— Mais pourquoi tant d'efforts? s'interrompit Lucie. Pourquoi pas un simple coup de fil anonyme qui nous aurait directement amenés ici ?

— Pour la beauté du geste, à coup sûr, répondit ironiquement le major. Le coup de fil ? Trop minable.

Lucie releva légèrement le menton.

— Tu te fous de moi ?

— Non, mais bon... En général, on n'a pas vraiment affaire à des lumières...

Lucie se redressa, les mains sur les genoux.

— Note... Note qu'il faudra vérifier si la branche qui a provoqué l'accident n'a pas été sciée. Notre kidnappeur serait bien capable d'avoir poussé son délire jusque-là.

Greux mordilla le capuchon de son stylo sans ouvrir son carnet.

— Bon là, faut quand même pas abuser... Ils n'existent que dans les films et dans votre tête, ces malades.

Lucie le fusilla du regard. Greux se mit à rougir, soudain conscient de sa bévue. Tous, à la brigade, connaissaient son abominable histoire avec cette gamine diabétique. « La chambre des morts », où la réalité avait largement dépassé la fiction.

La flic finit par s'orienter vers les curieuses inscriptions.

— Peinture... constata-t-elle.

— Heureusement. Vaut mieux ça que... Enfin, vous comprenez...

— Oui, je vois. « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. » Quel charabia ! J'ai horreur de ça ! Quelle clé ?

— Toutes ces allumettes, vous avez une idée ?

Lucie secoua la tête.

— « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Peut-être qu'il faudrait les compter... Mais ça nous prendrait des heures. Sans oublier qu'on a une chance sur deux de se tromper. Il y en a tellement.

— Et quand bien même ? Pour sûr on obtiendra un nombre, cinq mille, dix mille ou quinze mille. Voire dix mille cinq cent quarante et un ou quinze mille cinq cent soixante-neuf. Et alors ? Ça nous avancerait à quoi ?

Lucie pivota sur elle-même.

— Il nous manque la clé. Qui sont les Autres ? Tu remarqueras qu'il a noté ce mot avec une majuscule.

Greux relut rapidement la phrase sur le mur.

— Bah ça non, j'avais pas vu !

— Non mais c'est pas vrai ! Là, ça commence à bien faire, major, OK ?

Lucie considéra sa montre, nerveuse.

— Il nous reste à peine trois heures... Il faut compter, je suis persuadée qu'il faut compter...

— Franchement, j'suis pas chaud. J'ai déjà les yeux explosés.

Elle se baissa de nouveau, ses doigts glissèrent sur les fines tiges de bois.

— « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Manon a un rôle là-dedans, il s'est servi d'elle pour nous alerter, nous amener ici dans des délais qu'il a lui-même fixés...

Elle se redressa brusquement. Elle venait de comprendre pourquoi le ravisseur avait libéré sa proie.

C'était une évidence.

Manon était la clé. Celle qui comprendrait le message.

Elle sortit sur le perron. Toujours le grondement de la forêt autour d'eux. Les gendarmes jetèrent simultanément leurs mégots par terre.

— Est-ce que vous avez touché aux allumettes ? demanda-t-elle. En avez-vous ramassé ?

Le plus replet - encore lui - la considéra d'un air surpris.

— Deux trois, oui. On s'est... amusés à en griller quelques-unes, avec notre cigarette. Fallait bien passer le temps en vous attendant.

— Combien ? Deux ou trois ?

— Quoi? Mais j'en sais rien! Deux, trois, huit, douze ! Qu'est-ce que ça peut faire ? Il y en a des milliers d'autres ici ! Vous n'allez pas pleurer pour quelques allumettes ? Y'a quand même plus important dans le monde, non ?

Lucie sortit son portable.

— Je réveille le commandant de la brigade, qu'il se débrouille avec le parquet de Valenciennes pour nous donner des moyens et lancer la procédure judiciaire.

— Z'êtes folle ou quoi ? Pourquoi vous voulez alerter la cavalerie ?

Le gendarme jeta un œil vers son collègue.

— Après tout, c'est vous que ça regarde. C'est vous qui aurez les chiens sur le dos, pas nous...

Lucie ne se laissa pas impressionner.

— Messieurs, je fais appel à votre bonne volonté et à votre collaboration. Dès les prélèvements de la scientifique effectués, il faudra compter ces allumettes, y compris celles balancées dans la boue. Et sans erreur.

— C'est un gag, là ?

Lucie prit son air mauvais. Elle haussa sérieusement le ton.

— Ça y ressemble ? Je fais mon job, voilà tout ! On a en face de nous un type qui a séquestré une femme, et qui nous pose un ultimatum ! Vous voudriez faire quoi ? Rester ici et attendre ?

Les deux gendarmes gardèrent le silence. Lucie se retourna vers la porte.

— Greux, à partir de maintenant, veille à ce que personne ne touche plus à rien ! Je retourne à l'hôpital ! Manon est la clé !

Au téléphone, le commandant, qu'elle sortait du lit, la reçut vertement. Mais, face à son acharnement, il comprit rapidement l'importance de la situation. Il savait que dans toute enquête, les premières heures sont les plus précieuses. Il fallait agir vite. Une demi- heure plus tard, la police scientifique assiégerait les lieux.

Après son appel, Lucie partit en courant dans la forêt.

Elle devait regagner sa voiture, rejoindre la jeune amnésique.

Cette quantité effroyable d'allumettes... Compter... Était-ce réellement la solution ou une perte de temps ? S'agissait-il d'un traquenard destiné à attirer inutilement l'attention, à monopoliser les ressources de la police ?

Et surtout, qu'allait-il se passer à 4 heures ?


Frédéric Moinet se gara en catastrophe sur le parking de l'hôpital Roger Salengro. Il claqua la portière de sa BMW dernière génération et disparut dans le hall des urgences. Après vérification de son identité, on lui indiqua le numéro de la chambre où sa sœur avait été admise. Il s'y précipita en courant, son long imperméable gris bruissant dans le sillage de sa mince silhouette.

Il pénétra dans la pièce, légèrement éclairée par une veilleuse. Un homme, assis sous un poste de télévision suspendu au mur, se leva immédiatement pour le saluer. Le docteur Vandenbusche.

— Merci de votre appel, fit Frédéric en serrant la main du neurologue. Mais pourquoi n'avoir rien voulu me dire au téléphone ? Que s'est-il passé ? Comment va-t-elle ?

Frédéric transpirait d'inquiétude. C'était un homme tout en nerfs. Sa chevelure d'un noir sévère, rejetée vers l'arrière, renforçait l'impression qu'il donnait d'un bolide propulsé à cent à l'heure.

— Rassurez-vous, elle va bien, expliqua le médecin avec un très léger accent belge. Elle dort, on lui a administré un sédatif.


Frédéric s'empara d'une petite housse crème dans la poche intérieure de sa veste.

— Je l'ai... Il se trouvait à côté de son ordinateur, dans son appartement.

Le médecin s'appuya contre le mur, visiblement soulagé.

— Dieu merci...

Frédéric Moinet extirpa le N-Tech de sa pochette en cuir et le posa sur une tablette à côté du lit. Son interlocuteur l'entraîna vers le fond de la pièce. Il était complètement décoiffé, bien différent du Vandenbus- che impeccable, monolithique, qu'il avait l'habitude de rencontrer.

— Écoutez, Frédéric... Votre sœur a été retrouvée par la police. Elle était en train d'errer dans les rues de Lille. Trempée, en survêtement, complètement désorientée.

Frédéric se passa les mains sur le visage en soufflant lentement. Puis il plissa les yeux.

— Quoi? Mais... Elle ne peut pas s'être égarée dans Lille ! C'est la ville de son enfance, elle en connaît les moindres recoins !

— Elle ne s'est pas vraiment perdue... Elle était à bout de souffle...

Vandenbusche se racla la gorge. Il paraissait gêné.

— Je n'en sais pas plus pour le moment, mais elle... elle aurait été séquestrée. Elle présente des traces caractéristiques aux poignets et aux chevilles. Des marques de liens.

Frédéric se raidit instantanément.

— Séquestrée! Vous plaisantez, j'espère? Je l'ai encore vue ce matin !

Il s'approcha de sa sœur et lui caressa doucement le front. Puis il s'adressa de nouveau au médecin.

— Et vous allez continuer à me dire que cette fichue campagne de publicité ne présente aucun risque ?

Vandenbusche avait préparé sa réplique. Frédéric Moinet s'était toujours farouchement opposé à ce que sa sœur devienne l'égérie de N-Tech.

— Si nous avions estimé qu'exposer son image la mettrait en danger, jamais nous ne l'aurions fait, et vous le savez.

— Alors de quoi parle-t-on ? D'une coïncidence? Ma sœur se serait fait kidnapper par hasard juste après le lancement de la campagne ? Il n'y a pas de hasard, monsieur Vandenbusche !

Le médecin lui agrippa le bras pour l'éloigner du lit. Il répondit calmement :

— Le cambriolage a eu lieu il y a plus de trois ans, et à Caen ! Comment pouvez-vous imaginer un seul instant que la même personne s'en prenne à la même victime, simplement parce qu'elle aperçoit sa photo sur une affiche publicitaire ? Ceci n'a aucun sens !

Il regarda Frédéric droit dans les yeux et continua :

— Voilà plus de deux ans que je me démène pour Manon ! Je sais, et vous savez, qu'elle a besoin d'aller de l'avant ! MemoryNode est un programme primordial pour elle. Pour son équilibre.

