FRANCK THILLIEZ

LA MÉMOIRE FANTÔME

Prologue

La rumeur rapportait qu'elle les avait tous tués. Une femme, un enfant de quatre ans, des hommes, retrouvés pendus, au fil des années. De génération en génération, la parole s'était répandue, déformée, amplifiée. Jamais il n'y eut de preuve, ni la moindre certitude. On soupçonnait, voilà tout. On prétendait même que, la nuit, les esprits du passé venaient à nouveau l'habiter, que d'étranges lumières dansaient à l'étage. Des bulldozers avaient essayé de la détruire, disait-on, mais ils avaient à chaque fois subi de mystérieuses pannes. Toute tentative de l'arracher à ses terres, et ce depuis longtemps déjà, avait été vaine.

La semaine précédente, Salima plaisantait devant un tel déferlement d'idioties. La veille encore, elle n'y croyait pas. Mais là, face à cette maison de maître abandonnée, entre Hem et Roubaix...

— Tu prends juste tes photos et on fiche le camp, OK ?

Contre la clôture de la propriété, Alexandre l'attrapa

pour l'embrasser façon cour d'école.

— Tu commencerais pas à flipper, toi ?

— C'est pas ça. Mais moins on traîne, mieux ce sera. Tu connais ma mère...

Ils escaladèrent un mur par le nord, en prenant appui sur de la ferraille et du bois déjà entassés par d'autres chasseurs de fantômes, et atterrirent parmi les orties et les buissons d'épines.

Salima se redressa. Les cyprès agités par le vent se détachaient sur l'écran noir des ténèbres. Puis, juste derrière, la demeure figée, à la pierre froide, si froide... Les doigts de la jeune fille se crispèrent sur le blouson de son copain.

Ils s'avancèrent et grimpèrent péniblement jusqu'à l'une des rares fenêtres non murées de l'étage.

L'intérieur. Des crissements de verre pilé, sous leurs pas. L'adolescent alluma sa lampe torche.

— Des canettes, chuchota Salima.

— Et des seringues. Je savais pas que les fantômes se shootaient. Ça casse un peu le mythe.

Alexandre éclaira l'espace alentour. Un cube écœurant de tapisserie décollée, de cloisons vergetées d'humidité. Pas de meubles, pas de lit, juste un matelas mal en point, piqueté de taches d'urine.

— C'était la chambre du môme. C'est là que sa mère l'aurait retrouvé raide mort. Sous tes pompes, exactement.

— Ferme-la, merde ! Pas besoin de savoir ça !

En un clin d'œil, Alexandre coinça sa petite lampe entre ses dents et sortit son appareil photo numérique.

— Demain, je balance tout sur mon blog. Ils vont être verts au bahut. Suis-moi, on se fait d'abord le bas.

Salima, beurette aux longues tresses travaillées, se raidit.

— Pourquoi ? Y a pas besoin ! Tout est muré, y a pas d'issue ! Si on doit...

— Si on doit quoi ?

— Je... Je sais pas... Se tirer, par exemple ! Merde ! Il s'est quand même passé des choses zarbi ici !

Le front relevé, Alexandre haussa les épaules.

— Reste ici si tu veux, trouillarde. Moi, je descends...

Elle se cramponna à lui.

— Faut toujours que t'aies le dernier mot. Sale con.

Ils s'engagèrent dans l'escalier. Partout s'étalaient les

teintes glacées de l'obscurité. L'imagination de la jeune fille se mit à galoper. Elle voyait des doigts osseux effleurer les siens, des profils évanescents se creuser d'ombre et de feu. Oui, la demeure respirait, son cœur palpitait, quelque part. Pour la première fois, Alexandre répondit à l'étreinte de sa petite amie avec la même intensité.

À présent, il n'en menait pas large non plus, du haut de ses dix-sept ans. Le sang allait-il suinter des murs et dégouliner aussi noir que le raisin, comme on le prétendait ?

Non, non, impossible. Juste une légende urbaine.

Ils débarquèrent dans un hall circulaire aux fenêtres condamnées, aux perspectives fuyantes. L'antre sentait le renfermé, le salpêtre, l'humidité d'une mauvaise cave. Sur le carrelage défoncé s'entassaient des sacs de plâtre, de l'enduit, des outils de chantier. Truelles, pelles, burins, scies, pioches. Salima pressa son écharpe contre son nez. Soudain, dans sa tête, la brutale vision d'un crâne fracassé à coups de marteau.

