Ils se remirent à suivre les grosses flèches grises.
— Notre cerveau est une machinerie prodigieuse inimitable. Les gens s'extasient, par exemple, devant les joueurs d'échecs, leur capacité à retenir des centaines d'ouvertures Mais savez-vous que les mécanismes mis en œuvre pour voir ou se déplacer sont encore beaucoup plus impressionnants ? La preuve, les robots ne savent pas le faire, ou très mal, alors qu'ils excellent aux échecs !
— C'est peut-être parce qu'on est tous capables de se déplacer, alors personne ne s'en rend compte. C'est presque... inné...
— Ce n'est pas inné, croyez-moi ! Il suffit qu'une infime quantité de matière grise ne fonctionne plus normalement, et on tombe immédiatement dans des cas extrêmes. Je traite par exemple un autre patient qui ne « voit » pas la parie gauche de son corps. Défaut de prioperception, ce que l'on appelle plus communément le sixième sens.
— Je pensais qu'on attribuait le sixième sens uniquement à la gent féminine... fit Lucie en souriant.
— Non, non. Le sixième sens, c'est fermer les yeux, et pouvoir, d'un geste, placer son index au bout de son nez sans taper à côté. C'est avoir la conscience de son corps. Essayez, vous verrez.
Lucie ferma les yeux. Le doigt pile sur le bout du nez. Ça marchait. Excellent sixième sens.
— Eh bien, pour en revenir à mon patient, les conséquences de ce défaut sont pour lui dramatiques. Son propre bras gauche l'effraie, il le considère comme étranger, et il se frappe sans cesse la jambe gauche en hurlant : « Va-t'en ! Va-t'en ! » Quand il mange, il ne mange que la moitié droite de son assiette... Idem lorsqu'il se coiffe, le côté droit, uniquement... Il faut vraiment le voir pour le croire, pourtant l'héminégli- gence existe... Puis il y a Carole, aussi, dont le corps calleux, cette substance blanche connectant les deux hémisphères cérébraux, est endommagé. Si le cerveau lui donne l'ordre de visser un boulon, la main gauche vissera correctement, mais la droite, elle, dévissera, persuadée qu'elle visse. Et Georges ! Oui, Georges ! II...
Et, tandis que Vandenbusche continuait de parler - maladie de Whipple, virus de l'herpès, aires de Broca et Wernicke -, Lucie se mit à repenser à son séjour à l'hôpital, en pleine adolescence. Tous ces médecins, autour d'elle, penchés sur son cerveau... L'opération, à l'origine d'une longue cicatrice à l'arrière de son crâne, qui avait tout changé. Soudain, du bout des lèvres, elle murmura :
— La Chimère...
Il s'interrompit :
— Pardon ?
— La... La Chimère, ça... vous dit quelque chose ?
— Hormis le monstre mythologique ?
— Hormis le monstre mythologique...
Il répondit par la négative, continuant à avancer. Au moment où elle allait enfin oser lui faire part de ses découvertes, qui lui avaient causé tant de soucis, avaient généré tant d'incompréhension autour d'elle, Vandenbusche s'exclama :
— Manon !... Réveillée, et déjà installée ! Quelle ponctualité !
Il s'arrêta et se retourna vers Lucie.
— Cette Chimère. De quoi s'agit-il ?
— Rien d'important...
— Bon...
Il leva l'index.
— Ah ! Une dernière chose. Répondez rapidement s'il vous plaît. Quelles étaient les couleurs du hall d'entrée ?
Lucie fut surprise par la question.
— Bleu, jaune, rouge, vachement fashion. Pourquoi ?
— Remarquable mémoire visuelle. Je pense que cela doit vous servir dans votre métier, sur les scènes de crime notamment. Bref, passons... Si dans un an, je vous demande ce que vous faisiez le 25 avril 2007, vous ne vous souviendrez probablement plus. Mais si je vous donne l'amorce, l'épingle au creux de la main, par exemple... Michaël Derveau, MemoryNode, Manon, cet hôpital, le chant des canaris... vous vous souviendrez même de moi ! Mémoire autobiographique. Toujours dans un an, et même dans dix, vous saurez revenir ici sans aucun problème, vous saurez qu'il faut suivre cette moquette verte avec ses flèches grises pour atteindre la salle de MemoryNode. Mémoire procédurale. Vous saurez aussi ce qu'est un hippocampe. Mémoire sémantique. Enfin, pouvez-vous me citer les trois nombres qu'a énoncés Damien ?
— Euh... Il a parlé du nombre de fois qu'il vous avait rencontré... Et la somme faisait quatre-vingt-dix- neuf. ..
— Soixante-septième rencontre dans le couloir, vingtième sur la dalle, numéro douze en partant de l'entrée. Ces détails ne revêtaient aucune importance pour vous, ils ont disparu de votre mémoire de travail... Le filtre naturel de l'oubli, qui maintient l'équilibre... Voilà... J'espère que vous avez compris le rôle de chacune de nos mémoires.
Lucie acquiesça avant de lancer un regard en direction de la salle de réunion. Rien d'extraordinaire. Des chaises, une table, un tableau blanc, et les organiseurs N-Tech. Guère plus. Elle qui s'attendait à une débauche de technologie, à de l'imagerie, de gros scanners...
— Je sais, cette simplicité surprend, murmura Vandenbusche. Mais rappelez-vous qu'il n'y a, aujourd'hui, pas mieux qu'une feuille et un crayon pour faire progresser la mémoire. Mes plus anciens patients sont incapables d'allumer un ordinateur. Ils ne savent même pas que ces machines existent.
Manon était assise avec d'autres personnes dans la salle où Lucie et le spécialiste venaient d'entrer. Le lieutenant de police considéra attentivement la quinzaine de visages qui convergeaient vers elle. Hommes, femmes, de tous âges. Certains regards étaient absents, d'autres intrigués. Vandenbusche fit signe à Manon qui s'approcha, l'œil rivé sur les porte-noms. Vandenbusche... Sa physionomie ne lui disait évidemment rien, mais elle avait appris, elle le « savait » responsable de MemoryNode. Quant à cette Lucie Henebelle... Une sonorité, des syllabes familières.
