Ivan meets GI Joe

Gaétane et François Plabennec ne pouvaient pas avoir d’enfants, ou du moins pas ensemble. Catholiques convaincus, l’assistance médicale s’avérant inefficace, ils s’étaient constitués famille d’accueil. La charité serait leur deuil.

Alice était la troisième fille à habiter chez eux. Ils vivaient au fond d’un lotissement, un pavillon Lemoult Bernard qui datait des années soixante-dix. La zone industrielle s’étant étendue jusqu’aux champs alentour, ils avaient aujourd’hui pour voisins une demi-douzaine de franchises aux devantures closes et une maison individuelle aux volets fermés, dont on devinait le toit d’ardoise triste derrière la haie. Saholy gara sa Clio à une vingtaine de mètres.

Il faisait encore nuit. Mc Cash se pencha pour scruter le pavillon des Plabennec, ne vit que des cyprès.

— Au fait, tu ne m’as toujours pas dit ce que tu as raconté aux Plabennec pour qu’ils te laissent la garde d’Alice…

— T’occupe.

Saholy zippa le long manteau noir cintré qui soulignait sa silhouette et ouvrit la portière :

— À tout à l’heure.

Mc Cash la regarda filer, poursuivie par les nuées.

Huit heures du matin : l’Irlandais alluma une cigarette, fuma le temps de trouver l’inspiration, trouva une série de bobards crédibles et téléphona au siège social d’Alain Blanckaert, en Seine-Saint-Denis.

D’après l’une des assistantes de direction qu’il réussit finalement à joindre, le big boss était parti passer les fêtes de Noël à l’étranger. Elle n’avait pas dit où. Elle lui demanda de répéter son nom mais il raccrocha. Il passa alors d’autres coups de fil, toujours de sale humeur, un œil sur le portail des Plabennec — huit heures douze : qu’est-ce qu’elles foutaient…

Mc Cash n’avait aucune idée de ce qu’un homme d’affaires comme Blanckaert venait faire dans un trafic d’enfants : il lança des recherches via ses anciens réseaux concernant les vols en partance pour l’étranger (Pascale lui dit d’aller se faire voir mais Sonia accepta avec joie), puis il réveilla son vieil ami Sean qui, après l’avoir traité de fucking one-eyed bastard, comprit qu’il allait bientôt rappliquer à Paris :

— Pour affaires ? demanda Sean.

— Un passeport, c’est jouable ?

Bullshit.

Huit heures vingt et une : l’aube livide pointait au-delà des toits. Trouvant le temps long, il appela Saholy. Le portable était coupé.

Une volée de flocons balayait la rue vide. Mc Cash contourna le pavillon.

Le jardin était clôturé : il passa par-dessus en pestant et atterrit dans les cyprès. Il faisait noir, on ne percevait aucun bruit. Il traversa la pelouse enneigée jusqu’au garage, aperçut une lumière assez faible derrière les volets du salon mais toujours aucun bruit de conversation. Un crachin glacé fouetta son visage quand il empoigna son calibre 38 : d’un coup d’épaule expert, il ouvrit la porte coulissante du sous-sol et pénétra dans la cave.

Il y faisait sombre. La lumière d’une ampoule éclairait le réduit un peu plus loin. L’odeur était repoussante. Il avança doucement, épia les bruits à l’étage, entendit ce qui ressemblait à des bruits de pas furtifs. Il approcha du réduit et là bloqua un peu plus sa respiration : il y avait deux personnes adossées au mur.

Des capuches recouvraient leurs visages mais il s’agissait d’un homme et d’une femme à terre, en pyjama et chemise de nuit. Ils avaient les pieds et les poings liés avec du scotch renforcé. Ce qui ressemblait à l’impact d’une balle avait éclaté leur crâne et le mur en était moucheté en dépit des capuches. Ils gisaient le buste incliné l’un contre l’autre, les jambes souillées d’excréments. Mc Cash eut un haut-le-cœur en soulevant les capuches — il ne connaissait pas l’homme bâillonné mais la femme était Gaétane Plabennec, qu’il avait croisée l’autre soir. Tous les deux avaient été sauvagement battus.

Mc Cash vida ses poumons, expulsant la peur qui lui coupait les jambes — Alice… Ne pas penser. Il quitta le réduit et se dirigea à pas de velours vers l’escalier qui menait à l’étage — ils étaient là-haut. La lumière de la cave s’alluma en grand.