— Il est surtout essentiel pour votre carrière ! Ma sœur n'est pas un pantin !

Le neurologue soupira.

— Ne rentrons pas une nouvelle fois dans ce débat. Pas ici... Ce n'est pas parce que Manon ne se rappelle pas de la majeure partie de ses actes qu'elle n'est pas responsable. Elle a conservé toutes ses capacités intellectuelles, elle progresse tous les jours et se débrouille mieux que quiconque. C'est à elle, et à elle seule, que

revenait cette décision. Elle a accepté l'offre de N- Tech. Et son argent. Point à la ligne.

Frédéric secoua la tête, dépité.

— J'ai dû céder notre entreprise familiale pour revenir ici, pour... la mettre à l'abri de son agresseur... Je l'ai éloignée de Caen, de cette ville où notre propre sœur a été assassinée, de cette ville où elle a perdu la mémoire, six mois plus tard ! Je vis avec elle, dans la même maison, je l'ai aidée à affronter son handicap, à oublier le... le Professeur... Et à présent...

— Je vous comprends bien. Mais Manon est ma patiente, et elle est aujourd'hui plus épanouie que jamais. MemoryNode lui fait un bien immense. Ce programme l'a transformée. Vous ne pouvez dire le contraire.

Frédéric garda le silence. Vandenbusche se frotta les sourcils, l'air soudain embarrassé.

— Frédéric, il y a quelque chose que vous devez m'expliquer. Un fait intrigant qui... qui me tracasse.

— De quel genre ?

Le spécialiste se dirigea vers Manon. Il souleva délicatement le drap puis le haut de sa tunique verte.

— Ces cicatrices...

Frédéric se figea.

— C'est bien ce que je pensais, poursuivit le neurologue. Vous étiez au courant... Celle-ci : « Rejoins les fous, proche des Moines », a été faite par un gaucher.

Il désigna la montre de Frédéric qui encerclait son poignet droit.

— Et vous êtes gaucher.

— Comment vous...

— Les cicatrices ont une mémoire. Quand on observe ces scarifications de près, on devine, à l'orientation des berges dermiques, dans quel sens ont été

tracées les lettres. C'est très subtil, surtout dans le cas présent, où le texte est écrit de façon inversée. Cependant on le voit à la forme des rondes. Les « o » notamment. Je suis moi-même gaucher, ou plus précisément ambidextre, ce genre de détails ne m'échappe pas... À quoi cela rime-t-il ?

Frédéric explosa :

— Vous n'avez pas à le savoir ! Pour qui vous prenez-vous à violer ainsi l'intimité de ma sœur ? Si le secret médical a été trahi, je...

— Le docteur Flavien n'a nullement trahi le secret médical. Il était persuadé que j'étais au courant. Et j'aurais dû l'être !

— Pourquoi ? Je l'ai aidée à se scarifier de la sorte parce qu'elle m'en a supplié, tout simplement !

— Elle vous en a supplié ?

— Inscrire cette absurdité dans sa chair était devenu pour elle une obsession. Elle disait sans cesse que c'était la seule solution, la seule façon de conserver une information cent pour cent fiable. Que sur son corps, personne ne pourrait venir l'effacer, ni la trafiquer.

Le regard absent, Frédéric paraissait revivre cette épreuve pénible.

— Je n'ai pas eu le choix, elle était presque hystérique. Vous savez parfaitement comment elle se comporte quand elle a une idée en tête. Elle la note partout, l'enregistre sur bande audio, se la répète sans jamais s'interrompre. Alors, je l'ai fait pour... la soulager... Et parce qu'elle... parce qu'elle n'avait pas le courage d'agir seule, comme elle l'avait pourtant fait la première fois.

— Ainsi, elle s'est elle-même infligé l'autre mutilation ? Elle ne m'en a jamais parlé.

— Pourquoi l'aurait-elle fait ?

— Parce que cela fait partie de la thérapie ! Plus du tiers de mes patients se scarifient, voyez-vous ! Ils utilisent leur corps comme des parchemins. Et savez- vous de quelle façon tout ceci se termine ? L'hôpital psychiatrique ! Que signifie cette phrase : « Rejoins les fous, proche des Moines » ? Et cette histoire de tombe ? Pourquoi cette brusque interruption ?

— C'est assez compliqué. Et je n'ai pas envie de vous expliquer cela maintenant. Ce n'est ni l'endroit, ni le moment.

— Encore un rapport avec le Professeur, n'est-ce pas ?

Frédéric ne répondit pas. Il replaça la tunique, puis le drap, d'un geste tendre. Vandenbusche n'insista pas. Il répéta néanmoins :

— Oui... Vous auriez dû m'en parler...

Frédéric se retourna vers lui. Il serra le poing et se mit à crier :

— Il faut retrouver l'ordure qui l'a enlevée !

Manon remua légèrement les lèvres. Frédéric vint

s'asseoir sur le bord du lit.

— Je suis là, ma petite sœur. Ne t'inquiète pas...

Il prit la main de Manon. Il sentit alors sous ses doigts une croûte de sang coagulé. Intrigué, il la retourna vers lui.

Le message le frappa comme un coup de couteau. « Pr de retour ».

Frédéric sentit ses jambes se dérober sous lui.

Le passé venait de refaire surface. Ce passé que Manon traquait avec un acharnement sauvage, jour après jour. À s'en rendre malade.

Le Professeur...

Frédéric s'empara d'un rouleau de gaze qui traînait sur la tablette et, d'un geste nerveux, se mit à bander la main endolorie. Cacher la vérité.

Derrière lui, Vandenbusche ne bougeait plus. Toute son attention s'était focalisée sur l'organiseur. Il demanda :

— Quelque chose me tracasse, depuis tout à l'heure... Le N-Tech, vous dites que vous l'avez trouvé chez elle ?

— À côté de son ordinateur.

— Et... Et sa porte d'entrée, elle était...

— Ouverte, l'interrompit Frédéric en terminant le bandage.

— Vous savez comme moi que Manon ne se sépare jamais de son N-Tech. Dès qu'elle met le nez dehors, elle le prend avec elle. Frédéric... Je pense que Manon a été enlevée chez elle... Chez vous... Dans votre propre maison.

Moinet devint livide.

— Je reviens. Il me faut un café...

Il se rua vers la sortie. Dans le hall, il croisa une jeune femme qui courait, le regard décidé.

Une blonde à la chevelure bouclée, avec de vieilles rangers couvertes de boue.

11.

Après un rapide décrassage aux toilettes, Lucie convia Vandenbusche à la machine à café, qui se dressait à l'extrémité droite du hall, en face de l'accueil. Des malades patientaient, écrasés sur des chaises, le teint d'une blancheur d'autopsié. Les urgences oscillaient toujours entre deux mondes. Eveil, sommeil. Vie, mort.

— En attendant que Manon émerge, racontez-moi son histoire, entama Lucie. Qui est-elle ? De quoi souffre-t-elle exactement ?

Elle glissa une pièce dans la fente de l'appareil et se servit un café serré sans sucre, tandis que Vandenbusche optait pour un chocolat chaud. Il l'observa d'un regard trouble et vacillant - ses fesses bien bombées en priorité - tandis qu'elle lui tournait le dos. Drôle de dégaine pour une femme si mignonne. Une croûte de boue recouvrait ses chaussures - ces espèces de bottes militaires infectes - et le bas de son jean. Son ample chevelure bouclée aurait pu mettre en lumière le velours de ses courbes, si elle n'avait pas été si maladroitement attachée par un élastique rouge et rendue grasse par la pluie. Quant au maquillage... absent, tout simplement. La beauté ne faisait pas tout. Vandenbusche détestait les femmes sans sophistication.

— J'ai rencontré Manon Moinet pour la première fois il y a un peu plus de deux ans, précisa-t-il en haussant les sourcils. Elle présentait de graves troubles mnésiques. Manon avait subi une agression à Caen, environ un an plus tôt.

Lucie s'empara de son carnet et de son stylo Bic rongé qu'elle venait de retrouver au fond de sa poche.

— Début 2004 donc... Quel genre d'agression ?

— Un cambrioleur qu'elle a surpris, et qui l'a laissée pour morte après l'avoir étranglée. Elle habitait un quartier cossu, dans la banlieue de Caen. Un quartier frappé, à l'époque, par une vague de cambriolages. La police locale soupçonnait un gang organisé. Toujours est-il que l'intrus a pris la fuite au moment où les voisins, alertés par les cris, sont venus cogner à la porte. Le malfrat avait dérobé des bijoux et divers objets de valeur. Quand on a découvert Manon, elle était inconsciente. Encore en vie, certes, mais son cerveau avait subi des dommages irréparables.

Lucie griffonnait à la va-vite des signes qu'elle seule pouvait comprendre.

— Et elle a perdu la mémoire. Pardon, l'une de ses mémoires, si j'ai bien compris le docteur Khardif.

Vandenbusche baissa un instant les paupières.

— Manon n'a pas perdu la mémoire, ou ses mémoires, comme vous dites. Ça ne se passe pas comme à la télévision où l'amnésique oublie absolument tout, jusqu'à comment faire pour marcher. En fait, les mémoires de Manon sont même quasiment intactes.

— Je n'y comprends rien. Elle est amnésique ou pas ?

Il répondit avec calme, d'un ton un peu académique :

— Ne soyez pas si restrictive. Amnésique ne signifie pas forcément sans mémoire.

— Bon ! Allez droit au but s'il vous plaît ! Et évitons d'y passer la nuit !

