Hate and war

— Qu’est-ce que je vous sers ?

Avec son fessier de tapir et son sourire cosmétique, l’hôtesse d’Air France avait la classe d’une grosse majorette.

— Un whisky, répondit Mc Cash, avec un peu d’eau.

Il espérait noyer la douleur qui lui vrillait le crâne depuis le matin, sans grand espoir : la Bête était sortie de sa tanière et chassait désormais sur son territoire. La guerre aurait bientôt lieu.

L’Atlas disparut par le hublot, pas la peur. Il avait jeté sa veste ensanglantée et les armes susceptibles de porter ses empreintes dans les cuves d’eau croupie au fond du souk, avant de filer : les coups de feu attireraient du monde, on allait croiser sa longue silhouette dans les environs et, bandeau ou pas, il ne faisait pas un pli que son signalement serait enregistré. Mc Cash avait traversé le souk dans un mirage où les gens autour n’existaient pas. Il se demandait s’il avait laissé des indices, quelque chose qui pourrait le trahir… Il sortit du souk, chassé par ses visions. Après quoi il avait récupéré la 205 garée à l’extérieur et roulé jusqu’à l’hôtel de la Mamounia. Là il avait nettoyé sa plaie, constaté que son œil gauche était rouge, l’autre non, puis il s’était changé, avait réglé sa chambre, jeté sa panoplie has been dans une poubelle le long de la route qui menait à l’aéroport, laissé la 205 au cousin d’Hamed et retiré le billet réservé un peu plus tôt par téléphone, un retour Paris par le premier vol.

Il ne savait pas si les autorités marocaines avaient déclenché une procédure d’enquête, s’ils avaient lancé un mandat d’arrêt ou même identifié les corps : le douanier avait à peine regardé son passeport.

Mc Cash n’était pas pour autant tiré d’affaire : Ledu l’attendait de pied ferme. À l’heure actuelle Alice devait être déclarée disparue, leur plan dans le Jura ne tiendrait pas longtemps et toutes les questions restaient en suspens ; qui d’autre figurait sur les photos de Le Guillou ? Alain Blanckaert, Myriam Ledu et sa sœur Barbara, le cousin Levasseur, qui encore ? Et qu’étaient devenus les originaux, les documents vidéo ? Les barbouzes qui avaient assassiné le directeur du foyer les avaient-ils récupérées à l’occasion ? Dans le cas contraire, les gendarmes avaient dû ratisser la maison de Le Guillou : elles seraient alors en leur possession. À moins que Ledu ne figurât, lui aussi, sur les photos…

L’hôtesse servit un deuxième whisky, en pure perte : son œil mort lui arrachait des larmes jaunâtres, limaille de fer qui brouillait ses ondes. La Bête ne le lâchait plus, il avait pourtant besoin d’encore un peu de temps.

Le steward annonça la procédure d’approche. Paris, trois degrés. Mc Cash pensait à Alice, qu’il allait bientôt retrouver, et à cette petite fille avec sa cagoule rouge, qui flottait dans la vase…

*

Alain Blanckaert n’était pas la cible de toute cette opération.

Il n’était qu’un patron engagé dans la guerre économique et qui, pour rapporter les fameux quinze pour cent à ses actionnaires, n’avait d’autre choix que de livrer un combat où tous les coups étaient permis, y compris les plus tordus, avant de chuter à son tour. Ceux qui voulaient sa perte étaient les dirigeants d’autres holdings qui pensaient leur stratégie et agissaient comme lui, certains lobbys contraires à ses intérêts, quelques politiques du camp adverse, des juges intègres, des experts en trafic d’influence ou encore d’ambitieux diplômés, en tout cas, rien à voir avec les personnalités d’une petite ville résidentielle de la périphérie de Rennes.

