Il se retourna. Pouvait-elle voir qu'il tremblait ?

— J'ai... J'ai cours dans... dans à peine une heure, s'excusa-t-il, la main sur la poignée. Faut... absolument que j'y aille. Désolé...

— Mais attends, je vais te payer... Dis-moi au moins si ça s'est bien passé !

— Tout s'est très bien passé. Elles ne se sont pas réveillées, je me suis même demandé si elles n'étaient pas mortes... Pour l'argent, on verra ça une autre fois.

Et il disparut si vite que Lucie n'eut même pas le temps de le remercier. Drôle de mec.

La jeune femme, exténuée, aurait volontiers plongé directement sous ses draps, mais restaient deux choses

à régler. Primo, une douche d'enfer. Secundo, les jumelles. On était mercredi, pas d'école. 7 h 30. Maud devait déjà être réveillée depuis longtemps. Lucie l'appela et lui demanda si elle pouvait venir chercher les petites à l'appartement. Par bonheur, elle accepta. Un trésor, cette nounou.

La douche. Le contact de l'eau chaude sur sa peau. Elle souffla longuement, apaisée... avant de se mettre à éternuer. Si elle n'attrapait pas un rhume, c'était à n'y rien comprendre. Peu à peu, des nuages de vapeur autour d'elle... Elle remonta ses doigts sur l'arrière de son crâne. Sa cicatrice... Elle ne put s'empêcher de repenser aux scarifications, à Manon.

Les cheveux noués dans une serviette, Lucie fit quelques gestes pour s'étirer et grimaça de douleur. Sa jambe. Bilan de la nuit ? Bosse sur la tête, mollet enflammé, suture à l'arcade sourcilière. Le cap de la trentaine n'était pas seulement symbolique. Elle vieillissait, la vieille ! Sans oublier ces blessures aux doigts. Quatre lettres qui pouvaient se déverser dans son organisme avec la violence d'un cauchemar.

Elle eut soudain très froid. Et si sa vie dépendait subitement du résultat d'une analyse sanguine ? Et si on lui annonçait que...

Trop d'interrogations. Manon... Son enlèvement... Tous ces mystères autour de la mémoire... Le Professeur. ..

Elle se força à chasser ce brouillard de son esprit. Pour le moment, il y avait une autre priorité. Réveiller les petites. Redécouvrir leurs yeux, étoiles de bonheur infini. C'est dans les choses les plus simples que l'existence reprend un sens. Longuement, dans le canapé, elles s'échangèrent leur chaleur, leur tendresse, dans un câlin plein d'amour. Elles formaient une vraie famille, même sans homme. Qui en avait besoin, ici ? Pourquoi encore souffrir ?

— Tu t'es fait bobo maman ?

Juliette. La plus réactive. À cent pour cent à peine l'œil ouvert. Portrait craché de sa mère. Clara, elle, s'étirait lentement. Une chrysalide fragile.

— Maman s'est cognée, répondit Lucie en tentant de cacher son trouble.

Juliette repoussa sa sœur pour se coller contre sa mère.

— Juliette ! Je ne veux pas que tu pousses ta sœur !

Lucie l'empoigna. Elle se rappela la remarque de

Manon, dans la Ford, à propos de la jumelle dominante.

— Ne recommence plus jamais ça, d'accord ?

Juliette se replia sur le côté. Elle connaissait sur le

bout des fesses les colères foudroyantes de sa mère. Mieux valait ne pas insister.

Lucie les enlaça toutes les deux et embrassa Clara sur la bouche. Elle aurait tant aimé pouvoir être plus présente auprès d'elles, les voir grandir sous son aile protectrice. Mais avait-elle vraiment le choix ? Il fallait bien remplir les estomacs. Flic... Son métier, sa vie. Elle ne savait rien faire d'autre. Elle avait quitté les études et le foyer familial si jeune pour plonger dans cet univers de mecs et de sang...

La jeune mère usa ses dernières forces à leur verser leur lait chocolaté, les laver, les habiller, nouer leurs chaussures, préparer leur sac, y glisser leur doudou, leurs chaussons, des bonbons, des briquettes de jus d'orange et de compote. Des gestes tendres qu'elle répétait chaque jour avec simplicité.

Un dernier gros bisou, avant que la nourrice arrive et les embarque, sans traîner. Toujours une déchirure de les voir s'éloigner ainsi, leur petit sac au dos. Juliette devant, Clara derrière. Un jour, elles s'envoleraient pour de bon, comme leur père biologique l'avait fait. Et il serait trop tard pour rattraper tout ce temps perdu.

Elle s'effondra dans son lit, après avoir réglé son réveil sur 11 heures. Sa première nuit blanche depuis longtemps. Et quelle nuit ! Les allers-retours entre chez elle, la résidence, le CHR, Raismes, Hem, Roeux... Combien de kilomètres en une soirée ? Trois cents ? Sous la tempête, à escalader, déraper, recevoir des coups, dont un par Manon en personne. Manon... Son handicap était tellement difficile à appréhender. À admettre, même. Dire que quand elle se réveillerait, tout repartirait de zéro, Et toujours la même solitude, le même vide effrayant. Ne pas connaître la date du jour, ce qu'il s'est passé la veille, ce qu'il se passera le lendemain. Y avait-il la guerre, quelque part ? Des gens mouraient-ils encore de faim ? Ne pas savoir de quels événements se gonflait l'Histoire, depuis que son histoire à elle s'était arrêtée... D'un geste mécanique, Manon ouvrirait son N-Tech, observerait les photos - celles de Lucie, de la maison hantée, des décimales de n -, écouterait les enregistrements et lirait ses notes. Qu'en résulterait-il ? L'impression d'avoir écouté une histoire ? Un apprentissage d'événements bruts sans liens entre eux, sans référents ? Un « Berlin est la capitale de l'Allemagne » ?

Lucie n'abandonnerait pas Manon, elle l'avait promis.

Dans une mélodie reposante, la pluie frappait contre le volet roulant. Les mains croisées sur la poitrine, elle respira lentement. Impossible de s'endormir.

Bien plus tard, sous ses paupières, se mirent à défiler des images, des flashes à la puissance destructrice. Des successions de chiffres. Des éclats de scalpel. Un crâne parsemé d'îlots de peau croûteuse. Dans ses oreilles, le crissement d'une craie sur une ardoise. Des pleurs, les siens. Odeurs bizarres. Cellules en nid- d'abeilles. Horreurs, aux portes de son inconscient. Cadavres, sang, morgue. Des ténèbres, rien que des ténèbres... Si seulement la cicatrice sous sa chevelure, comme les vieilles entailles sur ses mains, pouvaient disparaître...