Pas sophistiquée, mais caractérielle. Peut-être même dominatrice. Cela, par contre, il aimait. Il expliqua :

— Toutes les cellules du corps humain consomment de l'oxygène, transporté par les globules rouges. Mais s'il en est de plus gourmandes que les autres, ce sont assurément les neurones des hippocampes, des zones de l'encéphale situées dans les profondeurs de la région temporale, dont la forme rappelle la queue d'un cheval de mer.

— Logique, pour des hippocampes...

Vandenbusche esquissa un sourire avant de poursuivre :

— Il faut imaginer ces zones minuscules comme des centrales à souvenirs, chargées de transmettre les données fraîches, des engrammes, provenant de la mémoire à court terme vers diverses régions de la mémoire à long terme.

Il s'interrompit devant les difficultés de Lucie à prendre si rapidement des notes.

— Dites, vous n'êtes pas équipés de dictaphones dans la police ?

Lucie lui jeta un regard sans relever le front de son cahier.

— Continuez, s'il vous plaît.

Conciliant, il reprit en ralentissant le débit :

— Les multiples passages d'une information dans les hippocampes, une information que l'on veut retenir, lui permettent d'aller se frger dans le cortex, au sein de la mémoire épisodique - celle des faits et des épisodes autobiographiques - afin de constituer un souvenir. Mais privez les cellules hippocampiques d'oxygène ou de sucre, même un court instant, et elles se ratatinent comme des crêpes. La fabrique à souvenirs est alors atteinte. On parle de lésions post-anoxi- ques irréversibles.

Vandenbusche avala une gorgée de chocolat en grimaçant. Pas meilleur qu'à Swynghedauw.

— Les zones hippocampiques sont réellement minuscules, à peine quelques millimètres, ce qui accroît leur fragilité. Ce sont les premières à écoper quand le sang ne circule plus dans la tête. Dans la plupart des cas, elles survivent à ce type d'attaques. Mais Manon se trouvait, à l'époque, dans un état de stress très intense. Et il a été prouvé que les glucocorticoïdes sécrétés à cause du stress, le cortisol notamment, diminuent la neurogenèse dans les hippocampes et les atrophient. Ce cas clinique a été constaté par exemple chez les GI qui ont combattu au Vietnam, ou encore chez les enfants victimes d'inceste, qui, scientifiquement parlant, présentent un terrain plus favorable aux troubles de la mémoire.

— En résumé ?

— Disons, concernant Manon, que l'étranglement, donc le manque d'oxygène, a sérieusement endommagé des hippocampes déjà malmenés.

— Juste amoché, ou définitivement détruit ?

— L'un et l'autre. S'ils étaient complètement lésés, Manon présenterait des troubles irréversibles de la perception spatiale. Elle serait vraiment impotente et incapable de vivre sans assistance, ce qui est d'ailleurs le cas de la plupart de mes patients. Mais dans celui de Manon, l'hippocampe gauche fonctionne aujourd'hui à dix pour cent de ses capacités, et nous gagnons chaque mois du volume, grâce à notre programme. Manon peut stocker pendant trois ou quatre minutes de l'information verbale ou auditive, voire plus longtemps si elle la note et la relit souvent.

— Sa mémoire ressemblerait donc... à un feu qui faiblit, et qu'on ravive en jetant du bois ?

— Si l'on veut. Et si l'on n'entretient pas ce feu, comme vous dites, tout s'efface... Manon oublie. Pour mémoriser, elle doit écouter des enregistrements audio, jour après jour, et répéter l'opération des dizaines et des dizaines de fois. Il lui faut accomplir énormément d'efforts pour préserver une infime quantité d'informations.

— C'est vachement compliqué à appréhender. J'avoue que j'ai un peu de mal.

— Songez simplement à la récitation que vous apprenez à l'école primaire. Vous la lisez une fois, vous n'en retenez absolument rien. Si vous la relisez tous les jours, de manière intensive, vous finissez par la connaître par cœur et vous savez la réciter devant la classe sans réfléchir. Mais après, sans nouvelle répétition, elle s'efface progressivement de votre mémoire et il vous en reste juste des bribes, du genre : « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage. » C'est ainsi que Manon fonctionne. Seule la répétition intensive lui permet d'apprendre. Sa mémoire parvient alors à restituer l'information, mais sans les sentiments qui l'accompagnent. Et en plus, à un moment donné, sans l'entraînement de la mémoire, ou son entretien, pour être plus précis, presque tout finit par s'estomper.

Il posa son index sur sa tempe droite.

— Quant à son hippocampe droit, celui en relation avec la mémoire visuelle, il est atrophié à quatre-vingt- quinze pour cent. Entrez dans sa chambre, serrez-lui la main sans lui adresser la parole, et ressortez. Si quelque chose la déconcentre, un bruit, un coup de klaxon ou de tonnerre, alors, même si vous rentrez de

nouveau dans la minute, elle ne vous reconnaîtra pas. Impossibilité de stocker des images, ou des visages.

Lucie mâchouillait son stylo, dubitative.

— En bref, Manon a méchamment oublié tout ce qui s'est passé depuis son étranglement, mais pas les faits antérieurs ? Une amnésique inversée ?

— Disons que Manon a oublié ce qu'elle n'a pas noté et essayé d'apprendre, soit quatre-vingt-dix-neuf pour cent de sa vie. De plus, l'amnésie rétrograde, celle du « voyageur sans bagages », accompagne presque systématiquement l'amnésie antérograde. La perte de souvenirs touche donc également, à des degrés divers, la période qui précède cette... bascule dans l'univers de l'oubli. Dans le cas de Manon, cette perte est totale en ce qui concerne les deux mois avant son agression, puis les choses se stabilisent progressivement, lorsqu'on remonte dans le temps.

— Incapable, donc, de se remémorer la physionomie du cambrioleur, par exemple... Ni la manière dont l'agression s'est déroulée...

— On ne peut rien vous cacher. Elle a dû faire l'apprentissage des circonstances de sa propre agression, vous imaginez ? De toute façon, comme je vous l'ai dit, Manon ne peut pas reconnaître un visage, à cause de son hippocampe droit. Elle est devenue ce qu'on appelle prosopagnosique. Même si elle observe votre photo des milliers de fois, elle ne vous reconnaîtra jamais « physiquement ». Seuls des mots ou des intonations de voix lui suggéreront quelque chose, et encore. Elle est aveugle du cerveau, sans être totalement sourde...

Lucie tapota la feuille de son carnet avec son stylo.

— Et... Sinon, pour le reste ? Ses autres... capacités ? Sont-elles vraiment intactes ?

Il acquiesça.

— Manon est très intelligente. Elle a conservé toute sa faculté à aborder des problèmes complexes. En plus, elle fait preuve d'une organisation remarquable. Elle s'en sort également grâce à la technologie. N-Tech avec GPS intégré et téléphone portable l'escortent où qu'elle se rende, quoi qu'elle fasse. Chez elle, tout est planifié, noté, enregistré. Ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter. Absolument tout. Un modèle de discipline extraordinaire. Allez dans son appartement, et vous comprendrez...

— Vous y êtes déjà allé ?

— Évidemment. Il est primordial pour moi de connaître l'environnement de mes patients.

— Ah bon.

Vandenbusche marqua un temps d'hésitation.

— Vous savez, Manon était déjà une femme hors du commun avant tous ces problèmes, mais elle l'est plus encore aujourd'hui. Elle compense ce besoin de stocker des souvenirs grâce à son intelligence. Elle s'est adaptée à son handicap.

— Pourquoi hors du commun ?

Il termina sa boisson avec une nouvelle grimace et lança son gobelet dans une poubelle.

— Manon a été diplômée de l'une des plus prestigieuses écoles d'ingénieurs, à vingt-deux ans. À vingt- trois, elle a obtenu un master en sciences mathématiques au...

Instinctivement, Lucie leva le nez de son carnet et fixa son interlocuteur.

— Allez-y... Poursuivez, s'il vous plaît...

—... au Georgia Institute of Technology, aux États- Unis. Puis... Hum... Il est difficile d'expliquer précisément ce qu'était son métier... Je n'y comprends moi- même pas grand-chose, même si Manon a un don pour traduire simplement et avec passion ses anciennes activités.

— Essayez toujours. Je suis flic, mais j'ai quand même un cerveau.

Vandenbusche afficha deux belles rangées de dents blanches.

— Manon travaillait sur l'un des sept problèmes mathématiques du millénaire, concernant le... le « comportement qualitatif des solutions de systèmes d'équations différentielles », sur lesquels se sont escrimés les plus illustres mathématiciens. Ces problèmes sont si ardus que le Clay Institute, basé à Cambridge, propose un prix d'un million de dollars à celui qui en trouvera la solution.

Lucie siffla entre ses dents.

— Ça vaut la peine de se casser la tête !

— Ne croyez pas cela, la complexité de ces problèmes va bien au-delà de notre imagination. À ce niveau-là, il ne s'agit pas de se creuser la tête mais de se couper du monde, d'y sacrifier sa vie, sa famille. Chaque démonstration demande plusieurs centaines, plusieurs milliers de pages ! En fait, Manon ne travaillait pas à proprement parler à la résolution du problème dont elle s'occupait, elle était plutôt chargée de comprendre et d'évaluer les solutions proposées par d'autres mathématiciens, pour les valider ou les rejeter.

Vandenbusche racontait tout cela avec une petite flamme au fond des rétines, comme un entraîneur qui aurait vanté les mérites de son cheval de course.

