— Comm... andant... Il ne faut pas... Je... Il faut que... je vous explique... Ça n'est pas ce...
— J'entends plus bien! Je vais te laisser! Mais sache juste que l'armoire était vide. J'espère que... tu n'avais pas des choses trop importantes là-dedans ! Allô ? Allô ?
Le téléphone gisait sur le sol. Lucie était partie vomir sur le pont...
43.
La vieille Ford était lancée sur la nationale, sous la pluie, au maximum de sa vitesse, un petit cent trente kilomètres-heure. Direction l'Institut des Hautes Études Scientifiques de Brest, l'IHESB. Là où, selon le dernier coup de fil de la brigade, Frédéric Moinet avait étudié après le baccalauréat, voilà plus de quinze ans. La seule piste concrète, pour le moment, en attendant les remontées des analyses de la police scientifique dans la grotte, ainsi que l'autopsie du corps de Frédéric.
Tout vibrait dans l'habitacle, le volant, les sièges, le rétroviseur, mais la voiture tenait bon. Lucie crispa sa main droite sur le caoutchouc du levier de vitesse. Si elle retrouvait Manon vivante, comment parviendrait- elle à lui annoncer que son frère, celui qui malgré tout l'avait soutenue, aidée à se reconstruire, venait de mourir, brûlé par des produits chimiques et transpercé de coups de bec ? Comment Manon réagirait-elle ? Est-ce qu'elle allait tout enregistrer dans son N-Tech ? Tout apprendre par cœur ? Ou choisirait-elle de rejeter ce décès, comme elle l'avait fait avec celui de sa mère ?
Trop de suppositions. Pour l'heure, Manon était aux mains d'un psychopathe et il fallait la retrouver. Absolument.
Les gouttes continuaient à s'abattre sur la carrosserie. Lucie regarda sa montre. À cette heure, dans sa puissante berline, Turin devait déjà être loin devant. La flic se remit à penser à ces photos d'elle, retrouvées dans l'ordinateur de Manon. Un véritable choc. Et toujours les mêmes questions : qui les avait prises ? Et pourquoi ? Comment avait-elle pu se trouver mêlée à une histoire qui n'avait alors même pas commencé ?
Comment tout ceci allait-il se terminer ? L'enquête, cette traque macabre et surtout, surtout, ce qui venait de se produire, dans son appartement, cette mise à nu de son inconscient... La Chimère, entre des mains étrangères. La Chimère, forcée de se réveiller...
Le coup venait assurément de l'un des étudiants. Un locataire voisin, mis au courant du contenu de son armoire par Anthony. Ces salauds se couvriraient les uns les autres. Difficile de retrouver le coupable. Et puis, à quoi bon ? Le mal était fait...
Dans un soudain accès de rage, elle se mit à hurler, à tambouriner contre son volant. La Ford fit alors un léger écart qui s'amplifia par un effet d'aquaplaning. Une violente montée d'adrénaline lui fit reprendre ses esprits. Elle parvint à contrôler son véhicule. Il s'en était fallu de peu pour que...
Quelques minutes et quelques kilomètres plus loin, elle ne put s'empêcher de revenir à ses pensées. La Chimère... Ces étudiants lui avaient sans doute volé son secret pour le photographier et l'offrir aux yeux de tous sur Internet. Oui, à coup sûr ! Et tout se propagerait comme un feu de paille. Chacun saurait et plus jamais on ne la regarderait comme avant. Qu'allait-on imaginer ? Qu'elle était cinglée ? Obsédée ? Sadique ? Voire... une meurtrière? Qu'elle était semblable à ceux qu'elle traquait ?
Et Clara ? Et Juliette ? Que penseraient-elles de leur mère quand arriverait le moment des pourquoi ?
Ses yeux s'embuèrent.
De retour dans le Nord, il allait falloir prendre les devants. Tout déballer aux étudiants.
Avant qu'ils ne détruisent sa vie.
44.
L'IHESB était un complexe impressionnant. Un entrelacs de bâtiments hypercontemporains posés sur une immense pelouse tondue à l'anglaise, au milieu des pins, à une dizaine de kilomètres à l'est de Brest. Rien autour. Ni entreprises, ni commerces, ni habitations. Une sorte de monastère moderne, tout en ruptures géométriques, une pépinière à cerveaux d'où avaient germé certains des meilleurs scientifiques de ces dernières années. Enfin... D'après la plaquette publicitaire.
Lucie pénétra dans le hall d'entrée. Sur le mur de gauche étaient affichés des encarts annonçant les prochaines conférences : quanta et objets étendus, isomor- phisme entre les tours de Lubin-Tate et de Drinfeld, théorie des cordes... Sur celui de droite, une galerie de portraits. Des étudiants, le front haut, le menton relevé. La même attitude hautaine qui l'avait frappée chez Frédéric, lors de leur première rencontre. Lui aussi avait été de ceux-là.
La jeune flic se présenta à l'accueil et apprit de la bouche d'une secrétaire que Turin, fort élégamment, ne l'avait pas attendue et s'entretenait déjà avec le directeur de l'établissement depuis cinq bonnes minutes dans la salle des archives. Selon ses indications, il fallait ressortir, contourner l'amphithéâtre central, puis marcher sur une cinquantaine de mètres pour les rejoindre. Sympathique vu les conditions météo.
À peine quelques instants plus tard, Lucie poussait une lourde porte en verre fumé. Les deux hommes discutaient au fond d'un long couloir, également orné de portraits de scientifiques, mais beaucoup plus âgés. Sous chaque nom, une distinction : médaille d'or du CNRS, Einstein Medal, Wolf Prize, et la très célèbre médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel pour les mathématiques.
Alexandre Gonthendic se retourna, plusieurs feuillets à la main. Costume trois-pièces impeccable et moustache grise, c'était un vieil homme à la silhouette fine et distinguée.
— Ma collègue ! envoya Turin d'un ton méprisant.
Le directeur la salua avec courtoisie avant de
demander :
— Ainsi, vous enquêtez sur l'un de mes ancien élèves ?
— Exactement.
