Lost in the supermarket

Si la plus perdue des journées est celle où l’on n’a pas ri, celle où l’on n’a pas fait l’amour suivait de peu. Saholy pensait ce genre de chose, même si, partant du principe qu’il valait mieux être seule que mal accompagnée, elle vivait la plupart du temps en solitaire.

Elle n’en voulait à personne en particulier, ni aux femmes ni même aux hommes, si rares il est vrai. Le spécimen qu’elle avait ce soir dans son lit n’avait qu’un œil et une seule main en état de marche mais elle était grande, douce et, comme elle l’avait escompté, bigrement appliquée. Un spécimen passionné, c’était déjà ça. Pour être juste, Saholy n’avait pas eu à beaucoup se forcer.

Ils venaient de faire l’amour à toute vapeur et, allongée sur le dos, la peau de la métisse scintillait à la lueur de la lampe de chevet — une confection à base de papier éminemment japonais et d’une structure métallique récupérée dans le débarras de la ferme. Mc Cash avait adoré le moment qu’ils venaient de passer, son odeur, son ardeur, le reste. Avec la journée pourrie qu’il s’était cognée, c’était comme si le monde s’était renversé, en l’occurrence sur les draps satinés de son grand lit ; après le moment d’extase — le seul à vrai dire où il avait la paix —, le retour à la réalité lui trouait la moelle épinière : sa main blessée lui élançait et il avait un sale goût de morphine dans la bouche.

Il tira sur le pétard qu’elle avait roulé. Saholy disait ne pas beaucoup connaître Carole, qui louait une petite maison dans la campagne ; elles s’étaient surtout vues à la fin de sa maladie, quand l’assistante sociale s’était occupée de faire le lien avec les institutions qui pouvaient prendre Alice en charge. Son métier consistait à estimer la misère du monde, l’étiqueter sous des noms d’emprunt et faire ce qu’elle pouvait pour sauver les enfants du foyer, le tout au tarif syndical — en gros, le Smic.

— Mais Alice est un cas à part, précisa-t-elle : une forme mutante d’imprévoyance.

— C’est-à-dire ?

Saholy tira une bouffée du joint, le lui rendit :

— Carole avait la quarantaine quand elle est tombée enceinte. Elle travaillait comme barmaid à Rennes mais il était temps de quitter le milieu de la nuit. Elle a profité de la naissance d’Alice pour changer de vie : elle s’est installée à la campagne, s’est mise à faire les marchés, la brocante. Bref, elle a coupé les ponts avec son ancienne vie. C’était une sauvage dans son genre.

Mc Cash acquiesça — ils faisaient une fine équipe…

— Et sa famille, dit-il, ses amis ? Personne n’a voulu s’occuper d’Alice ?

— Sa famille était une bande d’illuminés, et ses amis aux abonnés absents. Alice a dormi un moment chez une copine, quand sa mère faisait les allers-retours à l’hôpital, mais la situation n’était pas viable à long terme. Quant au père, il aurait disparu de la circulation.

Elle le regarda de biais :

— Et toi, les enfants ?

— Moi, pff…

Il ne savait plus du tout où il en était.

*

Un hibou passa dans les phares de la BM, suicidaire. Il était trois heures du matin quand Mc Cash se gara en bordure du foyer de Talensac. Il venait de quitter les draps de Saholy et la chaleur de son corps, pour le coup, lui manquait. Il sortit de la voiture et ce fut pire.

Des nuages noirs bouchaient toute forme d’horizon. Il traversa le bois en aveugle, butant sur les racines et les branches qu’il distinguait à peine malgré sa lampe-torche. Le froid lui mordait les joues à défaut d’anesthésier sa main blessée et les cachets de morphine le laissaient vaseux, avec d’étranges picotements au bout des doigts.

