Yvon Ledu ravala sa tristesse. Il n’avait pas le choix. Les cadeaux à peine ouverts, sa femme Myriam était partie avec Damien et sa garce de sœur pour le traditionnel repas dans la belle-famille. Cette année, Yvon n’avait pas eu le courage de les accompagner. Myriam n’avait pas manifesté le moindre reproche lorsqu’il lui avait dit qu’il serait de garde le 25 décembre : elle s’était contentée de prévenir sa chère mère, qu’elle compte une part en moins.
L’indifférence de sa femme le rendait malheureux. Il ne savait pas montrer ses sentiments, et encore moins sa peine. Ils ne faisaient plus l’amour depuis maintenant deux ans : c’était trop tard pour en parler. Il espérait que ce n’était qu’un passage, après seize ans de mariage, leur vie de couple avait le droit de faire une pause, de se régénérer — après tout, on n’était pas obligés d’évoluer collés l’un à l’autre : la ligne de vie pouvait être une sorte de serpent qui danse, ou plutôt deux serpents qui se dresseraient ensemble, et parfois se rejoindraient… mais pas du tout.
Myriam l’avait oublié comme un plat sur la table et elle n’y avait pas retouché. Leur amour était froid.
Yvon s’était convaincu que Myriam reviendrait. En l’attendant, il avait investi son manque d’elle sur Damien, un bon à rien qu’il aimait parce que c’était son fils. Pour ça, il en avait passé des mercredis après-midi et des dimanches sur les terrains de sport à suivre ses compétitions. Et si le fiston n’y brillait guère, au moins ils formaient une famille aux yeux des gens. Yvon y croyait parce que c’était plus facile, comme ça la vie était plus tolérable.
Et puis il avait vu ce regard lors de la finale du tournoi de tennis, entre Myriam et sa sœur Barbara, la garce cynique et inconséquente qui, quand elle ne tenait pas son stupide magasin de céramique, couchait avec les notables et quelques autres. Le regard échangé lorsque Levasseur avait pénétré sur le court était celui de deux complices. Philippe Levasseur, une sorte de jet-setter cantonal doué pour les affaires, architecte-promoteur et accessoirement sportif. L’air entendu de cette pute de Barbara ne trompait pas : il était cocu, et il fallait être rudement con pour ne pas s’en apercevoir…
Yvon était accablé, lui qui avait tout misé sur sa famille et recevait des clous, mais il s’était tu : Myriam avait toujours été beaucoup plus spectaculaire que lui, sans défauts ni charme. Il lui avait offert la sécurité à une époque où elle en avait besoin, mais la logique voulait qu’avec sa sœur et son tempérament d’allumeuse, elle allât un jour ou l’autre voir ailleurs. Il avait fait semblant de ne rien voir, accroché à ses vieilles chimères qui n’amusaient plus personne.
Yvon Ledu se sentait mésestimé, mal aimé, l’impuissance et l’humiliation d’être trompé le rendaient triste, aigre, il était seul en cette journée de Noël et le grand borgne qui venait de faire intrusion dans son bureau semblait, lui aussi, se moquer de ses qualités humaines…
— Alors comme ça elle s’est noyée ?
— C’est ce qu’a conclu l’autopsie, répondit Ledu.
Mc Cash se tenait debout face au bureau du gendarme, aussi crédule que peut l’être un bout de bois.
— Aucune trace de violence ?
— Je vous ai dit que cette gamine s’était noyée.
— En pleine nuit ? La mort ne remontait qu’à quelques heures quand je l’ai trouvée…
— Vous ne l’avez pas signalé lors du procès-verbal, lui reprocha-t-il.
— C’était votre boulot, pas le mien. Alors ?
— Alors rien ! La gamine n’avait pas de papiers, personne ne sait d’où elle sort, qui elle est, ce qu’elle faisait à Montfort et encore moins dans le Meu.
Le sapin de Noël clignotait à côté, racoleur.
— Il n’y a pas eu de disparitions dans la région ces derniers temps ? demanda Mc Cash. La gamine était typée, genre rom : vous en avez touché deux mots aux gens du voyage ?
— Évidemment.
— Et les travailleurs sociaux, vous les avez interrogés ?
— Ce n’est pas votre affaire.
— Le directeur du foyer de l’enfance ?
— Vous êtes sourd ? (La colère lui faisait une montée de couperose.) Écoutez, ce n’est pas vous qui allez marcher sur mes plates-bandes, Mc Cash, ni m’apprendre mon métier : primo parce que les gendarmes sont plus qualifiés que les policiers pour mener à bien ce type d’enquête, secundo parce que vous ne faites plus partie de la maison, tertio je ne vois toujours pas ce que vous fichez à Montfort : hormis peut-être de vous intéresser d’un peu trop près aux enfants…
— Vous êtes répugnant.
— C’est vous qui avez trouvé cette fillette dans la rivière, pas moi.
— Un hasard, vous le savez.
— Ça n’existe pas dans mon métier, répliqua Ledu. Faites attention, Mc Cash : je ne sais pas quel rôle vous jouez dans cette histoire, mais ça pourrait bien vous attirer des ennuis…
Le ton était celui du conseiller militaire néo-conservateur.