— À la demande de monsieur Turin, je viens juste de mettre la main sur l'une des photographies de classe de Frédéric Moinet. Elle date de 1995, Frédéric était alors en quatrième année. C'est la plus récente que nous possédions de lui et de ses camarades... Quant à son dossier scolaire... je devrais vous le retrouver assez facilement dans l'Ovale, notre salle d'archives à proprement parler, la mémoire de notre institut. Nous y conservons le parcours de chacun de nos élèves, et ce depuis plus de cinquante ans.
Lucie s'approcha pour regarder le cliché. De toute évidence, le photographe avait voulu lui imprimer un caractère austère et grave car pas un des étudiants ne desserrait les lèvres. Un souvenir à l'image de cet endroit, glacial et impersonnel.
— Vous me disiez que Moinet n'est pas allé au bout de ses études ? demanda Turin en faisant rouler la pierre de son briquet.
— En effet. Je me souviens très bien de Frédéric. C'était un élève différent des autres. Son départ fut un énorme regret pour le corps professoral. Il était doué d'une intelligence remarquable, mais capable du meilleur comme du pire.
— C'est-à-dire ?
Alexandre Gonthendic se recula légèrement et considéra ses deux interlocuteurs en caressant délicatement sa moustache.
— Nous œuvrons dans des domaines scientifiques où les sautes d'humeur doivent être bannies. Nos diplômés sont fréquemment conduits à travailler sur des sujets extrêmement sensibles : la chimie, le nucléaire, l'électronique... Dans ces conditions, vous comprendrez aisément que nous ne pouvons nous permettre de diplômer des bâtons de nitroglycérine, aussi efficaces soient-ils.
Il désigna les portraits accrochés aux murs.
— Tous les hommes que vous voyez là vouent leur vie entière à la science. Ils donneraient tout pour elle, mais ils œuvrent dans l'ombre. Qui connaît le dernier mathématicien distingué par la médaille Fields ? Qui sait qu'aujourd'hui, les fondements mêmes de la mécanique classique sont sur le point d'être renversés, et que cela remettrait en cause l'ensemble de nos certitudes sur le monde qui nous entoure ? L'univers, les quanta, l'énergie ? Qui se soucie de ces « détails » en dehors de nous ? Frédéric était incapable de supporter ce manque de reconnaissance. Il voulait accéder à la lumière, il voulait briller. C'était une personnalité très expansive et dont... comment dire... la discrétion et l'humilité n'étaient pas les qualités premières.
Lucie commençait à comprendre. Elle demanda :
— Et donc... il s'est mis à rejeter l'enseignement de votre école ?
Le vieil homme acquiesça avec un sourire un peu triste.
— Exactement. L'excellence en mathématiques, en physique et en chimie est une condition nécessaire mais pas suffisante pour obtenir notre diplôme. Nos élèves doivent se plier aux règles fixées par l'institution, suivre l'ensemble des cours et donc s'intéresser également à d'autres matières qui ne sont pas directement scientifiques. Plus... culturelles et politiques, si vous voulez. Ce qui n'a jamais été le cas de Moinet. Il ne voulait pas être « apprivoisé », selon ses propres termes. Mais... j'ai cru comprendre qu'il s'était dirigé dans une autre voie en prenant la direction d'une entreprise avec sa sœur, et qu'il s'en était plutôt bien sorti. Je me trompe ?
— Disons que vos infos datent un peu, fit Turin. Et que la réalité n'est plus tout à fait celle-là.
— Et aujourd'hui, il a des soucis avec la police... Vous refusez toujours de m'expliquer lesquels ?
— Désolé, chacun son job.
Gonthendic n'apprécia que moyennement la repartie. Il demanda d'un ton sec :
— Soit... Que cherchez-vous, précisément ?
Turin répliqua sur-le-champ :
— Nous voulons savoir si Frédéric Moinet était le genre de gars à se pointer dans une grotte à quatre- vingts bornes d'ici, sur l'île Rouzic, pour y inscrire sur les parois une démonstration pourrie du théorème de Fermât.
Le directeur répondit, sans paraître réellement surpris :
— Démontrer la conjecture de Fermât représentait, à l'époque, un vrai défi pour les mathématiciens. Je crois que tous nos étudiants ont dû un jour ou l'autre se prêter à l'exercice. Dans nos locaux ou ailleurs. Alors une grotte... Pourquoi pas ? Il s'agit d'un lieu propice à ce genre de réflexions. Andrew Wiles, le génie qui a prouvé la validité de la conjecture, s'est bien enfermé sept années durant dans un secret absolu, de manière à n'être déconcentré par personne...
— La résolution de ce type de problème est toujours le résultat d'un travail solitaire ? demanda Lucie.
— C'est-à-dire ?
— Vous parliez d'Andrew Wiles et de son enfermement. Mais serait-il pertinent d'imaginer que Frédéric Moinet ait élaboré la démonstration dans cette grotte avec d'autres étudiants ?
— Oui, bien sûr ! Et je dirais même qu'en l'occurrence, le travail en collaboration était une règle générale. Est-ce que vous vous représentez les efforts nécessaires à ce type de recherche ? Je suppose que non ?
— Vous supposez bien.
— Ils sont immenses. Alors l'idée de mettre ses forces en commun vient tout naturellement. Et, si j'ose dire, plus naturellement encore chez nos étudiants. Vous savez, ils sont isolés ici pendant toute la durée de leur cursus et vivent ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au cœur des formules et des théorèmes... Et bien évidemment, il se noue au sein de chaque promotion des relations très fortes... des liens que l'on ne trouve nulle part ailleurs.
— On peut parler d'amitié ?
— Bien entendu. Même si l'esprit de compétition demeure toujours présent.
— Et... vous pensez que vous pourriez vous souvenir des élèves avec qui Frédéric s'était lié ?
Gonthendic hocha la tête et pointa son index en direction du cliché.
— C'est très subtil mais je crois que ce que vous cherchez se cache ici...
Turin vint se coller contre Lucie, qui le repoussa d'un geste brusque. Le directeur fît semblant de n'avoir rien vu et sortit une loupe d'un tiroir qu'il vint placer au-dessus de la photo. Au troisième rang à gauche se tenait un étudiant aux cheveux bruns, au torse bombé et au regard déterminé : Frédéric Moinet. Il y avait quelque chose de Manon en lui. Lucie se sentit parcourue par un frisson lorsque ses yeux plongèrent dans ceux incroyablement froids du jeune homme.