D’après l’assistante sociale, Le Guillou avait commencé sa carrière comme éducateur de rue et il avait travaillé à l’étranger ; si les tueurs l’avaient torturé, c’est qu’ils cherchaient quelque chose. Ils avaient fouillé la longère : peut-être n’avaient-ils pas encore visité le bureau. C’était sa seule piste mais son instinct lui disait que c’était la bonne… Il se fraya un passage tant bien que mal parmi les arbres décharnés et les sapins alourdis, avant de s’arrêter à l’orée du bois : le bâtiment principal s’élevait de l’autre côté de la grille.

Cette dernière n’était pas très haute mais l’escalader d’une seule main lui tira des jurons étouffés avant qu’il bascule sur la pelouse enneigée et se cache derrière les toboggans. Aucune lumière, excepté les deux bornes du parking et le local du veilleur de nuit, près du hall. D’après ses souvenirs, il n’y avait pas de caméras de surveillance et les bureaux de l’administration se situaient sur la gauche, au rez-de-chaussée.

Mc Cash traversa la pelouse à croupetons. Les bruits de la nuit l’escortèrent jusqu’à la première fenêtre. Ses années à l’IRA et autant d’opérations policières illégales avaient fait de lui un passe-muraille : l’ouverture céda sans presque un bruit.

Les enfants dormaient dans l’aile opposée et les gueuletons à répétition avaient probablement assoupi le veilleur de nuit. L’Irlandais rangea son petit pied-de-biche, passa une paire de gants en plastique, puis se hissa jusqu’à la fenêtre et glissa à l’intérieur du bâtiment. C’était un bureau débordant de paperasses, avec un ordinateur un peu vieillot et des photos d’enfants dans leur cadre, souriants pour l’occasion. Le Guillou était célibataire : suivant le faisceau de sa torche, Mc Cash trouva son bureau au bout du couloir.

La pièce était semblable aux autres, excepté les fétiches. Il commença à parcourir les dossiers en cours, du charabia psycho-social institutionnel qu’il laissa vite tomber. Il fouilla les tiroirs encombrés de papiers et de fournitures, jeta un œil aux factures, aux chemises cartonnées, et constata bientôt que le tiroir du bas était fermé à clé. Voyez-vous ça… Aucun bruit dans le foyer, sinon les rumeurs du vent dans les arbres : le tiroir s’ouvrit sous la pression de son canif.

Il y avait là différents papiers officiels concernant d’anciennes missions à l’étranger, principalement en Roumanie : Le Guillou avait visiblement travaillé comme coopérant dans le cadre de la future adhésion, en collaboration avec les orphelinats de Bucarest.

Le tampon, toujours le même, était à l’effigie de « Hope and Faith », une ONG à caractère caritatif… Mc Cash alluma l’ordinateur sur le bureau.

Il ouvrit les icônes. Chercha. Le contenu des dossiers s’avérant aussi trépidant que les confessions d’un gravier, il inspecta la messagerie Internet. Là encore, c’était plein de courriels administratifs : le dernier datait du 24, soit la veille de sa mort, à l’attention du ministère de tutelle. Rien que de l’ordinaire. Mc Cash en profita pour chercher des informations concernant « Hope and Faith ».

D’après l’Internet, l’ONG était une organisation d’obédience catholique dont le but était d’accueillir les enfants réfugiés, orphelins ou victimes des conflits ethniques ayant eu lieu dans la région des Balkans et des anciens pays de l’Est. « Hope and Faith » travaillait aussi bien avec les gouvernements qu’avec les institutions internationales, type OTAN, tout en coopérant avec des organismes privés — fourniture de matériel médical, nourriture, vêtements, personnel de sécurité… Un scandale avait cependant perturbé le bon fonctionnement du tout, lorsqu’en 2001 des détournements de fonds avaient été révélés : plus d’un million de dollars s’était ainsi volatilisé pour le compte de sociétés-écrans, opacité probablement liée aux mafias de l’Est… Discréditée, « Hope and Faith » avait depuis réduit ses activités mais l’ONG continuait à vivoter au Monténégro, en Roumanie et en Ukraine…

Mc Cash éteignit l’ordinateur — le puzzle commençait à se reconstituer. N’observant aucun mouvement depuis le hall, il jeta un œil aux dossiers sur les étagères, en quête d’une cache, ou d’un coffre, sans résultat. Il s’agenouilla et, passant le faisceau de la lampe sous le bureau, vit qu’une enveloppe kraft était scotchée sous la tablette.

