetait dans l'ombre le troupeau des politiques de son temps. Le XVIIIe siècle des Héléniens était hanté par M. de Valmont, et le tapage des suffragettes anglaises pesait plus lourd dans les débuts de notre ère que l'altercation fâcheuse qui opposa la France et l'Allemagne de 1914 à 1918. Ainsi allait le cours de l'histoire dans cet archipel excentré où les écoliers n'apprenaient à écrire que pour rédiger des billets doux, et explorer les mille nuances qui brouillaient ou dopaient leurs élans. La seule véritable géographie était celle du cœur humain, et du sien propre. On y apprenait à danser, à chanter, à exercer toutes les facultés que requiert la vie sentimentale. La grande question qui accaparait les maîtres et les élèves n'était pas comment se faire aimer ? - interrogation qui semblait obnubiler le monde des droitiers -, mais comment aimer ?
Chacun à son niveau, Ernest, Laura et Peter avaient commencé à être initiés aux labyrinthes du cœur des hommes et des femmes, éveillés aux griseries des corridas amoureuses qui les attendaient. C'est ainsi que Laura lança un jour, du haut de ses quinze ans :
- Daddy, c'est simple, dessine une maison qui vous permette d'être plus libre et d'être mieux ensemble, vraiment ensemble.
Lord Cigogne regarda Laura avec effarement ; ce qu'elle venait de dire était à la fois banal et follement juste. Il n'en revenait pas d'être passé à côté d'un principe aussi fondamental de l'architecture amoureuse : davantage de vie de couple et plus de solitude ; cela répondait exactement à l'ambivalence d'Emily. Aussitôt, il attrapa une feuille de papier et conçut presque d'un jet la maison d'Emily, une maison dans laquelle la vie matérielle à deux ne prendrait jamais le pas sur leur commerce affectif ; de façon à éviter que l'un ou l'autre éprouvât la sensation d'être piégé, de s'être fait voler sa liberté.
La façade du bâtiment en teck de Nouvelle-Zélande présenterait deux portes, qui donneraient chacune dans une demi-maison ; au rez-de-chaussée, deux appartements indépendants - et complets - seraient séparés par une cloison. Chacun pourrait y couler des jours sereins en célibataire. Emily se crèmerait le physique sans vergogne de son côté, le soir ; Jeremy se délasserait loin des agaceries qui empêchent l'amour de prospérer. Il serait ainsi possible d'aller et de venir hors de la maison sans que l'autre pût exercer ce contrôle irritant et implicite qui fait du couple le lieu privilégié de la tyrannie ordinaire, sous le couvert de la plus vive tendresse. Pour jouer au mariage, il suffirait de monter au premier étage, afin de se prélasser dans la partie commune de la maison, là où une vaste chambre de copulation jouxterait celles des enfants qui seraient autorisés à rôder partout. Bien entendu, il était convenu que ni lui ni Emily ne pourraient pénétrer dans les appartements de l'autre sans y être expressément invité.
Naturellement, la structure du bâtiment permettait toutes les évolutions ultérieures au cas, très improbable, où lord Cigogne et Emily souhaiteraient davantage de vie commune. Qui sait ? Peut-être voudraient-ils un jour se faire greffer les veines et leurs intestins afin de partager jusqu'à leur digestion ! En attendant ce grand soir de fusion, la demeure des Cigogne se présenterait ainsi.
Emily accepta ce plan qui ménageait ses aspirations les plus contraires ; le gros œuvre fut réalisé sans délai, avec l'aide de sir Lawrence, sur les rives d'une baie du sud de l'île. Cette zone montueuse se donnait certains jours de brume des airs d'Ecosse. Touchés par les beautés de cette nature presque celte, Emily et Jeremy avaient fait fi des précautions de sûreté des Gauchers qui préféraient s'installer dans la grande fosse de Port-Espérance, à l'abri des morsures des typhons et des rares incursions de la piraterie malaise ; la dernière remontait à 1927. Algernon fut pourvu d'une antique winchester, et Ernest équipé d'un lance-pierre taillé dans une racine de palétuvier.
Emily et Lord Cigogne regardaient s'élever cette curieuse maison avec effarement. Pour ce couple d'Anglais nés à la fin du XIXe siècle, cette réalité qu'ils bâtissaient de leurs mains, au bord d'un lagon austral, avait ce parfum d'irréalité qui ne cessait de les étonner. Dans cette grande baie où prospéraient des pins colonnaires, ils étaient si loin de leur Gloucestershire, des manières de la société de Kensington, des gilets brodés de Bond Street ! Emily n'avait jamais connu que des bâtiments victoriens, des demeures en brique peinte de gens bien nés, tel le détestable Wragchester Hall de sa tante Mrs Bailey, ce château crénelé qui s'élevait dans les Midlands. Leur maison du bout du monde ne ressemblait à rien de ce dont un Britannique pouvait rêver. Pourtant, ces murs singuliers qu'elle montait elle-même la laissaient songeuse, pleine d'un bonheur inespéré. Elle avait le sentiment d'échapper ainsi à cette existence qu'on planifie pour vous en Europe, de dessiner son propre destin en inventant sa maison ; et cela libérait en elle une énergie toute neuve, ce tonus vivifiant qu'elle avait perçu chez les Héléniens, ces pionniers qui n'en finissaient pas de choisir leur vie.
