Somebody got murdered

Mc Cash se réveilla de sale humeur. Il avait mal dormi malgré ses somnifères au THC et le fantôme d’Angélique était revenu le hanter avec ses jambes douces comme du sable, ses longues mains et ses seins du tonnerre : il avait encore son odeur de mangue fraîche dans les narines, elle le suivait depuis la chambre comme un écho d’ailes, il n’arrivait pas en à chasser la rumeur vanillée, et puis il faisait un froid de canard dans la maison de la vieille folle, le panier à bois était vide et ce n’était pas l’entrevue de la veille avec l’adjudant Ledu qui allait le réconcilier avec le genre humain.

Les gendarmes l’avaient à l’œil. Ils avaient pu repérer sa voiture, l’avoir suivi jusqu’à la sortie de l’école. Parce qu’il était borgne. Loin d’inspirer la pitié, son infirmité lui donnait un statut particulier. Celui d’un homme blessé, donc dangereux. Comme les bêtes prises au piège…

La bicoque de la vieille était sombre, humide. Mc Cash crachait de la buée dans la cuisine, comme s’il avait des naseaux. Il se brûla les lèvres sur le café, roula un stick d’herbe et sortit à l’aube naissante, son caban sur le dos.

Sourd aux jappements de la ruine canine qui depuis la veille squattait son bout de jardin, l’Irlandais marcha vers l’ancien lavoir.

Le jour pointait au-delà des cimes, la température excédait à peine zéro, même les arbres de la forêt semblaient figés, natures mortes. Il dépassa la haie de tilleuls, le cœur alourdi. Angélique, Carole, Alice, les prénoms de femme s’accumulaient au fond de son orbite, travaillaient ses rouages… Il devait prendre une décision au sujet de la gamine : lui parler ou pas, estimer dans quelle mesure il n’allait pas trahir le souvenir de sa mère, mettre le bazar dans sa nouvelle vie, ou même compliquer une situation déjà douloureuse. Au final, valait-il mieux avoir un père mort que mourant ? Il lui restait combien de temps à vivre ? Six mois ? Un an ? Et si sa vue baissait plus vite que prévu ? S’il n’en avait plus que pour une poignée de semaines avant de devenir complètement aveugle : ils auraient l’air de quoi tous les deux ? Hein ? Ah ! La gazette de Montfort-sur-Meu en ferait bien sa manchette ! « Une orpheline retrouve miraculeusement son père, ancien activiste expulsé d’Irlande et devenu inspecteur de police pour se racheter un avenir affectif en toc massif, mais comble de malchance, le père, gangrené jusqu’à la moelle, préfère se tirer une balle dans l’œil ! »

Mc Cash passa devant le lavoir et emprunta le sentier boueux. Terrées à la surface, les brumes matinales faisaient profil bas. La bruine lui léchait le visage, ses pas se succédaient, sans ressort, sur ses pensées mécaniques qu’il repassait en boucle.

Quoi lui dire, à cette foutue gamine ? « Comment ça va ? » Pauvre borgne ! Évidemment que ça n’allait pas : ça allait même très mal ! Sa mère était morte trois mois plus tôt dans des conditions d’agonie forcément pénibles malgré les drogues des médecins. Alice avait fait sa première rentrée d’orpheline dans l’indifférence générale. La gosse n’avait personne sur qui compter, juste une famille d’accueil ou le foyer comme horizon jusqu’à sa majorité et un père qu’elle croyait déjà mort.

Joyeux Noël en perspective…

Le bâtard trottinait devant lui en agitant la queue, comme s’ils se promenaient ensemble. Mc Cash alluma une cigarette, un sale goût d’herbe dans la bouche. L’automne s’était défroqué, les dernières feuilles se jetaient à corps perdu dans la rivière, les roseaux pliaient l’échine sous le vent du matin ; pas âme qui vive entre la broussaille et le cours d’eau qui dérivait là.

Mc Cash resserra le col de son manteau qui, pour le coup, n’était pas sans rappeler le pelage du chien noir qui l’escortait. Il repensa à la petite silhouette d’Alice parmi les collégiens hormonés, la bise lui glaçait les os, aucune solution ne venait à son esprit et, à vrai dire, il se faisait chier à marcher le long du chemin boueux, avec ce clébard miteux et la maladie comme compagnons.

L’animal s’arrêta à quelques pas et se retourna vers lui, les oreilles redressées, comme s’il l’attendait.

