— Je sens une certaine ironie dans votre ton.
Lucie releva le nez de son carnet.
— Parlez-moi de MemoryNode.
Frédéric jeta un œil sur sa montre. Il se redressa, boucla sa valise et alla se verser un whisky.
— Je vous sers un verre ? J'ai encore de la marge, tout compte fait. Lille-Europe n'est qu'à vingt minutes à pied.
— Jamais en service, merci.
— Quand diable n'êtes-vous pas en service, dans ce cas ? Vous avez passé la nuit dernière à courir dans la boue, votre... arcade sourcilière est salement amochée, vous devriez être au repos et je vous retrouve encore ce soir, à m'interroger !
Sa voix était beaucoup moins rude. Il ajouta :
— Sans la boue, vous êtes quand même bien moins... rurale.
— Rurale, oui...
Lucie aurait aimé ne pas rougir. Elle se racla la gorge et se raccrocha immédiatement à l'enquête.
— Et donc, MemoryNode ?
La gorgée de liquide ambré détendit définitivement Frédéric.
— Il s'agit d'un programme destiné aux amnésiques antérogrades, basé sur l'utilisation de la mémoire procédurale, qui elle, reste presque toujours fonctionnelle.
— Celle de l'apprentissage des gestes, des automatismes, c'est ça ?
— Je vois que vous assimilez rapidement.
— Avec votre sœur, on n'a pas d'autre choix. C'est une femme fabuleuse.
Il acquiesça avec conviction.
— Grâce à cette mémoire procédurale, Manon a pu utiliser un N-Tech élaboré spécialement pour les amnésiques, avec des fonctions et des logiciels leur simplifiant grandement le quotidien. L'engin ne fait pas les courses à leur place, mais il leur dit ce qu'ils doivent acheter, et quand. En dehors de la technologie, il existe un second aspect, et certainement le plus important, que MemoryNode développe pleinement la plasticité cérébrale.
— C'est-à-dire ?
— Le cerveau est en perpétuelle évolution, lieutenant, il bouge sans cesse, seconde après seconde, se réorganise, crée et élimine des connexions comme une centrale bouillonnante. Pour combler le déficit de certaines fonctions, il possède cette incroyable capacité d'utiliser et de surdévelopper d'autres zones intactes. Ma sœur pourrait vous parler à l'infini de Daniel Tam- met, un savant mathématicien, autiste, capable de faire des multiplications gigantesques de tête non pas en calculant, mais en associant à chaque chiffre des sons, des images et des couleurs, provenant de la zone visuelle de son cerveau. Quand il multiplie deux images, une troisième apparaît, lui donnant la réponse de l'opération. Cette manière de fonctionner va au-delà de ce que nous pouvons imaginer.
— Vous vous y connaissez vachement.
— Je voulais comprendre de quoi souffrait ma sœur, comment elle évoluerait avec l'âge, ce qu'il adviendrait de son avenir. Tout était tellement flou, si compliqué à appréhender. Vous ne pouvez vous douter des efforts que tout ceci m'a coûté.
Il but une gorgée d'un geste distingué.
— Grâce à l'entraînement, à la stimulation, au suivi mis en place par le professeur Vandenbusche, les hippocampes entièrement atrophiés de ma sœur, notamment le gauche, ont regagné un peu de volume et d'élasticité en piochant dans les zones connexes en état de marche. Pas énormément, certes, mais suffisamment pour que le canal entre sa mémoire de travail et sa mémoire à long terme se rouvre. Mais ce canal est très fin et s'encombre très vite, comme le goulot d'un sablier. C'est pour ça que Manon doit sélectionner ce qu'elle veut apprendre et le répéter, des dizaines et des dizaines de fois.
— Oui, ça je l'ai vue faire.
— Au moins, grâce à MemoryNode, elle se crée un minimum de passé, laisse une empreinte dans le sable où elle marche. Une trace assez profonde pour se donner l'impression d'exister... Ce que je reproche à ce programme, c'est de profiter de ma sœur pour se faire de la publicité. C'est... inadmissible !
Il but une autre gorgée. Restait une heure avant le départ. Aux côtés de la jeune femme, les secondes paraissaient se dilater.
— Asseyez-vous, lieutenant, je vous en prie.
Il inclina légèrement la tête. Vraiment craquant.
— Cela me fait tout drôle de vous appeler lieutenant. Je vous aurais plutôt vue joueuse de golf.
Lucie explosa de rire, tout en s'installant dans un confortable fauteuil.
— C'est bien la première fois qu'on me la sort, celle-là ! Et à quoi ressemble le profil d'une joueuse de golf?
— Fine, élancée, le regard vers l'avant. La flamme de la concentration au fond des yeux...
— Pourtant, nous n'évoluons pas sur le même terrain de jeu, le même fairway. Pour en revenir à Manon...
— Pour en revenir à Manon... fit-il dans un souffle.
Lucie regroupa ses mains entre ses jambes.
— Si je vous suis bien, elle apprend donc à utiliser un N-Tech, grâce à MemoryNode, à se souvenir, par la répétition et la plasticité cérébrale, et ne ressent plus le besoin de se scarifier, puisque tout passe par son N- Tech, qui lui garantit l'authenticité de ses données. Exact ?