Alice avait raison, rien à espérer de ce côté-là : autant demander une cagette au brasier.
Saholy Debetz aimait les jardins japonais. Loin de la géométrie française ou du romantisme champêtre anglais, les jardins japonais étaient les plus émouvants, les plus charmants, avec leurs terrassements délicats, leur mousse en cascade et leurs plantations fragiles comme la paix qui unissait les choses à l’univers. Certes, Saholy n’avait jamais éprouvé ce sentiment de sérénité cosmique mais elle travaillait pour ça. Elle serait, un jour, comme un jardin japonais.
En attendant, elle était assistante sociale à Montfort-sur-Meu. Plus précisément, Saholy s’occupait de placer les enfants perdus dans des familles d’accueil. Elle travaillait depuis cinq ans en collaboration avec le Centre départemental de l’enfance et de la famille (le CDEF dans le jargon) et, à trente-neuf ans, ne projetait pas de fonder une famille. Elle voyait des gamins toute la journée, la plupart dans un sale état, aussi préférait-elle garder ses soirées pour elle, et ses bons plaisirs… D’origine malgache, Saholy vivait dans une ancienne ferme frappée d’alignement perchée au sommet d’une colline. Le confort était sommaire mais le terrain suffisamment vaste pour assouvir sa passion envers l’art botanique.
Elle bêchait une plate-bande de terre lorsqu’une BMW cabossée se gara dans la cour de ferme.
Un homme en sortit bientôt, un borgne. Le vent glacé faisait battre les lanières de son bandeau noir. Il s’avança vers elle, semblable à un vaisseau fantôme pataugeant dans la boue, le visage rougi par le froid. Un peu de neige était tombée dans la nuit, les champs et le toit de la ferme en étaient recouverts.
L’assistante sociale portait un bonnet blanc qui compressait sa tignasse brune, une doudoune sans manches et un jean serré assez avantageux si on aimait le genre gazelle ; elle jaugea le visiteur, deux fentes noires comme des meurtrières.
— Bonjour, fit Mc Cash en pénétrant sur son territoire. Je ne vous dérange pas ?
— Pas du tout. Pourquoi ?
— Bah, c’est Noël…
Elle haussa les épaules :
— Quand on n’a pas d’enfants, c’est comme un dimanche où on s’emmerde.
— Ce n’est pas une raison pour planter des fleurs en hiver, dit-il en voyant les paquets de graines dans l’allée.
— Tout est question de floraison. Vous vous appelez comment ?
— Mc Cash.
Saholy était grande, mate, taillée dans le cèdre.
— Saholy, répondit-elle en fourrant sa mitaine au creux de sa main. Je vous ai vu passer en voiture dans le village.
— J’habite pas loin.
— C’est ce qu’on dit.
— Tiens donc… Et on dit quoi d’autre ?
— Des sottises la plupart du temps, fit-elle en le dévisageant. Vous savez comment sont les gens dans les petites villes…
— Trop curieux.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites dans mon jardin ?
Saholy avait les pommettes saillantes, de l’assurance, et une attitude défensive hautement élaborée. Son jardin japonais, en revanche, était à l’état de chantier.
— Vous travaillez au centre social de Montfort, non ? demanda Mc Cash.
— Depuis deux ans.
— C’est vous qui suivez Alice ?
— Je peux savoir pourquoi vous me demandez ça ?
— Elle est venue chez moi hier, répondit-il, en fin d’après-midi.
Saholy laissa tomber sa bêche, décontenancée.
— Ah bon ? Et… pourquoi ?
— Alice, biaisa Mc Cash, elle ne serait pas un peu, disons, mythomane ?
— Non, répondit l’assistante sociale. Pas son genre…
— Et ce serait quoi son genre ?
— Douée. Drôle. Malheureuse. Ça dépend des jours… (Saholy le dévisageait mais ce n’est pas son bandeau qui semblait l’intriguer.) Vous n’avez toujours pas répondu à ma question : pourquoi Alice est venue vous parler ?
Mc Cash fit la moue — le visage de cette femme lui inspirait confiance et il avait besoin de précisions sur cette affaire.
— Elle prétend avoir vu la fillette qu’on a retrouvée dans la rivière chez un certain Le Guillou, dit-il, le directeur du foyer… Vous connaissez ?
— Oui. Oui…
— Il a de la famille, Le Guillou ? Une femme, des enfants ?
— Pas que je sache, répondit l’assistante sociale. Pourquoi Alice est-elle venue vous en parler à vous ?
— Elle croit que je suis flic.
— Ce n’est pas vrai ?
— Je croyais que c’était des sottises, ce qu’on racontait dans le village ?
— Vous ne passez pas inaperçu, expliqua-t-elle. Pourquoi vous venez m’en parler à moi ?
— Je pensais que vous pourriez peut-être m’aider. Vous connaissez Alice et les gens d’ici mieux que moi.
Saholy haussa les épaules sous sa doudoune, dragon crachant du givre.
— Vous feriez mieux d’en parler aux gendarmes, estima-t-elle. Ledu a une sensibilité de fanfare mais c’est un gars honnête.
