— Mince ! Comme si cette histoire n'était pas assez compliquée. C'est pourtant l'info qu'elle m'a donnée ! Et tu as pu dénicher son adresse actuelle ?
— Bah, ouais. Le boulevard des trépassés...
— Quoi ?
— Le boulevard des trépassés, le cimetière quoi ! Cette femme est morte il y a presque trois ans.
— Trois ans ? Tu déconnes ? Sa fille vient de la réclamer !
— Elle s'est foutue en l'air dans un HP. Le 8 juillet 2004.
Lucie raccrocha. Elle n'y comprenait absolument rien. La nuit risquait d'être longue.
Et tout à coup, de nouveau, la culpabilité. Ses filles, éviter la nuit. Sa promesse...
Il lui suffisait d'appeler un officier de remplacement et de rentrer. Le commandant n'apprécierait pas, mais il comprendrait. Il l'aimait bien, elle, la petite Dunker- quoise.
Ses filles, Manon. Manon, ses filles. Une décision, vite.
Elle se précipita dans le hall des urgences. Flavien se dirigeait à sa rencontre d'un pas alerte.
— Vous avez un instant ? l'interpella-t-il.
— Écoutez, je...
Elle réfléchit une seconde.
— Je viens de recevoir un appel. Je dois partir au plus vite pour Raismes, on y a vu votre patiente en train d'errer au bord de la route. Je vais envoyer un collègue pour veiller sur elle.
Flavien leva sa main en l'air.
— Je crois que vous devriez remettre votre voyage à plus tard.
— Qu'est-ce qu'il se passe? C'est Manon? Vous l'avez auscultée ? Elle n'a pas...
— Elle se repose encore en salle de soins. Mais c'est quand elle a ouvert les yeux, j'ai...
Il fronça les sourcils, l'air grave.
— Suivez-moi... C'est au-dessus, dans l'unité de neurologie, que ça se passe. Manon vous y attend...
— Mais... Vous venez de me dire qu'elle était en bas !
— Je le sais bien, cher lieutenant. Mais attendez- vous à un choc. Parce que je vous garantis qu'elle se trouve aussi en haut.
5.
À la station Châtelet, Romain Ardère se laissa bercer par le long tapis roulant qui le menait vers la ligne 4 du métro parisien, direction la gare Montparnasse. La sensation de l'air sur son visage lui fit du bien. Il inspira profondément. Le directeur de Mille et une étoiles appréciait le calme des couloirs en cette heure avancée de la soirée.
Depuis 5 heures du matin, il ne s'était pas arrêté. Il revenait d'une réunion importante avec les différents fournisseurs d'équipements pyrotechniques, ses assureurs, son maître artificier, et surtout, l'adjointe au maire de Saint-Denis.
Bilan de la journée ? Sa petite société faisait partie de la short list pour le feu d'artifice du 14 Juillet à j ^ Saint-Denis. Pas encore la tour Eiffel, certes, mais on s'en approchait doucement, avec cette ville de presque cent mille habitants. Nom du projet : « L'Empire céleste ».
Avec une chance sur cinq d'être retenu, Ardère possédait néanmoins un avantage de taille sur ses concurrents : le « calisson d'étoiles », une bombe de sa composition, mélange secret de nitrate de baryum,
d'oxyde de strontium, de chlorure cuivreux et d'un réactif complexe, qui libérait des grains de lumière en forme de losanges multicolores. La précision géométrique appliquée au charme de l'imaginaire. Du jamais vu.
L'homme au costume impeccable, au style jeune et engagé, se réjouissait d'avance. Un tel contrat permettrait à son entreprise de percer hors de son département, le Maine-et-Loire, et d'aborder de nouveaux horizons. Lui qui n'était parti de rien pourrait bientôt embraser la France entière de ses shows féeriques.
Il emprunta un escalator. Une fois sur le quai du métro, il plaça sa mallette entre ses jambes et observa les jeunes, de l'autre côté des voies, qui jouaient au football avec une canette de Coca.
L'intellect, face à la racaille. À leur âge, lui bâtissait déjà le monde ; eux s'y repaissaient. Il les méprisa.
Les wagons jaillirent de leur bouche d'ombre. Ardère s'installa sur un strapontin, défit le nœud de sa cravate et sortit des boules anti-stress de sa poche, tatouées du logo de sa société. Il les fit rouler entre ses doigts. Elles émirent un léger bruit métallique qui le détendit. Boule rouge, boule bleue. Le Yin et le Yang.
Lentement, il regarda sur la droite. La vue d'un cercle graffité sur la porte coulissante lui rappela sa pièce secrète, décorée d'instruments de cirque, de ballons, de massues et, surtout, d'une large cible jadis utilisée par un célèbre lanceur de poignards. C'était dans ce petit local discret qu'il élaborait ses amalgames éclatants. Son jardin secret. Sa raison de vivre.
Ardère fixa son reflet dans la vitre latérale. À la station suivante, ses yeux se perdirent le long des murs carrelés, attrapèrent la course aveugle des passants et s'arrêtèrent sur les panneaux publicitaires, dont la
plupart vantaient les mérites du dernier roman de Stephen King.
Soudain, un bond dans sa poitrine.
Il se leva subitement et se faufila de justesse entre les portes.
Face à lui, déployée sur trois mètres de haut, une affiche.
Une femme sublime, aux iris d'un bleu éclatant.
C'était bien elle. Aucun doute possible.
Ardère posa sa mallette et se tamponna le visage avec un mouchoir. Ça bourdonnait sous son crâne. La fatigue. Et le choc de ce portrait.