— Exact.
— Avez-vous accès au contenu de son N-Tech ?
— Non, et je pense que vous le savez déjà. Elle le protège par un mot de passe qu'elle change souvent. Manon est une mathématicienne chevronnée, elle sait sécuriser des informations et les rendre inaccessibles. De toute manière, quand elle veut protéger des données, elle les crypte.
— Et comment fait-elle pour retenir le mot de passe de son N-Tech ?
— Elle possède un coffre-fort, dans sa panic room, où elle...
— Sa quoi ?
— Sa panic room. Une pièce qu'elle a fait transformer en un véritable bunker, où elle se réfugie quand elle va mal, quand elle... traque le Professeur. Bref, à l'intérieur se trouvent des milliers de notes, son PC, un téléphone et surtout, un coffre-fort. Il recèle une liste de mots de passe, qu'elle charge régulièrement et qu'elle apprend ensuite.
— Et comment ouvre-t-elle son coffre ?
— Par un code secret.
— C'est pire que l'histoire de la poule et de l'œuf, ce truc. Le code qui donne accès à d'autres codes. Vous connaissez ces mots de passe ?
— Absolument pas.
— Pourquoi, elle ne vous fait pas confiance ?
— Ce n'est pas une question de confiance, il s'agit là de sa vie, de son intimité. Si cela était possible, me donneriez-vous la clé pour lire à l'intérieur de vos pensées ? Accéder à vos secrets intimes, à vos fantasmes ?
Lucie serra les lèvres. Frédéric reprit avec un sourire :
— Un silence... Hmm... Je remarque que vous retenez beaucoup de choses en vous, des trésors que vous ne voulez pas révéler... Cela fait partie de l'équilibre de chacun. Il me semble donc logique que Manon se protège, y compris vis-à-vis de son propre frère.
— Et pourtant, à une certaine époque, elle vous avait autorisé à « inscrire » un nouveau message sur son corps. Ce « Rejoins les fous, proche des Moines ». Il s'agissait là aussi de son intimité. À l'hôpital, je ne vous ai vus que quelque temps ensemble, mais j'ai senti qu'elle éprouvait une certaine méfiance à votre égard. Qu'est-ce qui a pu changer depuis ?
Frédéric inspira longuement.
— Rien du tout. Manon n'est plus capable de ressentir une confiance sincère. Il suffit que je me mette en colère contre elle pour qu'elle inscrive instantanément dans son N-Tech : « Ne plus faire confiance à Frédéric », ou alors : « Frédéric me veut du mal. »
Lucie ne releva aucun tremblement, nul fléchissement dans sa voix. Il continua :
— Manon doit tout noter, ce qu'elle aime, et surtout ce qu'elle n'aime pas. L'année dernière, nous sommes allés à une exposition de Diriguen, un peintre contemporain. Eh bien, vous pourriez lire dans son appareil : « Je déteste Diriguen. » Elle le déteste, mais ne sait pas qu'elle le déteste, et si elle n'inscrit rien, elle retournera à cette exposition, une, deux, dix fois, et affrontera la même déception. Vous comprenez ? Et encore, même s'il lui vient à l'idée de consulter son N- Tech, elle devra penser à regarder dans le répertoire approprié, sans savoir si cette information s'y trouve ou non. C'est un gros problème du N-Tech : on ignore ce qu'on y stocke, et pourquoi on l'a stocké. Un peu comme si vous vous faisiez une croix quelque part sur le corps pour vous souvenir de rapporter un livre à un ami et que chez vous, le soir, vous deviez non seulement avoir le réflexe de retrouver la croix, mais, en plus, savoir ce qu'elle signifie ! En définitive, cette croix risque fort d'être totalement inutile.
Il haussa les épaules avant d'ajouter :
— Manon s'est rendue totalement dépendante de son petit appareil. Elle n'éprouve que des sentiments artificiels, qu'elle se fabrique elle-même par des notes absurdes au bas d'un cliché. Elle est véritablement devenue une esclave de la technologie.
— Comme nous tous, soupira Lucie.
Elle se rappela la phrase notée dans le N-Tech, sous la photo de Turin : « Ne plus jamais travailler avec ce pervers. » Et la manière dont Manon l'avait cernée, elle, sur une simple impression : « Solidité. Passion. Rigueur. » Juste trois mots. Un bien médiocre résumé, complètement impersonnel, de son caractère.
— Parlez-moi donc de ce message, pour le moins intrigant, que vous avez incisé sur son ventre : « Rejoins les fous, proche des Moines. »
Frédéric s'enfonça profondément dans son fauteuil, la tête rejetée vers l'arrière. C'était décidément un très bel homme.
— Une histoire ahurissante. Cela s'est passé au début de MemoryNode, en 2005. Manon apprenait tout juste à utiliser le N-Tech, elle se servait alors principalement de son PC et des Post-it qu'elle colle encore aujourd'hui sur les murs de son bureau. Vous vous rappelez, le terrible orage que nous avons affronté à cette époque ? Un peu comme hier, avec ces toitures arrachées ?
— Oui, bien sûr, je m'en souviens. À Dunkerque, ma mère m'a raconté que des bateaux du port avaient été retournés par le vent, et qu'un éclair avait même percuté le beffroi.