— Ma patiente est parfaitement bilingue en anglais, elle connaît le latin et, en guise de passe-temps, elle s'est, ou plutôt s'était penchée sur l'étude du disque de Phaistos, un des exemples les plus mystérieux d'écriture hiéroglyphique. Un langage jamais décrypté.

— Pas mal comme hobby.

— N'est-ce pas? Le comble, c'est que Manon l'amnésique possède une mémoire de travail fabuleuse, comme les grands joueurs d'échecs, capables d'analyser de nombreux coups en très peu de temps.

— Vous me parlez d'une autre mémoire ?

— Oui. La mémoire à court terme, ou mémoire de travail. Celle qui vous permet, par exemple, de retenir un numéro de téléphone quelques secondes, le temps de le composer après sa lecture dans l'annuaire. Vous comme moi pouvons stocker en moyenne sept éléments dans notre MCT. Maison, volcan, poussette, éponge, microscope, carbone, langue... Manon, elle, en mémorise plus d'une vingtaine.

Ils furent interrompus dans leur échange. Flavien se dirigeait vers eux d'un pas rapide.

— Elle est réveillée. Elle a déjà le nez plongé dans son N-Tech. C'est stupéfiant, elle semble reprendre vie. Mais elle se pose des questions sur la raison de sa présence ici. « Ce n'est pas inscrit dans mon N-Tech, donc c'est anormal », m'a-t-elle dit. Son frère essaie de la rassurer, mais il lui explique ce qu'il veut bien...

— C'est-à-dire ? demanda Lucie.

— Une version... apaisante de la réalité.

— On vous suit, docteur, fit la jeune femme.

Flavien les arrêta d'un geste de la main.

— Je vous demande juste de patienter encore quelques minutes. Je viens d'envoyer une infirmière effectuer des soins. Et n'oubliez pas ce que je vous ai dit, lieutenant, elle a besoin de repères, pas d'être perturbée ! Alors calmos !

Puis, s'adressant à Vandenbusche avec un sourire, il ajouta avant de s'éloigner :

— Cher confrère, vous tâcherez de la contrôler...

Sans prendre la peine de répondre, Lucie passa rapidement en revue les notes sur son carnet. De but en blanc, elle demanda à Vandenbusche :

— Vous avez remarqué cette inscription tailladée sur sa main ? « Pr de retour » ?

— Oui, j'ai vu, mais j'avoue que je ne saisis pas bien...

— Elle pense qu'il s'agit du Professeur, un tueur qui a sévi il y a quelques années.

Vandenbusche sembla soudain déstabilisé.

— Elle affabule. Elle en a fait une fixation, depuis...

— Depuis quoi ?

Le neurologue inspira longuement.

— Depuis qu'il a tué sa sœur... Karine...

Lucie, ahurie, fit immédiatement le rapprochement.

— Bien sûr ! Karine Marquette, l'une des six victimes ! Vous auriez pu m'en parler avant !

— Désolé. Je n'ai pas vos réflexes de policier... Ou policière ? Comment dit-on ?

— J'en sais rien. Racontez-moi ce que vous savez sur cette histoire !

— Pas grand-chose, en fait. Tout cela s'est passé avant que Manon devienne ma patiente.

— Mais encore ?

— Lorsque sa sœur s'est fait assassiner, Manon n'avait pas de problème de mémoire. Mais j'ai tout de même appris que ce décès l'avait plongée dans une profonde dépression. En réalité, c'est à ce moment-là qu'elle a arrêté ses recherches, sa brillante carrière...

Elle s'était mis en tête de traquer le Professeur. C'était devenu pour elle...

— Une obsession ?

— ... sa raison de vivre. Son frère m'a raconté qu'elle y consacrait toute son attention, toute son énergie. Venger sa sœur. Elle s'est rapprochée de la police, elle a réussi à se procurer les dossiers... Elle est allée interroger les familles des autres victimes, les légistes, les psychologues, pour tenter de cerner le mode de fonctionnement de l'assassin, cette sauvagerie qui l'habitait. Elle l'a fait avec le même acharnement qu'elle déployait face à ses problèmes mathématiques. Une obstination sans limites...

Il garda le silence un instant, avant de reprendre :

— Et puis il y a eu ce cambriolage qui a mal tourné, six mois plus tard, qui... qui a tout interrompu... Du moins, je le croyais...

— Comment ça, vous le croyiez ?

— Il y a à peine une heure ou deux, le docteur Flavien m'a montré les mutilations sur son corps... Je m'aperçois aujourd'hui qu'elle n'a jamais cessé de le pourchasser, même dans son état... Elle a brillamment caché son jeu, je n'ai absolument rien vu... Très impressionnant, elle est vraiment d'une grande intelligence.

— Vous pensez qu'elle est elle-même l'auteur de ces scarifications ?

— Je ne le pense pas, j'en suis sûr ! Elle et son frère. Il vient de me le dire. Et Manon me les avait toujours cachées...

— Son frère ? Mais... Pourquoi ?

— Je n'en sais rien. Il n'a pas voulu me donner plus de précisions. Mais j'ai la certitude que ces blessures ont un rapport avec le meurtrier de leur sœur.

Lucie referma son carnet. Les interrogations se bousculaient sous son crâne.

La sœur de Manon, victime du Professeur. Puis Manon en personne, qui s'était fait agresser voilà trois ans. Cambriolage. Et à présent, nouvelle agression juste au début d'une campagne de publicité où elle tenait la vedette. Simple coïncidence ? Avait-elle tailladé sa main sous l'effet de la panique, persuadée d'avoir affaire au Professeur ? Son handicap pouvait-il être à l'origine d'hallucinations, créait-il de faux souvenirs, une « sensation d'avoir vécu » ?

Il fallait l'interroger, très vite. Saisir le sens de ces énigmes. Les allumettes, les Autres, les scarifications...

Ils s'avancèrent dans le hall, Vandenbusche sortit une carte de visite de sa veste.

— Comme moi, vous devez vous poser beaucoup de questions. Et vous vous en poserez encore plus au contact de ma patiente. C'est réellement une personnalité stupéfiante.

Il lui tendit sa carte.

— N'hésitez pas à m'appeler si je peux vous être utile en quoi que ce soit. Et pourquoi n'accompagne- riez-vous pas Manon à Swynghedauw demain ? Ça vous permettrait de mieux saisir les bizarreries que notre cerveau est capable de générer. C'est... tout à fait étonnant.

— Merci. Je pense qu'on va de toute façon être amenés à se revoir.

Il acquiesça et ajouta :

— Surtout, lorsque nous entrerons dans la chambre de Manon, gardez bien en tête qu'elle ne doit pas être bousculée dans ses habitudes plus qu'elle ne l'est déjà. Il n'y a rien de pire pour un amnésique que de se réveiller dans un environnement inconnu. Ce sont alors les instincts de survie qui resurgissent. Manon, se sentant en danger, pourrait... dérailler... devenir violente.

— Je sais. Le chauffeur malheureux qui l'a récupérée à Raismes en a déjà fait les frais...

Il prit un ton grave.

— Une dernière chose, très importante. Sa mère s'est suicidée en se tranchant les veines, peu de temps après le cambriolage.

— Je sais... Hôpital psychiatrique...

— Marie Moinet n'a jamais supporté la brusque disparition de sa fille Karine, ainsi que ce qui est arrivé à Manon.

— Il faut reconnaître que ça fait beaucoup...

— Certes... Toujours est-il que Manon a... comment expliquer... choisi d'ignorer le décès de sa mère.

— Choisi ?

— Choisi, oui. Manon se forge sa propre existence. Elle sélectionne ce qu'elle veut retenir en le répétant une multitude de fois, et elle omet le reste. Or, elle n'a noté ce décès nulle part. Elle n'a pas décidé d'en constituer un souvenir.

Lucie n'en revenait pas.

— Mais... Comment peut-elle choisir d'ignorer une chose pareille ? Il s'agit de sa mère !

— Je pense que vous ne vous rendez pas encore vraiment compte... Imaginez juste qu'en pleine nuit, des gendarmes viennent frapper à votre porte, et vous annoncent que votre mère est morte. Imaginez-le réellement, s'il vous plaît... Le noir, les coups sur la porte, les gendarmes... On vous laisse alors encaisser le choc et pleurer jusqu'à la nuit suivante. Puis on vous efface la mémoire, vous ne savez plus la raison de votre effondrement. Vous vous tenez là, une barre dans la tête, les yeux piquants, et vous ne comprenez pas ! Vous vous remettez à peine, et on vous réapprend cette terrible nouvelle. Les mêmes gendarmes, qui viennent frapper à la même porte. Et ce, nuit après nuit, une vingtaine de fois, jusqu'à ce que ce malheur se fige enfin en un pénible souvenir. Manon a refusé cet effort insoutenable. Elle a préféré préserver ses souvenirs heureux, et ne pas les obscurcir avec ce décès. Car les souvenirs antérieurs à l'accident sont tout ce qui lui reste. Un parfum, une caresse, un éclat de rire... Ils sont les seules choses qui la raccrochent à la vie, qui lui offrent un passé, la sensation d'avoir vécu. Alors, sa conscience veut à tout prix les garder intacts. Vous comprenez ?

Lucie hocha la tête.