Il se ressaisit rapidement. Tout était loin, et enterré. Il en vint même à sourire devant ce curieux clin d'œil du hasard.
Mais il n'y avait pas de hasard.
Il attrapa la rame suivante, incapable de se débarrasser de ce slogan, lu au bas de l'affiche : « Faites comme moi, avec N-Tech, n'oubliez jamais votre mémoire. »
Il serra les dents.
Cette garce de Manon Moinet était de retour.
Le lieutenant de police et le médecin urgentiste sortirent de l'ascenseur et se dirigèrent vers le Centre de la mémoire, dans l'unité de neurologie. Sur un panneau en liège, près de l'accueil, étaient punaisées des affichettes sur Alzheimer, l'épilepsie, la maladie à corps de Lewy. Rien de bien réjouissant.
— Le visage de cette patiente me disait vaguement quelque chose, expliqua Flavien. Puis ça a fait tilt, tout à l'heure, quand elle a ouvert les yeux. Le bleu si particulier de ses iris. On ne peut pas oublier un tel regard... En tout cas, pas moi ! Je me suis souvenu que je l'avais déjà vue, ici même, voilà tout juste deux heures, avant d'attaquer ma garde.
— Deux heures ? Ça me paraît vraiment difficile. Elle devait errer dans les rues de Lille, du côté de la porte de Béthune. Je pense que vous vous trompez.
— À vous de me le dire...
Il ouvrit la porte d'une salle de consultation.
Au fond, un poster, accroché au mur. Lucie s'appuya contre le chambranle. Elle n'en croyait pas ses yeux.
— Bon sang ! Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?
En face d'elle, sur le papier glacé : Manon.
Elle tenait un organiseur électronique à la main. Au bas de l'affiche, un slogan publicitaire disait : « Faites comme moi, avec N-Tech, n'oubliez jamais votre mémoire. »
— Docteur ! À quoi ça rime ?
Il haussa les épaules, perplexe.
— Restez ici, je vais chercher le professeur Ruffaux ou l'un de ses collègues de garde... Je dois retourner à mes urgences, m'occuper de notre vedette. Tenez-moi au courant, cette histoire m'intrigue.
Lucie, à la fois subjuguée et désorientée, acquiesça sans réussir à décrocher son regard de l'affiche. Manon, tailleur beige, sourire éclatant, maquillage léger, resplendissait de beauté.
Le lieutenant s'approcha de la photographie. Qui était donc la victime en survêtement, trempée et traumatisée, allongée en unité de soins ?
Elle sentit une présence dans son dos et se retourna.
— Je suis le docteur Khardif, dit un homme de type méditerranéen, à la stature imposante. Mon confrère m'a demandé de venir vous voir, mais je n'ai pas beaucoup de temps à vous accorder. Alors essayez de faire vite s'il vous plaît. De quoi s'agit-il ?
Lucie se présenta et exposa rapidement la situation. D'un geste un peu précieux, le neurologue, corespon- sable du service de neurologie et pathologie neurovas- culaire, fit crisser les poils de son bouc, taillé avec la plus grande précision.
— Manon Moinet aurait été victime d'un enlèvement ?
— Vous la connaissez ?
— Pas vraiment, non. Mais depuis quelque temps, elle est devenue la figure emblématique de l'hôpital Swynghedauw.
— Pardonnez-moi si j'ai l'air de venir d'une autre planète, mais... c'est quoi, cet hôpital Swyn...
— Swynghedauw, le bâtiment à l'architecture colorée, une centaine de mètres plus haut... Ici, à Roger Salengro, nous diagnostiquons et traitons, entre autres, les pathologies du cerveau. Nos services se concentrent sur la neuroradiologie, l'exploration fonctionnelle de la vision, les troubles mnésiques. L'hôpital Swynghedauw, lui, est spécialisé dans la rééducation et la réadaptation des troubles cognitifs et mnésiques importants. Traumas crâniens et, dernièrement, amnésies rétrogrades et antérogrades.
— Tout cela ne me dit pas grand-chose.
Khardif s'installa sur un fauteuil en cuir, derrière un bureau, puis regroupa ses mains devant lui.
— Disons, pour faire simple, que l'hôpital Swynghedauw a pour mission d'éviter qu'en quittant nos lits, les patients cérébro-lésés se retrouvent errants dans la nature, sans savoir qui ils sont, ni où ils vont.
— Et Manon est l'une de leurs patientes ?
— Elle est plus que cela. Grâce à elle, un partenariat a été développé entre l'hôpital et les organiseurs électroniques N-Tech. Neuronal Technology, vous connaissez ?
— Je vois ce que c'est, oui.
— Ils ont monté ensemble un programme appelé MemoryNode. Un gros coup pour N-Tech, mais plus encore pour Swynghedauw. Une importante campagne de publicité vient d'être lancée par le fabricant d'organiseurs, qui met en valeur l'aspect universel de son outil en prouvant que même les amnésiques, les sourds- muets ou les aveugles peuvent l'utiliser et mener une vie moins... difficile. Vous risquez d'apercevoir la photo de Moinet placardée un peu partout en France.
Lucie s'empara du petit carnet fourre-tout qu'elle emportait toujours avec elle.
Elle surprit le regard curieux que le neurologue portait sur ses rangers et son jean moulant.
— J'avoue que j'ai du mal à saisir, reprit-elle, gênée de son accoutrement. Si Manon Moinet est une de leurs patientes, de quoi souffre-t-elle, exactement ?
Le médecin lui tendit délicatement le stylo qui dépassait de la poche de sa blouse.