Il la découpa au canif et vida le contenu sur le buvard.

Il y avait de l’argent liquide, des dollars, qu’il effeuilla rapidement — dans les vingt mille. Il y avait aussi un billet d’avion, un aller simple pour Saint-Martin, dans les Antilles, en classe affaires. Le départ était prévu pour le 25 décembre, à vingt heures dix, aéroport Charles-de-Gaulle : soit quelques heures après son assassinat.

Chassé par les frissons, Mc Cash laissa le billet d’avion et l’enveloppe kraft dans un des tiroirs, puis il quitta le bureau sans un bruit. Dehors, la neige avait gelé et scintillait sous la lune revenue.

Il marcha dans ses pas, traces de loup dans le jardin d’enfants.

*

Saholy dormait à poings fermés, enserrant un bout de drap comme si elle allait lui tordre le cou : stigmate inconscient d’un tempérament angoissé ou japonaiserie michimesque ? De sa main valide, Mc Cash caressa sa poitrine pardessus le drap, doucement mais fermement, et resta là, extatique…

— On dirait un chat qui s’installe sur une couverture, dit-elle sans ouvrir les yeux.

Alléluia.

— Il est six heures et quart, dit-il.

— Merde.

Le borgne cessa ses caresses :

— Tu veux un café ?

— Il faut que je fasse mon sac.

— Il est où ?

— La boîte en fer, dans le frigo…

Saholy ouvrit les paupières mais à la sombre lueur qui filtrait de ses meurtrières, Mc Cash comprit que leur nuit d’amour ne ferait pas de vieux os.

Elle prit une douche. Mc Cash s’assit sur le lit, soudain las, écouta les bruits d’eau depuis la salle de bains.

Saholy avait téléphoné la veille à sa copine Dorothée, vite d’accord pour lui prêter son chalet dans le Jura — un village perdu au fond d’une vallée où, d’après elle, personne ne viendrait les chercher. L’assistante sociale avait alors joint les Plabennec et, dans la foulée, les avait convaincus de signer la décharge concernant la garde d’Alice : Saholy passerait la prendre chez eux le lendemain matin, dès huit heures. Mc Cash n’avait qu’une alliée mais elle était efficace.

La métisse réapparut bientôt, une serviette autour des seins.

— Alors ? fit-elle en piochant dans son tiroir à culottes. Comment ça s’est passé ?

Il raconta sa virée nocturne tandis qu’elle fourrait des affaires dans son sac de voyage. Ils prirent le café à la cuisine. Saholy non plus ne savait pas trop quoi en penser : la gamine que Mc Cash avait repêchée avait les cheveux noirs et les traits typés, ce qui pouvait coller avec la piste roumaine. Les enfants des rues ne valent pas cher sur le marché, ceux des pays de l’Est moins que les autres : Le Guillou avait pu garder des contacts à Bucarest, établir une filière à partir des orphelinats, ou des gosses perdus.

— Tu crois que Le Guillou servait d’intermédiaire ?

— Oui, dit-il.

— A qui ? Un pervers ? Un réseau de pédophiles ?

Il haussa les épaules :

— Peut-être…

— Tu n’as pas l’air convaincu.

— « Hope and Faith », l’ONG pour qui a travaillé Le Guillou dans les années quatre-vingt-dix, était visiblement noyautée par des groupes mafieux, dit-il. Là aussi, Le Guillou a pu avoir des contacts ; les armes de guerre qu’ils portaient, leur méthode, tout laisse croire que les tueurs sont des professionnels. L’accent du type était du genre slave. « Hope and Faith » sous-traitait avec des agences de sécurité : beaucoup de mercenaires et d’anciens soldats se recyclent dans ce type de business. Ils ont pu faire une pige pour un trafic de chair humaine, ou tout simplement faire leur job…

Le café avait goût de mazout.