— Très bien, reprit Vandenbusche. Avec son frère, nous... respectons son choix de ne pas savoir. Nous avons décidé d'aider Manon dans sa volonté de croire que Marie Moinet était encore en vie. Personne ne peut accéder à son N-Tech. Il est protégé par un mot de passe qu'elle change régulièrement. Impossible pour nous, donc, d'y inscrire de fausses informations concernant « l'existence » de sa mère. Mais... nous lui disons régulièrement qu'elle a omis de noter sa visite, qu'elle l'a appelée dans la journée, et ainsi de suite. Manon entre alors elle-même ces données dans son organiseur. Si je lui dis qu'elle a appelé sa mère la veille, elle me croira. C'est... d'un commun accord avec elle que j'agis ainsi, pour éviter de la faire souffrir inutilement.

Lucie se sentait emplie d'un sentiment de révolte.

— C'est une histoire de dingues. N'importe qui peut truquer le passé de Manon... Quelle horreur...

— Je suis d'accord avec vous, ces patients sont vulnérables. Vous savez, l'humanité, et même plus généralement le règne animal ont survécu parce que le cerveau enregistre plus aisément les informations négatives que les positives, cela a été prouvé par la science. Depuis la nuit des temps, ce sont les émotions négatives qui font que l'on échappe à son prédateur, ou que, sans cesse, on cherche à se nourrir, même sans la sensation de la faim. Pensez aux ours, qui s'alimentent des mois à l'avance avant d'entrer en hibernation. Ils anticipent le danger de l'hiver. Mais cet instinct d'autodéfense n'existe plus chez les amnésiques anté- rogrades. Ils se savent fragiles mais n'y peuvent rien, et cela conduit certains d'entre eux à des états dépressifs sévères, qui parfois se terminent en suicide. Les statistiques sont là pour en parler, et les hôpitaux psychiatriques enregistrent chaque jour de nouveaux cas d'amnésiques dont on ne sait que faire. Voilà pourquoi vous trouverez Manon très vigilante. Elle s'est isolée pour se protéger. Elle n'a confiance qu'en elle-même et dans les informations de son N-Tech.

— Et en son frère, non ?

— Si, bien sûr. Ils sont très liés, Frédéric veille sur elle avec énormément d'attention. Mais Manon est changeante. Un jour, elle a confiance, le lendemain, non. Vous pourrez la voir très violente et, dans la minute qui suit, adorable. C'est ainsi...

Ils arrivèrent en face des ascenseurs.

— Je vous ai parlé de la mémoire à court terme, voilà quelques minutes. Ces sept mots, que je vous ai cités... Vous vous rappelez ?

— Euh... Maison, poussette... Je ne sais plus...

— Vous ne savez plus... Eh bien pour Manon, c'est pareil avec votre visage... Elle ne sait plus...

12.

Au moment où Lucie voulut pénétrer dans la chambre de Manon, un beau mec, bronzé, peut-être un peu trop propre sur lui à une heure aussi tardive, l'interpella du haut de son mètre quatre-vingt-cinq. Tout, dans son regard, rappelait celui de la jeune amnésique.

— Que faites-vous ? demanda-t-il sèchement.

Lucie se sentit un peu gênée de lui apparaître accoutrée comme un ramasseur de champignons.

— Frédéric, vous vous adressez à un lieutenant de police, dit Vandenbusche.

— Excusez-moi, je ne pensais pas...

— Pas de soucis, répondit Lucie, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de me pomponner depuis hier soir. Je dois interroger votre sœur. Le docteur Flavien vous a mis au courant ?

— À peu près, oui. Je n'arrive pas à y croire.

— C'est pourtant la vérité. Nous venons de retrouver son lieu de captivité.

Frédéric Moinet fronça les sourcils.

— Où cela ? Où a-t-elle été retenue ?

— À proximité de Raismes, dans un abri de chasseurs. Monsieur Vandenbusche m'a signalé que vous étiez très proche de votre sœur. Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois ?

Il répliqua sans même prendre le temps de réfléchir :

— Pas plus tard que ce matin. Elle s'apprêtait à aller faire son jogging à 9h30. À 9hl0 exactement. Je partais travailler.

— Vachement précis...

— C'est nécessaire quand on vit aux côtés de quelqu'un comme ma sœur. Toute son existence est régie par l'angoisse du temps qui s'écoule.

— Et ensuite ?

— Je suis parti travailler, et je ne l'ai plus revue. Je me trouvais encore au bureau quand le docteur Van- denbusche m'a appelé.

— Vers 1 heure du mat ?

— Ne travaillez-vous pas vous-même en ce moment ? Je me couche à des heures impossibles depuis plus d'une semaine. Je suis directeur d'Esteria, une entreprise lilloise qui fabrique des systèmes informatiques de suivi de bagages, basés sur l'étiquette radio RFID. Nous bossons sur un important appel d'offres pour Air France. Un marché de plusieurs millions d'euros.

Canon, jeune, intelligent. Le Meet4Love idéal. Pourtant, Lucie resta distante.

— Et vous n'avez rien remarqué de particulier ces derniers jours ? Des faits inhabituels dans l'environnement de votre sœur ?

— Pas vraiment, non.

Il réfléchit un instant.

— Sauf évidemment ce soir. Après le coup de fil du docteur Vandenbusche, je suis repassé à la maison lui prendre des vêtements de rechange. Et là, la porte n'était pas fermée à clé et j'ai trouvé son N-Tech à côté de son ordinateur... Or, elle ne s'en sépare jamais et ferme toujours à clé avant d'aller courir.

— Peut-être a-t-elle tout simplement oublié ? Ça me paraîtrait assez logique, pour une amnésique. Après tout, ça arrive à tout le monde d'oublier son téléphone portable ou de fermer une porte. Alors elle...

Frédéric riposta du tac au tac :

— Avez-vous déjà oublié de vous habiller avant de sortir ?

— Euh... Non, pas vraiment. Et heureusement, d'ailleurs.

— Manon a été conditionnée pour ne jamais oublier son appareil. Des gestes, répétés des centaines de fois pour atteindre sa mémoire profonde. Une habitude relevant du réflexe, comme celui de s'habiller.

— Le conditionnement permet d'apprendre aux amnésiques à utiliser les N-Tech, intervint Vandenbusche en s'approchant. Ils ne peuvent plus se souvenir, mais peuvent apprendre et progresser car la mémoire sollicitée, la mémoire procédurale, n'est pas la même.

Lucie se sentait de nouveau dépassée. Ces histoires de mémoire commençaient à lui prendre sérieusement la tête. Elle demanda, dubitative :

— Et donc, puisqu'elle n'avait pas cet appareil sur elle, je devrais en déduire qu'elle a été enlevée à son domicile, en plein jour ?

— Avec le docteur, c'est ce à quoi nous avons pensé. Ma sœur et moi n'habitons pas réellement un immeuble, mais une maison hispano-flamande divisée en quatre appartements, qui m'appartiennent. Seuls Manon et moi y vivons. La demeure se situe impasse du Vacher, dans le Vieux-Lille. Un couloir étranglé avec des murs de brique très hauts, un endroit absolument pas fréquenté, même en journée. Deux de mes appartements sont en travaux

depuis plusieurs mois. D'ordinaire des ouvriers y bossent, mais là, ils sont en congé.

Lucie jeta un œil sur sa montre. Déjà 2 h 45. Plus qu'une heure et quart avant la fin de l'ultimatum. Et toujours au point zéro...

— Nous rediscuterons de ces histoires plus tard. Et aussi des scarifications.

Frédéric fixa méchamment Vandenbusche avant de lancer :

— Alors vous aussi, vous êtes au courant !

— Oui. Mais pour le moment, il devient urgent, très urgent, que je parle à votre sœur.

Frédéric l'entraîna un peu plus loin dans le couloir.

— Inutile de l'interroger, vous ne feriez que retourner le couteau dans la plaie. Elle ne se souviendra de rien.

— Je sais, le docteur Vandenbusche m'a expliqué. Mais le ravisseur a laissé une énigme dans la cabane. Un truc incompréhensible. Et je pense que votre sœur pourrait nous aider à piger.

Frédéric ôta sa cravate de soie noire d'un mouvement résolu.

— Quelle énigme ?

— Écoutez, pour l'instant, ça relève de l'enquête. Et je n'ai pas le temps !

— Il s'agit de ma sœur tout de même !

— Le message abandonné parle d'une clé, qui pourrait être Manon en personne. J'aimerais en discuter avec elle, si c'est pas trop vous demander.

— Puis-je refuser ?

— Pas vraiment, non.

Sa mine prit l'air joyeux d'un bloc de fonte.

— Dans ce cas, je reste à côté de vous. Mais faites très attention à vos propos.

— Vous avez parfaitement le droit d'être perturbé par ce qui est arrivé à votre sœur, mais changez de ton, s'il vous plaît. Je ne suis pas votre employée ! Et c'est moi le flic, pas vous.

Elle le laissa sur place et se dirigea vers la chambre. Il s'empressa de la rejoindre, suivi par Vandenbusche. Dès qu'elle ouvrit la porte, son regard croisa celui de la femme alitée. Elle lut dans ses yeux bleus une forme de curiosité, l'absence de l'étincelle qui témoigne que l'on a déjà vu. Assurément, l'experte en mathématiques, aux capacités prodigieuses mais aux circuits électriques grillés, voyait Lucie pour la première fois.

La flic se sentit désarçonnée. Elle aperçut le bandage autour de la main de Manon. Que lui avait raconté son frère ? Qu'elle s'était juste blessée ? Ou qu'elle avait fait un malaise ? Qu'avait-il bien pu inventer concernant les marques aux chevilles et aux poignets ? Était-il vraiment nécessaire de la plonger de nouveau dans l'horreur de ces heures noires ?