— Je ne l'ai jamais soignée personnellement, je n'ai pas eu accès à son dossier. Vous devriez vous entretenir avec son neurologue. Moi, je ne puis vous donner qu'une vision assez... théorique de son affection. Une conception globale, qui ne s'applique pas forcément au cas Moinet.
— Je vous écoute.
Il inspira longuement.
— D'un point de vue pathologique, Manon Moinet souffre d'une amnésie hippocampique, appelée, de manière plus schématique, antérograde...
— Génial. Vous pourriez traduire ?
Il continua sans sourire :
— Cette amnésie se caractérise par une incapacité à fixer les nouveaux souvenirs. Sans entrer dans des explications compliquées, les patients qui en souffrent peuvent promener leur chien vingt fois par jour sans s'en rendre compte. S'ils manquent d'organisation, ils ne parviennent plus à mener une vie normale. Ils se mettent à accomplir des actions aberrantes. Se nourrir deux fois d'affilée par exemple, puisqu'ils oublient qu'ils ont déjà mangé. Si vous retournez voir Moinet, tout à l'heure, elle ne vous reconnaîtra pas.
Lucie nota les mots-clés de la conversation. Le comportement de Manon, cette terreur qu'elle semblait res- sentir dans la résidence Saint-Michel, lui paraissait à présent plus logique. Elle demanda au spécialiste :
— Un peu comme Alzheimer ?
Khardif secoua la tête en émettant des petits bruits de succion.
— La maladie que l'on placarde sur n'importe quelle pathologie en rapport avec la mémoire... Non, non, non... Alzheimer est une pathologie neurodégé- nérative. La personnalité se dégrade au fil du temps, jusqu'à la démence. Ce n'est pas le cas pour Manon Moinet, loin de là. Elle a conservé l'ensemble de ses facultés intellectuelles, son caractère, son énergie. Et croyez-moi, pour convaincre une société comme N-Tech de verser des fonds à l'hôpital, il a dû en falloir, des qualités ! En réalité, cette stabilité relative est sûrement due au fait que ses autres mémoires ont été épargnées, parce qu'elles se situent dans des zones moins sensibles au manque d'oxygène ou de glucose.
— Ses autres mémoires ?
Khardif se leva.
— Pendant tout le xxe siècle, la médecine n'a jamais fait la différence entre le souvenir de ce que l'on a préparé à dîner, et celui de la manière dont on l'a préparé. Pourtant, ces deux souvenirs stimulent des mémoires différentes, dans des zones distinctes de l'encéphale. Mais il me faudrait toute une vie pour vous expliquer les mystères qu'abrite notre cerveau... et j'ai des obligations. Sachez juste que les patients atteints par ce genre de troubles se rappellent très bien leur passé, savent encore conduire une voiture ou jouer du piano, et sont parfaitement capables d'apprendre. Pas de retenir des visages, des phrases, des chansons, mais d'apprendre des gestes, des automatismes. Mettre une ceinture de sécurité, éteindre la lumière, se lever quand un réveil sonne...
— Une espèce de conditionnement ?
— Exactement, c'est le terme employé, le conditionnement. Le problème de taille est que ces personnes ignorent complètement que les tours du World Trade Center ont été détruites ou que le pape JeanPaul II est mort. Elles vivent dans un présent furtif, avec un passé qui s'efface au fur et à mesure et un futur qui n'est qu'illusion. Il m'est arrivé de rencontrer un sujet atteint d'une encéphalite à herpes simplex, persuadé de vivre en 1964, et qui ne comprenait pas que les autres, autour de lui, vieillissaient. Il répétait perpétuellement la même chose, ne pouvait pas enregistrer trente lignes d'un texte sans en oublier le début, tenait un journal intime où il notait toujours cette même et unique phrase : « Je viens de me réveiller. » L'information ne se stockait plus dans sa mémoire à long terme, celle des souvenirs, celle qui permet aussi de lire un roman ou de regarder un film sans perdre le fil de l'intrigue.
— Vous voulez dire que... Manon pourrait ignorer que sa propre mère est décédée ? Qu'elle pourrait ne pas se remémorer un événement qui pourtant la touche au plus profond d'elle-même ?
— Si cela s'est produit après son accident cérébral, oui. Comme j'ai essayé de vous l'expliquer, les imprimantes qui fabriquent les souvenirs, appelées hippocampes, n'ont plus d'encre. Vous êtes policier. Considérez, pour comprendre, qu'elle est sous l'emprise permanente de benzodiazépines ou de GHB, votre drogue du violeur. Buvez deux coupes de champagne, avalez un somnifère et vous aurez un aperçu de ce qu'elle ressent à chaque seconde. Tout cela est purement chimique, voire électrique : quand vous coupez un câble, le courant ne passe plus.
Lucie peinait à assimiler l'information, tant ce phénomène cérébral défiait toute logique. Que se passait-il quand Manon cherchait à joindre sa mère ? Apprenait- elle à chaque fois son décès ? S'écroulait-elle alors en larmes, avant d'oublier la raison de son chagrin ?
Comment réussissait-elle tout simplement à vivre ? À sortir, à manger, à faire ses courses, à retirer de l'argent, à savoir où elle allait ?
Tant de questions, d'inconnues. Lucie en restait interdite. Le neurologue l'interrompit dans ses pensées :
— Pourriez-vous me rendre mon stylo, s'il vous plaît ? C'est un Faber-Castell, j'y tiens beaucoup.
De ses doigts de couturière, il le replaça exactement au même endroit, sur le bord de la poche.