Saholy descendit les premières marches, poussée par un homme corpulent qui la tenait par la racine des cheveux. Elle était bâillonnée, les mains dans le dos, et son visage terrorisé pissait le sang. Ils tombèrent nez à nez. La métisse voulut aussitôt se jeter dans l’escalier mais l’homme la tira vers lui et plaqua le canon d’un revolver sur sa tempe. Saholy comme bouclier, il éructa dans sa langue, intimant au borgne de lâcher son arme tout en appelant son partenaire à l’étage.

Mc Cash tira à bout portant, une balle de .38, qui lui perfora la pommette. Propulsé contre les marches, l’homme lâcha Saholy : elle s’écroula sur le béton froid de la cave. La poudre faisait presque oublier l’odeur de merde : Mc Cash grimpa l’escalier à toutes jambes, piétina au passage le corps sans visage et jaillit dans le couloir. Le sifflement caractéristique d’un silencieux claqua sur sa gauche, pulvérisant l’arête du mur. Il bondit face à lui, se réfugia dans les toilettes, haletant. La lumière tamisée du salon éclairait faiblement le couloir : l’ennemi était dans l’entrée. Mc Cash n’avait plus qu’une idée : le réduire à néant.

Un nouvel impact fit voler le plâtre à quelques centimètres de son bandeau.

— Sors de là ou je tue la fille ! cria la voix.

Alice couina à l’autre bout de la pièce. Mc Cash tira deux balles dans l’embrasure de la porte vitrée du salon, qui vola en éclats, et s’élança vers la cloison de placoplâtre. Le tueur tapi dans l’ombre jaillit à son tour et vida son chargeur, ratant sa cible mouvante qui venait de contourner le mur : Mc Cash tira à travers la cloison de placo, trois coups en aveugle. La première balle toucha le jerricane posé sur le fauteuil, qui prit feu aussitôt, la deuxième toucha l’homme au poumon, la troisième rata de peu sa gorge. Projeté par l’impact, il recula contre le mur mais n’avait pas lâché son arme.

Une fumée âcre emplissait le couloir. Quand Mc Cash se précipita dans le salon, l’homme visait Alice, cachée derrière le canapé : une deuxième balle lui troua le ventre. Il tomba sur le sol en feu, se tordit dans un râle.

Alice tremblait de peur derrière le sofa. Mc Cash jeta un œil mauvais sur l’homme à l’agonie — le trou dans son ventre ne lui laissait aucun espoir —, poussa du pied le Smith & Wesson et vint enfin auprès de la petite.

Elle ne portait qu’un tee-shirt trop grand qui avait dû appartenir à sa mère et un regard qui hurlait en silence.

— On ne va pas rester là, dit-il doucement, pour ne pas l’effrayer. Il faut que tu te lèves.

Trop choquée pour pleurer, Alice ne bougeait pas. Elle était une poupée de plomb.

— Allez viens, dit-il en lui prenant le bras.

Il y eut un bruit de crépitement dans son dos et une forte odeur de brûlé. Le feu avait pris aux rideaux et aux papiers peints dégueulasses. Mc Cash dressa Alice sur ses jambes et, sans lui laisser le temps de réfléchir, lui dit de s’habiller en vitesse. La gamine grimpa dans sa chambre, livide.

Mc Cash fouilla les poches de l’homme qui venait de mourir, recroquevillé sur le tapis, trouva des papiers dans un portefeuille — ceux d’un certain Grégoire Marcus. Le tampon était celui du ministère des Armées…

Le feu gagnait dans le salon — la moquette et les tapis en acrylique prenaient comme des torches nauséabondes. Trop tard pour s’en occuper. Les voisins, les pompiers, tout le monde allait arriver. Ils n’avaient pas une seconde à perdre… Alice descendit, un jean et un pull sur le dos : Mc Cash l’attrapa par la main, décrocha son anorak bleu du portemanteau et fila par la cave.

Le type dans l’escalier correspondait au signalement de l’homme entrevu chez Le Guillou, du moins dans son souvenir. Il obligea Alice à détourner les yeux — la balle lui avait emporté la moitié du visage.