— Cette dame est de la police, intervint Frédéric en constatant le désarroi de Lucie. C'est moi qui l'ai amenée ici. Elle aimerait te demander quelque chose.

Il se tourna vers le lieutenant.

— Allez-y. Mais faites vite. Soyez concise, précise. Sinon, ma sœur perdra le fil.

Lucie le remercia d'un imperceptible mouvement de tête. Manon posa son N-Tech sur la table de nuit et la regarda d'un air intrigué.

— Me demander quelque chose ? À moi ?

— La police traîne souvent dans les hôpitaux, rétorqua Lucie en se forçant à sourire. En fait, je bosse sur une affaire qui, selon moi, a un rapport avec les mathématiques. Et, d'après votre frère, il paraît que vous êtes plutôt douée en la matière.

Le visage de Manon s'éclaira d'un rayonnement semblable à celui de l'affiche publicitaire. Comment pouvait-elle être à ce point indifférente à l'épreuve qu'elle venait de traverser ? Lucie se mit à considérer Manon autrement : une femme qui renaissait à chaque minute. Un souffle éphémère.

— Plutôt oui... répondit Manon.

Elle désigna les rangers crottées.

— Policier de terrain ?

— Si on veut.

— Sur quoi travaillez-vous ?

Lucie échangea un regard avec Frédéric et Vandenbusche. Elle hésita, puis se lança :

— Un acte de délinquance. Des jeunes, probablement.

— Une affaire concernant de jeunes délinquants qui aurait un point commun avec les mathématiques ? Je suis curieuse de connaître lequel. Je vous écoute.

— Ça s'est passé à Raismes, du côté de Valenciennes.

— Je connais Raismes, merci. Amnésique, mais pas ignare.

Lucie resta un instant interdite. Parler de son handicap avec un tel détachement...

— Très bien. Nous avons découvert dans un abri de chasseurs un message inscrit sur un mur. Ça disait, écoutez bien : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. »

Manon et Frédéric se raidirent simultanément.

— Qui a écrit cela ? demanda Manon en se relevant brusquement sur son lit.

Elle se mit à parler de nouveau très rapidement.

— Qui ? Dites-moi qui ? Dites-moi !

— Je l'ignore, répliqua Lucie. Qu'est-ce que ça signifie, selon vous ?

— Tout ce remue-ménage a un rapport avec moi ! Vous n'êtes pas ici par hasard, comme vous le prétendez !

— À vous de me le dire.

Manon restait sur la défensive. Son frère s'approcha d'elle et lui prit doucement le bras.

— Ne te sens pas obligée de répondre.

Manon se défit de son étreinte dans un geste de méfiance spontanée.

— Pourquoi ? Pourquoi ne répondrais-je pas ? Il n'y a rien d'extraordinaire ! Absolument rien !

Elle se tourna vers Lucie.

— Je ne comprends pas votre énigme, et je ne vois aucune relation avec les mathématiques. Mais...

— Mais ?

— Mais c'est ce « Retourne fâcher les Autres » qui m'a interpellée. N'est-ce pas, Frédéric ? Toi aussi, tu te souviens ?

Il acquiesça et précisa :

— Il s'agit d'une expression que nous utilisions adolescents, avec des amis et certains de nos cousins. « On va retourner fâcher les Autres. » Les Autres étaient... les esprits.

— Les esprits ?

— Oui, les esprits, reprit Manon. Ceux de la maison hantée de Hem. Une vieille bâtisse où les morts se seraient mystérieusement succédé. On se rendait là-bas de temps en temps, à la nuit tombée. Pour l'adrénaline. Hem, la maison de Hem...

Elle s'interrompit. Frédéric allait et venait comme un lion en cage. À son regard autoritaire, on devinait le meneur d'hommes. Lucie tenta de faire abstraction de sa présence pour concentrer toute son attention sur Manon, qui dit finalement :

— Il s'agissait de notre expression. Comment a-t-on pu la retrouver ? C'est impossible ! Il y a tellement longtemps !

Elle chercha du secours auprès de Frédéric, avant de poursuivre seule :

— Mais je ne comprends pas le reste de votre message. Même en réfléchissant, rien ne me vient. Désolée. Sincèrement désolée madame.

Manon se saisit de son N-Tech, de son stylet, et se mit à vérifier le déroulement des dernières heures de la journée. Elle tapota rapidement sur son écran tactile. Cases de rendez-vous non cochées. Celui de la banque à 11 heures : manqué. Visite chez le vétérinaire pour Myrthe à 15 heures : manquée. À quoi tout cela rimait- il ?

— Manon ?

Elle releva la tête en direction de Lucie.

— Ce n'est pas tout, insista le lieutenant.

— Qu'est-ce qui n'est pas tout? Et... pourquoi je parlais de la maison de Hem ? Qu'est-ce que vous voulez déjà ?

Frédéric vint s'intercaler et poussa Lucie légèrement vers l'arrière en lui disant :

— Laissez...

Il s'adressa à Manon :

— Cette dame est de la police...

Et il lui réexpliqua très brièvement la situation, avec les mots adéquats, les raccourcis appropriés, contrôlant avec justesse les réactions de sa sœur. Un peu perplexe, Lucie put finalement reprendre son interrogatoire :

— Dans cette cabane de Raismes, étaient dispersées sur le sol un très grand nombre d'allumettes. Plusieurs milliers. Mes collègues font...

— Un grand nombre d'allumettes? l'interrompit Manon. Comment étaient-elles disposées ? Expliquez- moi !

— Répandues un peu partout, complètement au hasard.

Manon claqua des doigts plusieurs fois d'affilée. Frédéric ne bougeait plus d'un millimètre.

— Au hasard, oui ! Bien sûr ! Au hasard ! Et ce sol, c'était un parquet ?

— Exact.

— Avec des lames de la largeur d'une allumette ? Dites-moi !

La piste semblait s'ouvrir. La serrure trouvait sa clé.

— Euh... Je pense, oui. Mais... Quel est le sens de cette mise en scène ? C'est quoi, le rapport entre ces allumettes et la maison hantée de Hem ?

Soudain, la jeune amnésique observa le bandage autour de sa main. Elle fut prise d'une brusque suée. Avant que Frédéric ne puisse intervenir, elle l'arracha d'un geste enflammé.

Son cœur se serra. Au creux de sa paume, cette phrase terrifiante : « Pr de retour ».

Elle adopta une position de bête traquée et se mit à crier :

— Il est de retour ! Ce salaud est revenu nous hanter ! Et il s'en est pris à moi ! Arrêtez de mentir et dites-moi si je me trompe !

— Personne ne te ment, mentit le frère. Nous allons rentrer chez nous, tout va bien se passer.

Manon n'écoutait plus. Paniquée, elle cria plus fort encore :

— Emmenez-moi là-bas ! Emmenez-moi dans la maison hantée de Hem ! Tout de suite !

Lucie répliqua calmement :

— Donnez-moi d'abord la signification de ces allumettes !

En un éclair, Manon se retrouva à quelques centimètres du visage de Lucie. Dans ses yeux bleus palpitait la flamme noire de la colère.

— Il est revenu ! Je ne louperai pas l'occasion de l'attraper ! Emmenez-moi d'abord, ou vous ne saurez rien !


13.

Dans l'habitacle de la vieille Ford, Manon s'affairait sur son N-Tech. De l'appareil électronique irradiait une légère lumière blanche.

— Il faut que je note tout cela, répétait-elle inlassablement. Continuez, continuez à me raconter. Tout ce que vous savez. Absolument tout.

Après avoir quitté les boulevards déserts, la voiture s'engagea pleins gaz sur une bretelle de la rocade nord-ouest. Marquette, Bondues, Wambrechies... Les sorties défilaient, tandis que, dans cette carcasse de tôle écrasée par des tonnes d'eau, vibrait la voix d'une femme flic qui tentait d'être rassurante tout en racontant le pire, une énième fois. L'enlèvement, l'errance dans les rues de Lille, la cabane de chasseurs et le message alambiqué. Manon ne perdait pas une miette de cet enfer verbal, notant les principaux événements et enregistrant la parole de Lucie grâce au micro intégré de son engin.

— Le Professeur... Comment aurait-il pu me retenir ? Pourquoi ? Comment a-t-il pu savoir pour « les Autres » ? C'était notre expression à nous ! Et... Non ! Ceci n'est pas possible !

Manon ne parvenait pas à retrouver son calme. Ses efforts de réflexion les plus acharnés n'y pouvaient rien : les questions tournaient dans sa tête, sans réponses.

— Vous en avez peut-être parlé pendant qu'il vous détenait ? suggéra Lucie en regardant sa montre. Peut- être vous y a-t-il contraint, d'une façon ou d'une autre ? Comment le savoir ?

— Ma détention... Ma détention, mon Dieu... Non, non ! Je n'aurais jamais parlé de mon enfance ! Jamais !

— Comment pouvez-vous en être aussi sûre, alors que vous ne vous en rappelez pas ?

— Il y a des choses que l'on sait sur soi ! Même si l'on est amnésique ! Je n'ai pas perdu mon identité ! Je suis moi ! Vous pouvez comprendre ?

Lucie adopta un ton plus apaisant.

— D'accord, d'accord. Ne vous énervez pas, ça ne sert à rien. Parlons de ces scarifications, sur votre ventre... J'aimerais que vous m'expliquiez ce qu'elles signifient. Le docteur Vandenbusche m'a dit que votre frère et vous en étiez les auteurs.