— Je vais devoir y aller. Je vous le répète, je ne connais pas le dossier de cette patiente, elle n'a jamais été traitée dans notre centre. Par contre, je peux vous donner le nom de mon confrère. C'est lui qui est en charge du programme MemoryNode, il est neurologue et travaille en permanence avec des neuropsychologues qui suivent, eux aussi, Manon Moinet...
— Je vous écoute.
— Charles Vandenbusche. Mais ne cherchez pas à le joindre cette nuit, Swynghedauw est un hôpital de jour, et les médecins ont horreur des appels à leur domicile. Les journées pèsent déjà assez lourd...
— Malheureusement, les victimes ne peuvent pas toujours attendre.
Khardif continua sans tenir compte de la remarque :
— Vous venez de plonger dans l'une des zones les plus mystérieuses et les plus excitantes de l'histoire de la médecine, chère inspectrice... La mémoire. Un labyrinthe élastique constitué de milliards de chemins différents.
— Lieutenant, pas inspectrice.
— Pardon ?
— Je suis lieutenant, pas inspectrice. Et j'avoue que cela ne m'excite qu'à moitié, parce que j'ai en face de moi une femme qui sera probablement incapable de reconnaître son agresseur... Une dernière chose. En quoi consiste précisément ce programme Memory- Node?
— C'est une chance pour les amnésiques. Un moyen de leur rendre un semblant de mémoire, grâce à un N-Tech adapté avec des fonctions spéciales. Photos, enregistrements audio, boutons « Qui », « Quoi », « Où », « Comment »... Une sorte de mémoire prothé- tique... Mais allez voir Vandenbusche. Il prendra certainement le temps de vous expliquer tout cela.
Le portable du neurologue se mit à sonner.
Khardif répondit. Après avoir raccroché, il dit, en s'éloignant vers la porte :
— C'était le docteur Flavien. Il veut vous voir de toute urgence.
Lucie pénétra dans la chambre, précédée par Flavien. Manon semblait dormir paisiblement, la tête enfoncée dans un grand oreiller.
— Hormis les marques aux poignets et aux chevilles, je n'ai pas constaté de sévices particuliers, expliqua le médecin.
— Elle n'a pas été violée ? demanda Lucie à voix basse.
— Non... Vous pouvez parler normalement, elle ne risque pas de se réveiller. Comme elle s'est brusquement agitée, tout à l'heure, nous lui avons administré un léger sédatif. Son sang et quelques cheveux sont partis en toxico, pour analyse. Mais elle n'est pas déshydratée et ne souffre pas de carence nutritionnelle. De plus, ses ongles coupés excluent l'hypothèse d'un enfermement prolongé. Ses pieds très gonflés prouvent qu'elle a dû marcher sur une longue distance. Pas de coups, pas de blessures, sauf cette plaie dans la paume de sa main gauche...
Lucie l'interrompit :
— Cette inscription, ce « Pr de retour ». Une idée ?
— Des incisions réalisées avec un objet très tranchant.
— Sacré scoop...
Il prit la main de Manon et la retourna.
— Vu la profondeur, l'auteur de cette barbarie n'a pas fait dans le détail... Mais ce n'est pas tout...
Flavien souleva les draps avec précaution.
Lucie contracta les mâchoires.
— Merde...
Le ventre de Manon était traversé par deux larges scarifications. Des cicatrices blanchâtres, régulières, indélébiles, et qui formaient comme des lettres, des mots, des phrases, en apparence incompréhensibles. Sauf si...
Lucie inclina la tête.
— Qu'est-ce que...
Elle se recula vers le pied du lit.
— Oui... Ces scarifications ont été faites de manière à pouvoir être lues dans un miroir, expliqua Flavien. Chose curieuse, quand on les regarde bien, elles diffèrent assez l'une de l'autre. Comme s'il s'agissait de deux graphies.
— Vous pensez qu'elles sont l'œuvre de deux personnes différentes ?
— Oui, je crois. Et pour avoir cicatrisé comme ça, il faut qu'elles aient été faites il y a au moins un mois.
Lucie tenta de déchiffrer les inscriptions. Sous la poitrine, une phrase : « Rejoins les fous, proche des Moines ». Et, juste en dessous : « Trouver la tombe d », avec un long trait qui filait vers la gauche, après le « d ». À l'évidence, la « gravure » avait été violemment interrompue, la lame avait mordu la chair sur près de dix centimètres.
— Mince... À quoi ça rime ?
— Je l'ignore. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'elle est obligée d'affronter ces deux phrases tous les jours,
quand elle se regarde dans la glace pour faire sa toilette. Elle n'a aucun moyen de les éviter. Un peu comme...
— Des stigmates...
— Oui. Ou une punition.
Lucie observa l'épaule droite de Manon, tatouée d'un coquillage, puis se laissa bercer quelques instants par le battement hypnotique de l'électrocardiogramme, juste à gauche, avant de demander brusquement à Flavien :
— Docteur, vous pouvez la réveiller? Je... Je dois l'interroger !
— Pas pour l'instant! Et, de toute façon, que croyez-vous qu'elle vous dira ? Elle ne se souvient probablement pas de la signification de ces entailles !
— Elle s'en rappellera, forcément. Ces marques l'ont fait souffrir, elle... elle n'a pas pu oublier. Combien de temps ? Dans combien de temps je pourrai lui parler ?
— Une ou deux heures. Mais à son réveil, elle aura besoin du plus grand calme. J'ai l'impression que vous n'avez pas très bien saisi toute la situation.