Elle releva la tête, le front trempé, l'oreiller humide. À gauche, la petite armoire aux vitres teintées. Son contenu. L'origine de toute sa souffrance. Et de son incapacité à accepter le pire. Elle se détestait pour ça. Savoir analyser les autres, sans se comprendre soi- même. Peut-être pour cette raison qu'elle avait voulu devenir flic. Une fierté pour ses parents, pour elle un exutoire. Refouler les attaques insidieuses de l'esprit, par la violence de l'arme.

Enfin, cette fois, le sommeil fut plus fort que tout. Et, tandis qu'elle sombrait, ce mot, ce simple mot qu'elle traînait dans sa chair depuis si longtemps, qui avait changé sa perception du monde, pourri son adolescence, explosa une dernière fois sous son crâne. Ce mot, apparu comme un couperet au détour d'une chambre d'hôpital, à l'aube de ses seize ans. Douze lettres qui se matérialisaient aujourd'hui dans cette armoire aux vitres opaques.

Cannibalisme.

17.

Manon se relaxait dans son bain brûlant, les yeux mi-clos, la nuque posée sur une serviette en éponge légèrement humide et parfumée au monoï. Au-dessus de la baignoire hydromassante, une horloge indiquait l'heure, le jour, le mois, l'année. 10 h 25, le mercredi 25 avril 2007. Posé sur le rebord du lavabo en marbre, entre les savons, les crèmes et les huiles essentielles, le N-Tech récitait en boucle les diverses conversations de la nuit.

Des propos effrayants. Inimaginables.

Une histoire d'enlèvement, son propre enlèvement, raconté par un lieutenant de police aux boucles blondes, Lucie Henebelle.

Le regard grave, Manon considéra une nouvelle fois ses poignets, ses chevilles contusionnées, le pansement sur sa main. Le dernier enregistrement, un long monologue qu'elle venait de prononcer dans le salon - elle y avait cité l'heure et le lieu -, précisait qu'une enquête venait d'être déclenchée. Des dizaines de policiers sur le coup, avec un but commun : traquer le Professeur, revenu d'entre les morts. Après quatre ans de silence, il se réveillait enfin. Manon savait qu'elle attendait ce moment depuis longtemps, même si la conscience des jours qui s'égrènent lui échappait et que son « hier » à elle remontait à trois ans. Ce cambriolage dont elle n'avait aucun souvenir...

Lentement, les muscles relâchés, elle promena un gant de crin entre ses seins, puis sur son bassin barré de meurtrissures. Deux phrases qu'elle avait apprises par cœur, écrites en miroir : « Rejoins les fous, proche des Moines » et « Trouver la tombe d »... Pourquoi de telles inscriptions ? De quelle tombe s'agissait-il ? Quel secret cachaient ces cicatrices ?

L'enregistrement audio parla de Raismes. De l'abri de chasseurs. D'une fuite dans l'orage.

Comment avait-elle pu se retrouver en forêt, à cinquante kilomètres de Lille, sans son N-Tech ? Alors qu'elle ne s'en séparait jamais ? Ce malade était-il venu l'enlever chez elle ?

Elle observa autour d'elle, soudain mal à l'aise. Seule dans sa baignoire... Personne pour la défendre. N'importe qui pouvait pénétrer chez elle... lui faire du mal et repartir...

Elle se sentait si vulnérable... Avait-elle déjà croisé son ravisseur ? Rôdait-il tous les jours autour d'elle ? L'avait-il déjà touchée ? Elle donna un coup de poing furieux sur la surface de l'eau. Elle savait qu'elle ne saurait jamais.

Elle se détendit peu à peu. La succession des enregistrements audio, le calme, dans cette pièce où des enceintes intégrées dans les cloisons diffusaient des chants de canaris, lui permirent de se concentrer. Elle procéda à une esquisse mentale de sa nuit. L'aire visuelle de son cerveau se créa ses propres représentations spatiales, un peu à la façon d'un film qu'on imagine juste en l'écoutant, sans le voir. Ou de personnages que l'on bâtit selon ses propres envies, au fil des pages d'un roman.

Son kidnapping. Son errance dans Lille. Lucie Henebelle.

Lucie Henebelle... Un nom aux consonances familières. Éveillant comme un écho dans sa mémoire lointaine. Sa mémoire lointaine ? Non, impossible. Elle ne connaissait pas cette femme. Elle ne l'avait jamais connue.

Elle s'immergea plus profondément dans la baignoire, la bouche au ras de l'eau. Elle savait qu'à force d'écoute et de répétition, le ciment prendrait, cette fresque se fixerait dans sa mémoire épisodique. Elle se souviendrait des éléments essentiels de cette nuit-là. Mais une question la taraudait : ce passé synthétique dont elle se souviendrait était-il fidèle ou éloigné de la réalité ? Sans compter que le temps et les efforts qu'il lui faudrait pour apprendre tout cela la rendraient incapable d'intégrer d'autres événements, comme l'actualité, ses activités du jour, le déroulement « normal » de sa vie, tout simplement. Son existence se dessinait uniquement sur des choix ou des priorités.

Avait-elle vécu des périodes d'allégresse ? De douleur ? Certaines de ses amies « d'avant », Laurence, Corinne, s'étaient-elles mariées ? Était-elle allée leur rendre visite ? Était-elle encore seulement en contact avec elles ? Et les décès, les naissances, les baptêmes ? Tous ces détails traînaient sans doute dans un coin de son N-Tech, de son ordinateur, s'affichaient sur ses murs ou se cachaient dans des tiroirs. Peut-être même disposait-elle de photos, d'enregistrements, qu'elle n'avait pas eu le courage de mémoriser. Il y avait tant à assimiler, chaque jour, et si peu de temps pour le faire. Elle perdait tout. Même les mathématiques, sa chair spirituelle, s'effaçaient en partie de sa tête. Elle qui avait toujours aimé apprendre, rester cloisonnée à étudier... Transformée de Fourier, équation de Schrôdinger, théorie des grands nombres... Aujourd'hui elle n'était même pas fichue de connaître le jour de l'année. La cause ? Quelques neurones défaillants, dans un cerveau composé de milliards de connexions...

« Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage », récita le N-Tech. L'énigme abandonnée dans la maison hantée de Hem. Manon lâcha son gant. Comme toujours avec le Professeur, il devait y avoir une indication dans la phrase elle-même. Un indice, une piste à suivre. Un truc balèze, genre anagramme ou rébus. « Si tu m l'r »... Remplacer un « r » par un « m » ? Elle se promit d'en venir à bout. « Grâce » à son amnésie, elle pouvait s'acharner à la besogne, réaliser une infinité de fois la même action sans jamais se lasser.

Traquer. Toujours traquer. Ne jamais s'arrêter. Sa raison de vivre.

L'eau était devenue froide. 10 h 50. Combien de temps était-elle restée dans la baignoire ? Elle secoua la tête. Rien à enregistrer dans son N-Tech, pas de trouvaille extraordinaire durant ce moment de tranquillité. Bientôt, elle aurait oublié ce bain, et tout ce qu'elle venait de se dire. Un nouveau pan de son existence qui se volatiliserait.

Elle se rinça sous le jet, sortit, et cocha dans son organiseur qu'elle venait de faire sa toilette.

En face d'elle, des piles de vêtements. Manon préparait toujours ses habits le dimanche soir, et les glissait dans de petits casiers sur lesquels étaient indiqués les jours de la semaine. Un système de rotation, basé sur des étiquettes portant un descriptif des tenues qu'elle adaptait ensuite en fonction de la météo, lui permettait de varier son aspect vestimentaire. Ne pas enfiler, tous les mardis, la même robe bleue avec le même chemisier blanc. Et ainsi éviter de ressembler à un automate.

Des papiers, des notes, des Post-it, des photos et des éphémérides, on en trouvait partout. Sur la machine à laver, les miroirs, dans ses poches, sur les murs, tables de chevet, armoires. Des horaires, des tâches à effectuer.

Quel jour était-on, déjà ? Elle regarda encore l'horloge. Mercredi... Le 25 avril. Quelle météo ? Un œil sur le baromètre. Orage. Humidité affolante. Dans le compartiment approprié, elle découvrit son tailleur beige, son chemisier blanc et ses escarpins Jimmy Choo. Une tenue sophistiquée... À quand remontait l'achat de ces habits ? Deux mois, six mois, un an ? Étaient-ils démodés ? Non, sûrement pas. Manon avait toujours aimé la coquetterie, même sur les bancs de Math sup, dans ces lieux sans âme où les filles ressemblent à des mecs à cheveux longs. Différente avant. Et différente aujourd'hui. Si différente...

Elle ajusta correctement son tailleur, admira sa taille fine dans la glace, de face, puis de profil. Elle se trouvait jolie. Faisait-elle des régimes ? Courait-elle encore aussi souvent et aussi rapidement qu'avant ? Se voyait-elle vieillir ? Impossible de le savoir, sauf à fouiller dans son N-Tech... Là où se déroulait le ruban de sa vie, heure par heure. Mais la question perdait alors toute sa spontanéité. Et elle en avait marre de fouiller. Toujours fouiller.

Elle se parfuma délicatement. Le flacon au verre sculpté se trouvait toujours à gauche, en troisième position après la brosse à cheveux et la crème antirides.

Se brosser les cheveux, se passer la crème antirides, se parfumer.

Vu sa tenue, elle devait avoir un rendez-vous, MemoryNode probablement. Elle avait sûrement déjà consulté son agenda pour vérifier son programme de la journée, mais si elle traînait encore ici, c'est qu'il ne devait pas y avoir d'urgence ce matin... De toute façon, le N-Tech biperait quand il faudrait. Il saurait lui « dire » ce qu'il fallait faire. Manger, nourrir le chien, sortir les poubelles ou aller chercher le courrier.

Scotchée sur la porte de la salle de bains, une liste plastifiée de vérifications à accomplir :

« 1. TOUTE cette liste a-t-elle bien été dressée avec TON écriture ?

2. As-tu vidé l'eau, rincé la baignoire ?

3. As-tu débranché tous les appareils électriques ?

4. Es-tu correctement habillée, coiffée, parfumée ? Regarde-toi une dernière fois dans le miroir.

5. Ton N-Tech, à ta ceinture...

6. Tu peux sortir. Et bonne journée ! »

« Merci », se répondit-elle après un contrôle scrupuleux de chaque point.

Elle sursauta en entrant dans le salon. Frédéric apparut derrière elle, la chemise froissée, les yeux rouges et les veines saillantes. Myrthe, le labrador de Manon à l'épais pelage sable, vint se frotter contre lui.

— Frédéric ? Bon sang, que fais-tu là ? J'ai horreur quand tu rentres sans prévenir !

— Tu me l'as déjà dit avant d'aller prendre ton bain... Mais je te signale que c'est toi qui m'as laissé entrer...

Il bâilla, avant de continuer :

— Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, avec ce qu'il t'est arrivé...

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Il soupira et caressa le labrador. Se taire ou parler ? Après tout, cela revenait au même.

— L'enlèvement, le Professeur, la police...

Ces mots-clés - des amorces - activèrent chez Manon l'ensemble de ses souvenirs, encore fragiles. Elle perçut une ébauche très floue, en pointillé, de sa nuit. Comme un panneau routier que l'on distinguerait au loin, dans la brume, sans jamais pouvoir le lire.

Frédéric releva la tête et se plaqua les cheveux vers l'arrière.

— Les flics m'ont interrogé. Sur toi, ton emploi du temps, tes connaissances. Ils... m'ont demandé de te convaincre de... me prêter ton N-Tech. Nous pensons que tu as été enlevée ici, chez nous. Ils sont convaincus que ton organiseur pourrait renfermer des informations intéressantes, sur les personnes que tu connais ou tes rencontres de ces derniers jours.

Manon se recula instinctivement. Derrière elle, un téléphone avec un calepin et un stylo à proximité, une vieille télévision sans lecteur de DVD, une pile de modes d'emploi - chaîne hi-fi, logiciels d'entraînement cérébral, jeu d'échecs électronique -, une bibliothèque où les livres laissaient place à des CD de musique. Schubert, Vivaldi, Fauré, des sonates, des symphonies, des requiem dont les sons la pénétraient bien au-delà de la chair.

— Hors de question ! Ils n'en ont pas le droit ! Personne ne touche à mon N-Tech ! Ce serait comme... un viol !

— Tu as raison, ils n'en ont pas le droit... Mais...

— N'insiste pas !

Frédéric changea de sujet.

— Tu devrais aller te coucher, tu n'as pas dormi de la nuit. Pas de MemoryNode ni de sortie aujourd'hui, d'accord ?