Manon répondit du tac au tac :

— Je n'en sais rien.

— Comment ça, vous n'en savez rien ?

— Je n'en sais rien, je vous dis ! Je ne comprends pas le sens de ces cicatrices ! Je sais qu'elles sont là, en moi, mais je n'en connais pas la signification ! Quand ont-elles été inscrites ? Pourquoi ? Je l'ignore complètement !

Elle agrippa le poignet du lieutenant.

— Comment le Professeur a-t-il pu m'enlever? Comment m'en suis-je sortie ?

— Manon, je...

— Il faut qu'on le retrouve ! Dites-moi que vous allez le retrouver ! Dites-le-moi !

— Nous allons tout mettre en œuvre pour.

Lucie la regarda dans les yeux un instant, avant d'ajouter :

— Vous pouvez me croire. Mais si vous voulez que je vous aide, il faudra me faire confiance...

Elle prit la voie en direction de Roubaix-Est, la gorge serrée. 3 h 35. Moins d'une demi-heure...

— Parlez-moi des allumettes. Vous ne m'avez toujours pas raconté ce qu'elles signifiaient. Je dois savoir.

— Quelles allumettes ?

Manon dévisagea la conductrice. Ses doigts glissèrent discrètement vers la poignée de la portière.

— Où est votre carte ? Vous ne m'avez pas montré votre carte ! Votre carte de police !

Lucie soupira.

— Si, avant de monter dans la voiture. Puis deux fois déjà durant le trajet. Prenez-la, elle se trouve dans la poche de mon caban, je n'ai pas pensé à la laisser en vue. Je n'ai pas encore les réflexes, excusez-moi... Mais par pitié, lâchez une bonne fois pour toutes cette poignée. Vous allez finir par l'arracher et par achever ma pauvre bagnole.

Manon récupéra la carte tricolore avec soulagement.

— Pardonnez-moi. J'ai tendance à radoter.

— Ça aussi, vous me l'avez déjà dit. Mais ne vous excusez pas. Je comprends parfaitement, même si c'est... difficile. Dites, vous parlez toujours aussi rapidement ?

— Oui, c'est une manière de condenser les conversations. Tout s'efface si vite dans ma tête... Où allons- nous ?

— Maison hantée de Hem. Déjà dit...

Lucie réfléchit un instant, et reprit :

— Les scarifications, sur votre corps. Que racontent-elles ?

— Je l'ignore.

— D'accord. Je réessaierai plus tard.

Sans l'écouter, Manon replongea dans les méandres de son N-Tech, avant de se tourner de nouveau vers la conductrice :

— Puis-je vous photographier? Cela m'évitera de vous demander sans cesse votre identité.

Lucie acquiesça. Manon alluma le plafonnier et figea l'instant avec la fonction « Photo » de son organiseur. Stylet à la main, elle se mit ensuite à écrire sur l'écran.

— Qu'est-ce que vous notez ? s'intéressa Lucie en détournant brièvement les yeux de la route.

— Votre nom, votre métier, les raisons de notre rencontre. Et vos principaux traits de caractère. Enfin, l'impression que j'en ai à l'instant présent.

— Je suis curieuse de savoir ce que vous pensez de moi.

— Pas ce que je pense. Ce que je ressens, ici et maintenant. Solidité, à votre regard directif. Passion, parce que vous êtes ici avec moi en pleine nuit. Rigueur, on le lit aussi dans vos yeux. Beaucoup d'émotion passe dans votre voix, vos mains, et cette façon que vous avez de discuter... On perçoit votre écoute, ainsi qu'une certaine forme de douleur. Énormément de douleur même. Je me trompe ?

Lucie resta un long moment silencieuse, interloquée, avant de répondre.

— Pas vraiment, non. J'ai vécu une adolescence en partie tourmentée, par...

Elle hésita, puis finit par lâcher :

— ... par une opération chirurgicale, qui... qui m'a beaucoup affectée.

— De quel genre ?

— Je préfère ne pas en parler.

— Vous pouvez, vous savez. Je sais me montrer discrète et... oublier ce qu'on me confie, si vous voyez ce que je veux dire.

Sans réellement connaître celle à qui elle s'adressait, Manon se sentait à l'aise, rassurée. Sensations inexplicables. Elle demanda, constatant les difficultés de Lucie à se livrer :

— Et cette opération a marqué une rupture dans votre jeunesse, votre comportement ? Comme moi, avec mes problèmes cérébraux ?

Cette fois, Lucie fixa la route.

— Après ça, ma vie n'a plus jamais été la même. Et... je fais des actes que je déteste... que... que les gens ne comprennent pas toujours. Mais... Excusez- moi... Je ne peux rien vous dire de plus.

— Moi non plus, les gens ne me comprennent pas. Ça nous fait au moins un point en commun.

Manon appuya sa nuque contre l'appuie-tête et inspira longuement.

— Vous, c'est le passé qui vous hante, mais moi, c'est l'avenir. Je ne peux plus bâtir de projets, ni partir en vacances parce que je ne saurais même pas où je me trouve, et cela ne servirait à rien car je n'en garderais aucun souvenir. Pas de souvenirs. Jamais.

Lucie se sentit obligée d'admettre que Manon avait raison. Sans souvenirs, les photos ne sont jamais que le papier glacé d'un vulgaire catalogue.

Manon concentra son attention sur les bandes blanches qui défilaient sur la route. Chacune d'entre elles disparaissait dans la nuit, identique à son existence fugitive. Elle ne savait pas où elle allait, ni pourquoi. Sans doute la conductrice à ses côtés le lui avait-elle déjà expliqué deux, trois, dix fois... De toute évidence ces renseignements étaient-ils notés dans son N-Tech... Mais elle n'eut pas envie de fouiller, pas maintenant, pas encore, parce qu'elle se sentait en paix.

— En tout cas, vous avez de jolies jumelles.

Lucie écarquilla les yeux.

— Comment vous savez ?

Manon tendit l'index.

— La photo, là, sur votre porte-clés. Comment s'appellent-elles ?

Lucie était étonnée. Si Manon allait oublier dans la foulée, pourquoi cherchait-elle à connaître leurs prénoms ? A quoi bon ?

— Clara à gauche, et Juliette à droite.

— Et Juliette est la dominante ?

— Alors là, vous m'en bouchez un coin !

— Elles sont assises côte à côte pour la pose, mais, si vous regardez bien, Juliette a le bras devant sa sœur, comme une barrière, comme pour la repousser vers l'arrière, lui montrer que l'espace lui appartient.

Lucie se raidit un peu. Elle se rappela la manière dont Vandenbusche parlait de sa patiente. Un être incroyablement précis, organisé et intelligent, en dépit de son amnésie.

— Sacrément observatrice...

— Ça, ce n'est même pas dû à mon handicap, c'est une déformation professionnelle. J'ai un parcours de scientifique et toutes les sciences, notamment la physique, sont basées sur l'observation.

— Vous savez, les sciences et moi... C'est un peu comme demander à un Dunkerquois de boire une Tourtel.

— Quand vous souriez ainsi, vous avez des yeux magnifiques. J'ai toujours cru que je parviendrais à retenir les images heureuses, que cette dysfonction de quelques millimètres dans mon cerveau pouvait être dépassée par la volonté de tout le reste. Je pense que, depuis... ma... mon...

Instinctivement, elle passa la main sur sa gorge.

— ... ce qui m'est arrivé, j'ai dû essayer d'en mémoriser des tonnes et des tonnes. Les sons, les voix, les intonations passent parfois, avec une infinité d'efforts, mais jamais les images. Le trou noir. Vous comprenez ?

— Bien sûr. Que conserverez-vous de ce soir par exemple ? De ce que nous vivons en ce moment ?

— Je suis désolée, mais de vous je ne retiendrai rien. Si nous nous quittons plus de quelques minutes, ce sera comme si je vous voyais pour la première fois. Je ne sais déjà plus de quelle façon cette conversation a commencé. De quoi parlions-nous ? Pourquoi ? Et où allons-nous ? Bientôt, j'ignorerai que vous avez des jumelles et quel métier vous exercez. Du moins, avant de consulter mon N-Tech... Noter. Il faut que je note tout et que j'apprenne. C'est le seul moyen. Le seul.

— Et après consultation de votre machin ?

— Après, je saurai. Mais sans aucune sensation, sans sentiment, sans rien. Cela me fera le même effet que d'apprendre que Berlin est la capitale de l'Allemagne. Du procédural, rien que du procédural. Un « cerveau machine ». Désolée. Sincèrement désolée.

Lucie la regarda avec tendresse.

— Ne le soyez pas. Moi, je me souviendrai... C'est le plus important...

Manon ferma les yeux, inspira, et les rouvrit.

— Parfois, je me mets en colère contre mon frère Frédéric, ou alors j'éclate de rire, et je suis obligée de lui demander : « Mais... pourquoi suis-je en rage contre toi ? Pourquoi suis-je heureuse ? Pourquoi je pleure ? Explique-moi Frédéric, explique-moi ! » Je sais que certains jours il m'emmène à Caen voir maman, mais je ne me rappelle pas de nos rencontres, je ne sais plus si elle vieillit, comment changent ses traits ou si elle est contente de me voir... J'ignore aussi l'image que je laisse derrière moi. Celle d'une égarée, d'une malheureuse ? À quoi se résumera mon existence quand je serai morte ? Quel héritage je léguerai à...

Elle marqua une pause, visiblement émue.