Dès que le parquet fut clouté, Algernon s'employa à le cirer avec soin et, alors que la maison était encore inachevée, en proie aux poussières des travaux, il imposa à tout le monde l'usage de patins lustrants. C'était absurde, bien entendu ; mais cette exigence civilisatrice flattait sa sensibilité de butler égaré loin des rives de la Tamise. Algernon tenait à ce que cette demeure restât anglaise dans l'âme, même si les portes s'ouvraient à l'envers et si les ventilateurs tournaient vers la gauche. Conciliant, il s'était résigné à ce que le personnel se réduisît à sa seule personne, en tenant compte de la localisation de leur nouvelle maison, très à l'écart de Kensington ; mais il exigeait de ses maîtres une soumission totale aux rites britanniques. Sa devise était : Gauchers oui, mais Gauchers anglais ! L'Union Jack flottait donc sur Emily Hall - car tel était le nom que lord Cigogne donna à leur nouvelle demeure ancestrale - et certains matins, Algernon faisait chanter aux enfants (et au perroquet) le God save the king en hissant le drapeau sur le mât qui servait également à étendre le linge. C'était pour lui un grand moment d'émotion anglaise, un de ces instants où il sentait que tout son sang se changeait en thé, avec un nuage de lait. Sur le fil tendu entre ce mât et la maison, ses plastrons amidonnés flottaient, à côté de ses fixe-chaussettes et de ses gants blancs humides que séchaient les alizés tièdes. C'est d'ailleurs grâce à ce fil que les Cigogne apprirent un jour qu'Algernon portait des caleçons à motifs écossais ; par pudeur, on n'en parla jamais.
Au cours de ces semaines de grands travaux, lord Cigogne se sentait étrangement disponible. La certitude de posséder ensuite une demi-maison dans laquelle il serait hors d'atteinte de sa femme apaisait la peur sourde, pas très nette, qu'il avait d'elle, cette crainte informulée qu'elle accaparât toute son énergie. Toujours il avait fui une intimité prolongée avec Emily ; et plus il avait tenté de lui échapper, plus elle s'était ingéniée à lui dérober des instants de dialogue véritable qui, chaque fois, commençaient par le feu des récriminations amères qui fermentaient en elle. Le purin des couples ! Inévitablement, ce cycle très désagréable éloignait Cigogne de toute envie de parler d'eux. À présent tout allait différemment. Assuré de posséder bientôt une zone de repli, Jeremy renonçait à imposer son rythme de vie ; il se coulait dans celui d'Emily avec une satisfaction qui l'étonnait lui-même, était capable d'hésiter avec elle sur la couleur des molletons destinés à recouvrir la lunette de leurs chiottes pendant des heures ; Cigogne n'avait jamais supporté le contact d'une lunette froide en bakélite sur la chair sensible du haut de ses cuisses. Il tirait un authentique plaisir de ces spéculations ménagères qui, jadis, l'eussent d'abord laissé indifférent avant de le lasser très vite. Conscient que ces tergiversations n'étaient que prétexte pour être ensemble, il s'employait même à les prolonger ! Du rabiot, pour eux !
À l'image des Gauchers de l'île, lord Cigogne se surprit soudain à éprouver une passion furieuse pour... le quotidien ! Lui qui avait toujours regardé les détails de la vie comme autant de problèmes à régler se découvrait un joli talent pour faire du bonheur avec ces riens qui composent l'existence : préparer un thé, couper une fleur, rechercher des connivences. Cependant, il se livrait à tout cela avec la rage et l'étrangeté qui lui étaient coutumières ; car au fond, lord Cigogne restait persuadé de la nécessité de mener une existence sur mesure. Il craignait qu'un conformisme de gestes ne l'amenât insensiblement vers celui, plus gênant, de la pensée. Cet être essentiellement aristocratique s'efforçait d'être totalement lui-même dans chacune de ses initiatives, s'attachait à être bien l'auteur de ses mœurs.