La présence d’Alain Blanckaert dans le canton de Montfort-sur-Meu procédait de ses lubies sexuelles, pas de ses activités commerciales, crapuleuses ou non. Les soirées fines chez son cousin play-boy : c’est là qu’il fallait creuser. Le Guillou avait les réseaux pour faire venir clandestinement des enfants des rues, des victimes qui ne diraient jamais rien, et les moyens de faire chanter Blanckaert. Le directeur du foyer avait forcément des complices. Pour qui travaillait-il ? Si ce n’était pas Blanckaert, était-ce pour le compte de Levasseur ? Peu probable — Mc Cash voyait mal l’architecte inviter son riche cousin dans le but de le faire chanter pour une histoire de partouze qu’il organisait lui-même, sans compter qu’après complément d’enquête, il s’avéra que le bureau d’études de Levasseur s’était développé avec les fonds de son cousin entrepreneur, n’hésitant pas à faire du dumping pour remporter les marchés, couler les confrères et s’assurer le monopole — « technique marketing appliquée », avait commenté Nathalie, la petite blonde des RG qu’il avait mise sur le coup.

Cinq des six architectes qui exerçaient dans le canton de Montfort avaient ainsi mis la clé sous la porte, statistiques qu’on retrouvait à l’échelle du département : en dix ans d’exercice, Levasseur avait fait place nette, et il ne restait plus que le vieux cabinet de Charles Sainte-Perse pour lui disputer quelques miettes…

— Qu’est-ce que tu as à faire cette tête ? avait demandé Nathalie, qu’il avait invitée à déjeuner.

Charles Sainte-Perse. Sa femme Marguerite travaillait comme bénévole au foyer de l’enfance — il l’avait croisée avec Alice le jour de Noël. Elle savait qu’Alice habitait chez les Plabennec. Elle pouvait avoir prévenu les tueurs…

*

Poussée par les rafales, la pluie balayait la quatre-voies détrempée. Mc Cash conduisait au ralenti, le nez collé au volant. Il n’y voyait rien, son moignon le démangeait et il ne pouvait pas se gratter — sinon en s’automutilant. Sean lui avait bien donné des analgésiques avant de rentrer en Bretagne mais la Bête était revenue. Il ne pourrait bientôt plus rien faire que s’enfermer dans le noir et mordre le silence en attendant que ça passe. Si ça passait… Mc Cash roulait au pas quand enfin il aperçut la sortie : Montfort-sur-Meu.

Charles et Marguerite Sainte-Perse habitaient une maison de maître dans un bois de campagne épargné par les ronds-points. La grille, rouillée, était ouverte.

Il engagea la voiture de location dans l’allée.

Au-dessus des nuages, une lune timide dévoilait ses cratères. Mc Cash se gara au milieu de la cour, près d’une Audi et d’un coupé qui lui aussi commençait à dater. Les rideaux étaient tirés sur le salon mais la lumière filtrait au-dessus des hortensias. Ne voyant venir aucun chien de garde, l’Irlandais marcha jusqu’au perron et tira la longue cloche qui pendait là.

C’était une belle maison à deux étages, un petit manoir à la façade couverte de lierre. La porte s’ouvrit presque aussitôt. Marguerite Sainte-Perse était vêtue d’un tailleur anthracite et d’un châle de marque qui couvrait ses frêles épaules. Elle eut à peine un sursaut de surprise en le voyant sur son perron :

— Que voulez-vous ?

Sa voix aurait repoussé un tank.

Le borgne approcha de la lumière du hall, qu’elle voie sa tête.

— La vérité sur la gamine qu’on a retrouvée noyée, dit-il. Idem pour les meurtres de Le Guillou et des Plabennec.

Marguerite Sainte-Perse ne recula pas d’un pouce : elle avait soixante-cinq ans, l’expérience des coups durs et des positions coriaces.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Le Guillou faisait chanter Blanckaert : pourquoi ?

Mc Cash n’avait pas d’arme, que les couteaux dans son œil.

— Qui vous envoie ? dit-elle sèchement.

Avec son chignon laqué et son rictus un rien supérieur, elle rappelait une autre Dame de Fer…

— Je suis assez grand pour faire mes courses tout seul, dit-il. Levasseur fait ses petites affaires avec Blanckaert : votre mari est au courant ?

— Qu’est-ce que c’est ? lança une voix d’homme depuis le salon.

