The right profile

— Comment ça va, vieux chnoque ?

— Au poil. Et toi ?

— Ça dépend des jours…

— Allons donc.

— Bah, mon mari est mou en ce moment.

— Le pauvre. Dois-je le prendre pour une invitation ?

— Là c’est Noël, laisse tomber. Mais une autre fois, ouh là là ! (Elle rigola.) Tu es à Paris pour longtemps ?

— Mystère total, fit Mc Cash. Je cherche un type, Alain Blanckaert. Il est parti ces jours-ci pour une destination inconnue : tu peux me le retrouver ?

Sonia travaillait à l’Immigration. Ils s’étaient connus alors qu’il venait de divorcer d’Angélique, à la fin des années quatre-vingt. Ils s’aimaient surtout d’amitié mais coucher ensemble leur avait toujours remonté le moral — Sonia était noire de peau et il adorait ses grosses fesses charnues qui dansaient comme des montgolfières…

— Blanckaert, nota-t-elle depuis le combiné ; comment tu l’écris ?

— Comme un cycliste belge.

— Je suis né au Mali, mon chéri.

— Ce qu’on rate quand on est pauvre… Blanckaert a son portrait dans le dernier Valeurs actuelles : à mon avis, tu peux chercher en classe affaires.

— C’est qui ce type ?

— Un requin du BTP, dit-il, genre Bouygues.

— Toujours aussi mauvais esprit ! s’amusa-t-elle.

— Faut bien mettre son intelligence quelque part.

Sonia rit dans le combiné. Elle avait l’air heureuse, malgré son mari mou. Décidément, il n’y comprenait rien aux femmes.

— Bon, minauda-t-elle, je vais voir ce que je peux pour toi…

— Tu me rappelles quand ?

— Quand-on-voudra-quand-tu-voudras…

Elle chantait un vieux tube nase.

— Putain, dit-il, tu es toujours aussi cinglée…

*

Comme on pouvait le lire dans le portrait flatteur paru dans le magazine susnommé, Alain Blanckaert avait bâti un empire sur le trône de son père, promoteur. La fortune du fils prodigue avait grossi à mesure que son champ d’action se diversifiait : construction, spéculation immobilière, tourisme, il avait développé ses activités à l’étranger — clubs de vacances en Tunisie, thalasso à Majorque… À quarante-huit ans, l’homme d’affaires était à la tête d’un groupe coté en bourse et semblait bien décidé à absorber la concurrence : il venait de faire main basse sur un des principaux tour-opérateurs européens. On le disait ambitieux, dur en affaires — quelle surprise — et peu regardant sur le code du travail, mais tout cela ne menait pas loin : Blanckaert n’avait visiblement pas d’activités en Europe de l’Est, il ne sponsorisait aucun orphelinat, ni en Roumanie ni ailleurs, encore moins aux îles Saint-Martin.

La note des RG que l’Irlandais se procura via sa vieille copine Nathalie n’était guère plus fouillée : Alain Blanckaert était divorcé, sans enfants, on lui prêtait plusieurs maîtresses, mais aucune déviance sexuelle connue : les « hôtesses » qu’on prêtait aux chefs d’entreprise pour encourager la signature des contrats semblaient lui suffire. Question affaires, l’homme était effectivement redoutable et n’hésitait pas à user de dumping pour décrocher ces fameux contrats mais là encore, aucun mouvement d’argent n’avait été enregistré à destination de paradis fiscaux antillais, susceptible de coller avec la piste Le Guillou…

Mc Cash cherchait des informations sur les tueurs qui avaient exécuté les Plabennec quand Sonia appela sur son portable.

— J’ai retrouvé ton coureur cycliste, annonça-t-elle, joviale.

— Chapeau.

— Ce n’était pas très compliqué, renchérit-elle : il était enregistré sur le vol Paris-Marrakech du 25 décembre.

Aucun rapport avec l’enquête.

— Un départ précipité ? demanda le borgne.

— Non. Le billet a été émis il y a un mois.

