Straight to hell

La neige de la veille s’était réfugiée dans les fossés. Alice marchait, les mains enfoncées dans les poches de son anorak. Elle avait le cœur lourd et ce n’était pas les Plabennec qui pourraient l’aider. Bien sûr ils étaient gentils et compensaient leur stérilité chromosomique en accueillant des enfants abandonnés, mais chez eux la télé était allumée en permanence et on mangeait devant le journal plutôt que de discuter — bref, rien à voir avec sa mère.

Alice avait vite compris que les Plabennec n’étaient qu’une étape : elle grandirait. Elle s’en irait. Peut-être même qu’elle serait heureuse. Certes, elle était un peu en retard avec les garçons, on ne pouvait pas être bonne partout… En attendant, du haut de ses rêves, elle aurait voulu des animaux en pagaille, de toutes les couleurs, une meilleure copine qui ne partait pas en vacances en la laissant en carafe au moment où elle se sentait la plus seule au monde, et puis un manteau neuf tant qu’on y était — le bleu qu’elle portait était tellement passé qu’on l’aurait dit disparu au loin… Elle aurait surtout voulu revoir sa mère, entendre ses mots rassurants, sentir son odeur de sable, ses caresses de lynx…

Alice arrivait au Cosec, le lieu de rendez-vous des jeunes en mal de vacances : ils y faisaient du sport, y papotaient surtout, les plus téméraires s’en allaient fumer derrière les sapins, les autres en profitaient pour s’y peloter. C’est là qu’Alice s’était fait coincer par Damien : il l’avait attrapée par le poignet et, sous prétexte que les autres faisaient pareil, il l’avait forcée à l’embrasser. Après une brève résistance, elle s’était laissé faire, pour qu’il la lâche. Le fils Ledu commençait à lui laver la bouche avec sa langue quand elle s’était jetée en arrière, dans les sapins. Alice avait réussi à filer mais depuis ce jour le fils du gendarme lui faisait peur, et son espèce de show manqué l’autre jour à la sortie de l’école lui rappelait qu’entre cible et victime, la limite était mince. Alice avait essayé d’en parler à son père, qui était aussi leur entraîneur de tennis en bénévole, mais Ledu l’avait plus ou moins traitée de menteuse. Sa mère étant malade, elle avait laissé tomber…

Personne devant la salle de sport : la gamine battit des mains dans ses gants de laine, comme si le sang n’y circulait plus. Intuition féminine ou sixième sens, elle se tourna vers la route et aperçut la BM bleue pleine de boue garée un peu plus loin, celle de l’ancien policier, qui lui fit signe… Elle trottina vers la route, son sac à l’épaule.

— Salut ! fit-elle en ouvrant la portière.

— Ça va ?

Alice fit signe que oui. Elle coinça son sac de sport parmi les détritus, rejeta sa capuche, dévoilant des chatteries mordorées que le borgne entrevit à peine : il démarra aussitôt.

— J’ai vu ton assistante sociale tout à l’heure, dit-il en surveillant les rétroviseurs.

— Saholy ?

Ça avait plutôt l’air de lui faire plaisir.

— Tu connais son prénom…

— Je vous ai dit : c’est elle qui s’est occupée de moi quand ma mère était malade. Je l’aime bien. Elle a l’air dure comme ça mais elle est gentille.

— On a parlé de toi, dit-il. Et aussi de Le Guillou.

— Ah… (Le visage d’Alice s’assombrit.) Et elle vous a dit quoi ?

— Que tu n’étais pas mythomane.

— Mythomane, c’est ceux qui racontent des bourres ?

Pas si mioche la petite. Ils dépassèrent le terrain de foot, pelliculé de neige, et prirent la direction de Talensac : le foyer où Alice avait séjourné se situait à une poignée de kilomètres.

— On va aller parler à Le Guillou, annonça Mc Cash. S’il a quelque chose à cacher, on va le savoir très vite…

Au mieux elle avait menti et ils étaient quittes pour une sérieuse mise au point, au pire il repassait la patate chaude à Ledu.

Sur le siège voisin, Alice ne disait plus rien.

— Si tu as raconté des salades à tout le monde, dit Mc Cash, il est encore temps de te rétracter.

— Je n’ai pas menti !