Ils regardaient la télévision.

— Rien, chéri ! répondit sa femme avec aplomb : c’est pour moi…

— À cette heure ? !

— C’est une surprise, singea-t-elle : ne sois pas trop curieux !

Cela sembla suffire à Charles Sainte-Perse, puisqu’on n’entendit plus que les rires télévisés. Les yeux de sa femme en revanche épinglaient des poupées.

— La petite noyée a transité chez votre ami le directeur du foyer, reprit Mc Cash, et ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant.

Leurs regards se croisèrent, genre pleins phares. Marguerite hésitait, à vrai dire très mal : ce n’était pas dans son tempérament. L’Irlandais sut alors qu’il avait vu juste, son vieil instinct de flic lui révélait l’envers des surfaces ; même à demi mort, même pourrissant sur pied, il était encore l’âme qui transperce l’aiguille dans le chas des mystères, comme disait Angélique…

— Vous saviez pour les parties de jambes en l’air chez Levasseur, n’est-ce pas ? dit-il. C’est vous qui avez les photos et les documents vidéo ?

Marguerite n’en démordait pas :

— Pour qui travaillez-vous ?

— Ledu est au courant ?

— Répondez à ma question !

Mc Cash l’attrapa par le cou, tordit un peu sa broche :

— Non : c’est vous qui allez me montrer ces photos. Maintenant.

— Enfin, chérie ! relança la voix depuis le salon. Qu’est-ce que c’est que ce remue-ménage ?

Marguerite serra les dents.

— À l’étage, dit-elle.

Qu’un ex-flic à moitié aveugle osât la toucher déplaisait particulièrement à la maîtresse de maison : elle se dégagea avec autorité et dès lors se tint à distance.

— Passez devant, maugréa le borgne.

Depuis le fauteuil du grand salon, Charles ne bronchait plus. Drôle de mollusque… Un tapis bordeaux dégringolait les marches : Mc Cash croisa son reflet dans le grand miroir de l’escalier, trouva son aspect effrayant. La sexagénaire qui le précédait grimpait à pas feutrés, femme-sécheresse à l’allure impeccable sous son châle beige qu’elle tenait sur ses épaules.

Loin d’être oisive, Marguerite Sainte-Perse s’occupait d’œuvres caritatives qui lui prenaient l’essentiel de son temps, et aussi de la comptabilité du cabinet de son mari. Le bureau à l’étage était plein de dossiers dûment répertoriés, avec ordinateur à écran plat, scanner et tout un tas de matériel électronique.

— Pourquoi laisser votre mari en dehors de tout ça ? insinua Mc Cash.

Marguerite sondait l’œil rouge qui la dévisageait.

— Qu’est-ce que vous savez ? fit-elle.

— Le Guillou faisait chanter Blanckaert, dont Philippe Levasseur est le cousin et aussi le principal concurrent de votre mari, sorte de dernier dinosaure voué à disparaître…

— Charles est resté attaché à certaines valeurs dont la noblesse n’a plus cours aujourd’hui, dit-elle pour le défendre.

— Vous voulez dire qu’il est hors du coup ?

Marguerite ne répondit pas : l’émotion lui serrait la gorge.

— Hors du coup par rapport aux orgies chez Levasseur, insista Mc Cash, ou au niveau de son travail ?

La provocation lui froissa les lèvres.

— Dans notre famille, nous ne sommes pas du genre à embrasser le serpent qui nous pique, dit-elle avec un calme inquiétant. Charles n’a rien à voir avec ces pratiques.

— Mais son cabinet a à voir avec celui de Levasseur, renchérit le borgne. Je croyais qu’il résistait au dumping… Vous êtes ruinés, c’est ça ?

Née Chalon de Valat, Marguerite Sainte-Perse était une femme de pouvoir : y renoncer était au-dessus de ses forces. Le destin s’infléchissait, c’était une question de volonté, l’argent un don, sinon naturel, du moins filial, comme un droit du sang.