— On s'est déjà rencontrées, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle avec un scintillement dans les yeux.
Lucie posa instinctivement la main sur son arcade sourcilière suturée.
— En effet, nous avons passé un peu de temps ensemble. Je suis...
— Lieutenant de police... anticipa Manon. Oui ! Oui ! Attendez ! J'ai quelque chose pour vous ! Je... Je ne vous ai pas encore appelée au téléphone ? Dites-moi ?
Lucie sortit son portable. Un message.
— Si ! Je n'ai pas dû entendre en conduisant.
Manon fouilla dans son N-Tech et entraîna Lucie
loin du groupe, vers le fond de la salle. La flic retrouva immédiatement cette complicité, cette chaleur même, qui les avait liées dans l'enfer de l'orage. Proches et lointaines à la fois.
— Avec toutes mes notes, mes enregistrements et ce que j'ai entendu aux infos, j'ai essayé de reconstituer le chemin du Professeur. J'en ai déduit qu'il était au courant avant même de m'enlever, pour notre expression, quand nous étions jeunes et que nous nous rendions dans la maison hantée de Hem ! Pour « fâcher les Autres » !
Apparemment, les multiples répétitions et la sieste n'avaient pas été vaines.
— Je sais, répliqua Lucie, admirative. J'ai songé à la même chose, au cours d'une réunion de travail que nous venons d'avoir. Si le Professeur a obtenu cette information, c'est qu'il vous connaît, d'une manière ou d'une autre.
— Cela semble logique, mais j'ai réfléchi, et je ne vois pas comment c'est possible. Non, vraiment pas.
— Vous habitez une impasse du Vieux-Lille, très peu fréquentée. Nous n'avons pas de témoins, il nous est difficile de savoir ce qui est arrivé. Mes collègues ont réalisé une enquête de voisinage ce matin, à l'heure où vous partez normalement pour votre footing. Personne n'a rien remarqué. Et d'après votre
frère, rien n'a été renversé ni volé dans votre appartement. Peut-être... avez-vous volontairement suivi ce ravisseur, parce que vous le connaissez... Parce que sa photo se trouve à l'intérieur de votre N-Tech.
Manon désapprouva de la tête et se palpa discrètement le flanc : gauche. Elle devina un bloc métallique, froid, qui ressemblait à... une arme ?
— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta Lucie.
Manon croisa les bras, dissimulant maladroitement
son trouble.
— Non, non, rien... C'est juste... Avec tout ce qu'il se passe. Mon... Mon enlèvement...
Elle se frotta légèrement le poignet droit.
— De quoi discutions-nous ?
— Du fait que votre ravisseur évoluait sans doute dans votre environnement. Pendant ces quatre années, il s'est peut-être servi de votre amnésie pour s'approcher de vous. Il a très bien pu attendre que vous fabriquiez des souvenirs de lui comme étant une personne de confiance pour ensuite vous tromper. Il est peut-être là, tout proche. Manon, il me faudrait votre N-Tech.
La jeune femme crispa ses doigts sur l'engin et se retourna vers le reste du groupe, inquiète.
— Non, non. Je ne peux pas vous le laisser. Il s'agit de mon intimité.
Lucie remarqua un homme avec une fine barbe qui les fixait avec insistance. Elle se mit à chuchoter :
— Je ne vous demande pas de tout me livrer, juste ce qui m'intéresse. Vous devez absolument me donner l'identité de toutes les personnes que vous connaissez. Vous les photographiez toujours, n'est-ce pas ?
La mathématicienne hocha la tête.
— Et vous pouvez me les montrer ?
— Si vous voulez. Mais... attendez...
Manon déclencha l'enregistreur, ferma les yeux et résuma ce que les deux femmes venaient d'échanger. L'absence de témoins, la probabilité d'avoir déjà croisé le Professeur. Elle observa les participants dans la salle, coupa le micro et demanda, après un nouveau coup d'œil sur le porte-nom :
— Qu'est-ce que vous vouliez, déjà ?
— Les photos de vos connaissances, dans votre N- Tech.
— Pour quoi faire ?
— Manon... Je viens de vous l'expliquer !
La jeune amnésique hésita, avant de dire :
— Il y en a énormément, vous savez ? Dès qu'une personne entre en contact avec moi, je la photographie.
Puis elle ouvrit le dossier « Photo » et fit défiler les portraits, accompagnés d'un maigre descriptif. Médecins, amis, famille, livreur de pizza, facteur, plombier, patients de MemoryNode. L'homme à la fine barbe, Alain Schryve, y figurait. Des dizaines et des dizaines de visages.
— Minute ! Revenez en arrière ! s'exclama Lucie.
Manon obtempéra.
— Hervé Turin ?... « Ne plus jamais travailler avec ce pervers. » Mais pourquoi ?
Manon haussa les épaules et plaqua son N-Tech contre sa poitrine, la bouche serrée.
— Vie privée, cela ne vous concerne pas... Je... Je ne montre ces photos à personne. Vous le connaissez ?
Lucie prit un ton apaisant.
— Il est revenu aujourd'hui sur l'affaire, ici, à Lille.
— Revenu ? À Lille ? Pourquoi ?
— C'est lui qui a la plus grande connaissance du dossier Professeur, et il a l'air très compétent. Je me trompe ?
Manon baissa le menton. Après un temps de réflexion, elle répondit :
— Non, non... Il est brillant... Et acharné...
— Vous vous connaissez bien ?
Manon soupira.
— Avant le... cambriolage, nous avons... collaboré... Je lui faisais part de mes idées, de mes déductions concernant les problèmes mathématiques et, en retour, il me communiquait les éléments sensibles du dossier. Nous avons... beaucoup voyagé ensemble, dans les villes où ont eu lieu les meurtres...
Sa voix était empreinte de rancœur. Que signifiait : « Nous avons beaucoup voyagé ensemble » ? Lucie insista :
— Dans votre N-Tech, vous avez noté : « pervers ». Pourquoi ?
Manon referma le dossier « Photo » et revint au menu principal.