— On va bien voir…

Un camion bourré de cochons les croisa à la sortie d’un virage, balançant au passage une gerbe de bruine malodorante. L’abattoir tout proche les faisait hurler de terreur. Alice s’était renfrognée, le menton enfoncé dans son anorak miteux, jusqu’à ce qu’ils arrivent au CDEF de Talensac, le Centre départemental de l’enfance et de la famille, que tous les jeunes appelaient le foyer. Le bâtiment, qui datait des années cinquante, servait d’asile pour les gosses de la région, mais ça aurait pu être une caserne, une école ou une prison, et il ne manquait plus que les barbelés ; heureusement il y avait un grand parc avec des jeux recouverts de neige, et plus loin la forêt… Chaperon bleu, Alice restait clouée au siège de la voiture.

— Allez viens, dit-il, n’aie pas peur.

— Je n’ai pas peur.

— Viens quand même.

Alice finit par sortir mais elle avançait à reculons. Mc Cash en profita pour observer la topographie des lieux : un terrain cerné par des grilles d’environ deux mètres, une forêt et cinq kilomètres de campagne avant de tomber sur le premier embranchement du Meu. Difficile d’imaginer la petite parcourir une telle distance en pleine nuit… Le hall était désert mais une femme de ménage qui javellisait l’escalier leur dit :

— Hou, M. Le Guillou, je sais pas ! Aujourd’hui c’est service réduit ! Faut voir avec Mme Sainte-Perse !

Marguerite Sainte-Perse travaillait là comme bénévole et se trouvait au petit réfectoire de l’étage ; Mc Cash tira Alice dans l’escalier marron. Les réminiscences lui tombaient dessus comme des mouches. Il comprit mieux pourquoi. Ce qui tordait le cœur, ce n’était pas tant l’aspect impersonnel, la froidure du carrelage ou l’odeur de détergent, que les paires de chaussons alignées dans l’entrée. À les voir ainsi usés, râpés, peluchés, Mc Cash imaginait tous les petits pieds qui s’y étaient fourrés, toutes ces petites pattes désespérées qui, comme Alice, avaient dû vivre et continuer de s’agiter comme si de rien n’était, parce que c’était comme ça, parce qu’on n’avait pas le choix…

— Oui ? s’écria une voix depuis la salle de réfectoire. C’est pourquoi ?

Chignon laqué, la soixantaine stricte et poudrée, Marguerite Sainte-Perse faisait goûter les enfants, en compagnie de la cuisinière ; ils étaient cinq attablés devant les restes d’un gâteau au yaourt, à faire combattre leurs guerriers de l’espace sur la toile cirée ou minauder leurs Barbie mi-putes mi-soumises. Il y eut quelques commentaires sur le bandeau mais Sainte-Perse les fit taire avec autorité avant de l’informer que le directeur du foyer était en congé.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

Mais Mc Cash jurait dans sa barbe. La bénévole regarda Alice comme on se penche sur le vide :

— C’est toi, Alice, qui veux voir M. Le Guillou ?

Sa voix était du bois sec, Alice un vaisseau pris dans la glace. Elle n’avait pas envie de parler. Ce n’était pas à elle de parler. Elle serait le silence immortel.

Sainte-Perse se tourna vers le borgne.

— On peut savoir pourquoi vous le cherchez ? fit-elle d’un ton qui exigeait une réponse.

— Non.

Mc Cash attrapa Alice prisonnière du carrelage et repartit par où ils étaient venus — cette vieille chouette fardée lui rappelait la mère Thatcher.

*

La route de Pleumeleuc était dégagée, la neige solidaire des talus. Patrick Le Guillou habitait une longère isolée du voisinage par un bosquet d’arbres faméliques. Une Citroën était garée devant le portail de bois blanc — la voiture du directeur, d’après Alice. Mc Cash parqua la BM un peu plus loin.

Ils marchèrent jusqu’au portail mais personne ne répondit lorsqu’il fit retentir la cloche.

— Il n’a pas d’autre voiture, Le Guillou ? demanda Mc Cash.

Alice haussa les épaules :

— Je l’ai toujours vu avec celle-là.

Rase campagne, quelques buses au-dessus de champs à peine perturbées par la ligne de TGV qui fusait au loin : l’Irlandais actionna la poignée du portail, constata qu’il était ouvert… Il y avait une terrasse de pierres grises, un barbecue noyé d’eau de pluie, un long jardin d’herbes grasses mais aucune lumière à l’intérieur de la longère. Il était pourtant bientôt cinq heures du soir.

Alice suivit ses pas dans la cour de gravier. Mc Cash tambourinait déjà à la porte. N’obtenant toujours pas de réponse, il colla sa tête à la vitre et, ignorant les yeux interrogateurs de la gamine, réajusta son bandeau.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Mc Cash faisait une drôle de tête.