Mc Cash ramassa un caillou pointu et le rata de peu.

Croyant sans doute à un nouveau jeu, le chien se mit à chercher le projectile parmi les broussailles alentour.

— Quel connard…

Mc Cash souffla un brouillard de givre et de fumée qui flotta au-dessus des nénuphars avant de se perdre vers les roseaux. Le crachin tombait toujours. Il allait revenir trempé à la baraque. Belle balade, pas à dire…

Le chien galeux, lui, aboyait au-dessus des roseaux, la truffe au vent, comme pris d’un vieux souvenir de chasse… Cette fois-ci, le caillou ne le rata pas : son arrière-train fit un bref soubresaut, contorsion pittoresque qui manqua de lui arracher un sourire. Mais loin de déguerpir, la bête renvoya à Mc Cash un de ces regards orangés parfaitement inhumains, avant d’aboyer de plus belle.

L’idée sournoise de lui savater les côtes germant dans son esprit, le borgne approcha. Le chien attendait près de la rive.

Mc Cash se pencha vers le marais vaseux qui croupissait là, et vit une tête encagoulée.

Un enfant, le visage tourné vers le ciel.

Une pensée atroce le submergea — Alice… Il approcha, le cœur dans la gorge. Le petit corps habillé flottait au milieu des lentilles, sur le dos. Une gamine, d’après les traits. Une gamine qui n’avait pas cinq ans — ses joues encore rondes dépassaient de la cagoule…

Mc Cash se jeta à l’eau. Ce n’était pas si fréquent.

Il en avait maintenant jusqu’aux cuisses, c’était froid, désagréable, malodorant, il pataugeait, les lentilles du marécage lui grimpaient dessus comme des fourmis vertes, ses chaussures s’extirpaient à grand-peine du fond vaseux, il était raide, frigorifié et le vent à la surface lui labourait les reins : enfin il atteignit le corps.

L’enfant ne bougeait pas. Les yeux ouverts, elle semblait flotter dans son rêve, le ventre gonflé en guise de bouée. Mc Cash l’agrippa par le manteau et la tira vers la berge.

Le chien jappait dans les ajoncs, avança la tête comme s’il hésitait à se jeter à l’eau et, alors que l’Irlandais regagnait la rive, plongea.

— Putain…

Même son bandeau était maintenant moucheté de lentilles… L’empoignant par le col du manteau, Mc Cash hissa la fillette dans l’herbe trempée et grimpa à son tour. Le sang affluait contre ses tempes, il crachait de la buée par kilos, fourbu. La petite ne bougeait pas d’un pouce sous sa cagoule détrempée. Il s’agenouilla, tâta son pouls, grimaça.

Les massages cardiaques n’y changeraient rien : Mc Cash eut beau appuyer sur la petite poitrine, bourrer le cœur d’encouragements, pomper la vie à lui casser les côtes, elle ne repartait pas.

Elle ne repartait pas.

Il abandonna bientôt.

Le vent caressait les roseaux. À terre, il y avait ce petit corps sans vie, le pauvre manteau d’astrakan qu’elle portait déboutonné, ses joues jadis roses, sa cagoule gorgée d’eau sale et ses cheveux tirebouchonnés à l’intérieur… Ses grands yeux gris clair regardaient le ciel et ne le reconnaissaient pas.

Mc Cash n’avait pas desserré les dents.

La pelure qui avait découvert le corps remonta péniblement sur la rive, jappant à s’en tordre le cou, avant de renifler alentour comme si les cadavres pullulaient. Oubliant un instant la lentille collée à ses cils de girafon, l’ex-flic inspecta le corps de l’enfant.

Le ventre était gonflé, les poumons pleins d’eau, le visage pâle… Ses cheveux étaient très bruns sous sa cagoule, ses traits typés — Roms, Tziganes, gens du voyage… Les forains de la Saint-Nicolas ? Il tâta la nuque, n’y décela aucune fracture. Cette gamine était morte depuis un moment…

Le petit jour pointait dans la brume. Mc Cash sortit son portable de son caban.

*

— Comment avez-vous découvert le corps ?

— Je vous l’ai dit : en marchant le long de la rivière.

— Vous sortiez d’où ?

— Je vous l’ai dit aussi : de chez moi.

— Et hier soir, vous étiez où ?

— Chez moi.

— Seul ?

