Le poitrail ouvert et débordant de calamars.

Lucie chancela. Le bronzage de Moinet avait intégralement disparu. Même un cadavre ne pouvait être aussi blanc.

Il avait été littéralement... dépigmenté...

Inlassablement, des oiseaux fondaient sur lui et arrachaient des petits morceaux de chair à coups de bec incisifs.

Ils étaient en train de le dépecer.

Lucie détourna la tête. Elle mit quelque temps à retrouver ses esprits.

Elle s'avança en boitillant, complètement ahurie. Les parois qui l'encerclaient étaient recouvertes de formules mathématiques, d'équations, de chiffres peints en rouge et en partie brûlés. Des centaines et des centaines de démonstrations incompréhensibles. Pire, bien pire que dans la maison hantée de Hem. L'aire de jeu d'un sacré malade mental.

Dans un recoin, Lucie aperçut un monticule de calamars. Au-dessus, un par un, des oiseaux semblaient sortir de la roche. Elle s'approcha, prudente, et leva la tête. Un rai lumineux, très lointain, très faible, perçait la paroi : la lumière du jour. Un long goulot naturel, mesurant peut-être vingt ou trente mètres de long et à peine quelques centimètres de large, reliait cette grotte à l'extérieur. Et les calamars entassés à ses pieds paraissaient provenir de là-haut.

Alors, Lucie comprit qu'en utilisant les calamars et les fous de Bassan, il y avait moyen d'arriver au cœur du dédale. En effet, les oiseaux pouvaient se laisser glisser dans le goulot, attirés par la forte odeur, mais ne parvenaient pas à remonter dans l'autre sens. Pour ressortir, ils devaient donc nécessairement trouver leur voie dans le labyrinthe, alertant d'autres oiseaux qui s'introduisaient par la côte et faisaient le chemin inverse. Une sorte de fil d'Ariane menant à la nourriture, qu'il suffisait dès lors de suivre.

Comment pouvait-on avoir inventé un système aussi tordu ?

La flic regarda de nouveau en direction du cadavre de Frédéric. Elle osa affronter le visage inerte. L'œil restant avait totalement blanchi, l'iris était transparent, pareil à celui d'un albinos. Dépigmentation, là encore.

Lucie se laissa choir, brisée. Voilà six ans, le Mal avait dû prendre naissance ici, dans les ténèbres. Avant de se repaître des vies de pauvres innocents. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Elle sortit son Sig Sauer et tira plusieurs coups de feu en l'air, provoquant une volée de plumes.

— Fichez-lui la paix, putain de piafs ! Fichez-lui la paix ! Je vous en prie...

Alors Lucie plaqua ses mains sur ses oreilles. Encore une fois, elle hurla à en vomir ses tripes.

Le cauchemar n'était pas terminé.

Derrière Frédéric. Sur une pierre parfaitement plate...

Des scalps. Six scalps carbonisés, placés sur des têtes de mannequins en plastique rétractées sur elles- mêmes sous l'effet d'une flamme.

Le Professeur était venu pour effacer les preuves. Se débarrasser de ses trophées. Ce qui expliquait également pourquoi les équations sur les parois étaient en partie brûlées.

Lucie resta là de longues minutes, pétrifiée. Autour d'elle, les oiseaux continuaient à attaquer la carcasse qu'elle s'était résignée à ne plus défendre. Bientôt, les calamars manqueraient, les fous de Bassan disparaîtraient, et il deviendrait donc vraiment impossible de sortir. Alors elle se releva, titubante, et se dirigea vers la surface liquide, qui paraissait plus froide encore. Jamais... Jamais elle n'y parviendrait... C'était fichu. Pourtant, il fallait essayer, combattre, affronter l'adversité comme elle l'avait toujours fait. Elle ne pouvait pas crever ici, dans les sous-sols du monde.

La jeune femme se glissa dans l'eau glaciale et, devancée par une nuée d'oiseaux, se mit à nager. Mais très vite elle se sentit gagnée par l'épuisement. Seule la rage lui donnait l'énergie de poursuivre. À peine avançait-elle d'un mètre qu'elle reculait de deux. Sans son gilet, dernière bouée l'accrochant au monde des vivants, elle aurait déjà sombré.

C'était à présent une question de secondes. Elle partirait dans le sommeil, sans souffrance... Mais avec tellement de regrets.

Elle bataillait, puis se laissait dériver, tentait désespérément de reprendre son souffle, bataillait de nouveau... Elle allait enfin rejoindre un boyau plus large quand, soudain, une masse noire surgit devant elle.

Une barque, qui venait droit à sa rencontre et allait la percuter de plein fouet.

Il revenait...


39.

Lucie s'effondra sur le sol, transie. Elle toussait à s'en arracher les poumons. À côté d'elle, Hervé Turin peinait à remonter sa barque sur le bord, sidéré par le spectacle qui s'offrait à lui : le cadavre de Frédéric Moinet au poitrail béant et à la blancheur de nacre, ces becs à l'assaut des chairs, ces chevelures carbonisées... Un décor que même le plus tordu des romanciers n'aurait pu imaginer.

— Bordel de bordel de bordel ! Henebelle ! Qu'est- ce que ça veut dire ?