— Regardez attentivement la broche qu'il porte sur le col de sa veste, fit Gonthendic.
Lucie plissa les yeux.
— C'est étrange, constata-t-elle. On dirait une...
Alors, elle se souvint. Sur la chemise Yves Saint
Laurent, quand Moinet s'apprêtait à prendre le TGV...
— Une toile d'araignée ?
— Oui, dit le vieil homme. Une toile d'araignée en étain, fabriquée par l'un de ses camarades, dans notre laboratoire de chimie.
— Et ? Qu'est-ce que ça signifie ?
— Nous ne l'avons jamais réellement su... Frédéric refusait de nous le dire, mais j'ai ma petite idée là-dessus... Les araignées sont des animaux qui ne s'apprivoisent pas. On ne peut pas les élever, ni les faire vivre en groupe. Sinon, elles se dévorent ou s'entretuent... Comme elles, Frédéric ne voulait pas qu'on l'apprivoise... Et c'est ce qui a causé son échec...
Brusquement, Lucie serra le poing. Ça lui apparaissait maintenant comme une évidence.
— Oui, oui, bien sûr, répondit-elle, mais... bon sang... j'avais déjà vu cette broche chez Moinet. Comment j'ai pu ne pas percuter ! Une toile d'araignée ! Un objet mathématique parfait. En forme de...
— De spirale ! compléta Turin. Une putain de spirale ! Faites voir cette photo !
— Deux minutes ! répliqua Lucie en se retournant.
Elle se mit à scruter chacun des étudiants sur le cliché. Coiffures irréprochables, regards fiers, tenues sombres.
Soudain, elle fit trois pas vers l'arrière.
Livide, elle plaqua lentement ses paumes ouvertes sur son visage et secoua la tête.
La photo glissa entre ses doigts et se laissa porter par l'air, avant d'atterrir sur le sol.
À droite de Frédéric, un autre col avec une broche... Au premier rang, un autre encore... Et derrière... Et à côté...
45.
Forcés de combattre ensemble malgré le dégoût qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre, Lucie Henebelle et Hervé Turin se tenaient assis côte à côte dans la salle des archives, autour d'une grande table en bois. L'Ovale était une pièce impressionnante par son volume et la pureté de sa forme en ellipse. Partout sur les murs s'alignaient des milliers de thèses, de livres et de revues scientifiques. Au plafond, un étonnant vitrail abstrait projetait sur les étagères d'innombrables touches de lumière multicolores. Bleus profonds, verts incisifs, rouges incandescents.
La photo de la promotion de 1995 reposait sur la table, à côté d'une pile de dossiers scolaires poussiéreux. Sur le cliché, six visages masculins, entourés au stylo-bille noir. À gauche, celui de Frédéric Moinet.
— C'est incroyable, dit Turin, avachi sur sa chaise, les deux coudes sur la table. « Incompatibilité avec l'esprit de l'école », « Manque de rigueur », « Indiscipline », c'est la même chose sur chaque bulletin. Et tous virés la même année alors qu'ils faisaient partie des plus balèzes en maths, physique, chimie...
Lucie se prit la tête dans les mains.
— Ils ont dû très mal supporter leur échec, fit-elle. Se retrouver sans aucun diplôme après tant d'années d'études, avec pour seul bagage leur savoir théorique... Les portes les plus prestigieuses qui se referment juste devant leur nez, leurs rêves brisés... Comment se reconvertir quand on a la tête pleine d'ambition et farcie de connaissances absolument inexploitables professionnellement ? Comment redevenir simple cadre, ou banquier, ou prof de maths, quand on s'est imaginé être le roi du monde ?
Turin tenait une liste sous ses yeux. En face de chacun des six noms correspondait une adresse que lui avait transmise la brigade.
— J'en reviens pas, je les ai tous déjà croisés quand j'enquêtais sur l'entourage des victimes du Professeur... Putain... Tout était là, et j'ai rien capté.
Il désigna un type blond, le visage fermé, les cheveux plaqués sur le crâne.
— Lui par exemple, c'est Olivier Quetier... Il habite aujourd'hui Rodez, une des villes de la spirale, où Caroline Turdent, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, s'est fait buter. Au départ, c'était la meuf de Quetier. Mais un soir où elle le croyait parti en déplacement, il l'a surprise au pieu avec un autre mec. Ils se sont séparés. Sept mois plus tard, on la retrouvait morte, labourée de l'intérieur par des éclats de nautiles...
Il s'arrêta un instant avant d'ajouter :
— Je me rappelle de ma rencontre avec Olivier Quetier. Un type réservé, extrêmement hautain, alors cadre sup dans une boîte de conseil financier. Un suspect idéal, évidemment, sauf qu'il créchait à Madrid la semaine de l'assassinat. Avec un alibi pareil, nous avons immédiatement laissé tomber, sans même prendre la peine de fouiller dans son passé. Pourquoi on l'aurait fait ? On avait d'un côté un crime ritualisé à dominante sadique, ce qui semblait exclure toute vengeance personnelle, et de l'autre un type à mille kilomètres de là au moment du meurtre.
Lucie fixait la photo, immobile, écrasée par les révélations de Turin. Le Parisien désigna un autre visage.
— Grégory Poissard, aujourd'hui prof dans une école privée à Limoges, spécialisé en physique quanti- que.
— Limoges... Pas très loin de Poitiers où un des meurtres a été commis.
— Exact. Là où Jean-Paul Grunfeld a rendu l'âme...
— C'est complètement fou, murmura Lucie. Je n'arrive toujours pas à réaliser.
— Les deux bossaient dans la même école et selon leurs collègues, ils ne pouvaient pas se blairer. Ils se haïssaient même. On m'a raconté une histoire où il était question de restructuration de l'établissement, et donc de suppression de l'un des deux postes. Bref, Poissard avait le cul sur un siège éjectable.
— Et je parie qu'il avait un alibi en béton à la mort de Grunfeld ?
— Il skiait dans les Alpes, au milieu de dizaines de témoins. Physiquement, il ne pouvait pas être l'auteur du crime.
Lucie soupira.