— Rien, dit-il. Reste là.

Il la planta près du puits de lierre et se dirigea vers la grange au fond du jardin. Le Meu coulait à quelques encablures, faisant la jonction un peu plus loin avec le Garin. Le sens du courant confirmait que la fillette avait pu dériver avant de s’échouer dans la vase…

Ses chaussures étaient trempées lorsque Mc Cash poussa la porte vermoulue. La grange était ouverte aux quatre vents, avec ses ustensiles folkloriques, ses outils, et la bise comme une plainte diffuse qui en fendait les planches… Le Guillou était là, allongé sur la terre battue, la tête prise dans un sac plastique. Il ne bougeait plus, le pantalon descendu sur les chevilles…

Mc Cash se rétracta. Une lame avait jailli dans son dos, à hauteur de la gorge. Rapide, précise, elle découpa sa chair avec une facilité déconcertante : il avait eu juste le temps de plaquer sa main sur sa gorge pour protéger la jugulaire. Le sang coula aussitôt, inondant le creux de sa main. Le tueur voulut retirer le couteau mais l’ex-flic tenait fermement la lame ; l’acier coupait les chairs mais il ne la lâcherait pas.

Mc Cash se retourna en chuintant de douleur. La perception qu’il eut du tueur fut très brève : un masque de cire, deux yeux froids dans la pénombre, un corps emmitouflé, corpulent, qui vacilla sous le choc de son poing, expédié en pleine face.

Le Celte avait les phalanges assez dures pour cogner fort et une vivacité de rat : un flot de larmes aveugla le tueur qui, le nez cassé sous l’impact, recula d’un pas. Il jura dans sa langue, cherchant toujours à dégager sa lame. Un accent slave. Les deux hommes s’empoignèrent furieusement. Dans le corps à corps, Mc Cash lui décocha un coup de tête et se fendit le crâne sur une dent. Sa paume était profondément ouverte, enfin il avait réussi à saisir le manche ; de l’autre main, il tenta de lui arracher les yeux mais l’homme au trench-coat le repoussa. Ne cédant rien, Mc Cash se colla à son visage et le mordit aux lèvres. Le tueur lâcha un cri tandis qu’usant de tout son poids, le borgne le précipitait à terre. Ils roulèrent sur les outils rouillés qui traînaient là. Tirant d’un coup sec, l’homme dégagea la lame de l’emprise de Mc Cash et se rua vers lui, une trajectoire mortelle qui tout à coup se bloqua.

L’homme ne comprit pas tout de suite : c’est quand il vit la fourche plantée dans sa jambe qu’il fléchit. Empalé, il ne sentit d’abord plus rien. Le choc l’avait comme anesthésié. Seulement il ne pouvait plus bouger.

Mc Cash se tenait recroquevillé contre l’établi, haletant. Avec la peur, ses doigts s’étaient tétanisés sur le manche de la fourche. Face à lui, le tueur restait immobile, baragouinant des insultes, en proie à un mauvais songe : le sang affluait à ses lèvres et un autre filet commençait à couler le long de ses jambes, qui déjà inondait ses chaussures… Mc Cash retira la fourche : comme privé de son tuteur, l’homme s’affaissa. Une auréole apparut sur son pantalon beige, une auréole qui grossit très vite…

L’Irlandais se redressa, et mit quelques secondes avant de réaliser que l’artère fémorale était touchée. Il serra les dents : la douleur fut plus vive lorsqu’il vit l’entaille béante au creux de sa main. Il se tourna vers son agresseur, à genoux.

— Tu n’en as plus que pour quelques minutes, dit-il d’une voix blanche. Dis-moi qui t’envoie.

L’homme au trench-coat ensanglanté ouvrit à peine la bouche. Il lui manquait un bout de lèvres et son nez n’était qu’une bouillie de cartilages. Il voulut porter la main à son manteau mais Mc Cash lui arracha facilement le calibre : un 9 mm Parabellum, version standard de l’OTAN. Une arme de guerre utilisée par la plupart des armées occidentales, ou les ex-satellites du Pacte de Varsovie…

— Alors ? !

Le type avait les cheveux ras et des yeux troubles qui s’en allaient doucement. Le visage était cireux, bouffi. Mc Cash fouilla ses poches, l’autre n’opposait plus de résistance, trouva un portable Motorola dernier cri, des mégots de cigarettes écrasés et un paquet de mouchoirs. Il en bourra sa paume et serra fort. La douleur qui l’irradiait le rendait hargneux :

— Putain, siffla-t-il : tu vas me dire qui t’envoie !