Lucie claquait des dents, complètement tétanisée. Elle s'enroula sur elle-même, tremblante, crispée, incapable de parler. Turin lui balança son perfecto. Elle le regarda avec mépris, même si elle était forcée d'admettre qu'il lui avait sauvé la vie. Entre deux quintes de toux, la flic parvint enfin à prononcer :

— Je... Je suis arrivée trop tard... II... était dé... déjà dans cet état. Co... Comment vous avez pu... arriver... jusqu'ici ?

— Et vous ? Vous, avec votre putain de tendinite ! Vous, censée vous trouver à l'hôpital auprès de votre mère ! Mon cul ! Vous vous êtes bien foutue de notre gueule ! C'est Manon qui vous a appelée, c'est ça ? Moi, j'ai fait comme elle, j'ai tout simplement appliqué la spirale de Bernoulli sur une carte ! J'ai roulé de Bâle jusqu'ici et j'ai croisé votre marin sur le port ! Il m'a pas fallu longtemps pour le faire craquer. C'est lui qui m'a amené ici et qui a repéré ce truc bizarre avec les oiseaux. Il nous attend devant l'entrée de la grotte sur son chalutier. Et maintenant, où est Manon ?

— Je crois que... le Professeur la retient...

Dans une rage aveugle, Turin frappa du plat de la main contre la roche. Puis il se dirigea vers le corps, aux orbites oculaires totalement déchiquetées. Frédéric Moinet... Peut-être le seul détenteur de la clé de l'énigme.

Il observa les équations mathématiques noircies, ces signes posés sur la pierre, par centaines, par milliers. Racines carrées, polynômes, variables complexes. Mais qu'avait-on cherché à démontrer ? Et, surtout, à brûler ?

Lucie se débarrassa avec difficulté de son gilet et de son K-way, ôta son pull de laine, posa le perfecto sur ses épaules et se frotta énergiquement les bras. Turin piocha une cigarette dans son paquet mais la rangea aussitôt. Ne pas fumer ici. Pas avant l'arrivée des experts de la scientifique. Il aperçut alors le tas de calamars.

— Putain ! C'est quoi ça ? On est dans un cauchemar, c'est pas possible !

Le flic attrapa un oiseau par le cou au moment où ce dernier pointait le bec hors du goulot au-dessus des encornets. L'animal émit un long cri rauque. Turin se tourna vers la jeune femme et la menaça :

— Je vais pas vous rater ! Regardez-moi ce fiasco ! Vous avez menti à vos supérieurs, transgressé toutes les lois, en plus vous avez perdu Manon ! Vous êtes grillée !

Le fou de Bassan se débattait avec ardeur, jouant de toute sa puissance. Les mâchoires serrées, Turin le propulsa devant lui. Difficilement, l'oiseau finit par se redresser sur l'eau. L'une de ses ailes s'était brisée dans la lutte.

— Pourquoi vous voulez ma peau ? demanda Lucie dans un souffle. Vous... Vous êtes la pire des ordures !

— Les femmes ne devraient pas travailler dans la police ! Toutes des garces ! Vous vous croyez tout permis, alors que vous n'êtes que des boulets !

Il ricana.

— Vous vous en tirerez pas, Henebelle. Pas cette fois. Dites bye-bye à votre insigne...

Sous l'effet de la colère, Lucie sentit qu'elle reprenait des forces. Elle le regarda fixement et répondit avec une soudaine fermeté dans la voix :

— On va sortir d'ici... Vous allez contacter les collègues du SRPJ de Brest et leur demander de venir dans cette grotte avec un légiste et une équipe de scène de crime... Et vous allez aussi trouver un mathématicien.

— Je sais ce que j'ai à faire, ne vous souciez pas de ça. Ne vous souciez plus de ça.

— On doit comprendre la signification de ce baratin. Il faut réfléchir à ce qu'il s'est passé... Comment Frédéric Moinet et le Professeur ont pu se retrouver dans cet endroit.

Turin eut un petit rire cynique.

— « On » ? Vous n'avez toujours pas pigé ? Vous n'êtes plus dans le coup ! Ni maintenant, ni jamais !

— Vous raconterez aussi à Kashmareck que vous m'avez appelée sur mon portable et que je vous ai rejoint en Bretagne... dans la nuit... pour vous assister. Vous allez me couvrir.

— Vous couvrir ? Vous vous foutez de ma gueule ?

— Vous direz que... ni vous, ni moi n'avons vu Manon depuis Bâle... Que nous ne savons pas où elle se trouve...

Turin inspira.

— Pauvre fille.

Lucie ne se laissa pas démonter. Elle continua calmement :

— Votre nez...

— Quoi mon nez ?

— Ce pansement... Vous avez... reçu un coup ?

Le flic promena son index sur le sparadrap.

— Qu'est-ce que ça peut vous foutre ?

Lucie le dévisagea avant d'envoyer :

— La pauvre fille, comme vous dites, elle a gardé une petite culotte appartenant à Manon, sur laquelle on aperçoit du... du sperme. Et cette culotte est quelque part, bien en sécurité.

— Quoi ?

— Je pense que ce sperme est le vôtre. Vous avez profité de sa faiblesse, vous l'avez violée, espèce de fumier !