— Tout comme Frédéric qui séjournait aux États- Unis lors du décès de sa sœur. Sa sœur, qu'il détestait. Sa sœur, qui tenait les rênes de leur société familiale. Sa sœur, qui essayait de le guider, de le dominer...
Turin approuva d'un mouvement de la tête. Les couleurs des vitraux se reflétaient maintenant sur son profil anguleux.
— Nous cherchions à l'époque un homme, célibataire, pervers, sans attaches, paraissant frapper au hasard et reproduisant toujours la même mise en scène sanglante. Un de ces putain de tueurs en série comme on n'en trouve que dans les bouquins.
— En fait, un tueur... presque trop attendu, trop scolaire. Ce qui vous a éloignés de certains individus comme Poissard ou Frédéric Moinet. Vous avez creusé dans la mauvaise direction...
Turin serra les mâchoires. Il se voyait encore interroger ces suspects. Il avait été si proche d'eux, et pourtant si loin de la vérité. Il interrompit la jeune flic :
— Vous auriez été meilleure que nous, peut-être ?
Lucie réfléchit avant de répondre :
— Non, je ne crois pas. Il faut bien l'avouer, le système était infaillible. Le Professeur qui n'était pas une seule personne mais ces six personnes en même temps...
Elle considéra de nouveau la photo, les broches en forme de toile d'araignée, et continua :
— Ils ont cherché à commettre le crime parfait, aussi implacable qu'une démonstration mathématique. Ils ont créé le Professeur de toutes pièces, à partir de documentation, de recherches sur nos techniques, sur le comportement de ce genre de psychopathe. Avec toute leur intelligence, leur rigueur, leur confiance absolue les uns envers les autres, ils ont bâti un être inhumain, un assassin sans pitié, obéissant à un mode opératoire hallucinant qui porte leur signature commune : la spirale... Nous avons tous plongé, alors que l'ensemble de « l'œuvre » du Professeur n'était qu'un gigantesque scénario, un plan destiné à nous tromper, à désorienter les psychologues !
Elle se leva de sa chaise et appuya ses deux mains sur la table.
— Frédéric Moinet a « choisi » sa sœur et l'un de ces salopards l'a tuée à sa place ! Était-ce une question d'argent ? Un jeu pour prouver son emprise sur le monde, sur nous ? Un châtiment infligé à la société ? Ou se l'est-il payée simplement parce qu'il la vomissait ?
Elle se tourna vers Turin.
— Et lui, qui a-t-il assassiné en contrepartie ? Quelle part du contrat a-t-il respectée ?
— Ça j'en sais rien, mais ce qui me paraît clair c'est que chacun d'entre eux préparait le terrain pour qu'un autre agisse. Le commanditaire connaissait les habitudes, les horaires, les lieux de la future victime, qu'il côtoyait chaque jour. Petite amie, sœur, voisin, collègue... Il mettait en place le crime puis disparaissait, pendant qu'un autre, l'un de ses putain de complices, tuait. Et ils se relayaient comme ça, à quelques mois d'écart. C'était carrément... imparable...
Son poing s'abattit sur le cliché.
— Je les imagine parfaitement se réunir sur cette île après tant d'années, comme au temps de leurs études. Verser de nouveau des calamars dans le goulot naturel, suivre les fous de Bassan pour s'orienter dans le dédale... Et discuter pendant des heures de leurs échecs, de leurs reconversions, des individus qu'ils haïssaient, tout en se remémorant leur période de gloire, quand Moinet pissait cette démonstration sous leurs yeux, quand ils se prenaient pour des dieux. C'est peut-être dans cette grotte de merde que l'idée a germé... Se venger, se débarrasser d'une personne gênante, reprendre ce que la société leur devait, de la manière la plus violente qui soit : en arrachant une vie.
Lucie approuva d'un hochement de tête. Il poursuivit :
— Ces jeunes matheux devaient tous être au courant de l'existence de la spirale sur la tombe de Bernoulli. Alors, ils ont eu une idée de dingue : faire coïncider la spirale avec les lieux de leurs crimes. Je ne suis pas mathématicien, mais ça ne doit pas être trop compliqué de faire passer une spirale par trois ou quatre points définis. Rappelez-vous : « Eadem mutata resurgo », on peut faire grossir ou rapetisser n'importe quelle spirale. ..
Turin considéra la carte de France étalée devant lui, la liste des adresses, et les endroits où les cadavres avaient été retrouvés.
— Je suis persuadé que ces putain de fanatiques sont allés jusqu'à Bâle pour graver les croix des futurs meurtres sur la tombe. Regardez sur la carte... Ils partent de l'île Rouzic, leur lieu culte, puis... Caen, Lyon, Rodez, là où trois d'entre eux habitent. On a nos quatre points... Ils tracent la spirale de Bernoulli passant par ces endroits, mais il se trouve que celle-ci ne coupe pas les villes des trois autres complices, alors... Comment faire pour aller au bout de leur délire ? Pour que tout coïncide parfaitement ?
— Forcer les victimes à se déplacer, pour qu'elles viennent « mourir » sur la spirale.
— Exactement ! Trois des six victimes n'ont pas été assassinées là où elles résident, mais dans la ville la plus proche appartenant à la spirale ! Grunfeld a été buté à Poitiers, Taillerand au Mans alors qu'il vivait à Angers, et Julie Fernando à Vincennes, alors qu'elle habitait Beauvais. Facile, pour un frère, un mari ou un « ami », de forcer la future victime à se rendre à un endroit particulier, alors que soi-même on se tire ailleurs, loin du lieu du crime, pour s'assurer le meilleur des alibis.
Lucie suivait parfaitement le raisonnement de Turin. Elle admirait ses qualités de flic mais ressentait un profond malaise à devoir continuer à travailler avec lui. Sans cesse, elle repensait à cette culotte tachée de sperme, à la manière dont la flamme l'avait dévorée devant le sourire sadique du Parisien. Ce type était aussi malade que ceux qu'il traquait.
— C'est dément d'en arriver jusque-là, lâcha-t-elle. Tout ça pour défier le hasard, aller au bout de convictions complètement stupides. C'est comme cette idée de cacher la spirale dans leurs meurtres avec les coquilles de nautiles... Laisser, en quelque sorte, leur vraie signature. La seule chose non simulée. Leur erreur.
Tout s'éclaircissait progressivement dans sa tête.