Bien avant la noyade de la gamine.

— Blanckaert n’est pas seul, enchaîna-t-elle ; une personne l’accompagne, Philippe Levasseur. D’après les passeports, le premier est domicilié à Paris, dans le 15e arrondissement, le second à La Noye, Ille-et-Vilaine.

Un village situé à quelques kilomètres de Montfort. Enfin.

— Retour prévu ?

— Le 29, répondit Sonia.

Ça lui laissait trois jours.

— Tu es ma négresse préférée, déclara-t-il.

— Et toi mon vieux toubab.

Son rire tonitruant réchauffait la couenne.

Ils regrettaient leurs tours en montgolfière.

*

— Levasseur, ça te dit quelque chose ?

— Levasseur ?

— Philippe Levasseur.

— Oui, bien sûr, concéda Saholy. Il a un bureau d’études près de Rennes.

— Il joue aussi au tennis !

— Quoi ?

— Alice me dit que Levasseur joue aussi au tennis, répéta Saholy depuis son portable.

— Comment elle va ? demanda Mc Cash.

— On a fait de la raquette aujourd’hui, et on a loué des skis pour demain.

— C’était trop bien ! beuglait la gamine dans son dos. J’ai même vu une marmotte !

Menteuse : les marmottes se réveillent au printemps.

— Et ton nez ? s’enquit l’Irlandais.

— Il tient.

La métisse tenait la distance.

— Attends, je m’éloigne, dit-elle.

Il y avait maintenant des bruits de vent dans l’écouteur. La voix de Saholy aussi avait changé :

— Tu as des nouvelles ?

Le quadruple meurtre dans le lotissement d’une petite ville d’Ille-et-Vilaine avait fait le tour des rédactions, d’autant que la gamine de la famille d’accueil semblait avoir disparu. On vérifiait les pistes avant de lancer un avis de recherche mais ça sentait la grosse affaire : un autre crime avait eu lieu la veille, à quelques kilomètres à peine…

— Restez au vert le temps que je m’explique avec Blanckaert, dit Mc Cash, laconique. Je t’ai dit que je prenais tout sur moi, pour ça tu peux me faire confiance.

Ce n’est pas parce qu’elle le croyait que Saholy était rassurée.

— Et Ledu ?

— Laisse tomber, je te dis. Tenez-vous le plus loin possible du monde moderne et tout ira bien… D’après toi, Levasseur connaissait Le Guillou ?

— Ça m’étonnerait, dit-elle en boudant.

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas le même monde : Le Guillou faisait plutôt dans l’austère. Levasseur, lui, ce serait plutôt la flambe. Voiture de sport et compagnie. Il a une gentilhommière à La Noye, pas loin de Montfort. C’est pour ça qu’il traîne dans le coin de temps en temps.

C’était lui, le lien.

— Célibataire ? demanda Mc Cash.

— « Coureur » serait plus juste.

— Tu le connais ?

— Un peu, répondit-elle. Je connais surtout ses copines.

— Quel rapport avec Blanckaert ?

— Faudrait lui demander, suggéra Saholy.

— Ouais… Bon, embrasse la petite, dit-il avant de raccrocher. On se rappelle.

— Ce que ça doit être chiant d’être femme de flic…

Toute sa vie résumée en une phrase.

Mc Cash dormait depuis deux jours chez Sean, son vieil ami celte qui, comme lui, avait commencé sa carrière à l’IRA dans les années soixante-dix avant de se recycler, via la préfecture de Créteil, dans l’aide internationale pour les réfugiés politiques. Ils burent du whisky hors d’âge en parlant du pays qui, à les entendre, leur manquait comme une jambe.

Au petit matin, outre un vrai-faux passeport au nom de Karl Autis, Sean lui avait fourni le nom d’un homme à Marrakech, Hamed, son contact sur place, un réfugié politique qui pourrait lui procurer arme, voiture et autres services.