Manon se dirigea vers la cuisine sans répondre. Frédéric la suivit. Elle ouvrit le réfrigérateur. Fruits à gauche, légumes à droite, yaourts classés par date de péremption. Là aussi, des messages, des étiquettes, des compartiments, des horaires de repas. Hors de question de manger en permanence la même nourriture. Elle se servit un grand verre de jus d'orange, auquel elle rajouta du sucre, par réflexe. Le glucose, carburant de la mémoire... Puis elle avala un comprimé de vitamine C.

— Non, je n'irai pas me coucher maintenant, et arrête de me dicter ma vie, d'accord ?

Elle regarda son emploi du temps de la journée dans son organiseur.

— Rendez-vous avec un journaliste de La Voix du Nord à 15 heures pour Memory Node, puis ma sieste à Swynghedauw à 16 heures, ensuite on a le groupe de travail à 17 heures, avec le docteur Vandenbusche. Tu vois ? Comment veux-tu que je dorme ? Il faut que je progresse ! Nous avançons bien tu sais... Dis, tu sais ?

Frédéric écarta discrètement les rideaux et constata que la 306 blanche des deux plantons au bout de l'impasse n'avait pas bougé.

— Tu te mets en danger en t'exposant comme ça ! Il t'a kidnappée, et il recommencera ! J'ai entendu ces conversations enregistrées ! Ces énigmes, ces décimales de 71, peintes... dans la maison hantée de Hem.

Il réfléchit quelques secondes.

— Tu... Tu ne dois pas essayer de les apprendre, efface-les, tu te fais du mal pour rien ! On va soigner ta main. Laisse ces traces sur tes poignets disparaître, et... oublie ces horreurs... Je t'en prie !

Manon consulta de nouveau son N-Tech, les mots- clés, le résumé de sa nuit. Puis elle le posa devant elle, sur la table, après avoir verrouillé l'accès aux informations par un mot de passe.

— Pourquoi tu le verrouilles toujours ? s'énerva Frédéric. Tu as confiance en moi, alors pourquoi tu le verrouilles ? Ces simagrées ne riment à rien !

Elle éluda en partie la question.

— Ce N-Tech, c'est ma vie. Tu comprends ? Si je perds son contenu, je perds tout. J'ai déjà réussi à retenir quelques éléments de ce qui s'est passé cette nuit, Frédéric. Pourquoi tu tiens tant à ce que je les oublie ?

Il leva les bras au ciel.

— Mais pour te protéger, bon sang ! Comme je le fais depuis le début ! Pourquoi penses-tu que nous soyons venus ici, à Lille ? Pourquoi je t'aurais éloignée de maman, si ce n'est pour te mettre en sécurité et m'occuper de toi ? Tu crois traquer le Professeur, mais tu tournes en rond ! Comment veux-tu avancer avec ton amnésie ?

— Arrête !

— C'est cette campagne qui a ramené ce malade et provoqué ton rapt, j'en suis certain ! Ta photo, placardée dans toute la France ! Nous étions bien, ici, tous les deux... Comment veux-tu que je te protège à présent, avec toute cette publicité ?

— Me protéger ? Tu ne comprends donc pas le but de tout ceci? Ce qui m'a poussée à... m'investir autant pour MemoryNode ?

— Non. Qu'y a-t-il à comprendre ?

Le N-Tech sonna trois fois d'affilée, deux longues et une brève. Un dispositif simple, identique au morse, qu'elle avait mis en place : une action associée à chaque combinaison de sons. Et celle-ci signifiait : « Donner à manger à Myrthe. » Manon alla chercher des croquettes et les versa dans une gamelle, à l'intérieur de laquelle était indiqué, au marqueur : « 11 h 30 et 19 h 00 ». Le sac était presque vide. Dans sa liste de courses électronique, elle cocha la case « croquettes pour Myrthe ».

Puis elle se retourna, les poings serrés le long de son corps.

— Ce qu'il y a à comprendre ? Tu veux que je te le dise ? Ce programme, cette exposition médiatique, je les ai souhaités plus que tout au monde. Et j'ai enfin obtenu ce que je désirais !

Frédéric bondit comme un chat.

— C'est pas vrai ! Ne me dis pas que toute cette volonté que tu déploies pour progresser, c'est pour...

Manon se mit à crier :

— Oui, je me suis exposée ! Parce que je veux le forcer à s'exposer lui aussi. Son retour ! Je veux son retour !

Frédéric la dévisageait, complètement ahuri. Il avait peine à réaliser à quel point Vandenbusche et lui- même s'étaient fait bluffer, comment Manon avait poursuivi pendant tout ce temps, malgré son handicap, un but complètement fou et suicidaire.

Il reprit enfin, criant plus fort encore que sa sœur :

— Et tu crois que tu arriveras à l'affronter seule ? Mais c'est stupide ! Il t'a enlevée, il aurait pu te tuer !

D'un pas décidé, Manon sortit de la cuisine, traversa le salon, un long couloir, et se dirigea vers une lourde porte de métal, une porte blindée. Elle consulta son N-Tech, puis, la main sur un pavé numérique, elle tapa un code à quatre chiffres. Un bip, et la porte s'ouvrit.

Un bureau, une chaise, un ordinateur, quatre murs...

Quatre murs de béton, sans fenêtre, tapissés de feuilles blanches, vertes, orange, rouges, du sol au plafond. Une couleur suivant l'importance du fait. Un réseau complexe d'indications, l'étalement de toute une vie sur feuillets avec, en permanence, ce même souci : le temps. Une horloge au-dessus de la porte battait les secondes dans un tic-tac entêtant.

Sur le mur de gauche où l'on ne distinguait plus un centimètre carré de libre : le passé. Des espaces réservés aux faits de société, politiques, familiaux, professionnels. Le tsunami du 26 décembre 2004, les attentats du 7 juillet 2005 à Londres, George W. Bush président des États-Unis. On y lisait aussi la création, puis l'évolution du programme MemoryNode depuis 2005. Des noms, des adresses, des clichés enchevêtrés, des dates, des événements personnels. L'écriture de Manon, toujours. Parfois des mots en latin, émaillés de chiffres. Un moyen sommaire de crypter son texte, de le rendre incompréhensible pour les autres. Car, un an avant l'utilisation systématique du N-Tech, son amnésie la forçait à exposer par écrit certains éléments de son intimité. Problèmes médicaux, bilans neurologiques...

Sur la paroi opposée : le futur. Un axe horizontal, l'axe chronologique, la divisait en deux. Aujourd'hui, demain, cette semaine, la semaine prochaine, ce mois- ci, cette année. Des feuilles, qu'elle pouvait ôter et remplacer par d'autres comme les pièces d'un puzzle. Le seul moyen pour elle d'appréhender l'avenir. Par papiers interposés.