Il attrapa Lucie par le coude et l'entraîna à l'autre bout de la chambre.
— Quand elle émergera, elle ne reconnaîtra personne. Elle ignorera la raison de sa présence ici et elle ne saura pas non plus ce qu'elle a fait ces dernières années. Elle est prisonnière du présent, il faut que vous compreniez ! Certains amnésiques oublient même qu'ils sont amnésiques, ils tournent dans leur bocal comme des poissons rouges ! Ces taillades, sur son ventre, sont peut-être ses seuls repères. Ou au contraire un supplice à supporter chaque jour. Dans tous les cas, allez-y mollo, d'accord ?
Lucie acquiesça, un peu grimaçante. Une douleur se réveillait dans son mollet. Trop de footings, ces derniers jours...
— Dites, fit-elle. Le docteur Khardif m'a donné le nom de son psychologue, un certain Vandenbusche...
— Son neurologue, plutôt...
Flavien sembla hésiter.
— D'accord, je vais essayer de le joindre... Moi aussi, j'aimerais en savoir un peu plus sur cette histoire de dingues.
Lucie sentit la vibration de son portable dans sa poche.
— Lieutenant ? Ici Greux !
Le major hurlait dans l'appareil. Sa voix tentait de couvrir le grondement de la pluie qui s'abattait sur la voiture de police.
— On a fait comme vous avez dit, on vous a pas attendue ! On vient d'arriver aux alentours de Rais- mes, sur les lieux signalés par l'individu qui avait embarqué Manon Moinet ! En fait, les collègues de la gendarmerie étaient déjà là à cause d'un accident provoqué par une saleté de branche !
— Vous tenez quelque chose ? demanda Lucie.
— Bah, je veux ! Quelque chose qui risque de vous plaire ! Ou de vous déplaire, j'en sais trop rien ! Quand on leur a raconté que la fille avait été découverte à cet endroit exact, ils n'ont pas tergiversé ! Il n'y a rien aux alentours, hormis un refuge de chasseurs, à cinq cents mètres de là, dans une espèce de sous-bois ! Eh bien, vous savez quoi ? Bingo !
Il se racla la gorge.
— Je reviens juste de la cabane ! Je pense qu'on a affaire à un truc sérieux ! Faudra peut-être penser à réveiller du monde !
— Quoi ? Un corps ?
Il brailla plus fort encore.
— Bah pas vraiment, non ! Mais faut vous amener, c'est inexplicable, j'ai jamais vu ça de ma vie ! On... On nous a posé un ultimatum ! Si on en croit les marques sur les murs, si on ne se magne pas, ce corps, il risque de pas tarder !
8.
L'air satisfait, Anthony replia son téléphone portable et le fourra dans sa poche.
Aux dernières nouvelles, la flic venait de récupérer sa voiture dans le parking juste en bas et filait sur Valenciennes. Pourquoi n'était-elle pas montée jusqu'à l'appartement cinq minutes, histoire de vérifier que tout roulait ? Drôle de gonzesse.
En tout cas, elle ne reviendrait pas de sitôt. En bonne mère, malgré tout, elle l'avait questionné sur son activité. Il avait alors simplement raconté qu'il remplissait des grilles de Sudoku, dans le fauteuil face aux jumelles, et qu'elles dormaient à poings fermés.
Certain qu'il ne serait pas dérangé, l'étudiant partit en exploration.
Grâce aux interrupteurs à intensité variable - le seul dispositif un peu high-tech de l'appartement -, il tamisa la lumière, ce qui lui permit de voyager au cœur de ce petit trois pièces sans risquer d'éveiller les mouflettes.
L'ordinateur, d'abord. Il alluma le moniteur. Tiens, tiens, une connexion ouverte sur Meet4Love, un site de rencontre. En pleine page, le profil de la flic : « La trentaine épanouie, dynamique, couche-tard et lève-tôt. Caractère dunkerquois, poigne dure et cœur tendre. Aime le mystère et la magie d'un regard. Réserver une grande place pour mes deux filles. » Anthony, un sourire moqueur aux lèvres, prit soin d'éteindre l'écran et décida de s'intéresser au meuble dans l'angle du salon. À son arrivée, il avait vu la flic y ranger dans l'urgence des papiers et des bouquins. Elle devait ignorer que plus curieux que lui, ça n'existait pas.
Dans le tiroir du haut, un ouvrage sur le vaudou, avec des pages arrachées. À l'intérieur, des dessins de jumeaux. Des espèces de cérémonials cruels, photographiés par l'auteur du livre. Vraiment bizarre. Sous le bouquin, des photocopies. Etudes détaillées, dossiers médicaux, apparemment confidentiels, sur des tueurs en série américains, avec des clichés bien sanglants comme il fallait.
Un peu ébranlé, Anthony commença à s'interroger. Qui était donc cette Lucie Henebelle, la nana bien élevée et polie qu'il ne croisait que brièvement le matin et le soir, qui n'invitait ni meufs, ni mecs, ne faisait jamais de bruit, ni de fêtes ? Que fichait la mère de deux petites avec de telles monstruosités ? Lui qui s'intéressait principalement à la robotique et à la fabrication « artisanale » de décodeurs de chaînes cryptées pour la famille... Tout cela lui paraissait bien loin de son monde.
Cela ne l'empêcha pas d'ouvrir un vieux grimoire sur la dissection, intitulé Anatomia Magistri Nicolai Physici, dissimulé sous de la paperasse. Il s'agissait d'un original, aux pages légèrement piquées. Des croquis extrêmement minutieux présentaient les coupes des différents muscles du corps humain. Certains dessins montraient un homme attaché en croix, tailladé de grandes fentes pourpres par des savants à la barbe fournie. Un hymne à la douleur.