L’homme avait un passeport ukrainien, un couteau de guerre semblable à celui qui lui avait entaillé la main et un nom : Papertis… Leur véhicule devait être garé quelque part en bordure du lotissement mais il n’avait pas le temps de se lancer à sa recherche. Alice s’était portée au secours de Saholy, qui gisait au pied des marches, entravée : des larmes avaient coulé sur son visage poisseux, elle faisait peine à voir. Mc Cash la libéra d’un coup de canif. Elle avait la tête cabossée après sa chute et une vilaine blessure au nez — le sang avait coulé dans son cou…

— Il faut qu’on file, lâcha-t-il avant qu’elle ait pu dire un mot. Tout de suite.

*

Le ciel blanchissait à l’horizon. Sur le siège passager de la Clio, Saholy avait du mal à reprendre ses esprits.

— Tu aurais pu me tuer tout à l’heure, dit-elle.

Le projectile l’avait frôlée.

— Ces types sont des militaires, dit-il, des tueurs professionnels : il m’aurait tué aussitôt avant de te loger une balle dans la tête.

— Comment peux-tu en être sûr ?

— Tu veux qu’on demande aux Plabennec ?

Ça la calma un peu.

La Clio envoyait des gerbes de pluie grise : ils fonçaient sur la quatre-voies détrempée, la plupart du temps sur la file de gauche, évitant les camions. La circulation était dense, Saholy pissait le sang sur le siège, retenait son nez dans le mouchoir. Il fallait lui trouver un médecin — l’appendice était probablement cassé. À l’arrière, Alice n’avait toujours pas dit un mot.

Mc Cash les avait traînées hors du pavillon jusqu’à la voiture et avait pris le volant. Saholy n’était pas en état de conduire et il ne faisait pas bon rester dans le secteur. Les persiennes des voisins étaient closes, ils étaient partis en vacances et il y avait une chance pour que personne ne les ait vus — les allées du lotissement étaient vides et les coups de feu tirés à l’intérieur de la maison n’avaient, semble-t-il, pas alerté le voisinage. Le feu s’en chargerait. Ils avaient pris la quatre-voies de Rennes, toute proche, sans appeler Ledu. Les types qui les attendaient chez les Plabennec n’étaient pas seulement des mercenaires à la solde du plus offrant, ils étaient aussi très au courant des faits et gestes d’Alice et dûment protégés : celui qui parlait français avait sur lui un document de l’armée. Vrai ou faux, la gendarmerie relevait du même corps. Ledu menait les opérations à sa guise et, chargé de l’enquête, il pouvait tout aussi bien les couvrir. Mc Cash ne pouvait pas prendre ce risque. Pas avec la petite dans les parages.

Trop secouée pour protester, Saholy s’était rangée à son avis. Mc Cash hésitait. Il manquait d’informations. La piste des pays de l’Est semblait la bonne, restait à savoir dans quel pays Blanckaert s’était rendu. Sean allait l’aider… Il se tourna vers la métisse, qui faisait des tas avec ses mouchoirs ensanglantés.

Ils dépassaient Le Mans et les affiches publicitaires pour leur circuit de bagnoles : il jeta un œil sur les rétroviseurs et, au dernier moment, prit la bretelle de sortie.

*

Personne n’avait faim en sortant de chez le médecin. Saholy avait gémi quand il avait fallu remettre en place les cloisons de son nez, elle arborait maintenant un pansement blanc qui lui masquait la moitié du visage et son humeur variait entre l’orage d’été et le naufrage à deux.

Ils avalèrent un mauvais sandwich dans un bistrot et échangèrent quelques mots, les premiers véritables depuis l’horreur du matin.

Alice en profita pour pleurer.

Mc Cash ne savait pas ce qu’elle avait vu exactement, ce qu’elle allait penser de lui, sinon qu’il portait la mort comme un collier de cobra, mais la voir assise sur la banquette du bistrot avec son anorak miteux et ses longs cils collés de larmes lui arracha des bouts d’entrailles dont il n’avait plus que faire.

— Il est pourri ton anorak, grogna-t-il alors qu’elle se remettait à peine. On va t’en acheter un autre. Qu’est-ce que tu en penses ?

Quand, gamin, il sortait d’une séance de torture chez le dentiste, sa mère lui achetait un soldat chez O’Kelly, le magasin de jouets, à Belfast : ça lui faisait du bien.

Alice ne disait rien. Assise près d’elle sur la banquette, Saholy lui caressait les cheveux comme s’ils étaient très doux…

*

La gamine avait le cœur dans les genoux mais des goûts très arrêtés : elle trouva un blouson blanc et noir à mille lieues de sa pelure, dès le deuxième magasin visité. Il n’était pas très chaud mais il était rock, et « quand on a Strummer en soi, on s’en tamponne du froid », avait-il dit pour détendre un peu l’atmosphère… Alice ne comprenait pas tout ce qu’il disait, d’autant qu’il jurait souvent en anglais, mais lui faire un cadeau à ce moment-là la regonfla un peu.