— Il s'est produit un phénomène identique ici. La foudre est venue frapper l'antenne, sur le toit. Une boule de feu est rentrée et a tourné plus d'une minute, saccageant tout sur son passage.
Il se leva et fouilla dans un tiroir pour récupérer une vieille édition de La Voix du Nord. L'épisode y était décrit précisément, avec les photos de l'intérieur de sa maison ravagée.
— Nous n'avions jamais vu cela de notre vie ! Tout a failli brûler, les fenêtres ont explosé. La pluie, le vent se sont engouffrés partout. Les appareils électriques de tout le voisinage ont grillé ! Dieu merci, les pompiers ont évité la catastrophe de justesse.
Lucie fit une moue circonspecte avant de déduire :
— Et évidemment, l'ordinateur de Manon a cramé.
— Pire que cela. Les trois quarts des feuilles de son bureau se sont envolées dans l'orage ou ont brûlé. Le reste était trempé, irrécupérable. Quand j'ai pénétré chez elle, j'ai retrouvé ma sœur dans un coin, toute tremblante, un bout de papier chiffonné dans la main. Il y était écrit : « Rejoins les fous, proche des Moines. » Elle était recroquevillée, en transe, comme si elle protégeait un trésor. Vous auriez vu son état ! Elle tenait un scalpel et s'apprêtait une nouvelle fois à s'estropier. Elle avait découvert des éléments en rapport avec le Professeur, j'en suis certain. Cette phrase, j'ai compris que rien ne l'empêcherait de la noter, alors, quand elle m'a demandé de l'inscrire pour elle, je... l'ai aidée... Je l'ai mutilée moi-même... Proprement...
— Vous auriez pu lui arracher le papier et le scalpel des mains, et faire qu'elle oublie en la distrayant !
— En effet. Mais j'ai simplement respecté sa volonté. Manon était peut-être sur une piste qui la rapprochait du Professeur. Il fallait que ce message existe, pour elle, à un endroit sûr...
— C'est dingue, votre histoire... J'avoue avoir du mal à y croire.
— C'est pourtant la vérité. Pourquoi vous mentirais- je ? Cela n'aurait aucun sens. Je ferais tout pour ma sœur. Et pour attraper le salaud qui a tué Karine et toutes ces victimes innocentes.
Lucie referma l'édition de La Voix et la lui rendit. Elle sentait l'accent de la sincérité dans ses paroles et dut admettre qu'il la touchait. Que savait-elle finalement de sa douleur ? Perdre une sœur, une mère, et se retrouver avec une deuxième sœur incapable de s'extraire du présent...
Elle désigna l'écran de veille de l'ordinateur où dansait une courbe complexe.
— Vous aussi, vous avez étudié les mathématiques, je me trompe ?
Il se resservit une rasade de whisky.
— Comme tout le monde dans la famille. Ma sœur y a laissé sa jeunesse. Quant à moi, j'ai en effet pratiqué cette discipline plus de quatre années après le bac, avec passion, plus que de raison, au point de négliger les autres matières, de me focaliser uniquement sur cette science de la rigueur, de l'excellence. Or, vous savez, pour être un bon mouton, pour « réussir », il vaut mieux être moyen partout, même dans des disciplines qui vous passent par-dessus la tête. Vous devez suivre des rails fixés par d'autres.
Il resta silencieux quelques secondes, comme rattrapé par son passé, avant de continuer :
— Avec mes réticences à l'égard des autres matières et du système éducatif lui-même, qui me répugnait au-delà de tout, j'ai été...
— Viré ?
— Écarté, dirons-nous. Viré est un terme un peu... péjoratif, qui pourrait heurter mon orgueil.
— Le résultat est identique.
Frédéric encaissa la remarque.
— Il n'empêche que je suis aujourd'hui ce que je suis, même sans diplôme. Je dois vous avouer mon amertume envers le système français, mais passons, c'est un autre débat. Et puis, tout compte fait, on ne dirige pas une entreprise avec des équations. J'ai laissé tomber les maths, je les ai... oubliées...
Lucie sentit la vibration du regret derrière ses mots.
— J'admire énormément Manon pour... sa carrière. J'aurais aimé approcher, caresser les mathématiques si longtemps, si puissamment, comme elle l'a fait. Mais c'est maintenant du passé. Tout est enterré. C'est comme ça.
— Et votre sœur aînée, Karine ? Vous l'admiriez autant que Manon ?
— Je ne vous cache pas que nous avions des différends quant aux grandes orientations de notre entreprise. Il n'est pas facile de partager le pouvoir. Karine était une véritable veuve noire, assoiffée d'ambition. Elle n'hésitait pas à écraser du talon ceux qui se dressaient sur son chemin.
— À vous entendre, vous ne la portiez pas dans votre cœur.
— Pas vraiment, non. J'ai horreur qu'on me dicte ma conduite, qu'on oriente mes choix.
Il agita son verre et observa les ondulations ambrées jouer sur les parois.
— Je détestais Karine, je ne l'ai jamais caché à personne. Et pourtant, sa mort a été une terrible épreuve, pour nous tous. Quoi que vous puissiez en penser, j'en ai beaucoup souffert.