Turin mit du temps à répondre. De toute évidence, il encaissait le coup.

— Vous êtes une tarée !

— Peut-être... Nous verrons bien les résultats des analyses ADN. Et je crois qu'en fouillant un peu dans votre passé aux Mœurs, on dénichera des choses intéressantes...

— Sale petite garce...

Lucie se releva, dégoûtée par ce monstre, par elle- même. Elle avait franchi un point de non-retour dès son arrivée en Bretagne.

— Je veux la culotte... cracha le Parisien.

Il aurait dû la laisser se noyer. Même lui enfoncer la tête sous l'eau, pour aider un peu.

— Vous allez d'abord appeler Kashmareck pour lui expliquer exactement ma version des faits... À ce moment-là, je vous la donnerai... Pas avant.

— Vous êtes prête à tout pour aller au bout, hein ?

— Comme vous. Nous sommes tous deux des prédateurs.


40.

Il fait chaud. À crever.

Je vis, je suis en vie. Je m'appelle Manon Moinet, experte en mathématiques appliquées et je suis en vie !

Combien de temps ? Depuis combien de temps suis- je là-dedans ? Je n'ai pas faim, juste soif. J'ai les lèvres sèches, ma gorge me fait mal, ça me brûle dans tout l'intérieur... J'ai probablement dû hurler. Et cela n'a servi à rien.

Il fait chaud. Chaud à crever. Ma peau dégouline de sueur. Nous sommes... en été, non... au printemps. Avril. Ou peut-être mai. Pourquoi ai-je si chaud alors ? Mon Dieu ! On m'a déshabillée, je suis nue ! Où suis-je ?

Je ne sais pas, je ne sais pas ! Lucie Henebelle... Un flic. Le Professeur. Un enlèvement. Le mien ! C'est ça ! Le Professeur ! Le Professeur me retient !

Vite, vite, réfléchir. Vite.

Il faut que je me calme.

Le noir, partout. Mes bras sur mes cuisses, impossible de les bouger. Me relever. Aïe ! Du bois, non, du métal. Dessus, dessous, sur les côtés. Un cercueil ! Je suis dans un cercueil ! Quelle horreur ! Sous combien de tonnes de terre ?

J'ai les yeux en feu, la gorge en lambeaux. Je ne peux même plus crier.

Me débattre, me retourner. Serrer les poings et frapper. Des aspérités sur les parois. Des trous, des centaines de petits trous. Pour me laisser respirer ? Non, non, je ne suis pas dans un cercueil. Il s'agit d'autre chose.

Lucie ! Lucie, aidez-moi ! Je vous en supplie ! Manon ! Je m'appelle Manon Moinet et je suis en vie !

Si ça se trouve on ne me recherche même pas. A- t-on seulement signalé ma disparition ?

Un sifflement. Et maintenant de la lumière, une lueur bleue, on dirait que ça vient d'en dessous. Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que c'est que ce truc au-dessus de mon front, sur la tôle ? On dirait de la graisse et... des ongles ? Des bouts d'ongles collés contre la tôle. Carbonisés... D'autres ont déjà dû être enfermés ici. Ça y est, tout s'embrouille en moi... Je sens que... que je vais partir... Le bleu vire au jaune. Ça brûle ! Ça brûle sous moi !

Le noir à nouveau.

Il fait chaud. À crever.

Je vis, je suis en vie. Je m'appelle Manon Moinet, experte en mathématiques appliquées et je suis en vie !


41.

Jamais les équipes de police de Brest n'avaient tant peiné à investir une scène de crime. Il avait fallu affronter la mer démontée, puis transporter le matériel - halogènes à batterie, crimescope, kits de prélèvement, pistolets à sceller - en ramant dans les galeries sur plusieurs centaines de mètres avec pour seul repère les ondes du portable que Turin avait laissé allumé près du cadavre.

Un peu plus tôt, sur le quai du port de Perros-Guirec, après s'être changée, Lucie avait remis à Turin la culotte de Manon. Ce salaud avait fait jaillir la flamme de son briquet et, sous le regard haineux de sa collègue, y avait mis le feu. Un sourire malsain, plein de méchanceté et de sadisme, avait alors tordu les traits de son visage.

Tel était le prix de son silence. Lucie venait de pactiser avec le diable.

Puis, après un bon café et quelques biscuits, il avait fallu revenir ici, dans ces tunnels immergés, aux côtés d'un type qui la dégoûtait, sur qui elle avait envie de cracher.

Un seul objectif lui permettait de tenir. Sauver Manon. Sauver Manon. Sauver Manon.

Les fous de Bassan avaient définitivement déserté les lieux. La jeune flic se tenait à présent à proximité des scalps carbonisés en compagnie du commissaire Menez, personnage aux traits rugueux et à la longue moustache. Durant le trajet, Turin avait longuement expliqué la situation à l'officier breton, qu'il avait déjà croisé par le passé. Face à eux, le légiste considérait le corps suspendu. Chacun des policiers intervenant sur la scène de crime grimaçait devant le spectacle de cet homme éven- tré et devenu aussi blanc qu'un sac de plâtre.

— Le Professeur, vous dites ? fit Menez d'un ton sceptique en se retournant vers Turin.

Sans dégoût apparent, il renifla le cadavre et plissa le nez.