Devant elle, le crépitement d'une charge électrique, puis la violence blanche d'un flash. Alexandre tournait sur lui-même, le doigt sur le déclencheur numérique. Dans la succession des éclairs surgirent les morceaux d'un miroir brisé, des assiettes ébréchées, des bougies consumées disposées en pentacle.

Alexandre se figea. Son assurance de jeune coq vola en éclats.

Face à lui, sur le sol, un récipient débordant d'un liquide rouge.

— Fuck !

Il se pencha.

— On dirait du...

Un craquement, dans une autre pièce. Suivi de l'explosion d'un objet qui chute.

Quelqu'un. Ou quelque chose.

Alexandre recula de trois pas, ses pieds s'emmêlèrent avec ceux de sa copine. Scène de panique. Soudain, une caresse poisseuse refroidit sa nuque.

La terreur le bâillonna. Il posa sa main sur son oreille. Ses doigts se teintèrent d'un film pourpre.

Ça coulait du plafond.

Du sang.

Salima étouffa un cri, puis tomba à la renverse contre la première marche de l'escalier. Alexandre lâcha sa lampe qui roula contre la cloison. Sa respiration s'accéléra. Il aida la jeune fille à se relever.

Et, tandis qu'ils fuyaient, les jambes à leur cou, une ombre se déplia lentement et s'avança vers le centre du hall. Sous sa capuche noire, la silhouette ramassa la lampe abandonnée, puis orienta le faisceau vers le haut.

L'Œuvre touchait à sa fin. Le chaos mathématique, contenu dans la perfection du cercle.

L'œil de lumière épousa un serpent d'inscriptions, nourri de centaines de chiffres. L'ensemble dévorait le moindre centimètre carré de plâtre.

Une main gantée plongea son pinceau dans la bassine. Il fallait des chiffres, encore, et encore. Jusqu'au sol.

Sceller le destin d'une prochaine victime.

Brusquement, alors que la matière visqueuse se répandait sur les murs, le visage sous la capuche se teinta d'un étrange reflet blanchâtre.

La masse sombre paniqua et ajouta alors d'un geste précipité, avant de disparaître : « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. »

Un mois plus tard

Les essuie-glaces peinaient à évacuer les trombes d'eau qui se déversaient sur le pare-brise de la Mercedes. Au-dessus de l'habitacle, les arbres, secoués par une force monstrueuse, semblaient sur le point de se rompre.

Alain se pencha sur le volant, le nez collé au tableau de bord. Il n'y voyait absolument rien.

Se faire plumer au casino de Saint-Amand-les-Eaux pour, à présent, affronter la tempête du siècle ! Malchanceux jusqu'au bout des ongles. Les derniers kilomètres avant Valenciennes risquaient d'être pénibles.

Il décéléra encore. Fichue météo. On prévoyait des pluies torrentielles accompagnées d'orages d'une rare intensité pour le reste de la semaine.

En une fraction de seconde, son visage se creusa d'une affreuse grimace. Son pied écrasa la pédale de frein, les roues arrière se bloquèrent dans une éruption de gerbes liquides. L'avant de la voiture s'immobilisa à quelques centimètres à peine d'une énorme branche arrachée. D'autres débris propulsés à une vitesse effroyable déchirèrent le faisceau lumineux des phares.

— C'est pas vrai !

Alain braqua et opéra rapidement une marche arrière. Il suffisait qu'un véhicule débarque, et boom !

Un bruit sourd fit alors trembler la vitre passager. Alain sursauta.

Il crut d'abord à un nouveau projectile venu percuter la voiture. Mais il ne s'agissait pas de cela. Non, c'était... des mains... plaquées contre le carreau.

Alain crispa ses doigts sur le caoutchouc du volant. Il perçut un visage dans l'obscurité. En proie à une folle panique, il enclencha la première.

Déguerpir, le plus vite possible.

Dehors, un cri se mêla aux lamentations de la nature.