— Tout mon contraire, résuma Mc Cash.
— Effectivement. Qui me dit que vous n’êtes pas complètement cinglé ?
Une volée de moineaux traversa la cour. Il enfonça les mains dans les poches de son caban encore humide, position sanglier. Bref moment d’osmose.
— Écoutez, se rembrunit-il, j’ai vraiment autre chose à faire que de jouer les détectives dans le canton de Montfort-sur-Meu. Maintenant, si une gamine vient me raconter des salades, il s’agit peut-être aussi d’une affaire de meurtre. Au service social de la ville, vous travaillez avec le foyer de l’enfance : une chance que la petite noyée ait transité chez Le Guillou ?
— On m’aurait forcément mise au courant, répondit-elle. J’ai un dossier pour chaque enfant.
— Ceux des forains aussi ?
— Non : ceux-là vont à l’école de la ville où ils séjournent et se débrouillent très bien sans nous.
Il grogna dans sa barbe : si la petite noyée avait fréquenté l’école communale, tout le monde le saurait… À moins que les forains ne l’aient gardée au secret, pour une raison inconnue…
— Vous en pensez quoi de Le Guillou ? reprit-il.
— Bah, fit Saholy : je ne passerais pas la nuit avec lui mais dans son boulot, j’ai connu pire. Dites-moi plutôt ce qui s’est passé exactement…
Il raconta Alice et sa balade à vélo, le 4 × 4 aux vitres teintées, la fillette endormie, son signalement dans le journal après la noyade, ses réticences à en faire part à Ledu qui, en décrédibilisant son témoignage, trouverait l’occasion de laver la réputation de son fils…
Saholy hochait la tête, ses meurtrières braquées sur lui : ça faisait quand même beaucoup pour une petite ville comme Montfort…
— J’avoue avoir du mal à croire à votre histoire, dit-elle.
— Ce n’est pas la mienne, c’est celle d’Alice. Possible que Le Guillou lui ait fait des avances, ou ait cherché à abuser d’Alice quand elle était au foyer ?
— Le Guillou… (Saholy secouait sa tignasse compressée sous le bonnet.) Non. Non : il est beaucoup trop carriériste pour prendre ce risque… Et vous imaginez bien que les directeurs de foyer sont en première ligne. Non…
Le Guillou pédophile, elle n’y croyait pas.
— Il travaille depuis longtemps dans ce foyer ? poursuivit Mc Cash.
— Environ deux ans. Je venais d’obtenir mon poste. Je crois me rappeler qu’il a aussi travaillé en Roumanie comme éducateur avec les enfants des rues… Ça ne veut pas dire qu’il se comportait mal avec eux, au contraire.
Ça restait à prouver. Mc Cash changea son fusil d’épaule :
— Vous avez trouvé une famille d’accueil à Alice, n’est-ce pas ? Elle a réagi comment à la mort de sa mère ?
— Vous connaissez des enfants qui n’aiment pas leur mère ? railla-t-elle.
— Je ne connais pas d’enfants.
— Vous devez être malheureux.
— Moins que ces gosses, on dirait. Alors ? La mort de sa mère, ça ne l’aurait pas un peu détraquée ?
— Alice est une enfant imaginative mais équilibrée : elle ne déraille pas, comme vous dites. Sa situation actuelle est vraiment une succession de malchances…
Un vent glacial balayait le jardin de mousse. S’échappant alors de sa prothèse, une larme mourut gelée sur sa joue. Il l’écrasa quand même.
— Si vous n’allez pas voir les gendarmes, conclut Saholy, c’est votre affaire, pas la mienne. Moi j’ai un jardin d’hiver à finir…
Il vit les paquets de graines dans l’allée et les roches pleines de mousse qui accueilleraient bientôt une fontaine.
— Vous aimez ça, le jardinage ?
Elle décrotta ses vieilles godasses à l’aide de la bêche :
— C’est mieux que la télé.
— Vous devez vous ennuyer.
— Pas le moins du monde. Mais quand ça m’arrive, je mets quelqu’un dans mon lit, et puis ça passe. Et vous, vous vivez seul dans les bois ?
— Je vous en pose des questions ?
— Vous n’avez pas arrêté.
— Ça n’avait rien de personnel.
— C’est moche.
— Ah ?
— Vous avez une imagination de caillou ou quoi ? !
Il sourit un peu. Elle lui plaisait bien avec sa gueule de Mescaleros.
Il pensa au directeur du foyer, à ses antécédents en Roumanie…
— Le Guillou, on le trouve où ?
— Oh ! (Elle regarda sa montre.) Il doit encore être au foyer…
— Un jour de Noël ?
— Surtout un jour de Noël…
Mc Cash serra la main qu’elle lui tendait : Saholy le chassait de ses yeux d’ébène mais au bout de ses mitaines, ses doigts étaient brûlants.
— Tenez-moi au courant, dit-elle. Dans son genre, Alice est une fille assez exceptionnelle…
Il opina, pensif — c’était les mots mêmes de Carole.
Sur le tapis de mousse, la bruine avait fait des bouquets d’eau.