— C’est vous qui tenez les comptes à ce que je vois, dit-il en se tournant vers les étagères. Je n’ai ni le temps ni l’envie de m’y plonger, alors répondez avant que je ne balance votre connard de mari par la fenêtre.

Le chignon laqué de la sexagénaire ne bougea pas d’un pli :

— Le cabinet de Charles existe encore grâce à ce que j’y injecte.

— Levasseur a tout raflé ?

— Charles a insisté pour garder tout son personnel alors que Levasseur lui avait déjà pris la moitié de sa clientèle et il allait bientôt s’attaquer à l’autre, dit-elle sans chercher à plaider sa cause. Charles n’a pas tiré un trait de dessin depuis des années, il n’a plus aucune commande importante, tous les gros marchés reviennent à Blanckaert ; hormis quelques maisons particulières qui donnent encore l’illusion d’un cabinet vivotant, maisons qu’il laisse d’ailleurs à ses collaborateurs, Charles ne pratique plus aujourd’hui que des expertises. Mon mari s’imagine tenir une fonction honorifique prestigieuse, mais il ne se rend pas compte de la situation… ou il ne le veut pas.

Le bref silence qui suivit était lourd de sous-entendus. Mc Cash la laissa parler.

— J’ai six ans de plus que mon mari, dit-elle, et une fortune familiale que, pour diverses raisons, Charles a toujours surestimée. Ce n’est pas la première fois qu’il en bénéficie, mais cette fois-ci, j’ai eu beau essayé de lui parler, il ne voyait pas qu’il m’était impossible de tenir le cabinet sous perfusion jusqu’à la nuit des temps. Et puis, les choses ont empiré… Sur mon insistance, Charles a fini par se séparer de trois salariés, mais ce n’était pas suffisant. En voyant les choses en face, il n’y a aujourd’hui plus de cabinet Sainte-Perse.

— À moins d’éliminer la cause du mal.

En l’occurrence Philippe Levasseur, qui avait dû son succès à un dumping financé par son bétonneur de cousin : c’était ça ou la ruine, le déshonneur et les fameuses valeurs qui allaient avec.

— Levasseur est un roquet de la pire espèce, siffla-t-elle, et son cousin un requin naviguant en eaux troubles, un trafiquant de contrats : belle famille, en effet ! (Ses yeux s’humidifièrent.) Le père et le frère déjà faisaient leurs coups en douce, des petites escroqueries jamais complètement illégales qui ont fini par rapporter gros… Dans leur genre, les fils ont triplé les mises des pères.

Sa rage contenue éclaboussait ses yeux froids. Mc Cash comprit à quel point Marguerite était sincère.

— Vous ne comptiez pas faire chanter Blanckaert, n’est-ce pas, dit-il : c’est une idée à Le Guillou. (Comme elle ne disait rien, il poursuivit.) Non, vous ne vouliez pas simplement extorquer de l’argent au concurrent de votre mari : vous vouliez le détruire. C’est à ça qu’était destinée la petite noyée ? Elle servait d’appât pour piéger Levasseur et son cousin bétonneur ? Vous les filmiez avec la gamine pendant l’une de leurs fameuses partouzes, pour ça, des tas de gens confirmeraient qu’elles avaient lieu dans sa garçonnière, vous rendiez les documents publics, envoyiez ça aux gendarmes ou aux journaux, et voilà Levasseur et Blanckaert accusés de pédophilie…

Une bourrasque nocturne bouscula la grande vitre du bureau.

— Le directeur du foyer avait des contacts en Roumanie, reprit Mc Cash : vous l’avez payé pour qu’il vous fournisse la brebis en question, et trouver les gens qui monteraient le traquenard ; rien de plus facile, pour peu qu’on y mette le prix… Et puis une gosse des rues, une pauvre miséreuse qui ne parlait même pas français, ça lui donnait un statut de victime, pas vrai ?

Le souffle du borgne passa sur elle.

— L’enfant n’était pas censée savoir ce qui lui arrivait, répondit Marguerite avec une compassion de minéral. Elle aussi devait être droguée.

— Comme Levasseur et Blanckaert.