Là, droit devant, dans la lumière de ses phares, les mains sur les genoux, noire de boue, une femme. Elle agitait la tête, le vent et la pluie lui fouettaient le visage. À deviner l'épouvante dans son regard, à percevoir les soubresauts de sa poitrine, Alain comprit qu'elle le suppliait de l'arracher aux ténèbres.

Elle surgissait du sous-bois. En baskets et en survêtement.

Alain hésita à quitter sa protection de tôle. Et si on lui tendait un piège ? La branche d'arbre en travers de l'asphalte, le lieu isolé, l'absence de témoins... Pourtant il finit par déverrouiller sa portière et sortit, son blouson par-dessus la tête. Il se courba pour affronter les rafales. En trois secondes à peine, il se retrouva complètement trempé.

— Madame ? Vous...

— Où sommes-nous ? Dites-moi où nous sommes ! hurla-t-elle, haletante.

L'eau s'engouffrait dans sa bouche. Elle frôlait la rupture physique.

— Pas loin de Valenciennes, mais...

— Valenciennes ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Elle lui montra la paume de sa main, marquée de

profondes entailles pleines de sang et de terre, avant de crier :

— C'est à Lille que... que vous devez... me conduire ! Je vous en prie ! Conduisez-moi à Lille !

Des coups, sur la porte.

Lucie Henebelle considéra sa montre. Presque 22 h 30. Qui pouvait bien frapper à une heure pareille ? Elle se leva, attentive au sommeil des jumelles calées l'une contre l'autre dans la chaleur du canapé, ôta le verrou et ouvrit.

En face d'elle, deux jeunes, trempés. Les étudiants des appartements du dessus. Jérôme et Anthony.

— Madame ! Faut que vous veniez voir ! fit Jérôme, complètement décoiffé. On revenait du Sombrero ! À cinquante mètres d'ici ! Une femme, qui a l'air dans un sale état ! Elle a voulu se relever, mais elle est morte de fatigue ! Venez !

Lucie soupira. Les voisins la dérangeaient toujours à la moindre broutille.

— Il faut appeler les pompiers. Ou la police.

— Mais c'est vous la police !

La flic tira l'onde blonde de sa chevelure vers l'arrière et, tout en la nouant avec un élastique rouge, expliqua :

— Sauf que là, tu vois, je ne suis pas en service, il y a un orage de folie, et je ne vais pas me pointer à chaque fois qu'il y a une scène de ménage ou un problème de voirie. Moi aussi, j'ai une vie après le boulot. C'est pas marqué Restos du cœur sur ma porte, OK ?

Lucie voulut refermer, mais Jérôme bloqua le battant avec son pied.

— Un problème de voirie ? Cette malheureuse, elle a des traces de corde sur les poignets ! De la boue partout sur elle ! Et elle ne sait même pas quel jour on est ! On dirait... On dirait qu'elle n'a pas vu la lumière depuis des mois !

Le lieutenant de police hésita. Flic H24. Obligation d'assister les personnes en danger.

Elle se retourna, en proie au dilemme permanent de chaque mère. Que faire de ses chéries ? Les laisser, encore ? Et sa promesse : « les nuits, plus jamais » ?

Trop tard pour contacter la nourrice.

— A cinquante mètres d'ici, tu dis ?

— Même pas... Là... A côté !

Constater, réclamer une équipe si nécessaire, et revenir. Juste quelques minutes, avant de retrouver ses petites. Elle détestait les abandonner de la sorte. Les absences interminables, les planques destructrices... Fini tout ça.

— Bon, OK. L'un de vous veut bien rester ici et veiller sur mes filles ? Anthony ?

Le jeune homme, d'une timidité de nonne, acquiesça sans ouvrir la bouche. C'était une gueule d'acné, nourrie aux hamburgers et aux circuits électroniques, étudiant dernière génération. Elle le savait en école d'ingénieur, le genre de type sérieux. Pas trop père, mais pas trop débile non plus pour surveiller deux gamines de quatre ans.

Lucie se précipita vers son ordinateur, connecté à un site de rencontre, et éteignit l'écran. Puis elle enfila son vieux caban, laça ses rangers au cuir usé et entassa des livres et des papiers dans un meuble d'angle. D'un rapide coup d'œil, elle vérifia l'état de la pièce. Tiroirs, portes de meubles, placards : fermés. Hormis les poupées et les jouets éparpillés sur le sol, tout était propre et rangé.