Il répondait du tac au tac et semblait se livrer totalement, avec franchise. Lucie en profita et poursuivit sur la même voie. Elle testait ses limites.
— Et donc, à sa mort, vous récupérez ses parts et devenez propriétaire à cent pour cent de la société familiale, je présume ? Cela devait représenter une belle somme d'argent.
— En effet. Cela m'a permis de tout arrêter pour m'occuper de Manon, acheter cette demeure, avant de créer une nouvelle entreprise à la sueur de mon front. Cela pose-t-il un problème ?
— Absolument pas...
Lucie aurait aimé pouvoir répondre plus fermement. Elle se rendit compte à quel point il l'impressionnait. Il fallait se ressaisir, ne pas se laisser hypnotiser.
— Ah, autre chose ! Concernant le déroulement des événements d'hier...
— Écoutez, je...
— Quand vous avez quitté Manon, le matin, à 9 h 10, vous êtes allé directement travailler ?
— Oui, je vous l'ai déjà dit à l'hôpital. Je suis arrivé au bureau vers 9 h 30. Votre Turin m'a posé exactement la même question. Rassurez-moi, vous ne me soupçonnez quand même pas d'avoir enlevé ma propre sœur ?
— Non, non, c'est juste que mes collègues épluchent systématiquement les emplois du temps des proches des victimes.
— Ah bon.
— Ensuite, aux dires de vos employés, vous vous êtes absenté à... 11 h 50, pour réapparaître à 14 h 10... Correct ?
— Correct. Je suis parti déjeuner et j'ai fait mes courses, comme toujours le mardi midi. C'est le jour de la semaine où l'on trouve le moins de monde dans les grandes surfaces. Puis j'ai eu un long entretien téléphonique, depuis ma voiture, avec le directeur commercial d'Air France. Cela a duré plus d'une demi-heure. Vous pourrez vérifier.
— Pourquoi depuis votre voiture ?
— Parce que je m'y trouvais quand il m'a appelé, voilà tout !
— Où avez-vous déjeuné ?
— Au centre commercial V2. Un sandwich.
— Sandwich, d'accord. Vos courses, vous les avez payées comment ?
— En liquide.
— Décidément... Donc personne ne peut attester de votre présence là-bas ?
Frédéric regarda sa montre et se leva, l'air légèrement agacé.
— Excusez-moi, lieutenant, mais là, je vais devoir y aller.
— Je n'ai pas terminé.
— Écoutez... Je rentre demain soir, je connais un excellent restaurant à la frontière belge. On y mange un potchevlesh d'une rare qualité. Nous discuterons de Manon et vous me demanderez ce que vous voulez. Je vous raconterai tout sur les courses que j'ai faites, l'endroit exact où j'ai acheté mon sandwich et la place de parking où s'est tenue ma discussion. Cela vous va ?
Lucie ne put dissimuler l'étincelle qui brilla dans ses pupilles. Elle se redressa, tout en répondant :
— Vous n'y allez pas par quatre chemins, vous. Pour le dîner, cela risque de poser problème, j'ai des jumelles de quatre ans et...
— Ne prenez pas le prétexte de vos filles pour vous dérober. Vous avez réussi à vous arranger la nuit dernière, non ? Allez, laissez-vous aller un peu, Lucie.
Lucie, il l'avait appelée Lucie...
— J'attends votre coup de fil. Car je suppose que vous connaissez mon numéro de portable, non ?
— Il s'agit de mon boulot, rétorqua-t-elle dans un discret éclat de gaieté.
— Ah... Votre boulot...
Il la raccompagna jusqu'à la porte. Une fois dans le couloir, Lucie désigna une échelle posée le long du mur et demanda :
— Vos travaux, vous les avez commencés il y a longtemps ?
Frédéric passa la tête dans l'embrasure, surpris.
— Il y a à peu près six mois. Pourquoi ?
— Non... Comme ça... À bientôt...
— À demain...
En remontant les étroites ruelles, Lucie ne put chasser de son esprit ce regard volcanique, ces effluves envoûtants, cette présence forte et rassurante. Un rendezvous. .. Dans un restaurant... Avec un type beau comme un diable.
Incroyable.
Curieusement, au même moment, elle songeait aussi à Manon. Son visage. Ses intonations de voix. Ses mystérieuses scarifications.
Frédéric... Se focaliser sur Frédéric. Un homme mûr et intelligent.
Il manquait peu de chose pour qu'elle fût aux anges. Juste quelques petits détails à vérifier.
D'abord les travaux, entamés dans l'appartement depuis six mois. Date approximative à laquelle l'ammonite avait été décrochée de sa falaise. Retrouver le burin pour identifier l'assassin, avait dit Pierre Bolowski. Un assassin de la région, et proche de Manon. Un assassin fortiche en mathématiques. Comme Frédéric. Simple coïncidence ? Oui, assurément.