Mc Cash n’allait pas attendre le retour de Blanckaert pour savoir s’il était le commanditaire du meurtre de Le Guillou, ni le complément d’enquête de sa copine des RG : la messagerie de son portable était pleine, Ledu le convoquait d’urgence dans son bureau et s’étonnait de le voir absent — il était passé plusieurs fois chez la vieille folle sans trouver personne — et il était clair que sa disparition ferait bientôt de lui le suspect numéro un.

*

L’aéroport de Roissy donnait une idée du Parc des Princes dans cinquante ans. Mc Cash embarqua porte numéro 10 et, muni de son nouveau passeport, grimpa dans l’Airbus A trois cents machin.

Le borgne était terriblement mal à l’aise malgré son allure de vacancier : c’était en effet la première fois en trente ans qu’il évoluait en public sans bandeau, pour ainsi dire à l’air libre, la prothèse visible à des kilomètres à la ronde… Les femmes le dévisageaient ouvertement, les hommes le défiaient du regard, même les mômes se gaussaient dans son dos. Après toutes ces années passées soi-disant incognito, il se sentait aussi nu et ridicule qu’un putain de ver de terre.

Son bandeau était devenu tabou.

Et puis qui lui disait qu’il n’était pas en train de loucher de son œil mort, là, en ce moment même ? ! Hein ? ! Qui ? ! Qui lui disait qu’il n’était pas qu’un putain de ver de terre qui ne louche que d’un œil ? ! Une espèce de débile mental avec une boule de flipper à la place de la pupille, qui ferait n’importe quoi !

— Ça ne va pas, monsieur ? demanda l’hôtesse de l’air.

Sa voix de pintade rappelait les solos de guitare des années quatre-vingt.

Mc Cash envoya paître l’espèce de dînette qu’on tenta de lui servir, dormit une heure la bave aux lèvres alors que des turbulences secouaient la carlingue avant d’atterrir sur le petit aéroport de Marrakech.

Des palmiers poussiéreux s’époussetaient le long de la piste. Suivant la file des touristes, l’Irlandais passa sans embûches les différents contrôles et sortit de l’aéroport, la mine chiffonnée.

Les cimes du Haut Atlas émergeaient de la brume, phares terriens immaculés. L’air était frais, le soleil accueillant — Mc Cash n’en avait pas vu de semblable depuis au moins… Angélique. Il mit des lunettes noires et se sentit mieux. Les chauffeurs des mini-taxis hélaient les touristes en arrivance, le bras sur la portière. Conformément aux indications de son ami Sean, il trouva la voiture sur le parking d’une agence locale non franchisée, une 205 blanche, dont un certain Driss, « cousin » de Hamed, lui remit les clés. L’homme souriait et ne posait pas de questions.

Mc Cash prit le volant puis la quatre-voies qui menait à la médina.

Le vent paradait par les vitres ouvertes, les couleurs du sable étaient contrastées, la lumière d’une vivacité d’acrobate. Il traversa le quartier moderne de Guéliz et atteignit la vieille ville.

Si les remparts en pisé d’argile et de chaux avaient résisté aux siècles et aux caravanes des tribus qui se disputaient l’or de Guinée, la ville de Marrakech était aujourd’hui une forteresse ouverte à tous les vents, à commencer par celui du tourisme. Les avenues convergeant vers la place Jemaa-el-Fna, Mc Cash s’englua dans la circulation passablement anarchique malgré les gesticulations d’un policier en gants blancs : mobylettes, vélos, camions, calèches, taxis, il roulait à peu près de tout. Il se gara n’importe où.

Au cinéma de la rue Bab-Agnaoyu, on avait le choix entre deux films de castagne. Sous les affiches viriles, des groupes d’adolescents habillés à l’occidentale commentaient le défilé des touristes : un rebelle berbère indiqua à Mc Cash la rue El-Mouahidine. Le riad où il avait rendez-vous avec le dénommé Hamed se situait cent mètres plus loin.

Des enfants jouaient au foot dans la ruelle en travaux.