— S'il te plaît, ne touche à rien. N'oublie pas que je suis flic, et que les flics ont du nez. Je peux avoir confiance ?

Anthony hocha la tête et s'étala dans un fauteuil face aux jumelles.

— Et merci quand même, ajouta-t-elle.

— Si un jour j'ai un PV à faire sauter...

Sans plus attendre, Lucie se laissa emporter par le souffle de l'orage. Et la grandeur décadente d'une nuit de printemps. La jeune femme était recroquevillée dans le hall de la résidence Saint-Michel, au cœur d'un quartier abritant un ensemble de grandes écoles lilloises. ISEN, ICAM, HEI... Des étudiants venaient de lui apporter une couverture et une tasse de chocolat chaud, à laquelle elle n'avait pas touché. Mine défaite et apeurée, cheveux noirs ébouriffés, survêtement trempé... Tout, dans ce hérissement fauve, ce repli sur soi, faisait penser à une bête traquée et terrorisée. En s'approchant, Lucie remarqua sur-le-champ les entailles de cordes au niveau de ses poignets, qu'elle tenait groupés contre sa poitrine. La flic secoua son parapluie et s'accroupit devant elle.

— Vous ne craignez rien. Je suis de la police.

L'inconnue tenta de se relever, mais Lucie l'en

empêcha en posant la main sur son épaule.

— Vous semblez très éprouvée. Mieux vaut rester assise, en attendant qu'on s'occupe de vous.

Elle souleva délicatement le bas du jogging. La femme grimaça.

— Vous me faites mal !

— Pardonnez-moi...

Marques de cordes également sur les chevilles, presque jusqu'au sang. Lucie se retourna :

— Quelqu'un a appelé le 17 ?

Des hochements de tête négatifs pour toute réponse.

— Je m'en charge, se proposa Jérôme, avant que la flic ait le temps de dégainer son portable.

— Tu dis qu'on a un individu de sexe féminin, trente, trente-cinq ans, à amener aux UMJ.

— Aux quoi ?

— Urgences médico-judiciaires. Éveillée et réactive, mais sans doute victime de sévices. Précise que le lieutenant Henebelle, DIPJ[1], est sur place. Dis-leur de se magner, OK ?

— Très bien, répliqua Jérôme, téléphone à l'oreille.

La jeune femme s'agitait de plus en plus, ses doigts

crispés sur la couverture.

— Ma mère ! Il faut prévenir ma mère ! Marie Moi- net, elle s'appelle Marie Moinet. 282, boulevard du Maréchal-Leclerc, à Caen. Oui, à Caen. Et puis... Et puis mon frère aussi ! Frédéric Moinet ! Impasse du Vacher, Vieux-Lille ! S'il vous plaît !

— Nous allons les prévenir, mais le plus important, pour le moment, c'est vous. Comment vous appelez- vous ?

— Manon. Manon Moinet. Nous sommes à Lille ?

— Oui. Je...

— Vous... Vous devez m'emmener chez moi. Même adresse que mon frère. Tout de suite ! Je vous en supplie ! J'ai besoin de mon appareil ! Mon appareil !

— Quel appareil ?

Sans répondre, elle chercha à agripper Lucie, qui lui attrapa calmement les mains et sentit comme une plaie dans la paume gauche.

— Écoutez Manon, je m'appelle Lucie Henebelle, je suis lieutenant de police. Vous ne craignez plus rien et vous allez bientôt rentrer chez vous. Mais il va falloir vous rendre à l'hôpital, pour qu'un médecin vous ausculte. C'est la procédure quand nous recueillons des personnes un peu désorientées. Vous comprenez ?

— Oui, oui. Je comprends parfaitement, mais...

— Ils arrivent dans moins de dix minutes, intervint Jérôme.

— OK, répondit Lucie. Maintenant Manon, racontez-moi ce qu'il vous est arrivé.

Lucie retourna la main de la jeune femme. Du sang séché. Elle regarda de plus près. La paume, charcutée. Une inscription : « Pr de retour ».

Elle releva brusquement la tête et demanda :

— Qui vous a fait ça ?

Manon détourna les yeux avant de s'exclamer :

— Ma montre. Ma montre a disparu. Quel jour sommes-nous ? Quel jour ? Dites-moi !