— La séance va commencer, madame... fit-elle en relevant la tête. Je vais devoir y retourner.
Lucie lui caressa doucement le dessus de la main pour attirer son attention.
— J'ai vu comment Turin regardait les femmes. Il a été incorrect avec vous ?
Manon voulut se diriger vers son groupe mais Lucie, cette fois, y alla plus fermement en lui agrippant le bras.
— Répondez Manon ! Il vous a harcelée ?
Manon éleva la voix.
— En quoi cela vous regarde-t-il ? Est-ce parce que je n'ai plus de mémoire que je ne peux plus avoir de vie privée ? Mon passé est intact ! Vous pouvez admettre cela ? Dites-moi !
Lucie relâcha son étreinte. Toutes les têtes étaient tournées vers elles.
— Vous avez raison, excusez-moi... Mais... il me faut cette liste de contacts... Vous avez ma carte avec mon email...
— Je vous l'enverrai tout de suite après la séance ! Vous voyez, je le note ! Et maintenant, laissez-moi tranquille !
En validant sa tâche, Manon constata qu'il en existait une autre qu'elle n'avait pas cochée. Elle consulta la page concernée et dit, se rapprochant de Lucie :
— Ah ! Je devais vous appeler au téléphone...
Son ton était complètement différent, bien plus doux. On aurait dit qu'elle avait déjà oublié son coup de colère.
— Vous l'avez fait. Vous avez laissé un message que je n'ai pas encore écouté.
— Quand je vous...
L'air incrédule, elle considéra l'arcade sourcilière de Lucie, les sutures.
— ... ai frappée, cette nuit, il était à peu près 5 h 30 d'après ce qu'on m'a dit et que j'ai enregistré, n'est-ce pas ?
— Ça, je m'en souviens parfaitement, oui ! Vous m'avez prise pour je ne sais quoi, et vous avez cogné ! Vous n'y êtes pas allée de main morte !
Manon entraîna Lucie plus à l'écart. Elle chuchotait presque, à présent.
— Désolée pour cela, je...
— Laissez tomber. Ce n'était pas votre faute. Enfin... pas vraiment.
— Dites-moi, à ce moment-là, Dubreuil était décédée depuis combien de temps ?
— Plus d'une bonne quinzaine d'heures. D'après le légiste, elle a été tuée aux alentours de midi, hier.
Manon ne put réprimer un mouvement de surprise. Elle nota scrupuleusement l'information dans son N-Tech puis se remit à parcourir les pages électroniques.
— Ces endroits qui concernent notre affaire... Rais- mes, Hem, Roeux, eh bien, ils forment un triangle équilatéral, les trois côtés sont strictement égaux. Prenez une carte routière, et vérifiez ! Vérifiez ! Exactement cinquante kilomètres entre l'abri dans la forêt, proche de Raismes, et Hem, entre Hem et Roeux, et entre Roeux et la forêt !
— Oui, et alors ?
— Et alors, il s'agit d'une figure mathématique fondamentale ! Trois lieux qui, a priori, n'ont rien à voir, mais liés par la rigueur scientifique !
Elle déplaça son stylet sur l'écran tactile et afficha d'autres informations.
— Puis il y a ces décimales de n, dont je voulais vérifier l'exactitude. J'ai dégoté un logiciel sur Internet capable de trouver n'importe quelle séquence dans le premier milliard de décimales. J'ai bien retrouvé le numéro de sécurité sociale de Dubreuil, le Professeur ne nous a pas trompées. Position 112 042 004 dans 7t. Vous pourrez, là aussi, vérifier. Tout est exact, croyez-moi !
Lucie était impressionnée par la persévérance de Manon.
— Évidemment, je vous crois.
La jeune amnésique parut soudain absente, comme repartie dans ses pensées.
— Manon ? fit Lucie en agitant la main dans son champ de vision.
— Oui, oui... C'est juste cette énigme. « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage ». Je ne comprends pas...
— Certes. Mais je ne vois toujours pas où vous voulez en venir avec ces histoires de triangle et de n.
Manon jeta un rapide coup d'œil sur son N-Tech avant de reprendre :
— C'est pourtant simple ! Il ne nous bluffe pas sur 71. Cerise sur le gâteau, il pousse le vice jusqu'à bâtir un triangle équilatéral. Et, d'un autre côté, pour la première fois de sa « carrière », il ne respecte pas son ultimatum ? Il annonce qu'il agira à 4 heures du matin, alors qu'il tue la veille vers midi ?
— Continuez, vous m'intéressez.
Manon était excitée, elle se sentait utile à l'enquête. Elle considéra Lucie d'un air complice.
— J'ai tout écrit là-dedans. Regardez. Hier, je devais courir de 9 h 30 à 10 h 15, je ne l'ai pas fait. J'avais rendez-vous à la banque à 11 heures, je n'y suis pas allée. Ni aux autres rendez-vous de la journée. Donc, il me retenait déjà.
— Votre frère vous a vue vous préparer pour aller courir, m'a-t-il dit. Il était 9 h 10, heure à laquelle il partait travailler. Vous avez donc vraisemblablement été enlevée entre 9 h 10 et 9 h 30, chez vous puisque vous n'aviez pas embarqué votre N-Tech alors que vous le prenez même pour votre footing. Vous étiez déjà en survêtement, tenue dans laquelle nous vous avons retrouvée. Tout se tient.
— Qu'a-t-il pu se passer durant toute la journée d'hier? Je l'ignore. Toujours est-il que chronologiquement, il m'enferme dans la cabane, part tuer Dubreuil, revient à la cabane, et me libère. Et je ne comprends pas pourquoi il a agi ainsi, pourquoi, tant d'années plus tard, pour la première fois, il n'a pas honoré son « contrat »... Il pouvait très bien tuer Dubreuil à 4 heures, conformément à ce qu'il avait annoncé. En me libérant le soir, comme il l'a fait, il savait parfaitement que nous n'arriverions pas à temps à Roeux. J'avoue que cela... me tracasse, à chaque fois que je relis ces notes...