Le troisième mur concernait les mathématiques. Des formules, des équations, des chiffres, partout. Ne pas perdre les acquis, entraîner la mémoire procédurale, celle qui sait compter, calculer, jouer aux échecs ou nager. Également, dans l'angle, un coffre-fort à combinaison.

Quant au dernier pan, il était réservé au Professeur, avec des notes entièrement codées, des schémas, une carte de France percée de punaises, des photos des victimes. Parmi celles-ci, le cadavre de sa sœur.

Une méthode d'avant le N-Tech, fastidieuse, gourmande en espace, qu'elle continuait néanmoins à mettre à jour, sans réelle nécessité. Mais elle aimait cet endroit. L'occasion pour elle de se retrouver.

Sous le bureau, des cahiers entassés renfermaient des tranches de sa vie, à présent classées comme des dossiers administratifs. Son passé se résumait à des mots sur des pages blanches.

Manon alluma son PC. Elle synchronisa son N-Tech avec l'unité centrale de son ordinateur et recopia sur une feuille rouge la dernière énigme du Professeur : « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage ». Puis elle la punaisa à un endroit très précis, à l'extrémité droite de sa mémoire murale.

La jeune femme se retourna vers la porte restée ouverte. Frédéric.

— Non ! N'entre pas ici ! lui dit-elle. C'est chez moi ! Dans ma tête ! J'ai besoin de réfléchir à ce qu'il m'est arrivé !

Frédéric pénétra quand même dans la pièce, l'air dépité.

— Tu tiens vraiment à ce que je te mette dehors et que je m'enferme ! continua-t-elle.

— Tu me dis cela à chaque fois... Ton univers, ce qu'il y a à l'intérieur de toi, et patati, et patata... Tu crois que je ne connais pas chacune de tes notes ? Chacun de ces bouts de papier ? Bon sang, Manon, je viens ici presque tous les jours ! Et je t'aide à tout organiser ! À préparer chacun de tes lendemains !

Manon se rongeait les ongles, sans l'écouter.

— Le Professeur s'est enfin réveillé. Je sais que je peux trouver la faille. La raison des spirales.

— Les spirales, ça recommence ! Mais elles ne t'ont jamais menée nulle part, tes spirales ! Pas plus que tes cicatrices ! Tu ne comprends pas que cette nuit, tu aurais pu y rester ! Qu'il rôde dans notre ville ! Que si tu ne te protèges pas, il peut te tuer quand il veut !

Elle se crispa.

— Mais il ne l'a pas fait. Il ne m'a pas tuée. Pourquoi, je n'en sais rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il reviendra vers moi, et je l'attendrai ! Oui, je l'attendrai !

Frédéric s'avança vers elle, furieux.

— Tu l'attendras? Mais sans ton N-Tech, tu n'es même pas capable de te rappeler ce que tu viens de manger ! N'importe qui peut te rouler dans la farine, et toi, tu prétends lutter contre un boucher qui a massacré sept personnes, et qui joue avec la police depuis quatre ans ?

Manon se prit la tête dans les mains. Plus rien n'existait autour d'elle.

— Je détenais la solution, j'en suis persuadée...

Elle fit glisser son chemisier sur son épaule et

effleura le tatouage du coquillage.

— La spirale du nautile, la tombe, les Moines... Tout est là, sur mon corps... Comme une carte au trésor...

— Sauf qu'il ne s'agit pas d'un jeu, bordel !

Manon pianota sur le clavier de son ordinateur, puis

ajouta :

— Les policiers sont enfin revenus sur le coup. Des policiers intègres. Des dizaines et des dizaines de policiers. Ils vont m'aider, je vais les aider. Cette...

Une photo s'afficha à l'écran.

—... Lucie Henebelle... C'est elle qu'il me fallait. Elle m'a promis. Oui, elle m'a promis. Crois-moi, cette fois, le Professeur ne nous échappera pas. Je vais le tuer pour ce qu'il a fait à Karine. De mes propres mains.

Frédéric arracha le N-Tech de son support. Il le leva au-dessus de lui, prêt à le fracasser.

— Vas-y, essaie, ricana Manon. Je sauvegarde régulièrement son contenu sur un serveur, protégé par mot de passe. On ne pourra pas m'effacer ni me trafiquer la mémoire ! Jamais !

Il reposa l'engin et sortit en arrachant violemment l'énigme du Professeur qu'elle venait de punaiser.

— Tout cela te tuera ! lui dit-il en se retournant. Je ne pourrai pas veiller sur toi indéfiniment !

Il rabattit la lourde porte de métal, qui se verrouilla automatiquement.

Une fois seule, Manon recopia de nouveau patiemment le message et retourna l'accrocher au même endroit sur le mur avec une punaise rouge. Elle s'assit ensuite par terre, au centre de la pièce, l'œil rivé sur les clichés des six précédentes victimes. François Duval... Julie Fernando... Caroline Turdent... Jean-Paul Grunfeld... Jacques Taillerand... Et sa sœur... Karine... Redécouvrir, perpétuellement, la violence des crimes. Tant de ténèbres nécessaires à entretenir le feu de sa rage.

Elle resta là, sans bouger, à écouter les enregistrements, à apprendre, face au visage de Lucie, sur l'ordinateur.

À midi, son N-Tech sonna. Elle s'en empara et consulta l'écran. Elle fronça les sourcils. Il ne s'agissait pas d'une tâche quotidienne à accomplir, mais d'une alarme programmée, dissimulée dans le système, et qui s'activait brusquement. Une information datant du 1er mars 2007. Saisie voilà presque deux mois. Deux mois ?

Manon entra son code. Un message apparut : « Va voir au-dessus de l'armoire de la chambre. Prends l'arme, et arrange-toi pour ne jamais t'en séparer. Jamais. »

Elle se leva, intriguée. Elle seule avait pu programmer ce message. Mais pourquoi le faire apparaître seulement maintenant ? Et pourquoi l'avoir dissimulé ?

Elle sortit de la pièce, se rendit dans sa chambre, grimpa sur une chaise et chercha à l'aveugle au-dessus de l'armoire.

Le contact du cuir, dans sa main. Une ceinture. Puis quelque chose de froid.

Elle le tenait. Son cœur battait jusque dans sa gorge.

Un Beretta 92S, calibre 9 mm Parabellum.

Manon descendit de sa chaise, toute tremblante.

Comment connaissait-elle tous ces détails sur l'arme ? Où avait-elle bien pu se la procurer ?