— Non, non, je ne crois pas qu'il s'agisse là de l'œuvre du Professeur.

Turin écarquilla les yeux.

— Pardon ? demanda-t-il en haussant la voix. Et qu'est-ce qu'on fout ici, à votre avis ?

Le Parisien fit un mouvement du bras, rouge de colère.

— Regardez autour de vous, merde ! On est dans une grotte où chaque centimètre carré est couvert de formules mathématiques ! Les scalps arrachés aux six victimes sont là, derrière vous ! Qu'est-ce que c'est tout ça, si c'est pas son territoire ? Et que dire de Moinet ? D est raide, je vous signale ! Qui l'a assassiné aussi cruellement, s'il ne s'agit pas du Professeur ? Qui lui a bourré le buffet de calamars ? Le boulanger du coin ?

Menez garda un calme déconcertant.

— Comment expliquez-vous sa dépigmentation partielle ? répliqua-t-il simplement.

— Sa dépigmentation ?

— Oui, sa dépigmentation. Toutes ces taches blanches sur sa peau.

— Et ses yeux... ajouta Lucie. Quand je suis arrivée, l'un d'eux était encore épargné... Et l'iris était quasiment transparent... Comme celui d'un albinos.

— Merde, j'avais complètement zappé ! s'exclama Turin. Vous voulez dire que...

Menez acquiesça.

— Je vois que ça vous revient en mémoire. Cette odeur caractéristique, sur sa peau. L'assassin l'a frottée avec plusieurs composés chimiques, qu'il a aussi probablement versés dans les yeux. Ces produits sont, j'en mettrais ma main à couper, un savant mélange de...

— De phénol et d'acide fluorhydrique, l'interrompit Turin. On n'oublie pas des trucs pareils...

Menez acquiesça de nouveau et s'adressa à Lucie :

— Le phénol possède cette particularité de dépigmenter la peau. On l'utilise, très dilué, pour le peeling, une technique de rajeunissement cutané. Mais là, il a été employé avec des concentrations beaucoup plus fortes, dans un tout autre dessein. Un dessein immonde.

Il désigna une des taches blanches au niveau du cou.

— Avec l'acide fluorhydrique, le phénol pénètre la peau sans l'abîmer, se glisse dans les couches profondes du derme et le détruit, provoquant des brûlures insoutenables. Une torture terriblement efficace, comme si on vous rabotait de l'intérieur avec du papier de verre. Avec le lieutenant Turin, nous nous sommes déjà rencontrés à ce sujet, voilà quelques années. Je travaillais sur Nantes, avant que... le dossier Chasseur ne soit traité par un autre collègue. Turin traquait le Professeur, et je traquais le Chasseur de rousses. Il était venu me voir afin de vérifier que l'un ne pouvait être l'autre. Ce que nous avions formellement exclu.

— Exact... marmonna Turin. Le Chasseur de rousses...

Le commissaire breton lut la surprise dans les yeux de Lucie.

— Eh oui, le Chasseur, cher lieutenant. Ces brûlures chimiques font partie des réjouissances qu'il inflige à certaines de ses victimes. J'avoue être autant dérouté que vous, mais cet homme suspendu au bout de sa corde n'est pas passé entre les mains de votre Professeur...

— Mais...

Lucie et Turin échangèrent un regard dépité. Ils cherchaient le Professeur, et c'est le Chasseur qu'ils trouvaient.

La jeune flic s'attarda sur les équations carbonisées. Les mathématiques, encore et toujours... Si seulement Manon pouvait être là !

— Quand est-ce qu'arrive le mathématicien? demanda-t-elle en se tournant vers Menez.

— Sous peu, avec une autre navette.

— Commissaire, expliquez-moi comment le Chasseur fonctionne réellement. Les détails de son mode opératoire, ses habitudes, ses victimes...

Menez s'approcha des scalps en prenant garde à ne pas gêner le travail des techniciens occupés à sceller des échantillons - cheveux, cendres, poils - dans des sacs hermétiques.

— Les victimes sont toujours des jeunes femmes célibataires, rousses, mignonnes, qui habitent aux alentours de Nantes. On les retrouve, quelques jours après leur enlèvement, sur la côte Atlantique, entre Saint-Nazaire et La Rochelle, violées post mortem, couvertes de brûlures. D'après les légistes, tout y passe : le feu, les cigarettes, les liquides bouillants, l'électricité, les produits corrosifs... Il choisit à chaque fois des supplices qui lui permettent de faire durer... Comment dire...

— Sa jouissance...

— Oui, sa jouissance. Il s'arrange pour qu'elles restent en vie afin de pouvoir recommencer ses tortures, jour après jour. Nous pensons par ailleurs que certaines des victimes ont tenté de se suicider... Elles s'étaient lacéré les veines des poignets avec les moyens du bord... leurs propres ongles...

D'un hochement de tête, à la demande du légiste, le commissaire ordonna qu'on décroche le cadavre.

— Il a des connaissances évidentes en chimie mais malheureusement pour nous, cette piste n'a rien donné car on se procure assez facilement les composés qu'il emploie, dans les laboratoires scolaires, les instituts pharmaceutiques...