Manon carburait aussi vite qu'un ordinateur. Mais il lui manquait le flair du flic, la connaissance du criminel. Lucie sentit la tension monter en elle. Tout compte fait, elles formaient une équipe de choc.
— Vous savez quoi Manon ? Je pense qu'il a posé cet ultimatum pour monopoliser notre attention, mais qu'en réalité, il avait besoin de se montrer quelque part hier soir après vous avoir libérée.
— Pour se constituer un alibi ?
— Pas exactement... Son profil prouve qu'il connaît nos techniques, il devait se douter que nous daterions assez précisément l'heure du décès. Mais il voulait quand même que son absence, cette nuit-là, ne se remarque pas. Et tout particulièrement entre 21 heures et 4 heures. Famille, amis, collègues de travail... Cette nuit, le Professeur devait se montrer ailleurs. Dans un endroit où il aurait paru suspect qu'il ne soit pas.
Manon secoua la tête, intriguée. Comment cette conversation avait-elle commencé ? Abandonnant Lucie à ses réflexions, elle dit, avant de s'éloigner :
— En tout cas, malgré l'horreur du crime, cette Renée Dubreuil... Je suis bien contente qu'elle soit morte... Elle ne méritait pas de vivre... Pas après ce qu'elle avait fait à ses propres enfants...
Du fin fond de son âme de flic, Lucie dut admettre qu'elle était du même avis.
Si elle avait dû tuer Dubreuil de ses propres mains au cours d'une opération, alors assurément, elle l'aurait fait.
Pas elle mais plutôt... la Chimère l'aurait fait. Sans aucune pitié...
22.
L'homme pénétra sans difficulté dans le couloir de cette maison divisée en quatre appartements, au fond d'une étroite impasse d'où l'on ne distinguait même pas la couleur du ciel. Après vérification de son identité, les deux flics dans leur véhicule, le long de la rue Léonard Danel, l'avaient tout naturellement laissé passer. Son nom figurerait sur leur registre, mais ce n'était pas bien grave.
Myrthe aboya paresseusement au pied de la porte, mais sa maîtresse ne l'entendit pas. Après les divers rendez-vous de la journée, Manon s'était glissée sous la douche, pour se redonner un coup de fouet avant de se mettre au travail, devant l'ordinateur. Assimiler, noter, classer les informations.
Les doigts repliés sur des accoudoirs chromés, la tête rentrée dans les épaules, elle baissa les paupières et se laissa submerger par une vague de bien-être, sans chercher à fouiller une énième fois dans son esprit fragmenté. Il fallait parfois s'évader, oublier l'amnésie. Certainement ce qu'il y avait de plus dur à oublier, d'ailleurs.
En collant son oreille sur la porte de l'appartement, l'homme perçut le grondement de la douche. Tiens tiens ! Pourquoi ne pas...
Il lui fallut moins de dix secondes pour changer ses plans.
Il y avait quelque chose à essayer. Une expérience très intéressante.
D'un œil expert, il ausculta la serrure. Une serrure à goupilles, a priori. Il enfila des gants en latex et sortit son crochet en demi-diamant qu'il introduisit dans le pêne. Réaction au raclage... Trouver à présent le sens de rotation qui provoquerait l'ouverture. Sentir la résistance, au moment où la came du rotor rencontre le ressort du pêne. Et tourner...
Deux minutes plus tard il se trouvait à l'intérieur, dans le hall. Les flics avaient pour ordre de ne pas quitter leur véhicule, ils ne le dérangeraient pas. Quant au frère... Absent pour le moment, tout simplement.
Il rabattit sans bruit la porte derrière lui et ferma le verrou. Son rythme cardiaque s'accéléra. L'excitation, l'embrasement des pulsions...
— Là ! Bon chien, bon chien...
Myrthe explora cette paume étrangère, accepta les caresses sur son poitrail puis retourna dans la cuisine.
L'intrus avança tranquillement. Il jeta un œil en direction de la chambre, sur sa gauche. Un grand poster de Manon habillait le mur du fond. Il s'en approcha et effleura à travers son gant cette opaline si pure. Elle était si belle... si désirable... Ça faisait tellement longtemps...
Les dents serrées, il fit coulisser un tiroir qui émit un bref couinement. Il s'immobilisa, s'assura que le jet hydraulique n'avait pas faibli. Devant lui, des paires de chaussettes, classées par couleur et par saison. Dans une vibration sanguine, il ouvrit le compartiment du dessous et accéda aux petites culottes, elles aussi parfaitement rangées. La main gantée en piocha une bien au fond, noire et en dentelle. La petite salope... Il adorait la dentelle, il en aurait bouffé. Il la renifla longuement avant de la fourrer dans sa poche. Souvenir personnel.
Parmi les papiers, les éphémérides et les Post-it dispersés un peu partout, il découvrit, sur la table de nuit, les bilans des derniers tests de mémoire de Manon. MMS[9], score de l'efficience cognitive, échelle de Mat- tis... Il les feuilleta. De jolis progrès, grâce à la répétition. Résultats en hausse, impressionnant. Mais Manon était absolument incapable de retenir de l'information immédiate. La moindre distraction, et hop ! Tout s'effaçait. Y compris les visages. Prosopagnosie, du pur bonheur. La faille à exploiter.
Il poursuivit son exploration. Au fond du couloir, une porte de métal avec un digicode attira son attention. Qu'est-ce qu'un machin pareil fichait dans un appartement ? Qu'avait-elle à cacher à l'intérieur ? Il se précipita dans la cuisine, y dégota un paquet de farine et en fit couler une petite quantité dans le creux de sa main, qu'il retourna souffler sur les chiffres du digicode. La substance blanche s'accrocha sur la graisse abandonnée par les empreintes digitales. Quatre chiffres émergèrent. 1, 4, 3, 7. Restait à tester toutes les combinaisons. Une minute plus tard, il se faufilait à l'intérieur du bunker.
Une lumière s'alluma automatiquement. Pas de fenêtres.