— Peu à peu, ils ont dû se prendre à leur propre jeu, leur barbarie. Souvenez-vous de ces scalps que le Professeur emportait : dans le cadre de son rituel. Ils ont choisi de les conserver dans cette grotte, comme des trophées. Indirectement ils sont devenus le monstre qu'ils avaient eux-mêmes créé.
Elle s'éloigna de la table en silence et fit quelques pas avant de reprendre :
— Tout pourrait se tenir. Imaginez un peu. Ces types sont tellement frappés qu'aujourd'hui, tant d'années plus tard, ils décident de reprendre du service. Pourquoi ? Parce qu'ils n'ont jamais été attrapés, parce qu'ils se sentent surpuissants, intouchables. Parce qu'ils adorent jouer et qu'ils vomissent la société qui les a construits puis rejetés. Sauf que
Frédéric Moinet n'est pas d'accord. Pour lui, tout est terminé. Il a une belle situation, une sœur qu'il aime et qu'il veut maintenant protéger. De ce fait, il refuse. Alors, comment lui mettre la pression ? Comment le forcer à participer à ce pari fou ?
— En enlevant sa sœur, pour lui faire peur. Lui montrer qu'ils peuvent l'atteindre, n'importe quand, n'importe où. Ce qui expliquerait pourquoi ils ont relâché Manon si vite. Juste de l'intimidation.
Lucie ne cessait de regarder sa montre. Manon, quelque part...
— Exactement ! Et Frédéric voulait la protéger de ces menaces. Cela expliquerait alors ces mystérieux cours d'autodéfense dans le N-Tech, et aussi le Beretta ! Il la protégeait, tout en l'empêchant de découvrir la vérité. Vérité qui le compromettrait lui- même au plus haut point. D'où l'effacement des données dans l'organiseur et les cahiers. Plus de Bernoulli, plus de Bretagne. En définitive, il dirigeait sa sœur comme un animal de cirque. Il la faisait tourner en rond. Sauf qu'elle a quand même réussi à échapper à son contrôle... Quand elle s'est rendue à deux reprises sur l'île Rouzic par exemple.
Turin glissa ses mains sous son menton :
— Pas mal votre hypothèse. Mais il y a quand même quelques incohérences.
— Lesquelles ?
— La présence du burin chez Frédéric, par exemple...
— Non, non, c'est pas forcément une incohérence ! Frédéric a peut-être hésité. Il a très bien pu accepter de tuer Dubreuil au début, avant de se rétracter. Alors, quelqu'un d'autre a poursuivi l'ouvrage. Cet inconnu a tracé les décimales de n dans la maison hantée de
Hem, puis il a tué à sa place, pour montrer l'exemple, pour le motiver... Mais Frédéric, toujours réfractaire, a menacé de tout déballer, quitte à plonger lui aussi. Si bien qu'ils l'ont tué...
— Ouais, ça se tient... Mais j'avoue avoir du mal à piger comment un cadre sup, un chef de projets, un professeur ou même un directeur, comme Frédéric Moinet, ont pu agir de la sorte. Je veux dire... Vous seriez capable de le faire, vous ? Poser une énigme, empoisonner une victime qui vous supplie de l'épargner, et la... scalper ?
Lucie s'était rapprochée de nouveau de la table. Elle dit:
— On est parfois prêt à tout pour arriver à ses fins. La colère, la rage, la douleur sont des motivations suffisantes. Et vous le savez. Tout est une question de frontière. Une frontière que vous aussi, vous avez franchie. À Bâle...
Elle s'empara du cliché d'un geste sévère.
— Dans son processus de mise à mort, l'un des six a réellement pris goût à la domination, la torture, l'acte de tuer ! Il a croqué dans le fruit défendu, a franchi la limite et n'a pas pu revenir en arrière ! Le salaud qui a assassiné puis, emporté par ses pulsions, a violé Karine Marquette post mortem, est le Chasseur ! Et il se trouve parmi ces enfoirés ! On doit le retrouver ! Maintenant !
— Kashmareck, Menez, les différents SRPJ se préparent à intervenir, dit Turin. On dispose des adresses précises, on sait où les cinq travaillent. Tout n'est plus qu'une question d'heures. On va faire d'une pierre deux coups. Le Chasseur et le Professeur.
Lucie se mordit la lèvre inférieure. Il était peut-être déjà trop tard.
— Pourtant, le Chasseur agit aux alentours de Nantes, et aucun n'habite Nantes...
Elle prit dans ses mains la liste des six noms.
— Olivier Quetier, cadre supérieur à Rodez... Gré- gory Poissard, professeur de physique à Limoges... Laurent Delafarge, chef de projet chez Altos Semiconductor, à Beauvais... Grégoire Michel, directeur d'un pôle recherche sur Lyon... Et finalement Romain Ardère, patron d'une petite entreprise de pyrotechnie, à Angers.
Turin rejoignit de son pouce jauni Angers et Nantes.
— Angers n'est même pas à cent kilomètres de Nantes.
— Et on retrouvait les victimes du Chasseur dans l'océan, sur la côte atlantique, entre Saint-Nazaire et La Rochelle. Ça concorde parfaitement.
— D'autant plus que les artificiers manipulent très souvent des produits chimiques...
Lucie écrasa son index sur le visage de Romain Ardère, puis elle fouilla avec précipitation dans son dossier scolaire.
— On y est ! Ardère avait choisi une spécialisation en chimie organique, il passait la majeure partie de son temps dans le laboratoire expérimental de l'institut ! C'est lui qui fabriquait les broches en étain ! Et...
Elle feuilleta rapidement les pages.
— Vous devinerez jamais !
— Quoi ?
— Il a été surpris en train de faire des expérimentations sur des animaux, dans le labo ! La raison de son renvoi ! Ardère était subjugué par la force destructrice du feu, des substances corrosives...
— Jacques Taillerand, cinquième victime du Professeur, a été le producteur des spectacles d'Ardère avant de décider de ne plus travailler avec lui, de l'abandonner. ..
— Et donc, Ardère se met à le haïr. Jusqu'à le faire tuer !
— On les tient enfin !
Turin saisit son portable et composa nerveusement le numéro de la brigade parisienne. Lucie enfila son blouson et fonça vers la sortie.