Quand il tomba sur des feuillets tachés de sang - du vrai sang, il en aurait mis sa main à couper -, il rabattit la couverture et replaça précipitamment le livre bien au fond du tiroir.
« Arrête un peu de flipper ! T'as plus quinze ans ! »
La vue des mômes endormies le rassura, il se ressaisit. Sachant que Henebelle ne risquait pas de le surprendre, il se décida à aller explorer sa chambre, histoire de se changer les idées. Il veillait sur les petites, il ne faisait rien de mal... Il s'occupait un peu, voilà tout. Et puis, photographier avec son portable la petite culotte d'une inspectrice plutôt bien roulée... Joli trophée de chasse...
Il tourna la poignée et ôta ses Reebok, s'assurant ainsi de ne pas abandonner d'empreintes sur la moquette. Pas flic, mais pas con non plus.
La pièce était propre et très sobre, comme dans le reste de l'appartement. Pas de bibelots inutiles. Juste une brosse à cheveux sur le lit, des photos des jumelles, ainsi qu'un bouquin. Encore un truc d'horreur. Le dernier roman de Grangé, une histoire de meurtrier déjanté...
Décidément, à quoi carburait cette bonne femme ? Les flics de la PJ n'en avaient pas assez de leurs journées pour, le soir, se gaver encore de trucs gore ?
Au-dessus d'un haut bahut en pin, sur la droite, l'éclat bleuté d'un pistolet attira son regard. Du bout des doigts, il tira sur le holster en cuir.
Sur le côté, une pochette fermée avec un bouton pressoir. À l'intérieur, une clé minuscule, qui ouvrait sans doute un coffre, ou un casier personnel au commissariat. Il la remit à sa place et sortit le Sig Sauer 9 mm de son étui. L'arme glissa dans le creux de ses mains. À vingt- deux ans, il n'avait jamais tenu un tel engin, et en ressentit une étonnante sensation de puissance. Il retourna le semi-automatique, le soupesa, se surprit à viser une lampe de chevet, une paupière baissée.
Un « Pan ! » filtra entre ses dents. Quel sacré revolver ! Non, pas « revolver », mais pistolet, sans barillet. La seule chose qu'il connaissait sur les flingues, à force de s'abrutir de séries télé. Sig Sauer, chargeur 15+1. Était-il chargé, justement ? Cette folle s'en était- elle déjà servi, du côté de Lille-Sud ou dans les coins chauds de Roubaix ?
Il se sentit soudain mal à l'aise. Ce jouet pouvait tuer. Il le rengaina et le repositionna exactement à la même place. Henebelle n'y verrait que du feu.
Il allait examiner l'intérieur du bahut, mais une armoire au vitrage teinté, calée dans un renfoncement, retint son attention. Il s'accroupit, voulut en ouvrir la porte. Verrouillée. Il plaqua son front sur le carreau. À l'intérieur, une masse ovale... Il n'arrivait pas vraiment à voir ce que c'était. Un machin d'apparence bizarre, en tout cas.
Un tas de photos traînaient sur le meuble. Il les parcourut rapidement du regard. Sur l'une d'elles, Henebelle, gamine, une dizaine d'années, encadrée par ses parents. Fille unique, apparemment, et vieux pas bien riches, à en juger par leurs fringues et la façade de leur pavillon en crépi usé. Une fille d'ouvrier, de travailleur à la chaîne, à tous les coups. Aujourd'hui elle devait se sentir toute puissante, avec son uniforme... Anthony gloussa, puis s'intéressa aux autres clichés. Les jumelles avec une glace à la crème, les jumelles à la mer, les jumelles dans leur bain... Chose certaine, elle aimait ses bambins.
Il s'intéressa de nouveau à l'armoire. Qu'avait-elle à cacher là-dedans ? Un orteil ? Une oreille ? Un doigt coupé ?
Il fallait trouver la clé. S'agissait-il de celle à l'intérieur de la ceinture de cuir ? Une clé qu'elle devait utiliser souvent, puisqu'elle la gardait en sûreté, auprès d'elle. Une clé qu'elle ne voulait pas perdre, ni laisser traîner n'importe où.
Sauf que, ce soir...
Il posa le holster sur la couette et récupéra le petit morceau de métal. Quand il le pressa dans sa main, il marqua un temps d'hésitation. Pouvait-il violer l'intimité de cette femme à ce point ? Bah ! Il garderait cet écart de conduite pour lui. Quand on fabrique des décodeurs pirates, on sait rester discret.
La clé s'enclencha à la perfection dans la serrure.
Tandis qu'une vague d'angoisse montait dans sa gorge, il écarta lentement la vitre et saisit une large feuille plastifiée.
Une radiographie. Ou, plus précisément, une écho- graphie.
Il s'approcha de l'ampoule du plafonnier et se mit à observer en détail sa trouvaille. On pouvait distinguer une tache transparente et deviner une forme en haricot. Ou plutôt, deux formes.
Des jumeaux.
Il haussa les épaules. Sa déception était immense. Alors, c'était que ça ? La simple photographie des deux fillettes avant leur naissance ?
Il se pencha de nouveau et découvrit une deuxième échographie, qu'il ne prit pas le temps de consulter. Parce que, derrière, se dressait quelque chose.
Quelque chose d'inimaginable.
Son visage se tordit en une infâme grimace.