— Les gens que j’ai embauchés sont des spécialistes de ce genre d’opération. Le service manque de discrétion mais d’ordinaire, il est efficace : vous devriez vous entendre.

Mc Cash se foutait de ses insinuations :

— D’où sortent ces types ?

— Disons qu’ils gravitent autour des ONG…

— « Hope and Faith ».

— Je vois que vous êtes bien renseigné.

— C’est Le Guillou qui vous a mis en contact ?

— Oui. Mais nous n’avons vite plus eu besoin de lui.

— L’un des types avait des papiers de l’armée, poursuivit Mc Cash : c’est qui, des mercenaires ?

— En temps de guerre, oui, concéda-t-elle. En temps de paix, on les appelle par d’autres noms…

Vendus au plus offrant, les barbares existaient déjà sous l’Empire romain, à la Renaissance ; seules les techniques avaient changé. Certains pratiquaient l’enlèvement et la torture, d’autres se contentaient de fabriquer des photos pornographiques pour discréditer des adversaires politiques ou économiques…

— Sauf que ça n’a pas du tout marché comme convenu, conclut Mc Cash : voyant que l’étau se resserrait autour de lui, Le Guillou a essayé de vous doubler, pour sauver sa peau. Un coup de poker, qui pouvait lui rapporter de quoi disparaître à l’étranger. Il a voulu faire chanter Blanckaert et vous l’avez tué.

— Le Guillou était le maillon faible, dit-elle froidement.

— Ça n’explique pas ce qui est arrivé à la petite.

— Un accident.

— Ben voyons.

— C’est la vérité.

Il approcha encore, l’œil cerné par la douleur.

— Dans ce cas il va falloir tout m’expliquer, dit-il d’une voix blanche, et en détail.

Marguerite Sainte-Perse tripotait son bracelet, une sorte de chaîne en or ; l’haleine de l’homme, maintenant collé à elle, était répugnante.

— Je savais qu’une soirée se préparait quelques jours avant Noël, dit-elle en reculant d’un pas. Dès lors, nos contacts en Roumanie ont acheminé la gosse chez Le Guillou, où elle devait rester endormie pendant que les autres camouflaient le matériel vidéo dans la garçonnière de Levasseur. Ils devaient tourner les scènes qui permettraient d’identifier le lieu et les personnes présentes, attendre que les couples rentrent chez eux, puis surprendre Philippe Levasseur dans son lit, et le droguer ; avec, le cas échéant, celui ou celle qui dormait avec lui…

GHB, pilule du violeur, Mc Cash connaissait ces composés chimiques qui permettaient d’évoluer à mille lieues de sa conscience.

— Parce qu’il a beau être pourri jusqu’à la moelle, dit-il, Levasseur n’était pas pédophile.

Le silence de Margueritte la trahissait.

— Et Blanckaert là-dedans ?

— Je ne savais pas qu’il serait présent.

Mc Cash opina. Malgré l’origine douteuse des vidéos, Levasseur pouvait toujours nier : c’était bien lui qui figurait sur les bandes, ça se passait dans sa garçonnière de La Noye, des scènes de partouze suivies d’attouchements avec une mineure de six ans à peine. Aucun jury ne croirait à un coup monté, à une mise en scène ; le nom de Levasseur, voire celui de Blanckaert, était souillé et le bureau d’études coulé à jamais.

Petit rêve caressé à l’eau de Javel.

— Sauf que Le Guillou a laissé échapper la gamine, lâcha Mc Cash.

— C’est un imbécile, je vous l’ai dit.

— Ça ne me dit pas ce qui s’est passé.

— On ne sait pas exactement, dit-elle. Le Guillou aurait couché la gosse dans une chambre fermée à clé et, l’imaginant trop faible pour se lever, n’a pas pensé qu’elle chercherait à s’échapper par la fenêtre… Il y a un chemin qui longe la rivière, près de chez lui.

Mc Cash l’avait vu.

— Il était trois heures du matin quand Le Guillou s’est rendu compte de sa disparition, poursuivit Marguerite ; ils sont aussitôt partis à sa recherche mais la nuit était noire et… Enfin, elle a disparu… Comme je vous l’ai dit, c’est un accident. Un regrettable accident.