Quand lord Cigogne formait le projet de couper une fleur pour Emily, par exemple, il prétendait qu'il partait à la chasse à la fleur. Ce rite nouveau - qu'il entendait léguer à sa descendance gauchère - consistait en premier lieu à se vêtir du costume à veste rouge qu'il portait naguère pour chasser le renard, sur ses véritables terres ancestrales du Gloucestershire. Il enfilait également des bottes d'équitation, découpées dans le cuir le plus fin, celui des fesses de gorille ; puis, assisté de son valet de chambre, il se hissait sur de grandes échasses afin d'apercevoir la plus belle fleur des alentours, digne de son Emily. Algernon était de la partie. Lord Cigogne exigeait à chaque fois que son butler participât à ses chasses à la fleur, en qualité de sonneur de trompe. Accoutré en hunter anglais, Algernon cavalait donc dans les fourrés, derrière son maître perché sur ses échasses qui quêtait en lançant avec entrain les taïaut traditionnels de la chasse au renard. Fier d'être associé à ce rite qui lui rappelait la vieille Angleterre, Algernon soufflait de la trompe comme un forcené ; mais comme cet équipage improvisé ne possédait pas de meute de chiens - ce qui n'eût servi à rien, on en conviendra -, cette sonnerie servait surtout à stimuler l'ardeur de la meute que formaient ses deux fils, Peter et Ernest, chargés de prospecter les sous-bois tropicaux et les taillis de fougères bleues. Dans sa jalousie naissante à l'égard de sa mère, Laura refusait toujours de se joindre à ce rite flambant neuf qui avait pour objet de rapporter une fleur rare à lady Cigogne, la fleur d'Emily.
Dès que Cigogne avait localisé sa proie, on sonnait l'hallali. Ernest et Peter rappliquaient aussitôt, ravis de jouer avec leur père qui dans ces circonstances ne quittait jamais la gravité que les enfants engagent dans leurs jeux. Avec la dignité qu'il mettait jadis à descendre de son pur-sang anglais, lord Cigogne descendait de ses échasses pour s'approcher de la fleur aux abois. Tremblant, Algernon lui tendait une paire de ciseaux afin qu'il pût servir, entendez pratiquer la mise à mort d'une fragile tubéreuse ou d'un pissenlit géant. Clac sur la tige ! La fleur tombait dans un linge brodé, humide et immaculé que tenait son valet de chambre ; la curée pouvait avoir lieu. Peter et Ernest s'élançaient alors pour rafler les fleurs qui se trouvaient autour, par brassées entières, afin de les rapporter à leur mère. Ainsi se déroulaient les chasses à la fleur de lord Cigogne. Mais, quelles que fussent ses excentricités très britanniques, l'important était que Jeremy mît une tendresse nouvelle dans ses attentions, qu'il cultivât l'art de parler par gestes symboliques, avec la certitude que cette intimité ne dévorerait pas son territoire le jour où il reprendrait une activité professionnelle qui, sans être frénétique, requerrait une énergie plus concentrée.
Un matin, Emily se mit à sa fenêtre, dans sa maison sans toit qui semblait un décor de cinéma en plein air ; ce qu'elle vit la troubla, sans qu'elle sût précisément ce que lui rappelait cette découverte. Alors, soudain, Emily comprit qu'elle avait déjà peint cette vue, en Ecosse. Dans la nuit, Cigogne avait planté des arbres de façon à reconstituer, à vingt mille kilomètres de Glasgow, ce qu'elle avait vu mille fois de la fenêtre de sa chambre de petite fille, dans le cottage de ses grands-parents paternels, au fond des Highlands où la petite Emily Pendleton avait coulé des étés délicieux. Jeremy lui avait offert une vue sur mesure. Plus le temps passerait, plus les arbres grandiraient, plus son enfance en Ecosse lui reviendrait. Ce cadeau l'émut aux larmes.
Pour le remercier, Emily mit une robe blanche de lin qu'il adorait, se coiffa comme il aimait la voir ; et lorsqu'elle le rejoignit pour le petit déjeuner, elle raconta que l'une de ses amies avait un jour voulu remercier son mari d'un présent qui l'avait touchée en se faisant belle pour lui, en passant les vêtements qu'il préférait lui voir porter. Elle n'en dit pas plus ; Cigogne saisit aussitôt qu'Emily avait vu son cadeau et à quel point elle y avait été sensible. Leurs regards confirmèrent qu'ils s'étaient compris ; et dans un silence délicieux, ils goûtèrent le plaisir de leur complicité, la ferveur de cet amour violent qu'ils éprouvaient soudain l'un pour l'autre, sous des dehors paisibles, face aux enfants et à Algernon qui étaient éloignés de se douter de quoi que ce fût. Cette retenue très britannique augmentait encore la tension qui les animait.
Ils étaient en passe de devenir d'authentiques Gauchers.
Lord Cigogne se sentait rejoindre Emily dans une vie réelle, un quotidien qui, loin de les séparer sournoisement, les reliait par ces mille sensations partagées dans une existence authentiquement commune. Cigogne s'étonnait chaque jour de devenir presque aussi réel qu'Emily ; il lui semblait avoir vécu avec elle en Angleterre comme dans un mauvais rêve, coupé du monde sensible. Mais Emily et Jeremy ne connaissaient pas encore les paroxysmes du désir, ces vertiges des sens que favorisait le surprenant calendrier de l'île d'Hélène.