— Elle nous l'a déjà demandé il y a cinq minutes, dit l'un des étudiants.

Lucie fit signe à l'attroupement de s'écarter et de la boucler.

— Nous sommes mardi. Mais parlez plus calmement, d'accord ?

— Mardi... Mardi... D'accord... février... 2007, c'est cela ? Dites, c'est cela ?

Des chuchotements derrière elles. Lucie garda un air serein. Réflexe professionnel. Ne pas terroriser cette femme davantage.

— Nous sommes en avril. Fin avril...

— Ô mon Dieu ! Avril. Déjà avril.

Manon resta prostrée quelques instants, puis, d'un geste éclair, saisit son interlocutrice par le col de son caban.

— Racontez-moi ce qui s'est passé ! Qu'est-ce que je fiche ici ? Qui sont ces gens ? Pourquoi me regardent-ils ? Dites-le-moi ! S'il vous plaît !

Elle avait hurlé. Lucie se défit de l'étreinte et s'écarta légèrement. Cette femme sentait l'hôpital psychiatrique à plein nez.

La flic reprit posément :

— Des personnes vous ont vue errer le long du boulevard Vauban. Vous avez de la boue partout, jusque dans vos cheveux. Vous étiez très affaiblie et ils vous ont recueillie, voilà quelques minutes. Vous ne vous souvenez pas ?

Manon jeta un œil inquiet sur le groupe des étudiants.

— Tous ces visages... Il y a trop de monde. Des inconnus. Madame, faites-les partir.

Lucie se retourna vers les badauds.

— OK, merci à tous pour votre soutien, c'était très gentil. Mais... les secours vont arriver et il faut rentrer chez vous maintenant. Vous pouvez reprendre la tasse de chocolat... Et on laissera la couverture dans le coin là-bas. Jérôme, tu passes prévenir Anthony que je risque d'en avoir pour un moment. Qu'il veille bien sur mes filles.

Ça râla, ça murmura, sans bouger. Quand la carte tricolore surgit de la poche du caban, ça obéit.

Une fois seule avec Lucie, Manon réclama :

— Il me faut un médecin. Un médecin s'il vous plaît. Je veux savoir. Je dois savoir s'il ne m'a pas touchée. Madame, un médecin. Vite.

— Ne vous inquiétez pas, nous allons nous rendre aux urgences. On va vous soigner, vous protéger, d'accord ?

— Vous devez me prendre pour une débile. C'est sûr. Mais... Comment vous expliquer? Cela défie toute logique.

Lucie s'approcha de nouveau très près de Manon et la caressa doucement dans le dos.

— Si nous commencions par le commencement ? Une personne vous a retenue contre votre gré ?

— C'est lui. C'est bien lui. J'en suis certaine.

— Qui est-ce, « lui » ?

— Vous ne savez pas ? Je ne vous l'ai pas encore dit ? Si, si, forcément vous savez. J'ai dû vous le dire...

— Non, pas encore... Je vous assure.

— Pas encore. Pas encore, comment ça, pas encore ? C'est le Professeur ! Le Professeur !

— Quel professeur ?

Manon parut ne pas comprendre, devant l'évidence de l'allusion. Elle dévisagea Lucie avec mépris.

— Vous êtes de la police, et vous me posez la question ? Comment pouvez-vous ignorer cela ? C'est impensable. Vous le connaissez forcément. Le Professeur !

Elle s'essuya le nez du bout de sa manche, avant de regrouper ses jambes contre son torse.

— Il n'a jamais accordé la moindre chance à ses victimes. Jamais. Pourquoi m'aurait-il épargnée ? Ça ne correspond pas à son mode opératoire ! Ça n'a aucun sens ! Vous saisissez ?

Lucie inclina la tête. L'autre parlait de « mode opératoire », un terme assez technique. Une flic ?

— Le Professeur... Vous voulez dire le tueur ? demanda Lucie.

Manon considéra les incisions sur la paume de sa main.

— Ou alors... Peut-être que je l'ai tué... Oui... J'ai réussi, je l'ai enfin retrouvé et je l'ai tué. De mes propres mains. C'est une possibilité. Oui, oui, ce serait logique. Toutes ces années...

Elle bouillonnait, ses tourments semblaient ruisseler juste sous sa peau, prêts à en crever la surface tendue. Lucie observa ses mimiques obsessionnelles, ses raideurs musculaires, ses contractions nerveuses.