Un fouillis démentiel, une caverne de notes étranges, illisibles pour la plupart. Il se figea devant les formules mathématiques, les déductions, les bizarreries en latin avant de se tourner vers les photos. La soif de traque de Manon n'avait pas faibli. Clichés de la sœur, Karine, après son passage entre les mains expertes du Professeur.
Œuvre de chair et de sang. Il connaissait cette image, faite de lèvres écorchées, de globes oculaires révulsés, de doigts crispés autour d'une craie bleue. Lui aussi en conservait quelques exemplaires chez lui, avec celles des cinq autres victimes. Sacré privilège.
Mais là n'était pas le plus intéressant. Il sortit, effaça les traces de farine et se dirigea vers la salle de bains.
Il marcha lentement, silencieusement. Il aurait aimé pouvoir étirer chaque seconde à l'infini. La jouissance de l'attente, avant le passage à l'acte.
Du bout des doigts, il poussa la porte. La vapeur enveloppa son corps déjà embrasé. L'eau frappait bruyamment contre une large vitre. Derrière le Plexiglas, les mouvements ondoyants d'un corps de femme. Il s'approcha, chevaucha un tas de vêtements et colla son front contre la paroi.
Elle lui tournait le dos.
Cette cambrure parfaite. Telle que l'avait façonnée son imagination, pendant ces douloureuses années. La vision obsédante de ses cauchemars.
Manon, Manon, là, juste derrière. Un simple film transparent entre leurs corps. Il la lui fallait, tout de suite. Presser ces seins rebondis, les malaxer, les broyer jusqu'au sang. C'était si simple ! Il ôta son blouson, le laissa tomber sur le sol et enfonça son pistolet dans la poche arrière de son jean. Pas besoin d'arme.
Il chassa brutalement la paroi coulissante, ses doigts agrippèrent à tâtons le robinet et coupèrent l'eau. Manon n'eut pas le temps de lui faire face, une poigne puissante la bâillonna. Elle se retrouva écrasée contre le mur de faïence, privée de ses mouvements par le serpent de chair qui se resserra autour de sa gorge. Impossible de frapper.
— Salut ma puce...
Cette voix... Elle l'aurait reconnue entre mille.
Le front de l'homme perlait, sa chemise était trempée. Chacun de ses muscles résonnait comme une corde de harpe. La vapeur le saisissait. D'un geste déterminé, les mâchoires serrées, il coucha Manon au sol et se frotta contre elle de toutes ses forces. Le bruit des chairs contre l'émail luisant se fit de plus en plus intense.
Il lui suffisait de baisser sa braguette, là, maintenant, pour la posséder... enfin.
Manon continuait à se débattre. Dans un hurlement étouffé, elle parvint à lui mordre la main. L'homme grogna, tandis que sa proie recrachait un morceau de chair rose dans le trou d'évacuation.
Écrasé de douleur, il se releva, déclencha le jet d'eau chaude à pleine puissance et rabattit la paroi coulissante.
— Je reviendrai très bientôt, ma puce, grimaça-t-il en pressant sa paume ensanglantée. Et cette fois, tu passeras à la casserole. Salope.
Manon hurla. Le contact de l'eau brûlante sur sa peau. Ses épaules, ses cuisses en feu. L'impression de milliers de volts, à l'assaut de son organisme. Elle projeta ses deux mains au-dessus de sa tête, sur le robinet, qu'elle tourna à fond vers la droite. L'eau devint glaciale. Nouveau hurlement. Elle parvint enfin à fermer le robinet et resta vingt bonnes secondes, haletante, endolorie, tandis que les derniers écoulements disparaissaient dans un tourbillon et qu'un voile de vapeur encerclait son visage en un masque d'oubli.
Comment avait-elle fait pour se brûler si fort ? Et d'où provenait ce goût de sang dans sa bouche ? Elle se tira les cheveux, à se les arracher, en rage contre ce maudit handicap qui la dévorait.
Et la rendait aussi fragile et vulnérable qu'un verre de cristal dans un étau.
23.
Lucie avait prié Maud, la nourrice, de garder les filles plus tard que prévu. Ces heures supplémentaires pousseraient son compte bancaire dans le rouge, mais tant pis. La paye allait bientôt arriver et, par-dessus tout, la passion du métier était en train de supplanter définitivement l'instinct maternel.
Elle devait absolument rencontrer Pierre Bolowski, le paléontologue, qui voulait lui communiquer des informations au sujet des fragments de fossile retrouvés dans le système digestif de Renée Dubreuil. Et, juste après, rendre une petite visite à Frédéric Moinet. Cette histoire de scarifications sur le ventre de Manon l'intriguait.
Avant son départ pour Villeneuve d'Ascq, elle avait appelé le commandant pour lui demander de récupérer les différentes photos du N-Tech sur son email. Il avait immédiatement placé des effectifs sur le coup. Vérifier les identités, les emplois du temps de plus de cent quarante personnes, de la caissière de supermarché au dentiste. Voilà qui promettait.
Plantée au cœur de Villeneuve d'Ascq, l'université Lille I était une ville dans la ville, encerclée par les grands axes fuyant vers Paris, Gand et Bruxelles. Un ensemble imposant de bâtiments, de résidences et de salles de sport réunissant étudiants, chercheurs et enseignants. On y travaillait tout type de sciences : structures de la matière, génie électrique, chimie, biologie, mécanique, et bien d'autres encore.
Lucie tourna quelque temps avant de trouver enfin le bâtiment au nom barbare de SN5 59855. Le laboratoire de paléontologie et stratigraphie.
Pierre Bolowski, un homme de petite taille au dos voûté, l'accueillit dans un univers de roches, de microscopes, de grandes cartes plastifiées représentant des plis, des courbes de niveaux, des cassures géologiques. Après de rapides présentations, le chercheur posa sur un présentoir en verre un fossile orangé, verni, de la taille d'un abricot, à la spirale parfaite.
— Voilà la copie exacte de ce que votre victime a été forcée d'ingérer, expliqua-t-il en s'installant derrière son bureau. Hysteroceras orbigny, une ammonite pyriteuse. Trois cents grammes de sulfate de fer, que l'on appelle aussi pyrite. Vous verrez la composition chimique détaillée dans le rapport que ma secrétaire va faxer à votre commandant.