— Vous allez où encore ? grogna Turin.
— À Angers ! Je veux être auprès de Manon quand on la retrouvera !
— Je serais vous, je me ferais pas trop d'illusions. Quand on voit la manière dont le frère a été massacré... Notre homme est en colère. Très en colère...
46.
Manon émergea lentement d'un douloureux sommeil, une odeur âcre dans les narines. Un relent de produit d'hôpital... peut-être de l'éther. Elle sentait des pulsations violentes battre sous son crâne. Le sang y circulait, lourd et épais. Un chiffon infect enfoncé dans sa bouche lui donnait envie de vomir à chaque appel d'air. Sa trachée était aussi rêche qu'un gant de crin. Elle voulut repousser le tissu répugnant avec sa langue mais n'y parvint pas.
Des sangles entravaient ses quatre membres. Elle était nue, plaquée contre une énorme cible sur pied, l'un de ces horribles articles de cirque sur lesquels on lance des poignards. Impossible de bouger, ses mouvements arrachaient tout juste une légère plainte au cuir des liens. Du fin fond de son désespoir, elle se voyait réduite à un grand X immobile.
La pièce tout entière était un véritable capharnaum dédié au spectacle. Murs recouverts de fausses toiles d'araignées, masques de Halloween et de Pierrot suspendus sur des miroirs déformants, malles débordant de costumes colorés. Autour, entassés sur le sol, des cartons remplis de briquets, d'allumettes, de pétards, de mortiers, de fusées, de feux d'artifice. Et, juste devant Manon, alignés sur des étagères, des tubes à essai, des fioles à moitié vides, des bocaux étiquetés : soude, phénol, acide nitrique, acide chlorhydrique, acide fluorhydrique.
La jeune femme tenta de hurler. À peine le son de sa voix traversa-t-il le bâillon qu'un projecteur puissant vint lui éclabousser les rétines. Elle plissa les paupières, tétanisée. La brûlure oculaire était insupportable. Alors, elle se sentit pivoter sur elle-même. Son cri cessa dans l'instant, tandis que le sang affluait dans son cerveau, qui semblait se comprimer sous la boîte crânienne.
Puis la cible retrouva sa position initiale et la lampe s'éteignit, laissant place à la lumière diffuse d'une ampoule rouge.
Malgré la douleur, Manon parvint à s'accrocher à une dernière pensée : surtout, ne plus hurler, ni remuer. Car le moindre cri, la moindre impulsion déclenchaient un projecteur et un tour de roue.
Ne plus crier, ne plus crier, ne plus crier.
Des bruits de pas, quelque part. Au fond de la pièce.
Manon crut percevoir une forme monstrueuse se promener derrière les rangées de bocaux. Une silhouette qui avançait vers elle.
Soudain, elle vit un visage, des yeux, horriblement déformés par les verres convexes, les verres concaves, les liquides colorés des récipients.
— Nous y voilà, Manon...
Une voix grave, dure.
Le visage apparut alors nettement, en contrechamp. Qui était cet homme ?
En fait de monstre, elle ne découvrit qu'un type à l'air banal, assez jeune, nez droit, bouche fine et cernes de mauvais dormeur. Une physionomie qui ne lui disait absolument rien.
L'homme s'avança encore, posa ses doigts sur la gorge de Manon, et pressa lentement. La mathématicienne sentit sa respiration se bloquer. Ses joues s'empourprèrent, les afflux sanguins attaquèrent ses pommettes avant de venir enflammer ses prunelles. Sa vue se brouilla. En une fraction de seconde, des images se bousculèrent dans son esprit. Elle se revit suffoquer sur le carrelage, dans sa maison de Caen, se rappela l'haleine imprégnée de rhum, la langue venue lui lécher l'oreille, et ces chuchotements : « Eadem mutata resurgo, eadem mutata resurgo, eadem mutata resurgo. »
Il se tenait là, face à elle. L'incarnation du Mal. Le Professeur.
— Comme c'est curieux... constata Romain Ardère en relâchant la pression. C'est dans tes yeux que tout se passe, là, maintenant... Tu ne te souviens de rien sauf de ce jour-là, n'est-ce pas ? Tu te rappelles le jour où je t'ai étranglée, où je t'ai volé la mémoire... Et le phénomène s'est reproduit chez toi, il y a deux jours, quand tu as sorti ce flingue de nulle part.
Il lui caressa le visage.
— C'était il y a si longtemps... Plus de trois ans... Tu avais trouvé la spirale, tu étais devenue bien trop dangereuse pour nous. Trop acharnée. Alors, nous nous sommes réunis et nous avons décidé. Il fallait t'éliminer... Simuler un cambriolage, un truc à la mode dans ton quartier... Nous avons échoué, mais ce n'était pas bien grave, puisque tu étais quasiment devenue un légume. Du coup, tu as pu rester en vie, nous avons laissé tomber.
Manon détourna la tête, les mâchoires serrées. Ardère lui attrapa le menton et la força à le regarder, puis il glissa ses doigts sur le bâillon.
— Ne crie pas s'il te plaît, conseilla-t-il en ôtant le morceau d'étoffe. Sinon, je devrai te faire mal... Oh ! Suis-je bête ! C'est vrai que dans une minute, tu auras oublié mes ordres même si tu te concentres au-delà du raisonnable... Alors, dans tous les cas, je crois que je vais te faire mal.
Manon toussa à s'en déchirer les poumons. Elle n'entendait pas, elle n'entendait plus. Ce visage ! Ce visage ! Et sa gorge, qui lui brûlait comme si elle avait avalé une torche !
— Le... Le Professeur... réussit-elle à articuler. Vous êtes... le Professeur...
Il ricana.
— Le Professeur, le Chasseur... Quelle importance ? Appelle-moi comme tu veux.
Manon se cambra et hurla de toutes ses forces. La lumière blanche du projecteur vint aveugler ses grands yeux bleus. Le cuir des sangles pénétra ses poignets.
Rotation. Coulée de lave dans la tête. Retour à la position initiale.
Un homme, dans son champ de vision. Un inconnu.
— Ainsi, tu as réellement perdu toute notion de ce qui vient de se passer, dit-il. Amusant... On dirait qu'à chaque tour de roue, tu renais, identique à toi-même. Eadem mutata resurgo, tu te rappelles, Manon ? Serais-tu toi-même une spirale ?