Quelles sombres horreurs avait subies cette femme ? Le Professeur, de retour... Lucie ne put s'empêcher de réprimer un frisson.

Soudain, une porte claqua violemment derrière elles. Manon sursauta. Puis ses bras retombèrent mollement le long de son corps et elle se mit à regarder en détail le hall, les boîtes aux lettres, la couverture. Elle se redressa alors, fouilla dans ses poches et, prise de panique, demanda :

— Madame ?

Lucie, qui guettait l'arrivée des secours, répondit avec un temps de retard :

— Oui?

— Qu'est-ce que je fiche ici ? Et qui êtes-vous ?

Lucie installa Manon à l'arrière du véhicule de police secours. Elle avait réussi à joindre Anthony au téléphone. Déjà prévenu par Jérôme, il avait accepté sans problème de veiller sur ses amours jusqu'à son retour.

Lucie tournait régulièrement avec police secours, mais de plus en plus rarement avec les équipes de nuit. Elle rencontrait Tibert, le brigadier-chef au volant, et son collègue Malfeuille pour la première fois. Deux gaillards aux épaules de demi de mêlée, des arpenteurs de bitume, vampirisés par le métier.

Avant de repartir, Tibert fit marcher les essuie- glaces à pleine vitesse.

— Pas possible, une météo pareille. J'ai jamais vu ça.

Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur et démarra.

— Alors, c'est quoi le menu ?

Manon grelottait. Le visage dans l'ombre, les paupières fermées, elle venait de s'endormir, écrasée de fatigue.

— Je n'en sais rien, répliqua Lucie à voix basse en épongeant ses cheveux dans une serviette. Ça ressemble à un enlèvement : marques de liens super profondes aux poignets et aux chevilles.

— Wouah !

— Comme tu dis. Elle a de sacrés problèmes de mémoire. Incapable de se souvenir quand, ni où.

— Amnésie ?

— Choc traumatique, plutôt. Elle connaît son nom et son adresse. Mais tout se bouscule dans son crâne, elle parle très vite et ce qu'elle dit est carrément confus. Par exemple, elle affirme avoir trente-deux ans et, juste après, elle explique qu'il faut absolument nourrir Myrthe, son chien.

— Un sens vachement aigu des priorités.

Tibert avala une pastille Valda et en proposa une à Lucie, qui refusa.

— Pas de trauma crânien, d'ecchymoses? ques- tionna-t-il.

— Rien d'apparent, en tout cas. Mais j'ai peur des résultats des exams. Ne pas se souvenir de son kidnappeur, des conditions de son enlèvement, ça s'annonce franchement pas terrible.

— GHB[2] ?

— Je n'en sais rien.

Lucie posa doucement la main sur le front de Manon. Pas de fièvre.

— Elle est morte de fatigue, on dirait qu'elle n'a pas dormi depuis des lustres. Quelle espèce de salaud a pu la mettre dans un état pareil ?

— Le même genre de salaud qui bat sa femme à mort ou qui viole sa gamine. Exemple encore hier soir à Wazemmes. Hein, Malfeuille ?

— Ouais, rétorqua le brigadier. La fille en prend pour un mois d'hospitalisation. Mâchoire explosée à coups de cul de bouteille.

Lucie resta songeuse un instant.

— J'ai appelé le central, ils vont vérifier son identité, reprit-elle. Et essayer de prévenir la mère qui habite Caen. Enfin, d'après ce qu'elle m'a dit.

Tibert tourna la ventilation à fond. Avec la buée, il ne distinguait plus grand-chose à l'extérieur.

— C'est quoi cette croûte de sang, sur sa main? demanda Malfeuille en se retournant.

— Un truc horrible. On l'a tailladée. Une phrase incisée avec un objet tranchant : « Pr de retour ».

— C'est pas vrai... Elle est sacrément mutilée. Ce « Pr », qui est-ce ?

— Je n'en sais rien. Elle m'a parlé du Professeur... Le tueur en série d'il y a quatre ou cinq ans...

Plus un mot. Juste ce mélange écrasant de silence et de pluie.

Malfeuille finit par dire :

— Et vous la croyez ?