Ensuite, son emploi du temps. Frédéric était le dernier à avoir vu Manon, à 9 h 10, prétendait-il. Mais cela aurait pu être plus tôt. Une, deux ou trois heures auparavant, par exemple, délai qui lui aurait permis d'emmener Manon vers Raismes avant d'aller tranquillement travailler. Autre point : il s'était absenté assez longuement le midi. Lucie vérifierait le coup de fil avec le directeur commercial, mais, avec une parfaite organisation, Frédéric aurait très bien pu avoir le temps de tuer Dubreuil et de revenir au bureau. Le seul hic était que, d'après ses collaborateurs, Frédéric n'avait plus quitté son entreprise jusqu'à 1 heure du matin. Dans ce cas, comment libérer Manon aux alentours de 21 heures ? Ou alors... Avait-il trouvé un système pour qu'elle se libère toute seule ? L'avait-il endormie avec une quelconque substance afin qu'elle se réveille vers cette heure-là ? Non, impossible... Les analyses toxicologiques n'avaient rien révélé. Pas de drogues dans le sang...
Lucie se moqua de ses propres soupçons. Frédéric avait répliqué sans ciller à ses offensives. En plus il disposait d'un alibi en béton pour le meurtre de sa sœur Karine - la conférence aux États-Unis - et il n'avait en rien le profil du Professeur. Un être asocial, frustré, itinérant, avec un fort sentiment d'infériorité, d'après Turin. Frédéric était tout l'opposé. Un peu présomptueux, même.
Bien sûr, il était gaucher, mais Vandenbusche aussi, comme des millions d'autres individus. D'ailleurs, il l'avait dit lui-même : Pourquoi enlever sa propre sœur ? Pour attirer l'attention sur lui ? Cela ne rimait à rien.
En regagnant son véhicule, Lucie s'en voulut de posséder ce caractère tenace des gens du Nord. Parce que sa conscience lui ordonnait de retourner vérifier, pour le burin... Pour en avoir le cœur net.
Bientôt, le beau Frédéric s'absenterait. Il suffirait alors de revenir dans l'impasse et de crocheter la serrure des appartements en travaux.
Juste jeter un œil à l'intérieur. Et se rendre, le lendemain, au rendez-vous galant l'esprit tranquille. Son premier rancard avec un homme, depuis son arrivée à Lille. Une traversée du désert de trois interminables années.
25.
De retour chez elle ce soir-là, Lucie croisa un groupe d'étudiants de sa résidence, avachis dans l'escalier. Elle les salua en passant. Aucune réponse. Regards fuyants, dos tournés, murmures incompréhensibles. La flic s'immobilisa devant sa porte, la tête légèrement inclinée dans leur direction.
— Un problème ?
— Non, m'dame. Tout roule...
Au moment de pénétrer dans son appartement, elle crut bien percevoir un « ssssorccccièrrrre », comme un souffle surgi des murs eux-mêmes, ricochant sur les parois. La jeune femme se retourna brusquement.
— Qui a dit ça ?
Ils parurent surpris.
— Quoi donc, m'dame ?
— Qui a dit ça ?
Ils la regardèrent sans un mot, l'air de ne pas comprendre. Devenait-elle dingue ? Déjà que son physique volait en éclats, si à présent elle se mettait à entendre des voix... Elle rentra en silence, le front baissé.
Son chez-elle. Des pièces confinées. Pas de jardin ni de balcon, du brut de béton. Fini les dunes de l'autre côté de la fenêtre, comme à la belle époque. Juste une longue traînée d'asphalte, mortellement ennuyeuse. Tout semblait si monotone sans les petites. Heureusement, elles étaient là pour illuminer sa vie. Le bonheur de les voir grandir comblait les vides dans son cœur.
Une fois ses clés jetées sur la table basse, un réflexe quotidien l'attira vers son écran. Meet4Love. Un message ! Un certain Nathanaël, nouvel inconnu électronique. Belle plume. Il se décrivait comme tendre, attentionné - ils l'étaient tous -, et élevait un fils de six ans dont il avait joint la photo à la place de la sienne. Enfin un point original. L'enfant était vraiment trognon. Brun, les mystères de l'Orient au fond des yeux. Le père dégageait-il ce même charme ? À creuser, pourquoi pas ?
Elle mit l'email de côté et partit dans sa chambre enfiler des vêtements plus adaptés au monde des ombres. Pantalon côtelé et sous-pull noirs. Maud ne tarderait pas à arriver avec les petites. Par téléphone, elles s'étaient accordées sur un nouveau plan. La jeune nourrice l'aiderait à coucher les filles puis elle resterait dîner et les garderait encore le temps d'un aller-retour éclair dans l'impasse du Vacher. Une promenade discrète. Hors de question d'informer la hiérarchie. Fracturer un appartement sans mandat pourrait lui coûter sa carrière. Et bien plus...
Elle s'affaissa sur le lit, épuisée, la tête entre les mains. Encore une journée éprouvante, glauque plutôt. Autopsie, clichés de cadavres, discussions de flics et promesses de nuits tumultueuses... Ses doigts effleurèrent les thrillers rangés sous le lit. Elle s'empara de l'un d'eux, Conscience animale. N'y avait-il pas mieux à lire pour une maman de deux enfants ? Des couleurs plus gaies à imaginer ? Pourquoi toujours chercher le sang, l'horreur, les descriptions sordides ?
Sentir ces ténèbres en elle. Pire qu'une maladie. Elle en souffrait tellement.