— J'aurais tant aimé donner la vie, j'adore les enfants, plus que tout au monde. Mais peut-on être mère, quand on va récupérer son petit à l'école et que l'on est incapable de le reconnaître ? Quand on ne connaît ni la couleur de ses yeux, ni le son de sa voix ?

Elle désigna son organiseur, tandis que Lucie l'écou- tait, touchée par tant de sensibilité.

— On ne peut pas noter les sentiments dans le N- Tech, ni le bonheur, ni les pleurs, ni le vécu. Juste de l'information procédurale. Des mots anonymes, froids, sans substance. L'amnésie, c'est vivre seul... et mourir seul. De cette soirée, je ne pourrai retenir que ce qui est noté et enregistré là. Je vais apprendre les faits essentiels par cœur, jusqu'à en constituer une espèce de souvenir aveugle, sans image. Comme si j'apprenais des numéros de téléphone ou des plaques d'immatriculation.

— Ou que Berlin est la capitale de l'Allemagne...

Manon approuva.

— Tout passe par les souvenirs. Ce sont eux qui nous font pleurer à un enterrement, ce sont encore eux qui font battre notre cœur quand nous pénétrons dans une chambre d'enfant...

Elle considéra Lucie, des larmes troublaient le bleu de ses iris.

— Mademoi...

— Pas mademoiselle... Lucie, je m'appelle Lucie Henebelle.

— Lucie, vous rendez-vous compte que je suis obligée de sélectionner ce que je veux retenir ? Des événements, des faits de tous les jours auxquels vous ne songez même pas, qui, à vous, ne demandent aucun effort ? Apprendre quelle est l'année en cours, qu'un tsunami a tué des centaines de milliers de personnes, qu'il y a la guerre au Proche-Orient ou qu'aujourd'hui il existe des graveurs de DVD. Répéter, sans cesse répéter pour ne pas oublier, pour ne pas paraître idiote ou inculte. J'ai même dû apprendre la cause de ma perte de mémoire ! Ce qu'il m'est arrivé ! Si je ne note pas, si je ne répète pas chaque chose cent fois, alors tout disparaît...

Malgré la tristesse de ses propos, elle parvint à esquisser un sourire et demanda :

— Je vous l'ai déjà dit, n'est-ce pas ?

— Non, non, rassurez-vous, c'est la première fois.

— Mais certainement pas la dernière. Si vous voyez que je joue au 33 tours rayé, n'hésitez pas à m'inter- rompre. Il n'y a rien de pire pour moi que de... Enfin, vous voyez ?

— Je vois, et je n'hésiterai pas à vous le dire. Vous pouvez me faire confiance. D'ordinaire, je suis assez directe.

— Dites, puis-je avoir vos coordonnées, et votre numéro de téléphone ? Enfin, si je ne les possède pas déjà...

Lucie tendit une carte que Manon rangea précieusement dans la pochette de son N-Tech. Elles gardèrent ensuite le silence, chacune perdue dans ses pensées, jusqu'à arriver à destination. Le véhicule s'enfonça dans une rue sans habitations, privée d'éclairage. Au fond, une masse sombre et immobile. La maison hantée de Hem. Monstre de briques aux perspectives en pointes acérées. 3 h 45.

Moteur coupé. Torche au poing. Lucie regretta de n'avoir pas pris son Sig Sauer. Dire qu'il s'agissait à l'origine d'un simple constat, à cinquante mètres de chez elle ! Quel don pour s'embarquer dans les galères ! Les mauvaises bagarres, les interventions casse- gueule, c'était toujours pour sa poire !

Elle savait qu'elle aurait dû solliciter une patrouille en renfort. Règle numéro un : toujours intervenir à deux. Mais elle avait décidé d'y aller seule. Pas le temps...

— Prête à affronter une nouvelle fois l'orage? demanda Lucie en vérifiant le bon fonctionnement de sa lampe.

— On l'a déjà fait ensemble ? répondit Manon en détachant les yeux de son organiseur.

— Ensemble, pas vraiment, non, plutôt chacune de notre côté. Vous connaissez un moyen d'entrer ?

Manon pointa son doigt devant elle.

— Quand nous étions jeunes, nous passions par- derrière, puis nous grimpions sur le toit du patio. À l'époque, les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée étaient murées. Elles doivent toujours l'être, je suppose.

Lucie perçut une étincelle dans les yeux de la jeune femme.

— Cela me fait drôle de revenir ici, confia Manon. Tant de souvenirs... Vous devez trouver curieux que je me remémore ces détails de jeunesse, mais pas ce que j'ai fait voilà trois minutes, non ?

— En fait, non, le docteur Vandenbusche a tenté de m'expliquer... Les différents types de mémoire... Je crois que j'ai à peu près compris.

Lucie attrapa la poignée de la portière.

— OK ! Attendez deux minutes dans la voiture, je sors d'abord vérifier.

— Deux minutes, c'est trop pour moi ! Je vous accompagne.

— Vous êtes têtue !... Bon, prenez mon K-way ! Et restez en retrait ! Je risque ma place s'il vous arrive quelque chose.

Manon fourra son N-Tech dans sa housse hermétique, puis la housse dans la poche intérieure de son blouson, avant d'enfiler le K-way. Lucie boutonna son caban jusqu'au cou.

— Allez, on fonce.

— Attendez ! Vous ne prenez pas des gants en latex, des masques, des charlottes ? Nous allons peut-être pénétrer sur le lieu d'un crime ! On ne doit pas le contaminer ! Cheveux, poils, empreintes digitales !

— Vous feriez un bon flic. Vous semblez vous y connaître.

— Après la mort de ma sœur, je me suis sérieusement penchée sur la question.

— Ne vous inquiétez pas. Ici, nous n'aurons pas besoin de gants ni de blouse stérile. Enfin, je l'espère. Allez ! Go !

Dès qu'elles eurent claqué les portières, le vent et la pluie les agressèrent. Elles avancèrent, recroquevillées, jusqu'à atteindre un mur dévoré par le lichen à l'arrière de la propriété. Elles l'escaladèrent péniblement et atterrirent dans le jardin, poche de boue infecte. Lucie leva la tête en direction de la maison. Sous les trombes d'eau, sa lampe éclaira les sapins, le porche, les murs infiniment hauts.

Quand elles remontèrent en direction du patio, elles ne prêtèrent pas attention à l'ombre immobile qui les observait depuis l'étage, par une fenêtre aux vitres brisées.

Sans un bruit, la silhouette se retira dans la maison.

3 h 50.

Les deux jeunes femmes longèrent la façade en courant. À présent leurs respirations s'entremêlaient, comme si elles ne formaient plus qu'un seul et même organisme. L'une se mit à pousser, puis l'autre à tirer, tandis qu'elles s'entraidaient pour grimper. Grimaçante - fichu mollet -, Lucie s'arma d'une grosse branche qui traînait sur la toiture et pénétra à l'intérieur la première, sur ses gardes. Voilà quelques heures, elle était tranquillement allongée dans son canapé, ses filles à ses côtés, et maintenant...

Une fois à l'abri, elle reprit son souffle. Elle était ruisselante, sa gorge sifflait. Elle se retourna légèrement vers Manon.

— Ça va ? chuchota-t-elle en frictionnant sa jambe douloureuse.

— Non, ça ne va pas ! Qui êtes-vous ? Pourquoi sommes-nous ici ? répondit Manon d'un air effrayé avant de s'enfuir dans un coin pour allumer son N-Tech.

Fonction « Derniers événements saisis ». L'enlèvement. .. Les urgences... Lucie Henebelle... L'énigme...

Elle resta prostrée et se mit à répéter :

— Le Professeur... Le Professeur... Non, impossible...

Lucie accourut, sa carte de police devant elle.

— Manon, écoutez... Ne cherchez pas à comprendre ce que nous faisons ici, ni ce qu'il vous est arrivé. Je vous l'ai déjà expliqué plusieurs fois. Faites-moi juste confiance, d'accord ?

— Je... Je ne vous fais pas confiance, mademoiselle Henebelle. Vous avez beau être policier, je ne vous connais pas.

Elle se leva brusquement, s'empara de la torche et se mit à observer la pièce.

— Qu'est-ce que vous faites ? demanda le lieutenant.

— Je n'en sais rien. Il est écrit dans mon N-Tech que le Professeur nous a amenées ici. Qu'il y avait un message là où il m'a retenue ! Alors il doit forcément y avoir un autre message quelque part, des indices, un moyen de nous mettre sur la voie.

Elle considéra son poignet, constata qu'elle n'avait pas sa montre et se rabattit sur son organiseur.

— 3 h 58. Le message parlait bien de 4 heures ? Je ne me trompe pas ? Je n'ai rien manqué ? Dites-moi ?

— Non... L'ultimatum est presque arrivé à son terme, et apparemment, toujours pas de victime...

Sans savoir où elle allait, ni pourquoi, Manon traversa la chambre et s'engouffra dans le couloir de l'étage. Lucie se précipita à sa suite. Soudain, elles entendirent le plancher craquer derrière elles.

Lucie n'eut pas le temps de se retourner. Un bras robuste lui enserra la gorge. Ses pieds décollèrent du sol.

— Elle veut jouer, la salope ?

Elle se retrouva propulsée contre le mur, son front percuta le béton. Elle s'effondra, inerte, glissant lentement contre la paroi.

Avec un petit cri, Manon lâcha la lampe. Bruit sourd du métal qui roule. Elle se mit à reculer, les muscles tétanisés.

Загрузка...