Il grimaça, puis ajouta :

— Et le séjour des corps dans l'océan ne nous aide pas non plus. Leur immersion efface toutes les traces - ADN, cheveux ou squames de peau - qu'aurait pu abandonner l'assassin. Sinon, le légiste a aussi à chaque fois noté un truc bizarre : une concentration sanguine très élevée dans le cerveau, et très faible dans les membres inférieurs. Ce qui semble indiquer que ces femmes sont mortes à l'envers... La tête vers le bas, si vous voulez...

Turin s'énerva d'un coup.

— Mais putain ! On est quand même bien chez le Professeur ici ! Et je ne peux pas imaginer une seule seconde que lui et le Chasseur soient une même personne ! Tout nous prouve le contraire ! Les études menées par les spécialistes, les modes opératoires, le profil des victimes, les lieux ! On n'aurait pas pu se gourer à ce point !

— Et pourtant, intervint Lucie avant de se tourner vers Menez, sans la moindre considération pour son homologue parisien, Karine Marquette s'est fait violer post mortem alors que le Professeur n'avait auparavant jamais violé personne. Elle n'était pas rousse, c'est vrai, mais elle correspondait quand même à la catégorie recherchée par le Chasseur : jeune, dynamique, jolie, célibataire. Après ce meurtre, le Professeur a arrêté toute activité, un acte contre nature chez les tueurs en série, et le Chasseur a pris le relais dans les mois qui ont suivi. Et aujourd'hui, de nouveau, le Professeur... A-t-on affaire à deux individus distincts qui se connaissent et se réunissent ici ? Ou à une seule et même personne qui agirait selon deux protocoles différents suivant ses motivations ?

— C'est complètement con ! dit Turin.

Ignorant la remarque, Lucie se mit à observer les équations sur les parois.

— On dirait qu'il n'a pas eu le temps de tout brûler. Peut-être la peur de se retrouver coincé ici, avec la marée montante, ou la crainte de se faire prendre... Regardez... Il a probablement supprimé les éléments essentiels, afin, je ne sais pas, qu'on... qu'on ne comprenne pas. Ces équations lui font peur... Elles doivent signifier quelque chose, ouvrir une piste capable de le compromettre.

— Mais pourquoi il se serait amusé à les inscrire dans ce cas ? demanda Menez.

— Sûrement un moyen pour lui d'exprimer sa domination. Sur les autres, sur le monde, sur nous. Rappelez-vous les croix sur la spirale de Bernoulli. La carte des meurtres, exposée au grand jour, sans que personne n'en saisisse le sens. Peut-il exister plus grande satisfaction que de se moquer de cette façon de ses poursuivants ? Et de prouver qu'il est le maître du jeu ? Il jouit de ce qu'il a fait ! Il en est fier ! À chaque minute, à chaque seconde, il revit ses crimes ! Et il n'y a aucune explication rationnelle à ça !

— C'est bon, Henebelle, c'est bon ! grogna Turin en levant les bras devant lui. Pas besoin de nous faire votre cinéma ni de vous mettre dans un état pareil !

Lucie chevaucha une flaque et effleura la roche sur sa droite. D'autres équations, aux trois quarts brûlées. Elle dut subitement s'asseoir, prise d'un vertige. Manque de sommeil, de nourriture.

— Vous allez tenir ? lui demanda Menez.

— Oui, oui, ça va... mentit-elle. C'est juste que cette enquête est en train de me mettre sur les rotules...

Turin s'éloigna d'un pas nerveux. Sa voix résonna contre les parois quand il cria :

— Mais qu'est-ce que Moinet vient encore foutre là-dedans ? Il ne peut pas être le Professeur, il n'était physiquement pas présent au moment du meurtre de sa sœur ! Ni le Chasseur, puisqu'il vient de se faire buter par le Chasseur ! Mais on est dans une foire ou quoi ?

Lucie se massait les tempes. Elle répondit :

— Il n'est peut-être ni l'un ni l'autre, mais on a toujours vu son spectre dès qu'on s'approchait un peu trop près de cette affaire. Il a trompé Manon depuis le début. Il l'a empêchée de fouiller le passé, il ne voulait pas qu'elle remonte jusqu'au Professeur. Il savait pour la tombe de Bernoulli, à Bâle, et jamais il n'a rien dit... Et puis... il y a ce burin, dans l'un de ses appartements, qui a probablement servi à décrocher l'ammonite ingurgitée par Dubreuil... Sans oublier qu'il n'était pas au bureau, quand la vieille sadique a été tuée...

Elle tourna la tête en direction du cadavre et ajouta :

— Et maintenant, le voilà ici, à proximité des scalps, dans une caverne couverte d'inscriptions mathématiques... Ces inscriptions qu'on a cherché à brûler, à dissimuler... Qui a fait ça ? Le Chasseur ? Le Professeur ? Ce fichu cambrioleur ? Frédéric Moinet ? Les quatre ? Dans tous les cas, il est évident que Frédéric, ainsi que le ou les meurtriers, se connaissaient, qu'ils partageaient des secrets, ou tout au moins le secret de cette grotte. Qui a enlevé Manon ? Qui a voulu l'étrangler ? Qui a volé le disque dur dans l'appartement de Frédéric ? Tout est lié...

Elle pointa l'index vers les parois.