Lucie se frotta les paupières. Le chauffage de sa vieille Ford peinait à supprimer la buée à l'assaut du pare-brise. Le mois précédent, des crétins avaient cassé l'antenne radio sur le toit et, cerise sur le gâteau, des gouttelettes perlaient à présent à l'intérieur de la voiture. Avec son salaire de lieutenant et les primes, elle avait cru pouvoir vivre plus aisément que dans son petit pavillon de Malo-les-Bains. Mais Lille était une ville chère, et les loyers hors de prix. Sans compter les frais de nourrice qui mangeaient plus du tiers de ses revenus. Alors, pour une nouvelle voiture, elle pouvait toujours rêver...
Une demi-heure qu'elle roulait en direction de Valenciennes. La pluie ne faiblissait pas. Au loin, elle aperçut enfin les lumières d'un périmètre de sécurité. Elle s'approcha encore. Des pompiers et des gendarmes, trempés comme des gardiens de phare. Derrière eux, deux véhicules encastrés, œuvre de gomme et de métal plissé.
Lucie se gara sur le bas-côté, derrière une autre voiture, et boutonna son caban jusqu'au cou. Elle récupéra une lampe dans son coffre et un K-way qu'elle déploya au-dessus d'elle. Elle se dirigea en courant vers un pompier.
— Lucie Henebelle ! Police judiciaire de Lille !
L'homme tendit le bras en direction de la forêt.
— Par là ! cria-t-il. En face, à trois cents mètres ! Il y a un collègue à vous !
— Et l'accident ? Que s'est-il passé ?
— Une branche, sur la route ! Véhicules en choc frontal ! On désincarcère encore !
— Des morts ?
— Deux! Je vous laisse! On n'a jamais vu un temps pareil ! On est débordés depuis hier !
Lucie enfila son K-way. Une dizaine de personnes s'activaient, d'autres, quelques mètres plus loin, observaient. Silhouettes sombres enfoncées dans la nuit. Il en fallait toujours, à proximité des accidents. Des consommateurs de morbidité, venus de nulle part.
À la lueur de sa lampe, elle s'engagea sur un chemin boueux à travers les arbres. Que faisait-elle là, loin de ses gamines ? Tout était allé si vite.
Elle pensa au calvaire qu'avait dû vivre Manon, paumée, incapable de se repérer, avec cette seule phrase au creux de sa main : « Pr de retour ». Peut-être de l'automutilation. Pour se forcer à fuir. Et comprendre la raison de cette fuite.
Lorsqu'elle parvint au refuge, ses rangers et son jean étaient noirs de boue. Greux discutait avec deux gendarmes en uniforme, à l'abri sous le porche de la cabane. Lucie les salua en retirant son K-way. Elle secoua ses cheveux et tenta de s'égoutter au mieux.
— Attention où vous mettez les pieds, la prévint l'un des gendarmes au moment où elle poussait la porte.
À peine pénétra-t-elle à l'intérieur qu'elle aperçut comme une mer ondoyante, jaune et rouge. Elle s'immobilisa.
— Des allumettes, fit Greux qui la suivait, une puissante torche à batterie à la main. Je ne pense pas en avoir utilisé autant dans toute ma vie de fumeur.
Les petits morceaux de bois tapissaient les trois quarts de la surface du sol. Combien y en avait-il ? Des milliers ?
Dans un angle de la pièce, Lucie repéra des cordes. Elle releva la tête. Sur le mur de gauche, cette phrase peinte en rouge, avec une substance qui ressemblait à du sang : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. »
Lucie remarqua des traînées de boue sur le côté.
— Ce sont eux qui ont piétiné ? murmura-t-elle.
— Bah ouais, répliqua le major. Ils ont débarqué un peu avant nous, mais ça va, ils ont fait gaffe, ils ont pas trop pourri l'endroit. La scène est intacte.
— Et toi ? Tu es venu seul ?
— Vous avez pas vu Adamkewisch sur la route ? Il est resté près de l'accident. Il y a deux morts, il essaie de voir s'il n'y a pas de rapport avec tout ce bordel... Même si c'est improbable... Enfin, vous le connaissez, toujours à fourrer son nez partout...
Greux se moucha et demanda :
— Vous pouvez enfin m'expliquer ce qu'il se passe ? C'est qui, cette Manon Moinet qui croit dur comme fer sa mère vivante alors qu'elle est morte depuis des plombes ?
La jeune femme résuma la situation à son collègue. L'errance de Manon. Les urgences. L'amnésie.
— Ça, c'est une sale histoire, conclut Greux en lissant sa moustache.
Lucie agita son portable entre ses doigts, les lèvres serrées. Son jean mouillé lui collait à la peau. Une sensation très désagréable.
— Bon... Il faut figer la scène. J'appelle l'astreinte du LPS[5]. Qu'ils nous envoient une équipe pour les prélèvements primaires, en attendant qu'il fasse plus clair.
— Vous êtes sûre ? Les IJ[6] n'aiment pas trop qu'on les dérange la nuit. On n'a pas de corps.
— La séquestration est punissable d'au moins vingt ans d'emprisonnement, alors ces messieurs, crois-moi qu'on va les déranger. Et t'as vu la tronche du message ? Tu as un appareil photo ? Des rubans PN ? Des gants en latex ? J'aimerais regarder de plus près.
— Bah non, j'me promène pas avec la tenue de lapin blanc sur moi.
— Et dans le coffre ?
— On a bien quelques bricoles...
— Un aller-retour sous l'orage, ça te tente ?
— On appellerait pas Adamkewisch ? Il est à proximité !