Saholy, elle, aurait écorché un serpent avec ses dents. Ils reprirent la route.

Épuisée par la nuit qu’elle venait de passer, Alice s’endormit à l’arrière de la Clio, la tête contre la vitre. Saholy avait pris le volant pendant que, par téléphone, l’ex-flic réactivait ses réseaux parisiens. Sean l’attendait ce soir. Il dormirait chez lui, le temps de retrouver la trace de Blanckaert.

Ils firent une halte dans une station-service Total, aussi minable que les autres, avec des berlines bourrées de cadeaux, des gosses endimanchés et des parents rotants. Mc Cash fit le plein, paya à la caisse, tira trois cents euros en liquide et, à la recherche du dernier Valeurs actuelles, trouva Alice devant le stand des peluches… Peut-être que, comme lui, elle cherchait un compagnon…

— Qui est-ce qui va s’occuper de votre chien ? ! demanda-t-elle en le voyant.

— Quoi ?

— Qui va s’occuper de votre chien pendant votre absence ?

Elle avait de drôles de préoccupations.

— Je m’en fous de ce clébard, s’agaça-t-il.

Ses cils de girafon battaient sous les néons dégueulasses. Tu parles qu’elle dormait…

Manquant d’éborgner une mère de famille, Mc Cash fit claquer les portes battantes de la station-service : il n’avait plus de morphine, son œil mort le faisait de nouveau souffrir, il avait eu une peur épouvantable pour Alice et ils allaient bientôt se quitter… Saholy attendait adossée à la Clio.

— Ça va pas ?

— Ça va passer.

Le ciel sombrait sur l’aire d’autoroute. Mc Cash croisa ses meurtrières, y vit des étincelles sur fond d’onyx. Colère stationnaire. Des gens passaient, indifférents.

— Je te dis que ça va passer, répéta-t-il en lui donnant l’argent retiré tout à l’heure.

Comme Alice arrivait, Saholy n’insista pas.

Ils roulèrent jusqu’aux portes de Paris. Pagny, Johnny, la radio débitait ses conneries habituelles ; Mc Cash demanda à la métisse si elle n’avait pas les Clash mais elle ne possédait que deux CD, Arvö Pärt et Rabih Abou-Khalil.

— C’est qui les Clash ? demanda Alice à l’arrière.

Elle revenait doucement à la vie.

— Le groupe de Strummer, répondit-il.

— Celui dont vous parliez tout à l’heure ?

— Joe Strummer.

— C’est qui ?

— Décidément, les gosses, vous n’y connaissez rien.

— Hey, c’est pas parce que je suis en sixième qu’il faut me prendre pour une pouffiasse !

Elle était marrante. Et courageuse. Pour ça au moins, Carole ne l’avait pas pris en traître.

Ils se séparèrent sur le parking du RER de Massy-Palaiseau, un endroit si authentique qu’on y vendrait ses idéaux. Mc Cash avait laissé son arme dans la boîte à gants de la Clio et des consignes en cas d’utilisation — tirer au moins deux fois, sachant que la première balle risquait de se perdre loin de sa cible. Saholy l’avait écouté gravement, énigmatique derrière son pansement : c’était de la folie, elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire face à un tueur, quel qu’il soit, mais pour la petite, il pouvait compter sur elle.

Il était temps de se quitter.

— On se revoit quand ? demanda la métisse.

— Je ne sais pas… Ça dépend combien de temps Blanckaert est parti à l’étranger.

Mc Cash ferma sa veste. Pas envie de parler. Des gens pressés traversaient le parking humide. La nuit tombait déjà.

— Je n’ai jamais pris l’avion, fit remarquer Alice.

— C’est comme le train, sauf que ça vole. Bon, merci, dit-il en embrassant la joue de Saholy.

Mais elle détourna le visage.

— Tu nous tiens au courant, hein ?

Dehors la pluie tombait toujours, naufragée. Comme Alice tergiversait dans ses pattes, Mc Cash leur dit de déguerpir. Il regarda les mains de la petite s’agiter à la vitre embuée de la Clio, puis disparaître dans un nuage de pluie noire.

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