Lucie projeta le livre sur le côté. Non, elle n'avait rien à voir avec eux ! Ces fous sillonnant les routes isolées et les forêts, en quête de prochaines victimes. Ces hommes venus sur Terre pour nuire, détruire, tuer. Elle était différente ! Si différente ! Et pourtant...
Tant de déchirements à cause de... cette armoire. Son contenu.
La Chimère, dévorante, étourdissante, dévastatrice.
Voilà où sa curiosité d'enfant l'avait conduite. Conséquences ? Vie d'adolescente gâchée. Avant la vie sentimentale. Avant la vie tout court. Si seulement tout pouvait s'effacer. Taper sur le cerveau, à un endroit précis - hippocampes, amygdales cérébrales, un truc dans le genre - et tout zapper. Le monde de l'oubli devait être si agréable, parfois. En un sens, Manon avait de la chance. Plus de soucis...
En proie à sa mélancolie, Lucie s'avança vers les vitres teintées. Elle avait perdu Paul à cause de la Chimère. Puis Pierre. Le lieutenant à la chevelure de feu avait prétendu que non, mais... au fond, elle savait que cela avait influencé son départ pour Marseille... Il avait dû la prendre pour une givrée d'avoir conservé le contenu de cette armoire, d'avoir été incapable de s'en débarrasser, malgré les multiples avertissements. Perdrait-elle encore ceux qu'elle rencontrerait ? Pourquoi ne pas brûler ces monstruosités, définitivement ? Couper le cordon, faire le deuil et oublier... Un geste si simple.
Mais non... Les cicatrices ne s'estompent jamais... Elles restent obsédantes jusqu'à la fin. L'exemple de Manon était là pour le rappeler. D'autant que ses cicatrices à elle se voyaient...
Une nouvelle fois, suivant un rituel immuable, une force intérieure la poussa à réveiller sa douleur.
Elle attrapa son holster et déboutonna la pression de la petite pochette en cuir.
Ses doigts se crispèrent soudain sur la clé.
Elle ne rêvait pas. La pièce métallique avait été placée à l'envers, la tige vers le bas. Or, Lucie la rangeait toujours dans l'autre sens. La tige vers le haut, toujours, toujours...
Quelqu'un l'avait touchée.
Anthony.
Elle se souvint de ses regards furtifs, de la vitesse avec laquelle il s'était volatilisé hors de chez elle, après avoir gardé les jumelles. Puis des chuchotements des étudiants, à l'instant. Ssssorccccièrrrre...
Tout se mit à tourner. Son secret, propagé avec la vitesse d'un feu de brousse.
Elle se rua dans l'escalier, démolie, écœurée. L'étage. Les coups sur le bois. Anthony ouvrit, en caleçon, torse nu. Lucie le poussa à l'intérieur et claqua la porte du talon.
— Tu as fouillé, hein ? Tu as fouillé chez moi ! Tu as ouvert l'armoire de ma chambre !
Elle le bouscula sans ménagement. Il se retrouva plaqué contre une cloison.
— Non... Non, c'est... c'est faux... balbutia-t-il. Je...
— Et tu en as parlé à tout le monde ! Bon sang ! Mais... Qu'est-ce qui t'a pris ?
Anthony se liquéfiait.
— Tu n'avais pas le droit... poursuivit-elle, au bord des larmes. Tu n'avais pas le droit !
— Je... Excusez-moi... Je...
Lucie se laissa tomber sur une chaise, vidée. Puis, quelques secondes plus tard, se releva. Une barre dans
le crâne. Au moment de sortir, elle l'affronta une dernière fois :
— Ce n'est pas ce que tu crois... C'est... Rien ne parvint à sortir de sa bouche. Elle disparut dans le couloir. Anéantie.
— Pâté ou jambon ?
— Pâté.
— Ras-le-bol de glander ici. Ils arrivent quand les autres ?
— Pas avant 2 heures.
— Il est même pas 22 heures... Putain...
Olivier croqua dans son sandwich au jambon et tourna le bouton de l'autoradio sur France Bleue Nord. On y parlait des orages de la veille, de ceux à venir par la Bretagne, plus violents encore, des élections présidentielles, et d'un tas d'autres informations qu'il n'écoutait pas. Rien à foutre de ce baratin. Il aurait dû se trouver chez lui avec sa femme et sa fille au lieu de faire le piquet dans cette fichue 306, devant la bâtisse des Moinet.
Il sursauta quand un poing percuta la vitre.
Un type surgi de nulle part frappait au carreau.
— Ex... Excusez-moi !
L'homme haletait et se retournait sans cesse, le front trempé. À cette heure avancée, personne ne traînait plus dans cette rue sombre et peu engageante du Vieux-Lille. Sans vraiment réfléchir, Olivier baissa la vitre et haussa les sourcils. Charlie, son collègue, se pencha par-dessus son épaule, la main sur la ceinture. Mais pas sur le pistolet. Grave erreur.
Un projectile à bout rouge traversa l'habitacle dans un sifflement discret. Charlie fut le premier à le recevoir droit dans la carotide. Olivier n'eut pas le temps de réagir. Aucun cri, nul mouvement de défense. Une aiguille vint se planter dans sa gorge et le plongea immédiatement dans un profond sommeil.