Il effleura la poitrine nue de la jeune femme et suivit du bout des doigts la crête des scarifications.
— Nous qui pensions que tu pouvais représenter à nouveau une menace, que tu avais retrouvé l'ensemble de tes facultés... J'y ai vraiment cru quand je t'ai revue dans le métro. J'ai même eu peur que tu puisses identifier ce cambrioleur d'il y a trois ans, que... tu interrompes ma brillante existence ! Ça aurait été dommage, non ?
Manon chercha à faire abstraction de la situation. Elle focalisa toute son attention sur la conversation. Il fallait savoir. Savoir une minute, mais savoir quand même.
Savoir avant d'oublier.
— Vous... Vous étiez plusieurs !
Deux yeux d'un froid clinique la dévisagèrent. Le Chasseur s'empara d'un bocal de phénol, derrière lui, et le fit rouler entre ses paumes ouvertes.
— Tu sais, je vais vraiment m'amuser avec toi, ça va être...
Il palpa le sexe de Manon, les yeux mi-clos.
— ... particulier. Je t'ai teinté les cheveux, il y a quelques heures, et tu ne t'en souviens même pas.
Il se délecta de la réaction de surprise de la jeune amnésique.
— Eh oui, te voilà rousse à présent, il n'y a que ces putes qui m'excitent... Sûrement à cause de cette couleur d'ambre, si proche de celle d'une flamme... Tu ne te rappelles pas non plus de ton petit séjour dans mon vieux four à pain. Ces jeux amusants, avec les brûleurs, la chaleur... Tu y es pourtant restée toute la nuit, couverte de capteurs me permettant de relever certaines de tes données biologiques ! Ton cœur, ta tension, tes sécrétions ! Tu t'es même uriné dessus, il a fallu te nettoyer ! Vilaine fille !
Manon secoua la tête, en pleurs.
— Non... Vous mentez...
— Oh non, je ne te mens pas ! Tu sais, les autres femmes, à ce stade, me supplient. Elles seraient prêtes à tout pour que je les épargne. Mais toi... Tu es... prisonnière de l'instant. Tu ne te demandes même pas où tu te trouves. Dans quelle ville ? Es-tu encore en France ? Est-ce qu'on te recherche ? Quand vas-tu mourir ? Et comment va ton frère ? Ce charmant Frédéric ?
— Frédéric ? Comment vous...
— Tiens... Voilà qui va être encore très intéressant...
Ardère sortit une photo de la poche de son jean et la planta sous le nez de Manon.
— Il faisait partie de « Nous » ! Ton frère ! Ton propre frère représentait un sixième du Professeur ! Il a tué la première victime ! François Duval ! C'est lui qui a lancé la machine ! Et qui a ordonné l'exécution de ta sœur !
Manon détourna le regard et poussa un cri déchirant, à la limite de l'évanouissement. Sur le cliché, Frédéric pendouillait au bout d'une corde, le poitrail rempli de calamars.
Flash dans les rétines. Tour de roue. Montée de sang. Elle se sentit partir, puis revenir. Un homme, dans son champ de vision, qui recouvrait ses mains de plusieurs paires de gants en latex.
— Ce sont les cinq autres qui ont libéré tout ça... cette étincelle enfouie en moi. En agissant, en voyant que je pouvais ôter la vie, ça a... Je ne sais pas comment te l'expliquer. C'est pire qu'une maladie, Manon, ce besoin de... voir la chair se rétracter sous l'effet d'une flamme, de renifler l'odeur de peau cramée ! Tu ne peux pas imaginer... As-tu déjà brûlé des insectes, puis des animaux plus gros ? T'est-il arrivé de prendre ton pied devant un appartement qui part en fumée ? J'ai suivi des études dans cet unique but : approcher le feu, l'apprivoiser grâce à la chimie, la thermodynamique, la mécanique des fluides. Comprendre comment il fonctionnait. Le maîtriser. C'est là-bas, à l'institut, que j'ai rencontré les autres. On se réunissait dans une grotte, pour défier le monde, pour... discuter d'autre chose... De choses interdites.
Il releva son pull, dévoilant un torse piqueté de cratères noirâtres.
— Après l'exécution de mon contrat, ils n'ont jamais su que j'étais devenu le « Chasseur ». Pour eux, je reste ce pauvre patron d'une entreprise de pyrotechnie, qui encapsule les mathématiques, la chimie et les lois de la gravité dans de stupides fusées. Mais tu sais, ils ne valent guère mieux. Nous nous prenions pour les meilleurs, mais nous n'étions rien. Juste de pauvres étudiants, virés sans scrupules, comme de vulgaires merdes !
— Vous...
— Ces brûlures, sur mon torse, je me les suis faites tout seul, voilà très longtemps. Je crois que... j'aurais fini par me détruire si... si le Chasseur ne s'était pas réveillé. Si je n'avais pas pu reporter cette violence sur les autres... J'en étais arrivé à l'envie de manger du feu ! Bouffer toute cette poudre, et m'embraser la gorge ! Tu imagines ?
— Vous... Vous êtes malade... Je vais vous...
— Me tuer, peut-être ? Tu en as toujours rêvé, n'est- ce pas ?
Il dévissa d'un geste lent le couvercle du bocal. Manon s'était mise à gémir. Elle se mordait la langue pour ne plus hurler.
— Il y a tout de même une bizarrerie, Manon, quelque chose de vraiment troublant qui m'inquiète un peu. Nous pensions que ton frère avait voulu nous jouer un sale tour en tuant la vieille peau, dans ta région. Qu'il avait voulu... nous enfoncer... Peut-être soupçonnait-il que l'un d'entre nous avait cherché à te tuer, voilà trois ans. Peut-être ne supportait-il plus ce secret... Peut-être avait-il décidé de... de faire éclater la vérité, quitte à y rester, lui aussi...
Il plia méticuleusement une compresse en quatre et y versa du phénol. Une odeur de légume pourri envahit la pièce.
— Je... Je n'y comprends rien... dit Manon entre deux sanglots. Pitié... Ne me faites pas de mal...