— Ce que je vais dire n'aurait absolument aucun sens en d'autres circonstances, mais ces équations sont peut-être ce fameux maillon qui nous manque depuis le début...

Ils entendirent une barque qui arrivait derrière eux. Des policiers en uniforme encadraient un type recroquevillé, au visage creusé par les jeux d'ombre et de lumière. Il portait un imperméable dont le col montait par-dessus sa barbe grisonnante. Le commissaire Menez s'approcha et l'aida à sortir de l'embarcation.

— Merci de vous être déplacé si tôt et avec de telles conditions météo, dit le flic.

Il se positionna devant lui et expliqua :

— Tentez de faire abstraction de... ce qu'il s'est passé ici. Ne cherchez pas à comprendre la raison de ce carnage et concentrez-vous juste sur ce qu'il reste des formules épargnées par les flammes... Essayez de... nous expliquer ce qu'elles signifient.

Pascal Hawk, la quarantaine, acquiesça, l'air grave, les lèvres pincées. Se focaliser sur sa tâche, uniquement. Ne pas penser à... cette chose, couchée sur le sol, et ouverte de part en part... Ne plus voir le sang... Les parois, juste les parois...

— Il ne reste pas grand-chose d'intact, déclara-t-il après un coup d'œil circulaire.

— Essayez quand même. On nous a dit que... vous étiez l'un des meilleurs mathématiciens du coin.

Hawk sortit un carnet et un stylo de la poche de son imperméable et se mit à l'ouvrage.

Pendant de longues minutes, il partit dans son monde. Il se penchait, se relevait, prenait des notes, partait à droite, puis à gauche, revenait sur ses pas... Ses doigts effleuraient la pierre, caressaient les myriades de chiffres comme des trésors précieux.

— C'est absolument prodigieux, répétait-il. Sublime...

Soudain, alors qu'il se retournait pour étudier la fin

d'une série d'équations, il se retrouva nez à nez avec la dépouille de Frédéric. Voyant sa détresse, Menez se précipita, le prit par l'épaule et l'entraîna plus loin.

— Qu'on me couvre ce corps, merde ! s'écria le commissaire.

Il regarda le mathématicien.

— Ça va aller ?

— Pas... Pas vraiment, non... Ce... C'est lui qui a rédigé cette démonstration ?

— Non. Enfin, j'en sais rien...

D'un coup, Lucie se leva et observa attentivement le délire mathématique. Pas les formules pour elles- mêmes, mais la manière dont elles avaient été tracées.

— C'est bien possible, lança-t-elle. Oui, c'est bien possible qu'il ait écrit tout ça ! Il est gaucher, et l'écriture des gauchers... penche toujours à l'opposé de celle des droitiers... Regardez !

— Moinet n'est pas le seul gaucher au monde... répliqua Turin. Et puis, il lui aurait fallu un temps fou pour écrire tout ce bordel ! Et pas juste quelques heures...

— Qui vous dit qu'il a fait ça récemment ?

Un silence, avant que le mathématicien reprenne :

— Seigneur... Comment peut-on en arriver à de tels extrêmes ?

— C'est ce que nous cherchons à comprendre, fit le policier brestois. Alors, je vous en prie, aidez-nous. Dites-moi ce qu'il y a de si prodigieux dans ce micmac.

— Tout ce travail est remarquable. Une seule et même démonstration qui débute... là-bas, tout en haut, et qui se poursuit...

Il décrivit un grand arc de cercle avec son index.

— ... jusqu'à l'opposé... S'il fallait retranscrire cela sur un cahier, il y en aurait pour des dizaines et des dizaines de pages.

Hawk se recula un peu, pour appréhender l'œuvre dans son ensemble.

— Malgré les passages brûlés... certains signes ne trompent pas. Le plus dommage, c'est que ce raisonnement... est totalement faux...

Menez inclina la tête.

— Faux ? Comment ça, faux ?

— Il n'y est pas arrivé... Oh, il y avait de l'idée, une sacrée bonne idée, même ! Il est passé par les formes quadratiques binaires à coefficients, mais il a échoué.

— Les formes quadra machin, on s'en tape! s'insurgea Turin. On veut juste savoir ce que cette merde signifie !

Le mathématicien tira sur sa barbe d'un geste précieux, considérant Turin d'un air pour le moins méprisant.

— Savez-vous au moins ce qu'est une conjecture ?

— Non, expliquez-moi parce que là, j'ai plus trop la tête à réfléchir !

— Une conjecture est une affirmation mathématique que l'on n'a jamais réussi à démontrer de façon formelle, mais dont on n'a jamais réussi à prouver non plus qu'elle était fausse. Vous avez face à vous une tentative de démonstration de la conjecture de Fermât, un problème mathématique très ardu qui a fait chauffer les esprits pendant près de trois cent cinquante ans. Des génies comme Euler, Gauss ou Kummer s'y sont cassé les dents. Pour faire réellement très simple, en prenant un cas particulier à trois dimensions, cette conjecture affirme qu'on ne peut pas partager un cube en deux autres cubes plus petits.

Il s'approcha de la paroi et désigna une équation.