— Non, j’étais avec la gosse en question : on a parlé chiffons cinq minutes, après on a baisé comme des malades sur une peau de nounours devant le feu… Qu’est-ce que vous croyez, Ledu ? Que je joue au docteur ?

Un sapin de Noël en plastique clignotait dans le bureau du gendarme. Mc Cash était bien placé pour savoir qu’il est particulièrement déconseillé d’être seul quand on découvre un corps et commençait à regretter d’avoir appelé la gendarmerie.

— Pourquoi vous vous énervez ? Je ne fais que poser les questions d’usage…

— Ça commence à ressembler à un interrogatoire.

— Vous connaissez, non ?

Mc Cash envoya balader quelques lentilles d’eau collées à son caban.

— Je vois qu’on a mené sa petite enquête…

— Juste le minimum pour quelqu’un de responsable, certifia le gendarme. Votre statut d’ancien inspecteur de police ne vous confère aucun droit particulier, et je vous trouve bien agressif pour un simple témoin. S’il s’agit d’une affaire de meurtre, vous comprenez que votre déposition a de l’importance.

Ses yeux tristes n’allaient pas du tout à sa moustache. Peut-être qu’il comptait sur elle pour tromper son monde. Peut-être aussi qu’il était malheureux derrière son masque à pointe.

Mc Cash ne disait rien.

— Alors ? insista Ledu. Que faisiez-vous de si bon matin le long de la rivière, sous la pluie ?

— Je me promenais.

— Ça vous arrive souvent de vous promener le long du Meu de si bonne heure ?

— Ça arrive.

— Même quand il pleut ?

— Surtout quand il pleut.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai jamais pu encadrer le soleil.

Mc Cash chercha ses cigarettes dans les poches de son caban mais il était trempé jusqu’à la taille, il ne trouverait que des mouillettes. Enrobé dans son fauteuil pivotant, Ledu le dévisageait avec ses yeux de phoque.

— Vous étiez seul à vous promener ?

— Évidemment.

— Je ne vois pas ce qu’il y a d’évident.

— Venez passer cinq minutes dans mon fossé, vous verrez.

— Quoi ?

— Même quand j’en sors, le fossé me suit.

— Je ne comprends rien à votre histoire de fossé, s’agaça Ledu. Que faites-vous de vos journées ?

— Rien, répondit Mc Cash.

— C’est votre activité ?

— Mon activité principale.

— Tout le monde fait quelque chose.

— Je n’ai plus rien à voir avec tout le monde.

— Ah oui ?

— Oui.

La pluie collait aux vitres. Le gendarme feuilleta distraitement son carnet.

— Vous étiez inspecteur à la brigade criminelle de Brest ?

— Et call-girl, la nuit.

— Vous avez également travaillé à Paris, Créteil, et Rennes, poursuivit-il sans céder à la provocation. On peut dire que vous avez la bougeotte.

Ça s’appelait une fuite. L’œil de Mc Cash lui lançait des pierres coupantes :

— Vous me posez des questions alors que vous connaissez les réponses, fit-il remarquer.

Ledu ne se déroba pas :

— En effet. Je viens d’avoir votre supérieure hiérarchique au téléphone : vous avez donné votre démission le mois dernier, sans explication. Vous auriez pu demander une retraite anticipée, c’était la moindre des choses.

— Ça ne me m’intéresse pas.

— Il y a des choses qui vous intéressent ?

— Les seins des femmes, si vous voulez connaître le fond de ma pensée : les gros. Le reste me glisse dessus.

Son agressivité bouffonne cachait mal sa nervosité.

— Que s’est-il passé pour que vous abandonniez tout sur un coup de tête ? demanda Ledu.

L’ex-flic borgne qui grelottait de l’autre côté du bureau le fusilla de son œil unique :

— Ma vie privée ne vous regarde pas.

— Cette fillette ne s’est pas jetée à l’eau toute seule, contra l’adjudant. Qu’est-ce que vous êtes venu faire à Montfort ?

— Me la couler douce, soupira Mc Cash.

— Drôle d’endroit pour ça, non ?

— Il ne se passe pas grand-chose dans votre bled.

— Non, acquiesça-t-il ; jusqu’à aujourd’hui.

— Vous me faites chier, Ledu.

— Je vois sur votre déposition que vous habitez « Les petits vaux de Meu », biaisa-t-il. De l’endroit où vous avez retrouvé le corps, ça fait une trotte…

— Je mange beaucoup de picotin au petit déjeuner.