Elle sortit le pistolet de son holster et l'empoigna plus fermement. Numéro de série limé. Le contact de la crosse lui parut familier. Elle ferma l'œil, tendit le bras, arma puis désarma le chien d'un geste assuré. Il était chargé, quinze balles. Elle pouvait tirer, là, maintenant. Elle savait comment s'en servir. Elle qui n'avait jamais tenu d'arme de sa vie !

«Prends l'arme, et arrange-toi pour ne jamais t'en séparer. Jamais. »

Manon ôta la veste de son tailleur, son chemisier, et enfila le holster. Le Beretta vint se caler contre son flanc gauche.

Mon Dieu, pensa-t-elle en réajustant ses vêtements. Qui es-tu, Manon Moinet ?

18.

Lucie peinait à émerger. Douche, café, rien n'y fit. Seul le mot « autopsie », abandonné sur son répondeur, la secoua définitivement. 11 h 42, elle n'avait pas entendu la sonnerie du téléphone, catastrophe !

Elle plongea dans des vêtements propres - jean, teeshirt, pull à col roulé -, attrapa son Sig Sauer et rejoignit sa Ford d'un pas rapide. L'heure était à l'accalmie, mais l'orage avait fait de nombreux dégâts. Vitres éclatées, arbres déracinés, toitures arrachées. Quant au ciel, il gardait la couleur lugubre d'une aile de grive.

Elle passa un coup de fil à Maud, la nourrice, pour échanger quelques mots tendres avec ses petites. Leur dire que ce soir, elles joueraient ensemble après le travail. En raccrochant, elle ressentit un pincement au cœur.

Quatre heures à peine après s'être couchée, Lucie débarqua de nouveau dans les sous-sols de l'hôpital Roger Salengro. À l'institut médico-légal, cette fois. Un antre de catelles blanches, de bacs à déchets et d'acier inoxydable. Elle détestait venir ici. Même si quelque part au fond d'elle-même, très loin dans les replis de son cerveau, s'ouvrait à chaque fois une petite lucarne dans laquelle elle ne pouvait s'empêcher de s'engouffrer.

L'exploration des chairs avait largement commencé. Corps ouvert en Y, des épaules au pubis, crâne scié, organes exposés sur des balances ou sur des plateaux. La vieille Renée Dubreuil était devenue un coffre ouvert, qu'un cambrioleur au masque vert et aux gants de latex poudrés avait brusquement forcé. Et dévalisé.

Lucie fit un signe à Kashmareck et à Salvini, officier de police technique et scientifique. Elle reconnut sur-le-champ le jeune légiste, Luc Villard, qui lui tournait pourtant le dos. En revanche, le quatrième homme, habillé d'un pull camionneur remonté jusqu'au cou, au visage aussi sec et tendu qu'une toile de jute, ne lui disait absolument rien.

— On dirait que j'arrive un peu tard, dit Lucie en étalant une crème mentholée sous ses narines, à disposition près de l'entrée.

— Ce n'est pas trop votre style de manquer une autopsie, rétorqua Villard en se retournant. Je crois que si vous deviez payer pour entrer ici, vous viendriez tout de même. Je me trompe ?

Lucie se mit à rougir.

— Faut pas exagérer. Je fais mon job, c'est tout.

Villard sortait tout juste de la faculté de médecine

Henri-Warembourg, à trois cents mètres de Salengro, après ses cinq ans d'études plus cinq autres de spécialisation en médecine légale. Arrogant, un brin dragueur, mais compétent. C'était le seul en tenue réglementaire : casaque chirurgicale, surbottes, pyjama de bloc, deux paires de gants, dont l'une anticoupures.

— Dommage, vous avez manqué le plus intéressant, ajouta-t-il, moqueur.

Kashmareck fit rapidement les présentations entre Lucie et l'inconnu au menton anguleux.

— Le lieutenant Turin nous arrive de Paris. Il bossait sur le dossier Professeur au moment des faits. Et il connaît bien Manon Moinet. Elle s'était rapprochée de lui et de l'enquête après le meurtre de sa sœur. Elle l'a aidé à comprendre les délires mathématiques du Professeur.

— Parce que les Parisiens reprennent l'enquête ? répliqua Lucie en saluant son collègue.

— S'il est vraiment question du Professeur, ce qui ne paraît plus réellement laisser de doute, alors ouais, en partie, répondit Turin.

Sa voix aussi était sèche, et plutôt celle d'un contre- ténor que d'un baryton. Il poursuivit :

— C'est l'antenne lilloise qui enquête, mais on centralise chez nous. J'interviens en soutien et comme coordinateur, puisque le dossier Professeur, c'est moi...

Lucie ne se sentait pas à l'aise face à ce gars de terrain, mal rasé, tranchant dans ses gestes. Elle se plaça néanmoins à ses côtés pour observer le cadavre. Immédiatement, elle sentit une fascination malsaine la gagner. Attirance morbide, aurait dit un psy. Elle détestait les psys. Et le morbide. Et pourtant... Impossible de s'en défaire, pire qu'une malédiction.

Inconsciemment, elle toucha l'arrière de son crâne. Sa longue cicatrice semi-circulaire. Alors, elle se rappela les fermes en nid-d'abeilles, les odeurs, le plafond écrasant, les membres déformés sous le verre des bocaux... Figés à jamais dans son esprit.

— Qu'est-ce que ça donne ? demanda-t-elle soudain sans quitter des yeux le corps ouvert sur la table.

Le légiste aux lunettes design, sans monture, se tourna vers le commandant.

— Je réexplique vite fait ? demanda-t-il.

— Allez-y, je vous en prie.

— Très bien. J'estime l'heure du décès entre 10 heures et 13 heures, hier, le 24 avril. La rigidité cadavérique était encore bien en place, avec néanmoins un léger début de putréfaction. Estimation renforcée par la température corporelle et la concentration en potassium dans l'humeur vitrée.

— Au moins une quinzaine d'heures avant l'ultimatum de 4heures laissé dans la cabane de chasseurs... releva Lucie. Il l'avait donc déjà tuée depuis longtemps au moment où nous avons retrouvé Manon Moi- net.

— Soit, riposta Turin. On en causera plus tard. Poursuivez, docteur.

— Partons du haut, si vous le voulez bien. Concernant le scalp, je n'aurais pas fait mieux. Incision précise au niveau de la zone occipitale, l'ensemble du cuir chevelu est alors venu d'une simple traction de l'arrière vers l'avant, comme une chaussette qu'on enlève. La technique n'a pas changé. On pratiquait déjà de cette façon au temps des Scythes, six ou sept siècles avant Jésus-Christ.