— Si c’est Le Guillou qui a organisé la filière, reprit Saholy, pourquoi ses hommes se sont retournés contre lui ?

— Parce qu’il n’était pas le commanditaire, répondit l’ex-flic : juste un intermédiaire…

Évidemment.

Saholy commençait à ne pas du tout sentir cette affaire : si au début leur aventure avait quelque chose de plutôt cocasse, ça virait à l’orage et elle n’avait aucune envie d’être là quand il éclaterait. Grandes mains ou pas, ce type lui fichait la frousse.

Mc Cash fuma dans son café pendant qu’elle réunissait ses affaires.

Le Guillou s’apprêtait à fuir : le billet d’avion qu’il avait trouvé dans son bureau avait pour destination Saint-Martin, une île des Antilles connue pour sa zone franche, ses trafics de drogue et son blanchiment d’argent. Plus surprenant pour un coup vraisemblablement préparé de longue date, Le Guillou avait payé son billet plein pot, sur un vol régulier. Il l’avait donc pris au dernier moment. Ce petit voyage aux Antilles n’était par conséquent pas prévu. D’ailleurs, au foyer, personne n’était au courant de son départ. Le Guillou avait fui devant quelque chose — ou quelqu’un ? Il y avait à peine vingt mille dollars dans l’enveloppe kraft : pas de quoi s’acheter un autre avenir, même en toc…

Sauf si Le Guillou avait une deuxième planque.

Ou s’il attendait une grosse somme d’argent.

Ou s’il avait reçu une grosse somme d’argent et que quelqu’un n’avait pas eu envie de partager.

De toutes les façons, Le Guillou n’était qu’un rat parmi les hyènes.

— Qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là ? demanda Saholy, en jetant son sac de voyage dans l’entrée. Balancer les tueurs un à un dans le Meu, remonter la filière roumaine et mettre le feu aux pays de l’Est pour leur apprendre à ne pas vendre leurs orphelins sur le Super Marché ?

— Contente-toi de mettre Alice au vert, dit-il.

Son portable sonna alors depuis la poche de sa veste, quelque part dans le salon. Il l’attrapa de justesse. C’était Bulteau.

Le vieux copain flic n’avait rien perdu de son efficacité : le numéro de téléphone qu’il lui avait fourni la veille était le portable privé d’Alain Blanckaert, un jeune capitaine d’industrie qui, après avoir fait fortune dans le commerce du bois, développait ses activités dans les travaux publics — il y avait un portrait de lui dans le dernier Valeurs actuelles. Pour information, le siège social de sa société était basé en Seine-Saint-Denis et son domicile à Paris, dans le 15e arrondissement.

L’œil du borgne vira au trouble — a priori aucun rapport avec des mercenaires d’Europe de l’Est…

— Il a téléphoné ce matin ? On a pu le localiser ?

— Oh ! Tu crois quand même pas que j’allais lui demander les fadettes ! rigola Bulteau à l’autre bout des ondes. Je te rappelle que pour surveiller les appels, il faut une commission rogatoire : mon contact a déjà été bien conciliant en me fournissant ces renseignements, de manière illégale je te le rappelle, tu seras aimable de t’en contenter, et surtout de la boucler quant à sa provenance : je ne te couvre pas sur cette affaire, vu ?

— Ouais.

Mc Cash raccrocha en oubliant de dire merci.

Saholy avait empoigné son sac de voyage.

— Qu’est-ce que tu as à faire cette gueule ? lui lança-t-elle.

— Blanckaert, tu connais ?

— Non. C’est qui ?

— Un type qui fait du business dans les travaux publics.

Elle secoua sa tignasse brune :

— Je ne connais que des lopettes.

Des pierres taillées roulaient de ses meurtrières — sa façon de sourire.

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