— Mais le plus étrange, continua Ardère sans l'écouter, c'est que même au moment où je lui entaillais la poitrine, quand ma lame écartait sa chair, il continuait à nier. Il a nié jusque dans son dernier souffle.
Il reposa le bocal et s'avança, la compresse au creux de la main. Manon tournait la tête à droite, à gauche, et secouait convulsivement son corps, tirant sur les liens de toutes ses forces.
— Je crois que je me suis trompé, en définitive, confia-t-il en parcourant du bout de l'index les mystérieuses cicatrices. Ce n'est pas Frédéric qui t'a enlevée, qui a réveillé le Professeur. Mais l'un des quatre autres, même s'ils ont juré le contraire. Qui aurait intérêt à ramener un monstre du passé ? À remettre cela sur le tapis, au risque de tous nous compromettre ? Un traître se dissimule dans le groupe. Quand je me serai occupé de toi, je réglerai quelques comptes.
— Mon frère... Qu'avez-vous fait à mon frère...
Ardère verrouilla le système de rotation de la cible
et débrancha le projecteur.
— Je suis impatient de voir comment tu vas réagir à ce type de douleur. Vas-tu oublier la raison pour laquelle tu gémis ?
Il lui engouffra le chiffon dans la bouche.
— Ça va être... jouissif. Et interminable !
Il approcha la compresse du visage de Manon, avant de soudain s'interrompre.
Un énorme fracas au-dessus d'eux.
Des bruits, des pas. Au rez-de-chaussée. Des cris. « Police ! »
Sans réfléchir, Ardère se rua sur la porte et la cadenassa.
En revenant précipitamment vers Manon, il renversa le bocal de phénol. Le produit se répandit sur son pied.
— Sale petite pute ! cria-t-il, les globes oculaires exorbités.
Il attrapa sa cheville en hurlant puis ses doigts se rétractèrent sur la chair de ses joues, qui se mirent à saigner.
Dans un geste de rage folle, il s'empara d'une bonbonne de soude et la propulsa sur le haut de la cible. Le verre se fracassa, libérant une substance liquide qui se mit à couler dans le dos de Manon. La jeune femme s'arqua à s'en rompre les vertèbres.
Des pas résonnèrent dans les escaliers. Une détonation violente explosa la poignée de la porte.
Le Chasseur se retourna et fonça vers une étagère qu'il fit basculer devant l'entrée. Dans un vacarme impressionnant, les récipients éclatèrent sur le sol. Une épaisse fumée blanche emplit l'espace. Un flic s'effondra, les jambes touchées par des jets acides.
Quand le brouillard se dissipa, laissant derrière lui des yeux larmoyants et un concert de toux, une dizaine de pistolets vinrent braquer l'individu assis dans un coin.
Il avait saisi une fusée autopropulsée et se l'était fourrée dans la bouche.
Le « calisson d'étoiles ».
La pierre de son briquet crépita une dernière fois.
47.
Jamais la pluie qui s'abattait sur les champs alentour ne laverait les drames sordides perpétrés des années plus tôt. Lucie regroupa ses mains au-dessus de son volant dans un grand souffle libérateur.
Tout était terminé.
Assise à côté d'elle, Manon considérait depuis leur départ la feuille de papier posée sur ses genoux. Sa tête lui faisait affreusement mal, ses yeux lui brûlaient. Elle essuya les perles qui roulaient sur ses joues et dit en gémissant :
— Non, pas Frédéric... Pas mon frère... Dites-moi que ce n'est qu'un mauvais rêve...
Lucie lui lança un regard où se mêlaient la lassitude et la compassion, la peine et le dégoût. Elle reprit une nouvelle fois :
— J'aimerais bien, Manon. J'aimerais tellement. Mais... il a fait partie du Professeur, de ceux qui ont commis le pire. Il va falloir vivre avec. Je suis sincèrement désolée...
Manon observa ses mains, ses longues mains tremblantes, qu'elle ne contrôlait plus, ses mains qui voulaient arracher, frapper, détruire.
— Non... Non... Non... répétait-elle.
Après une longue hésitation, elle baissa les paupières, inspira amplement et chiffonna le résumé des événements de ces dernières heures, cette escalade de démence absolue.
— Qu'est-ce que tu fabriques ? s'étonna Lucie, qui avait mis un temps considérable pour tout rédiger.
Manon ouvrit la fenêtre et, dans un geste de désespoir, lâcha la boule de papier dans le vent.
— Mais Manon ! Pourquoi ? Pourquoi ?
— Pas Frédéric... Pas lui...
Elle agrippa ses cheveux et se mit à hurler :
— Comment voulez-vous que j'apprenne une chose pareille ? Que mon propre frère a... a fait assassiner ma sœur ? Que lui-même a tué ? Qu'on lui a ouvert la poitrine? C'est... C'est au-delà de mes forces ! Personne ! Aucun être humain ne peut vivre ce que je vis ! J'aimais mon frère ! Et il m'aimait !
Lucie garda le silence.
— Mais dites quelque chose ! s'écria Manon, hors d'elle. Dites quelque chose !
La jeune flic sentit les larmes inonder ses yeux.
— Que veux-tu que je te dise ? Que tu as raison ? Que tu as tort ? Je... Bon sang Manon, je ne suis pas Dieu !
Aux larmes s'ajoutait à présent le ton de la révolte.
— Ce n'est pas moi qui vais bâtir ton existence ! Qui vais te guider dans tes décisions ! D'un côté, tu as le choix d'ignorer ! Il suffit que tu notes quelques mots, qui peuvent tout changer. Apprendre que le Professeur était un assassin de la pire espèce, un déséquilibré, mort en se suicidant ! Que cette histoire s'est bien terminée, comme dans un bon film ! Qu'importe ! Tu aurais la conscience tellement tranquille !
Elle reprit son souffle avant de continuer :
— Mais de l'autre, tu as enfin la possibilité de connaître la vérité, de comprendre pourquoi ta sœur et tous ces pauvres innocents ont été assassinés. C'était ton but, non ? Voilà plus de trois ans que tu t'éreintes dans cette traque ! MemoryNode, tes cicatrices, tes recherches, tes nuits blanches ! J'ai failli y rester pour toi ! Me noyer, laisser derrière moi deux orphelines ! Tu imagines ?