Le tueur était à genoux sur la terre battue, le sang filait entre ses cuisses, il allait mourir, sans un mot. Mc Cash se retourna : Alice se tenait dans l’embrasure de la porte fissurée, sans voix.

Il bondit comme une bête protégeant sa charogne.

— Je t’avais dit de ne pas bouger ! cria-t-il dans l’air glacé de la grange.

La gamine en était bien incapable. Pétrifiée à l’entrée de la grange, elle avait les yeux fixés sur le corps à terre, celui qui avait la tête prise dans le sac plastique. Il fallut que Mc Cash la secoue pour qu’elle revienne à la réalité.

Il y eut un bruit mat dans leur dos : celui du tueur qui s’affalait face contre terre, vidé de son sang. Mc Cash réalisa qu’il tenait encore le Parabellum à la main, que sa bouche à lui aussi était poissée de sang.

Alice se tenait muette sur son carré de bouillasse quand le portail s’ouvrit à l’autre bout du jardin. Apercevant Mc Cash devant la grange, un homme arma le revolver qu’il cachait sous sa veste et, tout en claquant le portail dans son dos, le braqua dans leur direction. Il allait tirer mais l’Irlandais avait déjà brandi le 9 mm. À trente mètres, il avait la gamine comme bouclier et une chance sur deux de rater sa cible : d’un revers, il balança Alice dans les pâquerettes.

L’homme ne tira pas : il se plaqua contre le battant du portail et tourna la poignée sans cesser de braquer son arme. Il fuyait. Mc Cash pressa l’index sur la détente au moment où sa cible se glissait par l’embrasure du portail.

— Bouge pas ! lança-t-il à Alice.

Projetée dans l’herbe, le visage plein de terre, elle vit le borgne traverser la cour et arracher le portail, un revolver à la main.

Il arrivait trop tard : un 4 × 4 sombre démarrait en trombe, immatriculation invisible — avec ses six dixièmes à l’œil et le soir qui tombait, l’Irlandais n’aurait pas reconnu sa mère… Mc Cash pesta : Alice, les macchabées, ses empreintes un peu partout, il n’allait pas se lancer à la poursuite de ce type en laissant tout en plan.

Il revint vers la gamine en serrant le tas de mouchoirs poisseux qui constituait sa bourre.

— Ça va ? dit-il doucement.

Alice attendait debout au milieu des pâquerettes écrasées : elle voulut parler mais ses lèvres ne pouvaient pas. Il fourra le canon du Parabellum dans la poche de son caban, nettoya la terre sur la joue de la petite.

— L’homme dans la grange, dit-il, celui avec le plastique : il ressemble à Le Guillou ?

Alice secoua la tête pour dire oui. Elle n’avait pas vu son visage mais la morphologie était la même. Elle allait pleurer.

— Bon, dit-il pour la calmer. Assieds-toi au sec, près du portail, et dis-moi si quelqu’un arrive.

Alice opina.

Mc Cash grimaça en comprimant sa paume, retourna vers la grange — il verrait ça plus tard. Le bouton de la lumière se situait à l’entrée. Il se pencha vers Le Guillou, qui gisait à demi nu sur la terre battue.

Ses poignets avaient encore les marques des liens qui l’avaient entravé. Le cœur ne battait plus mais le corps était chaud. Il venait de mourir. Le pantalon et le caleçon étaient baissés sur ses chevilles : Mc Cash vit tout de suite les traces de brûlure sur les testicules. Cigarette. Il chercha sur la terre battue, sans succès. Le tueur avait ramassé les mégots, qui pouvaient contenir son ADN.

Le vent sifflait par les planches, balayant l’air humide de la grange ; l’inspection du corps ne lui apprit rien de plus. Le Guillou avait les poches vides. Sans doute avait-il été tiré de chez lui à l’improviste… Mc Cash ramassa le couteau qui lui avait entaillé la main, couvert de sang. De marque Kershaw. Une lame conventionnelle au tranchant exceptionnel, affûtée type rasoir. Une arme de guerre, comme le Parabellum.

Il prit également le téléphone portable trouvé sur le trench-coat du tueur, examina les paramètres. Il n’y avait ni messages ni numéros dans le répertoire : juste les chiffres du dernier numéro appelé, un portable…

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