— Enlèvement, séquestration, intoxication forcée, vous appelez ça un accident ?

— Elle devait tout au plus passer deux jours dans les vapes avant d’être ramenée à l’orphelinat.

— Deux jours à sucer des bites, précisa-t-il. Six ans, vous trouvez que c’est l’âge ?

Marguerite Sainte-Perse ne contestait pas :

— C’est un accident.

Mc Cash pensait au cauchemar de cette gamine quand, sortant de son coma, la terreur l’avait poussée à s’échapper par la fenêtre et fuir seule dans la nuit noire ; il imaginait les pleurs qu’elle gardait en elle pour ne pas alerter le passeur, la rivière qui la bloque, et qu’elle suit car il fallait fuir, l’obscurité qui l’oppresse et toujours cette peur qui la pousse le long du Meu, partout le vide, l’abandon, il songeait à son cauchemar quand son petit pied avait glissé sur la berge et qu’elle avait basculé dans l’eau noire, l’eau glacée qui la saisit au poitrail et lui coupe la respiration, ses pleurs encore quand elle s’est débattue, ses pauvres appels au secours, et le froid qui l’aspire sous la vase, elle, ses cils de girafon et sa putain de cagoule rouge…

Il pensa à Alice et ce fut pire.

— Et le carnage chez les Plabennec, c’est aussi un accident ?

— Je ne pensais pas qu’ils iraient jusque-là, répondit-elle sans trembler. Ce sont des brutes.

— Vous auriez dû le savoir, puisque c’est pour ça que vous les avez embauchés.

— Au départ, personne ne devait être tué.

— Dites ça aux Plabennec.

Sainte-Perse n’en démordait pas.

— C’est vous qui avez semé le trouble, dit-elle. Je croyais que vous travailliez pour Le Guillou. Que vous cherchiez vous aussi à me doubler… Il fallait vous éliminer. Je n’avais pas le choix. Comme je vous avais vu avec Alice, au foyer, je croyais qu’elle me mènerait à vous. Je ne voulais pas que les choses aillent jusque-là. Je suis désolée pour ces gens.

Marguerite Sainte-Perse avait mis le doigt dans un engrenage qui lui avait emporté le bras.

— Montrez-moi la vidéo, dit-il d’une voix blanche. Et les photos numériques. Vite.

Marguerite recula contre la table du bureau. Il l’attrapa par le poignet et serra pour le casser.

— Tout est sur CD, dit-elle en couinant.

Il la jeta contre le matériel informatique :

— Dépêchez-vous.

C’était une menace. Marguerite frotta ses poignets endoloris, alluma l’ordinateur.

— Mon mari n’est au courant de rien, répéta-t-elle comme si cela pouvait encore avoir de l’importance. Il ne doit pas savoir. Il ne s’en remettrait pas. Ça le tuerait… Vous comprenez ?

— Non.

— J’aime mon mari, dit-elle.

— Je m’en fous. Montrez-moi ces photos.

La douleur qui lui vrillait le crâne le rendait plus impatient.

— Le Guillou, fit-elle en insérant le CD dans le portable : c’est lui le coupable. S’il avait fait ce qu’il avait à faire, nous n’en serions pas là…

Les premières photos numériques apparurent sur l’écran. On y voyait Levasseur avec les deux sœurs prises en levrette, Blanckaert et Myriam en pleine fellation (il en avait la copie dans sa poche), on y découvrait aussi d’autres gens, dans d’autres positions… Les visages n’étaient pas tous apparents, certains étaient coupés, Levasseur ou Blanckaert figuraient sur la plupart des plans mais il n’y avait, visiblement, aucun enfant…

Ainsi cette vieille chouette disait vrai.

Mc Cash faisait défiler les photos laser quand soudain son cœur se serra : cette fille à quatre pattes, la langue enfoncée dans un sexe féminin… Saholy.

L’assistante sociale.

Elle aussi était dans le coup.