Romain Ardère, reprenant sa respiration, s'épongea le front avec un large mouchoir. Riche idée d'avoir couru quatre ou cinq cents mètres pour paraître à bout de souffle, détourner l'attention des flics et ainsi amoindrir leur vigilance. Il aurait pu les tuer, mais à quoi bon ? Ils ne l'intéressaient pas. La puissance de l'anesthésique entraînerait un léger phénomène d'amnésie. Ils ne se rappelleraient de rien. Tout juste d'avoir été endormis.
Après avoir récupéré précautionneusement les fléchettes, remonté la vitre et fermé les portières, Ardère enfonça son bonnet, retendit ses gants en cuir, réajusta son sac à dos et rangea son pistolet hypodermique dans sa ceinture. Un lampadaire, au loin, arracha furtivement son profil de l'ombre. Il regarda autour de lui. Pas un chien, les volets métalliques étaient tous baissés sur les façades des magasins.
Il s'engagea dans l'impasse du Vacher. Les hauts murs se dressaient en monstres immobiles, le relief des toitures découpait des figures de contes maléfiques. L'obscurité engloutit rapidement son imperméable noir, qui bruissait dans son sillage comme une aile de corbeau. Au fond du boyau, il poussa la porte menant dans le couloir entre les appartements et disparut à l'intérieur, un cran d'arrêt à la main.
Il s'arrêta devant la porte de droite et lut, sous la lueur de sa torche minuscule : « M. M. »
Lentement, il fit pivoter son arme devant lui, l'éclair sur l'acier effilé se refléta dans ses pupilles de rapace.
Un courant d'air s'invita dans le couloir. La caresse froide et osseuse de la Mort.
Il se serait bien chargé de cette garce autrement, mais... il fallait agir dans l'urgence, à l'instinct, sans préparation. Et puis, elle n'entrait pas réellement dans la catégorie de ce qu'il recherchait...
Après un petit détour par l'appartement de Frédéric Moinet, il irait droit au but, ce coup-ci.
Adieu, M. M. Good bye Manon Moinet.
27.
Le dîner avec Maud avait tourné à la catastrophe. Lucie n'avait pas réussi à décrocher une seule parole. Elle restait obnubilée par les étudiants, leurs yeux exorbités, leurs murmures. Jusqu'où son secret, cette part d'elle- même qu'elle protégeait depuis si longtemps, allait-il être divulgué ? Comment finirait ce déversement de douleur ?
En s'engageant dans la rue Danel, elle continuait à ressasser les mêmes pensées. Elle ajusta son petit blouson bleu nuit, le regard inquiet.
— Salut les gars, fit-elle en frappant contre l'une des vitres de la 306. Pas trop dif...
Une énorme pulsation gonfla sa carotide.
Aucune réaction à l'intérieur. Elle cogna avec plus de vigueur, le front collé au carreau, et découvrit la pointe de sang au-dessus du col de son collègue.
Les deux mains sur la poignée, les dents serrées, elle tira de toutes ses forces. Sans succès. Elle préféra ne pas briser la vitre. Ne pas alerter l'agresseur, peut- être encore dans les parages.
Elle se retourna. L'impasse. Gueule sombre et inquiétante. Elle s'y enfonça, ses sens aiguisés, ses muscles en alerte.
Quand elle s'engagea dans le couloir, la crosse du Sig Sauer caressait le creux de sa paume.
Sous le poids du silence, le spectre de ses agressions récentes lui revint en mémoire. Son organisme déversait sa crainte par chaque pore de sa peau. Seule, de nouveau. Un flash sur ses rétines : ses filles. Et s'il lui arrivait malheur, que deviendraient-elles ?
Elle s'en voulut de penser à une chose pareille. Pas maintenant ! Elle était flic, jusqu'au bout des ongles. Elle devait agir.
Derrière elle, la porte d'entrée principale se rabattit dans un soupir.
D'un coup, des cris étouffés. Puis les éclats d'une lutte. Dans l'appartement de Manon.
Lucie se plaqua contre le mur, sur le côté, et tourna la poignée. Fermé. Elle pointa le canon sur la serrure et embrasa le couloir de poudre incandescente.
Des bruits de pas, à l'intérieur. Puis un autre coup de semonce.
Lucie chassa la porte du pied. L'arme contre la joue, elle jeta un coup d'œil dans l'embrasure.
Manon gisait sur le sol du salon, les doigts repliés sur sa gorge, chuchotant inlassablement les mêmes syllabes : « Ber-nou-li ». Son chien la léchait. À côté d'eux, un Beretta, ainsi qu'un cran d'arrêt déployé.
La jeune femme avait réussi à désarmer son assaillant.
Dans un sursaut, Manon se redressa et la braqua instantanément. Les yeux injectés de sang, elle crachait une espèce d'écume blanchâtre. Elle allait tirer.
— Je suis Lucie Henebelle ! hurla le lieutenant en levant les mains. Rappelez-vous ! Lucie ! Lucie !
Le doigt qui tremble sur la détente. Une vibration, une infime vibration pour que la balle jaillisse et transperce le crâne de la flic.
— Lucie Henebelle ! reprit-elle. Lucie Henebelle ! Vous savez ça ! Vous l'avez appris !