L'ammonite exposée était tranchée en deux. On y découvrait les cloisonnements internes dans lesquels le mollusque céphalopode avait vécu et s'était déplacé au fil des ans, jusqu'à constitution de la formidable spirale logarithmique. Lucie resta pensive. Comment une stupide bestiole avait-elle pu construire un tel édifice, au sein duquel se nichait le nombre d'or ?
Pas de hasard, dixit Turin. Mais alors, quoi ? Cette fameuse fonction mathématique complexe, qui contrôlait tout l'univers ? Complètement absurde.
— Existe-t-il un lien entre l'ammonite et le nautile ? se hasarda-t-elle en sortant son inusable carnet.
Pierre Bolowski récupéra son fossile et l'observa sous tous les angles. Son diamant à lui.
— Plutôt, oui. Les ammonites se sont éteintes en même temps que les dinosaures, lors de la crise du crétacé-tertiaire, il y a soixante-cinq millions d'années. Le nautile est leur plus proche cousin. Pour preuve, on l'appelle « le fossile vivant ».
— Je peux ?
— Évidemment. Mais attention à ne pas vous blesser, c'est très tranchant au niveau de la coupe longitudinale.
Lucie s'empara de l'ammonite, séduite par l'incroyable beauté des compartiments, l'harmonie de l'enroulement. Elle tenait entre les mains un objet mathématique parfait, qui existait bien avant la création des mathématiques elles-mêmes, qui avait traversé les millénaires emprisonné dans la pierre pour enfin être exposé aux yeux du monde. Mais c'était aussi l'arme redoutable d'un crime, des dizaines de lames qui avaient déchiré les tissus internes d'une septuagénaire. Cela défiait toute logique...
— Et... vous avez une idée de l'endroit où il a pu se la procurer ?
— Si j'ai une idée ? Bien évidemment ! Je pourrais vous localiser le lieu de son prélèvement à une dizaine de mètres près !
— Non, vous plaisantez ?
Le paléontologue montra derrière lui la photo d'une falaise à la blancheur éclatante, où des hommes armés de piolets et chaussés de bottes en caoutchouc posaient fièrement. Lui se tenait au centre.
— Votre ammonite appartient à l'étage que l'on appelle l'Albien inférieur, apparu au crétacé. Ces étages représentent, en quelque sorte, une coupe de notre planète dans le temps, un peu comme les cernes d'un arbre tronçonné. Chaque étage possède ses propres ammonites, qui lui sont spécifiques. Pyriteuses, phosphatées, crayeuses... Les seuls endroits où l'on puisse voir des affleurements de l'Albien sont Folkestone en Angleterre, la Drôme, l'Aube et... devinez où ?
— Il me semble qu'on ramasse beaucoup de fossiles sur la côte. Du côté de Boulogne, non ?
— À Wissant, plus précisément au cap Blanc-Nez. Il s'agit d'un affleurement très prisé par les amateurs de fossiles, les géologues et paléontologues de la France entière, voire d'Europe ! Vos fragments d'ammonite proviennent exactement de ce que nous appelons les argiles du Gault, situées entre le hameau de Strouanne et le petit Blanc-Nez. Le très gros avantage, pour le promeneur, c'est que l'étage est accessible depuis la plage de galets, au pied de la falaise, et que donc n'importe qui muni d'un piolet peut décrocher une ammonite de la roche. C'est d'ailleurs un désastre pour le site.
Il désigna un autre cliché avec des barrières et des panneaux.
— Voilà pourquoi les travaux d'extraction et de fouille sont désormais interdits. Et c'est tant mieux.
— Interdits, mais toujours possibles ?
— À condition de ne pas se faire prendre, oui... La police est très stricte à ce sujet, les amendes pleuvent.
Lucie nota : « Vérifier auprès de la mairie de Wissant les identités des contrevenants éventuels. » Le cap Blanc-Nez se situait à une centaine de kilomètres de Lille.
— Donc, le fossile aurait été extrait là-bas... Aux argiles du Gault... Et... à tout hasard, mais vraiment à tout hasard, on peut savoir quand ?
Bolowski regroupa ses mains sous son menton.
— Vous abusez, lieutenant !
Lucie répondit, le sourire aux lèvres :
— Je demandais juste, au cas où. Sait-on jamais...
À son tour, Bolowski dévoila ses dents, aussi fossilisées que la plus vieille des ammonites.
— Vous abusez, mais je vais vous le dire...
Content de son effet, il sortit d'une boîte hermétique
les fragments retrouvés dans le corps de Dubreuil.
— Votre meurtrier n'est qu'un vulgaire amateur, un pilleur de falaises ! Nous, les spécialistes, traitons toujours les fossiles pyriteux à l'acide oxalique, un antirouille, et nous les rinçons à l'eau distillée, afin d'éviter la formation d'oxalate de calcium, qui les blanchit inévitablement. On peut même les vernir, pour les protéger plus encore. C'est par exemple le cas de celui que je vous ai rapporté.
Il piocha avec précaution un gros morceau dans la boîte.
— Le fossile abandonné par le tueur est oxydé et blanchi, la totale quoi. À voir l'épaisseur d'oxyde de fer qui s'est formée autour de la pyrite, il a été prélevé, je dirais, il y a environ six mois.
Lucie fixa avec fascination ces éclats dans lesquels le paléontologue avait su lire, cette boule de cristal en miettes racontant que le Professeur était descendu au pied du cap Blanc-Nez dès la fin de l'automne pour, déjà, y préparer son meurtre.
Tout ce temps à peaufiner son plan...
— J'ai un dernier truc pour vous, ajouta le magicien de la pierre. Un petit rien qui pourrait vous intéresser. ..
Il semblait jouir de l'expression de surprise qu'il réussissait, à chaque fois, à tirer des traits de la jolie flic.
— Vous connaissez le nom de l'assassin ? plaisanta Lucie.
— Presque...
— Comment ça, presque ?
— La pyrite est un minéral très dur, qui ne se raye pas facilement, mais qui se raye quand même. Quand on décroche une ammonite de la roche, il faut l'attaquer au burin et au marteau... Vous possédez une arme, lieutenant Henebelle ?