— Qu’est-ce que vous faites à Montfort ? répéta Ledu.

— Je vous l’ai dit : rien.

Il mentait. Restait à savoir pourquoi.

Ledu jeta un œil sur les photos prises tout à l’heure, le long du Meu. La petite n’avait pas de papiers et aucun avis de recherche n’avait été lancé dans le département.

— Pourquoi avoir bougé le corps ? Vous devez savoir que…

— J’ai repêché la gamine pour voir si elle vivait encore, coupa Mc Cash. Ne me dites pas que vous avez le cœur assez sec pour suivre les prérogatives dans une situation pareille !

— En attendant, vous êtes mon seul témoin.

— Témoin ou suspect ?

— À vous de me le dire.

Un liquide coula depuis le bandeau de cuir, un filet comme une limace que Mc Cash écrasa d’un revers. Il était trempé jusqu’aux os, il avait froid, il voulait qu’on lui fiche la paix.

— J’ai repêché la petite par hasard, s’échauffa l’Irlandais. Maintenant si vous avez une autre question stupide à me poser, dépêchez-vous parce que je rentre chez moi.

Les deux hommes se jaugèrent.

— On verra bien ce que dira l’expertise du corps, louvoya Ledu. Mais je vous demande de rester dans les environs les jours qui viennent, ajouta-t-il.

Le gendarme se méfiait. Après tout, Mc Cash ne serait pas le premier ex-flic ou militaire névrosé à succomber au charme des petites filles.

— Je ne suis pas venu ici pour aller ailleurs, dit-il en se levant.

Ses chaussures avaient laissé une petite flaque d’eau sur le carrelage. Il quitta le bureau, son odeur de Canard WC, et affronta le regard des jeunes recrues dans le couloir. Compassion, degré zéro. Il fut cueilli par le vent glacé de la porte battante, qui venait de s’ouvrir. Une blonde cosmétique au sac à main doré entra d’un pas conquérant dans la gendarmerie, la quarantaine bodybuildée et les yeux d’un bleu méthylène.

— Bonjour, madame Ledu, annonça l’un des blancs-becs.

— Bonjour !

Elle se déhanchait, meneuse d’une revue imaginaire sous les yeux d’un public conquis d’avance. Mc Cash la vit à peine — pas du tout son style.

Des rafales de crachin balayaient le parking : l’Irlandais courut jusqu’à sa voiture. Il poireautait depuis trois heures chez les gendarmes et l’image de la petite dans la vase lui retournait l’estomac. Passant devant la Peugeot garée là, il remarqua le visage d’une femme qui attendait sur le siège passager. Si l’épouse de Ledu rappelait le sapin de Noël en plastique du bureau, la fille dans la voiture était une jolie garçonne aux yeux clairs, sensiblement du même âge. Mc Cash avait manqué de l’écraser la veille… Laissant la beauté au hasard d’hypothétiques retrouvailles, il grimpa à bord de sa BM et rentra chez lui.

Les joues de la petite tressautaient dans son esprit fatigué. Ledu n’avait pas eu un mot sur le choc qu’avait pu provoquer la découverte du cadavre, comme s’il était d’un bois mort, comme si son bandeau relevait de l’agression pure et simple… « Les petits vaux de Meu » ; il traversa la haie de tilleuls et ralentit à l’approche de la maison.

Au beau milieu du jardin, le tas de croûtes lui fit une sorte de fête. Mc Cash se gara en le manquant de peu, claqua la portière et traversa le jardin sans un regard pour la bête.

En trouvant le cadavre, ce vieux paillasson l’avait mis dans un sacré pétrin.

Il poussa la porte de la bicoque et jeta son manteau alourdi sur le canapé. Ça sentait la cire et l’herbe froide. Il se débarrassa de ses vêtements, puis fit une grande flambée dans la cheminée et resta à bord du canapé, à fumer, en attendant que ça passe… Mais ça ne passait pas. L’image revenait. Il revoyait les joues rondes qui dépassaient de la cagoule, ses yeux clairs et vides, la lentille sur ses longs cils de girafe, et ce petit corps gonflé de vase…

Ledu avait raison. Cette fillette ne s’était pas jetée toute seule dans l’eau glacée de la rivière. Quelque chose, ou quelqu’un, l’y avait forcément poussée. Ça lui laissait comme une nappe de graisse dans la gorge.

Загрузка...