— La formule originelle : xn + yn = zn. Magnifique... Vous avez raison, toute cette démonstration n'a pas pu être rédigée en une seule fois, ou en quelques heures. Cela a dû prendre des mois, voire des années de travail et de réflexion, même si c'était une voie sans issue. Je pense que votre... type venait ici régulièrement, afin d'y inscrire ses différentes avancées... Et c'était un as en mathématiques.

Hawk se tourna vers Lucie.

— Mais pourquoi il venait précisément ici, dans un lieu si glauque ? Ça, je me le demande. Je sais qu'on est censés apprécier l'isolement, nous, les scientifiques, mais là... C'est quand même un véritable parcours du combattant pour accéder à cette caverne !

— Manon m'a confié avoir souvent visité l'île avec son frère quand elle était plus jeune, reprit Lucie en s'adressant à ses collègues. Il y a fort à parier que Frédéric a découvert l'endroit à l'époque, sûrement par hasard, et qu'il a alors mis en place le stratagème des fous de Bassan et des calamars... Il a certainement cherché à se constituer un univers intime, un endroit à lui...

Menez et Hawk acquiescèrent, tandis que Turin gardait une raideur de statue.

— Le fait que... l'accès soit très compliqué ne rend l'aventure que plus excitante, continua la jeune flic. Elle la transforme en une expérience unique... Peut- être Frédéric ne venait-il pas seul ici. Un peu à la façon de... du Cercle des poètes disparus... Vous vous souvenez de ce film ? Ces jeunes qui se réunissaient dans une caverne pour débattre sur la poésie, le monde, la société ? Ils se sentaient... exaltés, au-delà du commun des mortels. Peut-être Frédéric venait-il ici avec celui ou ceux qui ont tué tous ces gens... Peut-être le Chasseur et le Professeur se sont-ils construits en cet endroit même.

Le cercle des poètes disparus... fit le mathématicien. Vous avez fichtrement raison, mademoiselle. Vous... Vous ne pouviez pas choisir meilleure image !

— C'est-à-dire ?

— Votre... cadavre... Ce Frédéric. Quel âge avait- il?

— Aux alentours de trente-cinq ans. Pourquoi ?

Hawk garda le silence quelques secondes, avant

d'annoncer :

— Aujourd'hui, la conjecture de Fermât n'en est plus une. Elle a été démontrée par Wiles, un mathématicien anglais, et s'est par conséquent transformée en théorème.

— Et alors ?

— Et alors ? La démonstration de la conjecture a été faite en 1994 ! Ce qui signifie que ces équations ont été inscrites là avant la résolution du théorème de Fer- mat-Wiles ! Que votre ou vos hommes venaient déjà ici voilà plus de treize ans ! Alors qu'ils étaient probablement étudiants !

42.

Assise sur un des sièges à l'intérieur du W26, la vedette de police, Lucie tentait désespérément de remettre de l'ordre dans ses idées. Mais elle sentait qu'elle ne parvenait plus à se concentrer. Elle était épuisée. Peu à peu, elle se laissa simplement envahir par le spectacle des éléments qui continuaient à se déchaîner autour du bateau. Au loin, elle aperçut enfin la côte, qui se confondait avec le ciel et les vagues en une même tonalité gris-noir.

Titubant, nauséeux, Turin s'approcha d'elle et lui tendit son téléphone portable.

— Kashmareck veut vous parler.

Lucie se leva et alla s'agenouiller dans un coin, calant son dos contre les parois.

— Oui?

— Henebelle ! Je n'arrive pas à te joindre sur ton portable !

— Je l'ai oublié dans ma voiture, sur le port... On vient de quitter la scène de...

— Je sais, Turin m'a expliqué ! C'est fou !

— Ecoutez commandant, il faut agir très vite ! Manon est... Je crois que Manon est vraiment en danger ! Depuis son départ de Bâle, elle est injoignable !

Peut-être que le Chasseur la retient ! Ou... le Professeur ! Ou... je sais plus...

— OK, je lance tout de suite les recherches sur Frédéric Moinet. Nous saurons bientôt quelle école il a fréquentée. Il faudra foncer là-bas, essayer d'obtenir des pistes le plus rapidement possible. C'est peut-être dans cette école que lui et le Professeur se sont connus. Ici, on va coordonner des actions avec les brigades de Nantes, Brest et Paris, tenter de recouper les infos des dossiers Chasseur et Professeur, voir comment... l'un peut être l'autre, ou connaître l'autre. On avance Henebelle ! A petits pas, mais on avance !

— Il faut plus que des petits pas !

Quelques grésillements dans l'appareil. Lucie comprit que Kashmareck était en train de bouger.

— Nous nous trouvons chez Manon, dit-il. Nos experts ont réussi à ouvrir sa panic room, et on est en train de fouiller son PC, ses paquets de notes... Il y en a pour des journées à tout déchiffrer, avec ces formules, ces textes en latin ! C'est dingue, il traîne sous son bureau des dizaines de vieux cahiers où elle inscrivait chacune de ses actions avant de se mettre à utiliser le N-Tech. Un tas de trucs insignifiants qui retrace chaque heure, chaque minute de sa vie. Une volonté démente de tout répertorier, seconde après seconde. C'est très mal écrit, et en tout petit, on va en chier... En gros, rien, absolument rien ne parle de ses recherches sur le Professeur, de ses avancées. Mais là aussi, je crois que notre manipulateur est intervenu. Parce que tiens-toi bien... certaines pages sont carrément arrachées ! Il n'a rien laissé au hasard !