— Oui, bien sûr. Mais quel est le rapport ?
— Vous savez qu'en balistique, quand on récupère une balle, on peut savoir de quelle arme elle a été tirée, en utilisant les microrayures laissées par les rainures du canon sur la balle... Des microrayures qui sont en quelque sorte l'empreinte digitale du revolver.
Lucie voyait où il voulait en venir. La police scientifique parvenait parfois à identifier un cambrioleur simplement en moulant la trace du pied-de-biche laissée sur la porte, et en la comparant avec l'outil trouvé chez le suspect. Car chaque pied-de-biche avait une empreinte unique, une signature.
— Bien joué, monsieur Bolowski !
— Eh oui, les fossiles parlent, lieutenant. Ils emprisonnent le passé, mais aussi tout ce qui s'approche d'eux. Ce morceau porte sur lui la marque du burin qui l'a décroché de la falaise. Taille, irrégularités, aspérités. Le burin qui nous intéresse mesure environ trois centimètres de large. Trouvez l'outil, observez-le au microscope, comparez avec l'empreinte laissée sur ce morceau de pyrite, et alors, avec un peu de chance, vous tiendrez votre assassin...
24.
Après d'inutiles va-et-vient à la recherche d'une place sur les pavés trempés du Vieux-Lille, Lucie abdiqua et se gara dans le parking de l'Opéra. Assez loin de sa destination finale, certes, mais elle éprouvait le besoin de marcher et de réfléchir.
Enfouie dans son caban, la jeune flic tira un bilan succinct de ces dernières heures d'enquête. Les récentes déductions semblaient indiquer que le Professeur évoluait depuis au moins six mois dans la région, qu'il était gaucher, et avait préparé son coup sur Renée Dubreuil depuis très longtemps. Il connaissait donc parfaitement le coin, savait quand et où agir sans se faire remarquer et, comble de tout, s'amusait à narguer la police avec ses énigmes tordues.
Le front soucieux, Lucie s'engagea rue de la Monnaie, dépassa la maison en double parcellaire du vieux taxidermiste Léon, une relation de travail, puis s'enfonça dans la rue Esquermoise. Elle peinait à s'approprier les subtilités de l'enquête. Trop de questions la taraudaient. Pourquoi avoir visé Dubreuil la sadique, septuagénaire tranquillement repliée dans son trou à rats ? Quel rapport pouvait-il exister entre cette perverse et les six individus sans histoires tués quatre années plus tôt ? Pourquoi ce lourd silence entre les six premiers meurtres et le septième ? Et pourquoi avoir impliqué Manon Moinet à ce point ?
Car le plus troublant, dans ce dédale, était que le meurtrier connaissait Manon dans son intimité, qu'elle s'était probablement laissé emmener hors de chez elle, le jour de sa disparition, sans opposer de résistance. Avait-il compris qu'elle n'avait jamais cessé de le traquer ? Dans la cabane de chasseurs, on ne l'avait ni agressée, ni violée, ni droguée. Seulement retenue. Si le Professeur avait peur d'elle, du retour de sa mémoire, du programme MemoryNode, de ces affiches publicitaires partout en France, pourquoi ne pas l'avoir éliminée ? Ou alors s'était-il rendu compte qu'en définitive la mathématicienne ne représentait aucun danger. Juste un trou noir, où ne s'engouffrait aucun souvenir.
Pour l'heure, Lucie tournait en rond. Semblable en cela à la jeune amnésique. Mais, une chose était sûre, tout convergeait vers Manon. Il fallait des réponses. Interroger sa mémoire vivante. Son frère, le beau brun aux yeux noisette.
Lucie salua rapidement les deux collègues qui s'ennuyaient ferme dans la 306, puis pénétra dans la sinistre impasse du Vacher. Elle franchit une lourde porte de bois et s'avança dans le couloir central de la maison de Frédéric, une fière bâtisse hispano- flamande. Au fond s'entassaient des escabeaux, des cloisons de BA13, des sacs de plâtre. Lucie réajusta son manteau, ôta l'élastique qui retenait sa chevelure et lui donna du volume. Pourquoi cette soudaine envie de se faire belle ?
Elle s'arrêta un instant devant la porte où étaient inscrites, à côté de la sonnette, les initiales « M. M. ». Que faisait la mathématicienne en ce moment même ? Lucie hésita à lui rendre une brève visite, car il faudrait de nouveau tout expliquer. Son identité, les conditions de leur rencontre... Décrire encore l'horreur, la raviver... Pressée de retrouver ses filles, la flic ne s'en sentit pas le courage.
Elle se recentra sur son objectif : Frédéric.
Le chef d'entreprise lui ouvrit, torse nu, serré dans un pantalon de lin anthracite, deux cravates à la main. Il exhalait une agréable odeur de musc.
— Encore la police ? grommela-t-il en jetant un rapide coup d'œil à l'arcade sourcilière de Lucie. Un collègue à vous est déjà passé. Un type nerveux, sec, avec des yeux de fouine.
— Hervé Turin ?
— Je vois que j'en ai fait une bonne description... Écoutez, j'ai déjà répondu à ses questions et j'en ai assez entendu pour aujourd'hui. Si vous permettez, je suis pressé... La DG d'Air France m'attend demain très tôt. Mon TGV part de Lille-Europe à 21 h 03, je passe la nuit à Paris.
— J'insiste. J'ai juste besoin de quelques infos sur Manon.
— Exactement comme la fouine ! Vous ne pouvez pas vous concerter avant de venir ici ?
— Ça concerne les cicatrices de votre sœur. Ça m'étonnerait que mon collègue ait abordé le sujet.
Il soupira, exaspéré, avant de répondre sèchement :
— Dans ce cas, je n'ai rien à vous dire. Ces scarifications ne concernent qu'elle.
Il allait repousser la porte. Lucie s'avança dans l'embrasure.
— Sauf que vous avez inscrit l'une d'elles. Vous avez volontairement mutilé votre sœur. Et ceci, voyez- vous, me concerne.