— Non. Je préfère qu'il continue là-bas. Tu ne voudrais quand même pas que j'y aille moi-même ? La galanterie, t'en fais quoi ?
Greux bougonna, boutonna son duffle-coat et disparut dans le déluge.
Lucie ausculta la serrure et considéra les gendarmes qui grillaient une cigarette à l'abri. L'un d'eux propulsa d'une pichenette une allumette consumée.
— Évitez de contaminer l'endroit ! râla-t-elle. Il faut préserver la scène au maximum ! Vous le savez bien, non ?
— La PJ lilloise en pleine action ! lâcha le plus ventru en se retournant. Vous avez vu l'ombre d'un cadavre, vous ? Encore un délire de jeunes, à tous les coups ! Ou des écolos, ils en sont bien capables ! Ils sont un poil nerveux ces derniers temps ! Eux et les chasseurs, vous savez...
Il haussa les épaules, avant de continuer :
— Passez-moi l'expression, mais je comprends pas bien ce que les Lillois viennent foutre dans notre patelin pour des tags et des allumettes dans une cabane paumée ! On nous fait moisir ici ! On nous empêche de faire notre boulot alors qu'on a un accident sur les bras, et avec ce temps ça risque de pas être le seul !
Lucie ne répliqua pas. Elle choisit d'adopter un ton plus conciliant.
— Ce refuge est tout le temps ouvert ?
— Oui. De toute façon, y a rien à voler, rien à démolir. C'est qu'un vulgaire abri. Un toit, un plancher, quatre murs.
— Et la clé ? La clé de cette porte ? Où se trouve- t-elle ?
— Ah ! Ah ! Vous réfléchissez déjà à ce message ? « Ramène la clé » ? Vous chômez pas, vous ! Qu'est- ce que j'en sais ? Faudrait peut-être passer à la mairie. Mais attention, pas avant 9 heures demain matin. Sinon, ce sera fermé.
Son collègue esquissa un sourire et tira de nouveau sur sa cigarette.
Lucie comprit qu'il était inutile d'insister. Elle observa attentivement le sol autour de la cabane. Boue, eau, mélasse. Avec ce qui tombait, aucune chance de prélever la moindre empreinte.
Elle promena son regard sur les arbres alentour. Un ravisseur. Un abri isolé, inoccupé. Un message d'avertissement, incompréhensible. Une énigme tordue. Des signes annonciateurs d'un sacré boxon.
Le Professeur... Un dossier géré par Paris, dont elle connaissait à peine plus que ce qu'en avaient dit les médias : un tueur à l'esprit particulièrement retors. Imprévisible. Et jamais interpellé.
Presque quatre ans... Comment l'auteur de six meurtres aurait-il pu s'interrompre et se mettre en veille si longtemps ? À de très rares exceptions près, jamais les tueurs en série n'agissaient de la sorte. Leurs pulsions, leurs fantasmes les en empêchaient. Ils devaient tuer, répéter leurs crimes, sans cesse. Elle regretta amèrement de ne pas avoir eu accès à plus d'informations sur cet assassin.
Quand Greux réapparut, hors d'haleine, Lucie ôta ses chaussures, ses chaussettes, et sous le regard amusé des gendarmes, enfonça ses pieds mouillés dans des sachets plastique avant d'enfiler une paire de gants en latex. Elle regagna l'intérieur du refuge, bientôt suivie par son collègue, et mitrailla la pièce de photos. Puis, en prenant soin de ne pas déplacer trop d'allumettes sur son passage, elle s'approcha des morceaux de corde.
— Des traces de sang... Manon avait la main tailladée... Vu la longueur des liens, son ravisseur a dû la ligoter des pieds à la tête. Les extrémités sont brûlées pour éviter que le nylon s'effiloche, donc ils n'ont pas été coupés.
— Elle se serait détachée comment, alors ?
— Je ne vois pas de nœuds... Quand on se détache, il reste toujours des nœuds. Le nylon enroulé garde une forme particulière, non ?
— Peut-être, oui. J'suis pas expert dans les jeux sadomaso.
— L'autre truc étonnant, c'est que les liens sont tous regroupés au même endroit. Presque rangés... Il faudra vérifier dehors, mais a priori, je ne vois pas de bâillon...
— Bah... Il n'y avait pas grand risque qu'on l'entende. On peut pas dire que ce soit la foule dans le coin. En plus, il pleuvait comme vache qui pisse.
— Ouais... Ou alors, elle était inconsciente...
Elle observa les murs un à un, avec une attention chirurgicale.
— Le type avait dû repérer l'endroit pour s'assurer qu'il ne serait pas dérangé durant la mise en place de son « effet »...
— Un gars du coin ?
— Pas forcément.
Elle réfléchit à voix haute :
— Il l'amène ici ligotée et inconsciente. Il la pose dans l'angle et défait ses nœuds, inscrit son avertissement sur le mur, répand ces kilos d'allumettes, avant de disparaître. À son réveil, Manon n'a plus qu'à s'évader, abandonnée à son amnésie.
— Vachement logique... Enlever quelqu'un pour le laisser fuir ensuite...
Sans répondre, Lucie se pencha vers les allumettes.
— Il s'est peut-être juste servi d'elle pour nous orienter ici et nous délivrer son message. Une personne incapable de se souvenir de son visage. Ce qui implique qu'il la connaissait, de près ou de loin... Ou alors, il a eu accès à son dossier médical. Puis il y a ces étranges cicatrices... Peut-être que...
« La voilà repartie dans son trip... » se dit Greux en soupirant.