— Je crois surtout que cette femme est sous le choc... Même si ces inscriptions dans sa chair, elle ne les a pas inventées.

À ses côtés, Manon respirait de plus en plus fort.

— En tout cas, elle est obnubilée par ça, continua Lucie. Elle ne se rappelle pas d'où elle vient, ne sait pas qui l'a enlevée, ni quel mois nous sommes. Par contre, elle n'a pas cessé de me parler du Professeur. C'était comme s'il occupait toute sa mémoire. C'est vraiment curieux.

— Sacrément bizarre, ouais. Avec notre « Chasseur de rousses », ça nous ferait deux tarés qui tournent en France au même moment. Cette femme, c'est peut-être un mauvais présage...

Lucie remonta le col de son caban. Puis, sans répondre, elle posa son front sur la vitre et se laissa aspirer par le déluge. À droite, le Port de Lille et ses longs entrepôts. Un pont, l'autoroute A25, et les feux stop des camions qui explosaient sous la pluie en pétales de sang.

Quatre ou cinq ans plus tôt, elle aurait ressenti une excitation sans bornes pour une telle enquête, accueillant l'arrivée de cette femme comme un cadeau du ciel. Un enlèvement, le spectre d'un psychopathe qui rôde... L'occasion enfin d'extérioriser ce pour quoi elle se torturait depuis l'adolescence, au travers de ses lectures et des films sanglants qu'elle dévorait par dizaines. Mais à caresser le Mal dans son intimité[3]... Elle s'était juré une chose : « Plus jamais ça. »

Lucie releva la tête. Devant elle, le vaisseau hospitalier, illuminé, battu par la pluie. L'antre de la connaissance du corps. Des kilomètres carrés réservés à la maladie, aux études, à la médecine. Cardiologie, neurologie, psychiatrie... Dans cet ensemble de bâtiments, les policiers connaissaient une destination mieux que les autres : les UMJ, niveau -i de l'hôpital Roger Salengro. Viols, violences physiques, drogues, mutilations... Point de rencontre des victimes et des agresseurs en garde à vue.

La voiture se gara à côté des ambulances, dans un espace à l'abri. Les brigadiers allongèrent Manon sur un brancard.

— Elle ne se réveille même pas ! Carrément dans les vapes !

— Magnez-vous !

Ils la transportèrent vers l'accueil en courant.

Une infirmière se précipita vers eux, talonnée par un interne. Profil en lame de rasoir, lunettes rondes à monture verte. Le docteur Flavien.

— Messieurs... Lieutenant Henebelle ! De retour? Les ambiances nocturnes vous manquaient ?

— L'ambiance, non. Mais vous, oui.

Sans ciller, Flavien ôta ses lunettes et se mit à les nettoyer minutieusement. Les deux marques qu'elles laissèrent sur son nez témoignaient d'une journée interminable, faite de viscères et de sang.

— Où est la réquisition ?

— Je vous prépare le papier tout de suite, répondit Lucie. J'ai été un peu prise de court. L'essentiel, pour le moment, c'est cette femme.

— Prise de court ?

Le médecin haussa les épaules, tandis que l'infirmière disparaissait avec le brancard derrière une porte battante.

— C'est toujours le même cinéma avec vous, soupira l'urgentiste. Dans médico-judiciaire, il y a judiciaire. Vous en connaissez la signification ?

Lucie se contrôla, même si Flavien l'exaspérait déjà.

— Je vous attends, docteur... Et je vous offre un bon café dès que vous aurez terminé. Prenez bien soin d'elle.

— Un bon café, ouais...

Il s'éloigna sans se retourner, en ajoutant :

— N'oubliez pas mon papelard, sinon, pas de certif.

— C'est rare de réussir à l'amadouer, celui-là, déclara Tibert. On devrait engager plus de femmes dans la police. Ça faciliterait le boulot...

— Si peu.

Il agita ses clés de voiture.

— C'est OK pour nous ?

— Oui, allez-y. Je vais rester auprès d'elle. Elle aura besoin de quelqu'un en se réveillant.

— Et pour rentrer, ça va aller ?

— Je m'arrangerai avec une ambulance des urgences. Merci les gars.