Bismillah ! glapit l’un d’eux. Qu’est-ce que tu as à faire cette tête, m’sieur ? ! Tu n’aurais pas un dirham ? M’sieur ? Hey ! M’sieur, m’sieur ! Un dirham !

Un dégagement sur les toits voisins leur coupa le sifflet.

Le couple qui tenait le riad Clémentine était souriant, le patio intérieur orné de mosaïques et de stuc raffinés qui lui arrachèrent à peine un regard : un homme l’attendait assis à une table de fer-blanc, Hamed.

Il se leva à son approche et, affable, se présenta la main sur le cœur. Après quoi Hamed lui proposa de prendre le fameux whisky marocain — un thé à la menthe — à la terrasse supérieure, qui donnait sur les toits.

Tunisien opposant à la dictatocratie du président Ben Ali, réfugié au Maroc depuis trois ans, Hamed était un jeune homme vigoureux à la chemisette et aux Nike flambant neuves, le sourire malin et les yeux rouges à y laisser passer des piétons. Il dit qu’il ne connaissait pas Sean personnellement mais qu’il avait du très bon haschisch et des armes de poing, avec des munitions, s’il y mettait le prix.

— Quel type d’arme ?

Hamed se fendit la poire comme si le borgne était réellement hilarant :

— Oh ça, mon ami, ça dépend de ce que je trouverai !

— Un calibre 38, Smith & Wesson de préférence, dit Mc Cash, avec une boîte de balles. Il me faudrait aussi un gourdin. Assez vite, si tu vois ce que je veux dire.

Hamed leva les mains au ciel comme si Dieu y était accroché :

— Tu sais ce qu’on dit ici : celui qui est pressé est déjà mort ! Ha ha ha !

— Tu n’as qu’à te dire que je suis décédé. C’est pour une affaire urgente et je n’ai pas envie de traîner dans les environs.

Hamed haussa les sourcils, comme quoi il était un drôle de zozo, avant d’acquiescer : qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un ami pareil…

— Ça te coûtera deux mille dirhams, annonça-t-il.

— Dis donc, pour un bout de bois et une pétoire, c’est pas donné.

— Non, mais c’est illégal. Et les policiers sont sur les dents ces temps-ci, avec les islamistes… C’est payable d’avance, ajouta le Tunisien.

Mc Cash n’avait pas trop le choix.

— J’aurai ça quand ?

— Pas avant ce soir, répondit Hamed. Mais j’ai de quoi te faire patienter… (Il sortit une boulette de résine brune, qui fondit littéralement sous la flamme de son briquet.) Tiens mon ami, goûte-moi ça…

Le borgne hocha la tête, circonspect : son contact avait surtout l’air d’un dealer de shit.

Il lui donna l’argent et fuma deux lattes de son excellent haschisch.

— Il y a autre chose que je peux faire pour toi ? demanda Hamed.

— Oui. Je cherche un homme : un Français. Ou plutôt deux.

— De quel genre ?

— Du genre plein aux as.

Bismillah !

— Ouais. Tu crois que toi ou un de tes cousins pourrait se charger de faire le tour des palaces en distribuant quelques bakchichs ?

Le visage du Tunisien s’illumina :

— Pas de problème, mon ami ! J’ai des contacts dans tous les hôtels !

— Discrètement, évidemment.

— J’ai les gens qu’il te faut ! assura-t-il, prenant ses mains à témoin. Pas de problèmes ! Nous sommes une grande famille !

— Je croyais que tu étais réfugié tunisien ?

— Oui, oui ! Nous sommes une grande famille politique !

N’importe quoi.

Mc Cash allongea quelques billets sur la table, déchira une page de son carnet et griffonna ses informations.

— Le type s’appelle Blanckaert, dit-il. L’autre Levasseur. Il me faut l’info pour ce soir. Rendez-vous à huit heures à la terrasse de l’Agarna.

Inch’ Allah !

Le Tunisien souriait benoîtement, les yeux rubiconds.

— Je m’en tamponne de ton Allah, fit Mc Cash. Et je te conseille d’être à l’heure…

Загрузка...