— Et dans son ordinateur, vous avez trouvé quelque chose ?

Un court silence à l'autre bout du fil.

— Écoute Henebelle, si j'ai voulu te parler, c'est que... enfin... il y a deux points essentiels... qui te concernent ! Je sais qu'avec les pépins de ta mère, c'est pas trop le moment...

Lucie fronça les sourcils. Le commandant paraissait hésitant. Le ton de sa voix était très différent de d'habitude.

— Je... Je vous écoute ! répondit-elle avec appréhension.

Il se racla la gorge.

— Dans l'ordi... teur de Ma... On vient de dé... vrir qu... chose de... ment étrange...

Lucie plaqua le téléphone contre son oreille.

— Je vous entends vraiment très mal !

Deux secondes d'attente avant que les interférences sur la ligne s'estompent.

— Là, ça va mieux ? s'écria Kashmareck.

— Oui, c'est bon !

— Notre expert a cassé la protection d'un répertoire caché, abandonné au fin fond du PC de Manon ! Et... Et on y a découvert des photos de toi !

Lucie se recroquevilla un peu plus sur elle-même.

— Des photos de moi ?

— Oui, des instants volés. Toi devant le bâtiment de la brigade ! Toi devant ton appartement ! Toi avec l'une de tes jumelles dans les bras ! Toi en train de courir à la Citadelle ! Bref, toi partout !

— Bon sang... Mais... De quand datent ces clichés ?

— C'est là où ça devient vraiment bizarre. D'après les indications sur le disque dur, la plus récente remonte à six mois !

— Quoi ?

— Tu as bien entendu ! Six mois ! Au moment où Manon prenait ses cours d'autodéfense, où on lui a refilé le fameux Beretta au numéro de série limé, elle s'est aussi intéressée à toi !

Lucie plaqua sa main sur son front. Sa tête lui semblait peser des tonnes.

— Allô ? fît Kashmareck.

— Je... Je suis là. J'essaie juste de comprendre.

— Ce n'est pas tout. On a aussi retrouvé des photocopies de différents articles sur toi, du temps de ton enquête sur la « chambre des morts ». Bref, cette femme te suivait, savait qui tu étais et connaissait ton adresse bien avant que tout ceci commence !

— Mais... À quoi ça rime ?

— Je l'ignore. Je suis aussi paumé que toi. Mais j'ai repensé à un truc... Le premier soir...

— Quoi, le premier soir ?

— Manon s'était réfugiée dans une résidence d'étudiants juste à côté de ton appart... Comme par hasard ! Tu ne crois pas que... qu'elle l'a fait exprès? S'échouer là, pour que ce soit toi ? Toi et personne d'autre qui s'occupe de l'affaire ?

— Non, non ! Je... Je vois encore son regard ! Je vous garantis qu'elle ne me connaissait pas !

— T'es sûre ?

— Je... Mince, je sais plus ! Mais elle était tellement terrorisée, tellement perdue...

— Comment expliques-tu les photos, alors ?

— Je... Je n'en sais rien... Ça me paraît complètement fou. Ou alors, c'est... ce manipulateur qui les a mises dans son PC. C'est lui qui dirige sa vie... Mais... Pourquoi moi ? Pourquoi, bon sang ?

— Le manipulateur ? Ouais, c'est peut-être une option. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que tu joues un rôle plus important que tu ne le pensais dans cette histoire... Visiblement, tu y étais liée avant même qu'elle ne commence... Attends une seconde Henebelle !

Lucie perçut d'autres voix dans F écouteur, entendit le commandant donner des ordres d'une voix ferme. Puis il revint vers elle.

— Henebelle ?

— Oui commandant.

— Malheureusement pour toi, c'est pas fini !

— Quoi encore ?

— Y a un autre truc. Cette fois totalement en dehors du dossier. Enfin, je suppose.

Lucie sentit soudain tout son organisme se contracter.

— Je vous écoute... Après ce que je viens de traverser, je vois pas vraiment ce qui peut m'arriver de pire...

— J'ai eu un appel de la sûreté urbaine. Ils ont reçu la plainte d'une concierge, de ta concierge !

— Que s'est-il passé, encore ?

— Ton appartement a été forcé.

Lucie encaissa le coup.

— Un... Un cambrioleur ? bafouilla-t-elle.

— Du travail de débutant, contrairement à chez Frédéric Moinet. Apparemment, il n'y a pas de dégâts. Ta télé, ton ordinateur, ta chaîne hi-fi, tout était là. Pas de bordel, pas de tiroirs retournés...

— Vous... Vous voulez dire que... les collègues sont venus chez moi ?

— Oui, enfin les gars du 88. Et on a fait changer ta serrure. Tu pourras récupérer la clé auprès de ta concierge.

Elle resta muette, incapable de décrocher un mot. Kashmareck poursuivit :

— Ah, juste un détail... C'est dans ta chambre... Une petite armoire avec la vitre brisée...

Lucie se sentit vaciller. Kashmareck, toute la brigade devaient savoir.

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