Un éclair traversa les pupilles de Manon.
— Lucie Henebelle? Que se... passe-t-il ? Ma... gorge... On a voulu... On a voulu m'étrangler...
Un souffle humide traversa l'appartement. Suivi d'un claquement de fenêtre au bout du couloir. Lucie se rua vers la porte en disant à Manon :
— Ne touchez pas à ce couteau... Les empreintes ! Je reviens !
L'impasse. Au bout, une silhouette qui s'enfuyait à droite dans la rue.
En une fraction de seconde, toutes les pensées de Lucie quittèrent son cerveau. Elle se précipita, les doigts serrés sur son arme, entièrement mobilisée à coordonner la musique de la traque. Et l'écoulement de son souffle.
Goulots d'étranglement, virages aux angles impossibles. Rue Royale, puis Négrier. Le Vieux-Lille semblait se rétracter sur lui-même, pareil à une araignée infâme. L'ombre tourna encore. Rue Jean Moulin, puis d'Angleterre, artère sinistre flanquée de boutiques aux rideaux d'acier. Lucie gonflait ses poumons d'inspirations précises et régulières. Le cœur suivait, les veines enflaient, les muscles répondaient. Elle gagna en rapidité. Jusqu'à ce que la pointe dans le mollet se remette à hurler.
Elle grimaça mais poursuivit, hargneuse, enragée. Le bruit des pas devant elle l'enivrait, la gorgeait de courage. Le fuyard perdait du terrain. Encore quelques mètres à peine avant de s'arrêter pour le prendre en joue. Et le blesser.
Impossible de voir à quoi il ressemblait. Juste un imperméable, un bonnet, un sac à dos, des fers de boîtes cognant les pavés.
Autre virage. Au loin, deux ou trois jeunes, plaqués contre un mur. Fracas d'objets qui chutent. Dans l'angle, des poubelles renversées. Lucie eut le réflexe de sauter mais l'atterrissage la foudroya. La brûlure se propagea jusque dans son genou. Et la stoppa net.
Elle hurla, les mains écrasées sur le muscle bombé, le front relevé vers l'homme qui s'évanouissait déjà dans le froid de la nuit lilloise. Elle tenta encore quelques pas, malgré sa jambe en feu. En vain.
— Eh merde ! cria-t-elle dans le vide. Merde, merde, merde !
Elle fit demi-tour, hors d'elle. Encore un échec. Décidément, tout partait en vrille.
Elle regagna l'impasse en boitillant.
Soudain, au niveau du véhicule de police, une hallucination.
Une silhouette, penchée sur la fenêtre de la 306. Même gabarit que l'agresseur.
Lucie se précipita et écrasa son canon sur l'arrière de la chevelure châtain.
— Bouge pas !
L'homme se retourna lentement, les bras levés. Lucie raffermit sa prise autour de la crosse.
— Turin ? C'est pas vrai !
Le lieutenant parisien au perfecto noir... Elle baissa son Sig. Derrière lui, la vitre de la voiture avait volé en éclats.
— C'est quoi ce bordel ? demanda-t-il d'un ton très dur.
Lucie fronça les sourcils en remarquant la méchante blessure sur sa main gauche.
— Il est plus de 22 heures. Qu'est-ce que vous fichez ici ?
— Et vous ?
Elle observa ses pieds. Des bottes.
— Vous avez le front en sueur, constata-t-elle. Vous avez couru ?
— J'arrive à pinces de l'hôtel. Je me suis farci deux kilomètres... Avec la cigarette... Ça arrange rien...
— Je répète ma question. Qu'est-ce que vous fichez ici ?
— Des trucs à demander à Manon... Sur son frère... Et vous ?
— Moi aussi...
Ils se jaugèrent quelques secondes sans desserrer les dents. Lucie rompit le silence la première. Elle désigna la 306.
— Comment ils vont ?
— Juste endormis, à première vue. J'ai appelé les secours.
— Je viens de poursuivre un type qui a essayé d'étrangler Manon.
Turin écarquilla les yeux. Lucie ne lui laissa pas le temps de répondre. Elle continua :
— Eh oui, un étranglement, même scénario qu'il y a trois ans. Je crois bien que l'agresseur est revenu corriger son erreur.
Elle le considéra d'un air de reproche.
— Vous allez continuer à me dire que le cambriolage de l'époque était une simple coïncidence ? Qu'il n'avait rien à voir avec toute cette histoire ?
Elle lui tourna le dos et s'enfonça dans l'impasse. Il lui emboîta le pas.
— Vous traînez la patte, Henebelle. Un souci ?
— Non, aucun souci ! Et vous, votre main ?
— Rien de grave. Une mauvaise coupure.
Ils pénétrèrent dans le couloir. Puis chez Manon. Personne dans le salon.
— Manon ?
Pas de réponse. Turin posa son index sur ses lèvres et sortit son arme. Il s'aventura en direction de la cuisine. Rien.
Ils s'avancèrent vers le bout du couloir. La porte de métal. La partie room.
— Manon ! cria Lucie en tambourinant sur la plaque d'acier.
Silence. Ils foncèrent vers la chambre.
— Où est-elle, nom de Dieu ?