Il désigna le visage tuméfié.

— Suivons le circuit des éléments que son tortionnaire l'a forcée à ingérer. La muqueuse oculaire est légèrement cyanosée, ainsi que la langue qui, elle, est en plus lacérée de centaines de microcoupures. Ces coupures ont également endommagé le palais, le larynx, et on les retrouve aussi dans une partie du système digestif, de l'œsophage à l'estomac. Elles ont provoqué des hémorragies internes qui, à elles seules, suffisaient à la tuer.

Face à Salvini, Lucie se pencha au-dessus de la table aspirante, où s'écoulaient encore des fluides aussi noirs que la mûre. Elle fouilla des yeux l'intérieur de la carcasse. Le poitrail de la victime ressemblait à deux grandes lèvres figées, les côtes avaient été sciées de façon brutale. Un être humain, réduit à l'état de vallée organique.

Villard se décala, une tige télescopique à la main, et désigna les bassines derrière Lucie.

— Visez-moi cette rate. Totalement hypertrophiée, huit fois son volume normal. Le foie est congestif, rouge violacé, et le pancréas hémorragique, d'un autre rouge, plus foncé.

Autres bassines, autres organes. Le puzzle Dubreuil.

— Les reins aussi ont souffert. Congestion rénale bilatérale.

Le commandant Kashmareck ne cessait de promener ses doigts sous son menton, l'air à la fois grave et lointain, Salvini restait impassible, tandis que Turin s'était éloigné vers le fond de la pièce, pour s'adosser contre le mur carrelé, façon Dick Rivers en pose pour une photo rock. Il soupirait régulièrement, ses pupilles de fouine écrasées sur Lucie. Elle se sentait observée, jugée par cet inconnu monté de la capitale.

— Empoisonnement ? se hasarda-t-elle.

— Empoisonnement, ouais, embraya Turin en anticipant la réponse du légiste. J'ai déjà vu le même tableau, il y a quatre ans...

Il baissa les paupières, puis ajouta :

— Votre poison, c'est de la strychnine.

Villard n'appréciait pas qu'on lui vole la vedette. Il objecta, d'un ton sec :

— Cela reste à confirmer ! J'ai envoyé des prélèvements du contenu stomacal liquidien à la toxico. Le spectre de masse et la chromato devront valider votre hypothèse.

Il s'adressa à Lucie, en ôtant ses lunettes pour en nettoyer les verres.

— Je leur ai fait aussi parvenir des échantillons de sang, d'urine et de poils, à défaut de cheveux, pour la recherche de drogues ou de composés médicamenteux...

— À l'époque, on avait parlé d'empoisonnement à la mort-aux-rats, se rappela Lucie en considérant son collègue parisien.

— Déformation des médias... Il s'agissait bien de strychnine.

— Et cette strychnine, de quoi s'agit-il exactement ?

C'est Villard qui dégaina le plus rapidement.

— Vous n'avez jamais lu Agatha Christie ?

— Pas trop mon style.

— Vous devriez. Un poison très à la mode dans les années cinquante, car très facile à obtenir. La strychnine appartient au groupe des rodenticides, on l'utilise pour l'élimination des petits animaux sauvages dits nuisibles. Pour info, elle est transportée par les globules rouges et, après avoir quitté la circulation sanguine, se fixe au niveau rénal et hépatique. C'est là qu'elle se transforme et attaque le système nerveux. A forte dose, elle est mortelle. Vomissements, défécation, spasmes musculaires au bout de dix à vingt minutes, puis convulsions, avant l'asphyxie. Bien évidemment, on reste conscient jusqu'au bout, sinon ce ne serait pas drôle.

Il ôta sa double paire de gants.

— Et, je précède votre question, oui, on peut s'en procurer. Elle est interdite à la vente depuis peu et tous les mouvements de strychnine sont aujourd'hui contrôlés par les autorités phytosanitaires, mais les circuits détournés pour en obtenir sont nombreux. Officines, laboratoires, Internet, pays étrangers, ou, plus simplement, dans nos bonnes vieilles fermes, qui en ont encore des stocks inimaginables dans leurs granges.

— Et la strychnine aurait provoqué de telles lésions ? demanda Lucie. La langue, les lèvres sont quand même salement amochées...

Villard secoua négativement la tête et pointa du doigt une coupelle.

— Voici la bizarrerie qui fait la réelle originalité du crime, et qui laisse penser que nous avons affaire à un beau détraqué. J'ai retrouvé ce composé gris-noir en grosse quantité dans le système digestif, l'estomac notamment. Au départ, j'ai cru à du silex, qui aurait été cassé en éclats tranchants, de taille plus ou moins importante.

Le médecin en saisit un échantillon avec une pince.

Lucie s'approcha. Kashmareck et Salvini la suivirent, le visage irrévocablement fermé. Le commandant songeait aux conséquences de cette première nuit d'épouvante. Un tueur en série de retour. Ce qui portait leur nombre à deux, avec le « Chasseur de rousses ». Cela risquait de faire du bruit au ministère de l'Intérieur. Et de transformer leurs journées en un véritable enfer.

— Mais dans l'estomac, j'ai prélevé ce morceau plus gros que les autres, poursuivit le légiste.

Lucie fronça les sourcils.

— On dirait une...

— Spirale. Celle d'un fossile, apparemment. Je vais transmettre des scellés à un ami, au laboratoire de paléontologie et stratigraphie, à l'université Lille I.

Pierre Bolowski. Il possède les accréditations pour travailler avec la scientifique. En tout cas, ces éclats ont ravagé tout l'intérieur du corps, un peu comme si elle avait ingurgité des lames de bistouri. J'ose à peine imaginer sa souffrance. En plus, avec les vomissements, l'effet dévastateur des éclats tranchants a été renforcé... Mélangez des vêtements et des couteaux dans une machine à laver, mettez-la en marche, vous obtiendrez le même résultat.

— J'ai remarqué un tatouage sur l'épaule de Manon Moinet. Un coquillage en forme de spirale... La même spirale que celle-ci.

Elle se tourna vers Turin. Toujours plaqué sur son mur, il jouait avec une cigarette éteinte, qu'il lançait puis rattrapait.

— Y a-t-il un rapport ? lui demanda-t-elle.