Elle lui avait menti. Depuis le début… Et lui, l’imbécile, qui sous prétexte qu’ils avaient couché ensemble s’était imaginé qu’on pouvait lui faire confiance, qu’elle protégerait Alice… Un doute énorme l’assaillit. Si Alice courait les mêmes dangers que la fillette retrouvée noyée ?

Du doigt, il désigna la métisse :

— C’est elle qui vous vendait les renseignements concernant les soirées chez Levasseur ?

Quelque chose dans son intonation avait envie de soulever la terre.

— Non, répondit Marguerite Sainte-Perse. (Elle pointa la belle-sœur de Ledu.) C’est elle… Barbara. Une femme vénale qu’on achète avec des friandises… et qui déteste son beau-frère au moins autant que sa sœur…

Mc Cash avait une douleur sourde dans l’orbite droite et la sensation d’avoir été trompé : il ne vit pas l’homme dans son dos. Charles Sainte-Perse se tenait droit dans l’embrasure de la porte, un revolver à la main.

— Comment as-tu pu ? dit-il dans un souffle. Comment as-tu pu faire une chose pareille…

— Chéri, tu…

D’un geste, Charles l’arrêta de loin.

— Non, dit-il. J’ai tout entendu…

Le visage de Marguerite fondit comme cire.

— C’est… affreux, lâcha-t-il en serrant son revolver. Ce que tu as fait…

Charles secouait sa tignasse poivre et sel, incrédule, effaré. Il défendait une idée du capitalisme obsolète aux yeux de sa femme, une conception à laquelle il n’avait jamais voulu déroger, tout infatué qu’il était de son paternalisme d’expert qui ne valait rien dans un monde de concurrence où le but était d’éliminer l’autre. Marguerite avait appliqué le système à la lettre. Sa façon à elle de résister… Charles était acculé. Tout ce qu’il n’avait pas voulu voir lui sautait au visage, leurs vieilles névroses, la croûte qui cachait le pus, l’horreur qu’elles avaient provoquée… Les deux époux se dévisageaient, aussi blêmes l’un que l’autre.

— Je vous conseille de lâcher cette arme, lança Mc Cash.

— Reculez, dit Charles en le menaçant. Reculez !

Ses lèvres tremblaient. Il ôta la clé de la porte et, la claquant dans son dos, la ferma à double tour.

Le borgne allait se précipiter quand il sentit le danger ; il fit volte-face et vit Marguerite ouvrir le tiroir du secrétaire. Un Remington en jaillit, armé. Elle n’eut pas le temps de le braquer sur lui : Mc Cash se précipita vers la sexagénaire et, de tout son corps, lui colla son poing dans la figure.

La tête de Marguerite Sainte-Perse partit loin en arrière avant de percuter le dossier du fauteuil. Elle ricocha et tomba comme une masse sur le sol. Mc Cash n’attendit pas de savoir si elle se relèverait : il fondit sur la porte, qu’il pulvérisa au cinquième coup de pied.

Une détonation le cueillit sur le palier.

Une odeur de poudre flottait. Il trouva l’architecte dans la chambre voisine, une balle dans la tête.

Dans la précipitation, Charles Sainte-Perse s’était en partie raté. Sa main tenait encore le revolver, qui tomba à ses pieds. Des cartilages et des bouts de chair mouchetaient le mur. Il voulut parler mais seules des bulles de sang lui sortaient de la bouche avant d’exploser en bouillonnant sur ses lèvres…

— Je vais appeler une ambulance, murmura le borgne.

L’architecte fit un geste du doigt mais sa main était trop molle. Ses yeux se révulsèrent : il expira.

Quand Mc Cash revint sur ses pas, la sueur ruisselait le long de son dos. Marguerite Sainte-Perse baignait dans son sang, la lèvre fendue, deux dents au fond de la gorge.

Il arracha les fils du téléphone et s’agenouilla. Elle respirait à peine, inerte et les yeux vagues après le terrible coup de poing qui l’avait en partie démolie… Mc Cash soupira : il avait failli la tuer. Comme Angélique. De ses mains…

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