Il s'écarta du battant, avant de dire, agacé :
— Entrez...
Lignes tendues, chromes précieux, courbes design, l'archétype du style contemporain.
— Je suis plus traditionnelle pour la déco, commenta Lucie. Plutôt du genre meubles anciens et télé qui saute... Vous avez assez bon goût pour un homme célibataire.
— Dois-je le prendre pour un compliment ou une attaque ?
Frédéric se remit à préparer sa valise. Costume, chemises blanches, paires de chaussettes. Tout était ordonné, plié, rangé avec minutie.
— Un peu des deux, rétorqua Lucie en souriant. Revenons-en aux cicatrices...
Il enfila une chemise Yves Saint Laurent impeccablement repassée et ornée d'une curieuse broche - une toile d'araignée en étain. Il la boutonna à une vitesse surprenante. Ses doigts étaient fins et habiles.
— Manon s'est infligé la première scarification au début de son amnésie. Dans l'année qui a suivi le cambriolage, ma vie s'est transformée en enfer. Ma sœur ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle était totalement désorientée... handicapée... incapable de se débrouiller et de s'organiser. Avec de graves problèmes d'orientation et de perception spatiale, à cause de ses hippocampes défectueux. A l'époque, les programmes de réinsertion pour amnésiques, genre Memo- ryNode, n'existaient pas. Manon ne pouvait compter que sur le soutien d'un orthophoniste, et le mien, puisque... notre mère était partie...
— Suicide, c'est ça ?
— Je vois que vous avez vos sources. Elle s'est ouvert les veines dans un institut spécialisé où elle était suivie pour sa dépression. Je suppose que vous le savez...
— En effet, dit-elle en sortant son carnet.
— Après la mort de Karine, puis celle de ma mère, j'ai tout abandonné. J'ai vendu notre entreprise familiale d'emballages pour revenir ici, à Lille, où Manon avait grandi, afin qu'elle puisse enfin se raccrocher à des souvenirs heureux. La changer d'air, l'éloigner de cet univers de mort, tout simplement. Et je me suis occupé d'elle, presque à plein temps.
Frédéric se figea, visiblement ému. Ses douleurs passées se lisaient sur son visage.
— Au départ, incapable de former le moindre souvenir, Manon écrivait sans cesse. Sur les murs, les meubles, dans des cahiers... Un moyen, sûrement, de cracher tout ce qui bouillonnait dans son cerveau, et qu'elle ne réussissait pas à capturer... Comme un appel au secours.
Il tendit le bras, en direction de l'appartement de Manon.
— Un jour, je suis rentré chez elle et je l'ai trouvée dans la salle de bains, en train de se charcuter face au miroir. On aurait dit aussi qu'elle... qu'elle s'asphyxiait, c'était très curieux. Elle se palpait la gorge, crachait, j'ai bien cru que... qu'elle s'était de nouveau fait agresser. Je revois encore le geste ! Le couteau qu'elle abat sur sa chair, et son autre main autour de la trachée. Il s'agissait d'un couteau de cuisine ! Vous imaginez le tableau ?
Il plissa les yeux. Il semblait revivre la scène en direct.
— Quand je l'ai découverte, la vue du sang et son état d'agonie m'ont fait paniquer. Alors je me suis jeté sur elle et je lui ai arraché le couteau des mains. Elle ne voulait pas le lâcher, et c'est... ce qui a causé cette longue cicatrice, après « Trouver la tombe d ». Par la suite, je l'ai emmenée à l'hôpital, afin de comprendre. D'après les spécialistes, elle avait revécu la scène de son étranglement, même si elle n'en gardait pas le souvenir conscient. Une confabulation, pour reprendre leurs termes, c'est-à-dire un souvenir fabriqué.
Lucie s'approcha d'un Macintosh dernier cri et fit glisser ses doigts sur les touches du clavier chromé.
— Et que signifie cette phrase ? Elle devait être sacrément importante pour que Manon décide de se mutiler. Pour qu'elle s'assure de ne jamais en perdre la trace.
— Vous allez trouver cela surprenant, mais ni Manon, ni moi ne le savons. Quand je l'ai interrompue, elle a entièrement perdu le fil de ses pensées. Le plus urgent était de la soigner, je l'ai menée sur-le- champ à l'hôpital.
Lucie se souvint des mots du neurologue.
— Mémoire du corps ! s'exclama-t-elle.
— Quoi, mémoire du corps ?
— Le docteur Vandenbusche m'avait parlé d'une mémoire du corps. Le fait d'avoir revécu la scène de son étranglement a peut-être réveillé chez elle le souvenir d'une tombe ! Souvenir qu'elle a voulu noter immédiatement sur elle ! Peut-être une information que le cambrioleur lui aurait révélée en l'étranglant, une information essentielle !
— Foutaise! La mémoire du corps n'est qu'une théorie de Vandenbusche, elle n'a jamais été prouvée !
Et que viendrait faire le cambrioleur dans cette histoire ?
Lucie fixa un instant la broche en étain et dit :
— Je l'ignore... Mais s'il ne s'agissait pas de la mémoire du corps, je suppose que Manon avait dû prendre des notes concernant cette tombe... Insérer ses conclusions dans son N-Tech, ou son PC...
Frédéric secoua négativement la tête, les lèvres pincées.
— Rien, nous n'avons jamais rien trouvé, et pourtant je peux vous affirmer que nous avons cherché. À l'époque, Manon n'avait pas encore son N-Tech et elle ne savait pas utiliser son potentiel de mémorisation, grâce à la répétition. Elle se servait juste de morceaux de papier, elle consignait des tonnes et des tonnes d'observations dans ses cahiers, dont elle retapait ensuite le contenu à l'ordinateur. Impossible, donc, de hiérarchiser l'importance de ses écrits, de faire la différence entre l'absolument nécessaire et le jetable. Il y en avait tellement !
— Et donc en imprimant cette phrase dans sa chair, Manon a voulu lui donner la priorité numéro un. Mais, manque de chance, vous êtes intervenu juste à ce moment-là, dans la seconde fatidique...