— Probable... J'allais justement en venir à ces coquillages au moment de votre arrivée. C'était un élément sensible du dossier. On pense que le Professeur posait... Parlons plutôt au présent... pose son problème sur une ardoise, et force ses victimes à ingurgiter régulièrement des coquilles de nautiles broyées, alors que les malheureuses se tuent, c'est le mot, à résoudre ses saloperies d'énigmes. Je vous laisse imaginer comme il doit être facile de réfléchir alors qu'on vous laboure la langue et le larynx, et qu'on menace de vous buter à chaque seconde. Puis, quand son «jeu » est terminé, quand cet enfoiré estime avoir suffisamment pris son pied, il les finit à la strychnine avant d'embarquer un souvenir, pour satisfaire ses petits fantasmes de pervers : le scalp.

D'un mouvement rapide de la main vers l'arrière de son crâne, Kashmareck donna du tonus à sa brosse.

— Vous avez parlé de coquilles de... nautiles ?

— Exact. Un mollusque céphalopode assez rare, qui vit dans les profondeurs du Pacifique depuis plus de cinq cents millions d'années.

Il daigna enfin s'approcher, enfila un gant et s'empara du fragment entre son pouce et son index.

— Mais on dirait que pour son come-back, il manquait de nautiles... et qu'il s'est contenté de choisir un fossile du même genre...

Il s'adressa à Lucie, d'un air provocateur :

— J'ai entendu parler de vos exploits, quand vous n'étiez que simple brigadier. De cette « chambre des morts ». De votre... capacité d'analyse. Nous, on disposait pas vraiment de profilers, à l'époque... Mais balancez-moi donc ce que vous en pensez, ça m'intéresse.

— Chef... J'étais brigadier-chef, répliqua-t-elle sèchement. Et pour le moment, vu ma connaissance du dossier, je n'en pense pas grand-chose. Du moins, rien qui puisse vous intéresser.

— Peut-être qu'il faudra vous y mettre, alors, et vite fait. Parce que vous allez bientôt vous rendre compte que le Professeur n'est pas un tueur comme les autres. Il est... à part.

— Dans ce cas, il est pour moi.

L'orage n'était plus dehors, mais dans la pièce. Kashmareck tempéra tout son petit monde en ramenant l'attention sur le jeune légiste, un peu esseulé au milieu de ses viscères.

— Autre chose, docteur ?

— Pas pour le moment. Je vais remettre les organes en place avant d'établir le certificat de décès. Je faxe mon rapport au procureur en fin d'après-midi. Et je vous préviens dès que j'ai du neuf de la toxico et du paléontologue.

En sortant, Lucie ne put s'empêcher de jeter un dernier coup d'œil au cadavre. Là, au niveau de la boîte crânienne, le cerveau. Cette même matière blanchâtre qui avait ordonné la torture d'enfants. Pourquoi ?

Une fois à l'extérieur, sous les rouleaux gris du ciel, Turin offrit une cigarette au commandant et à Salvini. Lucie, elle, refusa.

— Sportive ? fit le Parisien en rangeant son paquet dans la poche intérieure de son perfecto.

— On devrait tous l'être dans la police, non ?

La main de Turin trembla légèrement lorsqu'il alluma son brûle-poumons. Ses doigts jaunes de nicotine auraient pu éclairer une route en pleine nuit.

— Quand je bossais aux Mœurs, je courais comme un dératé. Mais depuis que j'ai intégré la Crim... Ça fait plus de huit ans que j'ai pas enfilé une paire de baskets. La rue, ça c'est le vrai sport !

Lucie s'avança sous le porche. Ce type sortait d'un placard, pas possible autrement. Et le retour du Professeur venait de le dépoussiérer. En se retournant vers lui, elle le surprit à mater ses fesses. Il ne chercha même pas à regarder ailleurs.

Kashmareck tira longuement sur sa cigarette, avant de proposer :

— Bientôt 13 heures. On file à la boutique pour une messe générale avec toutes les équipes. Vous allez nous raconter à qui nous avons réellement affaire.

— Comme vous voudrez.

— D'après ce que m'a dit le proc, la presse est déjà sur le coup, et on va avoir droit à la télé. Les journa- leux disposeraient de clichés de l'intérieur de la maison de Hem, avec tous ces numéros... Ces décimales de 7T.

— Comment ont-ils pu se les procurer ? demanda Lucie, stupéfaite.

— Sur Internet, répondit Salvini. Ça fait plusieurs semaines que des jeunes se rendent dans la maison, pour prendre ces chiffres en photo. Et après, ils postent les images sur leurs blogs. Ça fourmille sur pas mal de sites. Bonjour la confidentialité.

— Ça risque de foutre un sacré boxon, intervint Turin.

Kashmareck pulvérisa sa cigarette du talon et lui demanda :

— Vous nous accompagnez ?

Turin secoua la tête.

— Sorry, chef, mais je préfère largement la présence d'une jolie femme... Je monte avec mademoiselle Henebelle.

Il s'adressa à Lucie.

— Vous me raconterez où en est Manon aujourd'hui... Et puis, on discutera un peu plus de ce programme, MemoryNode...

— Je n'en connais pas beaucoup plus que vous. Et ne m'appelez pas mademoiselle, j'ai horreur de ça.

Avant de s'éloigner vers sa voiture, le commandant demanda une dernière chose :

— Au fait, pourquoi un nautile ?

Turin se retourna.

— Quoi ?

— Ces coquilles de nautiles, que le Professeur broyait... Pourquoi un mollusque rarissime, qu'on trouve uniquement dans le Pacifique ? Pourquoi pas des huîtres, des coquilles de moules, ou des cailloux tranchants, tout simplement ?

Turin écrasa à son tour son mégot avec le talon de sa botte.

— C'est Manon Moinet qui nous a mis sur la voie. On pensait que les victimes - hommes, femmes, brunes, blondes, petites, grandes - n'avaient absolument aucun rapport entre elles puisqu'elles étaient géogra- phiquement très éloignées et ne se connaissaient pas. Métiers fondamentalement différents aussi. Chef de projet, professeur de physique, vendeuse, etc.

— Et donc, le lien entre les victimes ?

— Nous savons maintenant qu'il y en a un, mais nous ignorons lequel, malheureusement !

— Voilà qui est original, ironisa Salvini. Savoir qu'il existe une relation entre des victimes vraisemblablement choisies au hasard, et être incapable de dire lequel ! Ça va au-delà de l'entendement.

— Rien n'est conventionnel dans cette affaire, vous allez vite vous en rendre compte. Ce chaînon manquant est la clé, aucun doute là-dessus. Ne reste plus qu'à le découvrir.

Lucie était tout ouïe. Kashmareck se tapota le front.

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