Avant d'aller régler la paperasse, Lucie sortit sous le porche pour téléphoner. Elle qui aspirait à une soirée paisible... C'était plutôt raté. Mais à dire vrai, elle y prenait dangereusement goût. Elle se mit à penser à ses filles qu'elle avait laissées seules avec Anthony. Flic, mère, l'équilibre était si fragile, la bascule si sensible.

Non, non, songea-t-elle. Seulement lancer l'enquête, refiler le bébé et disparaître. Faire le boulot, sans plus. Ils étaient informés à la DIPJ pour les jumelles, et assez conciliants, si tant est qu'un commandant de police puisse être conciliant.

Éviter la nuit, tant que possible. Sa promesse...

Lucie s'empara de son portable et ouvrit le répertoire, à la recherche du nouveau numéro de l'astreinte. Devenir incapable de retenir un pauvre numéro à dix chiffres... Fichue mémoire, fichue trentaine, fichu vieillissement.

Les noms défilèrent. Amélie, Corinne, Eva, Maman... Pierre... Pierre Norman... Collègue, ami, amant... Son flic à la chevelure de feu, accro à sa ville natale, Dunkerque... Et pourtant envolé si rapidement pour Marseille, voilà trois ans, alors qu'elle préparait son concours de lieutenant... Lucie n'avait jamais pris le temps d'effacer son numéro. Ou peut-être ne l'avait- elle jamais souhaité ?

Elle ferma les yeux. Le commissariat de Dunkerque, sur le quai... Son petit bureau à l'étage, en face de La Duchesse Anne. L'odeur salée du port de plaisance... Lille était si différente, si sophistiquée. Un diamant, effleurant un croissant de charbon.

Elle inspira profondément et appuya sur « Supprimer ».

— Salut commandant Pierre Norman, murmurat-elle dans un grondement de tonnerre. Bon vent dans les calanques, si loin de chez nous...

Elle composa le numéro de la permanence, au bureau de la DIPJ. À peine son interlocuteur avait-il décroché qu'elle demanda :

— Du neuf pour Manon Moinet ?

— Bah, j'allais vous rappeler, justement ! rétorqua Greux, l'OPJ[4] d'astreinte. Individu non fiché, mais deux faits vraiment bizarres. Primo, une info de la sûreté urbaine : un type a débarqué là-bas, complètement affolé. Il prétend avoir recueilli un individu féminin qui errait au bord de la route, à une quarantaine de bornes d'ici, à proximité de Raismes !

— Manon Moinet ?

— C'est l'identité qu'elle lui a filée, oui ! Elle lui aurait demandé de la conduire dans le Vieux-Lille, puis elle l'aurait agressé avant de sauter du véhicule, comme ça, à un feu rouge, à l'entrée de la ville, au niveau de la porte de Béthune.

— Ça fait un sacré bout de chemin à pied jusqu'à Vauban, quand même.

— Surtout avec une tempête pareille. Et le gars l'a regardée s'éloigner, tout con. Il lui vient en aide, et elle lui colle une droite ! Il n'a pas dû piger ce qui lui arrivait.

— Il est toujours au 88 ?

— Les collègues l'asticotent un peu.

Lucie fit quelques pas en arrière sous le porche pour échapper à la pluie qui commençait à l'atteindre.

— Rappelle-les, demande-leur de le garder ! Préviens aussi le commissariat ou la gendarmerie de Rais- mes, qu'ils se tiennent prêts ! Tu as quelqu'un pour te remplacer à la perm ?

— Malouda.

— OK. Embarque un binôme, on doit se rendre là- bas. Moinet était à pied, donc proche du lieu de séquestration présumé. L'individu du 88 saura t'y reconduire. Il faut agir très vite ! Je vais essayer de choper une ambulance pour me ramener. Normalement j'arrive dans dix minutes. Si je ne suis pas là, vous filez, reçu ?

— Reçu. Mais attendez avant de raccrocher! J'ai encore un truc louche concernant Moinet.

Greux marqua une pause.

— Alors ? T'attends quoi, là ? s'impatienta Lucie.

— Il s'agit de sa mère, Marie Moinet. L'adresse que vous m'avez transmise, à Caen... J'ai appelé. C'est un type qui a répondu.

— Le père ?

— Pas vraiment. Le nouveau proprio de la maison.

— Quoi ?

— Marie Moinet ne crèche plus à cette adresse depuis trois ans.

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