— Qu'est-ce que je fiche ici ? grogna Manon. Tu aurais dû me laisser un mot ! Je croyais que... Ne recommence plus jamais !
Il ébouriffa ses cheveux noirs. Manon aperçut une lueur malsaine dans ses yeux.
— Je pourrais recommencer dans cinq minutes, si je voulais. Puis dans dix. Sortir me cacher, t'observer,
comme à l'instant, et revenir t'effrayer. M'amuser avec toi.
— M'observer ? Qu'est-ce que...
— Je pourrais rester ici des plombes, et te dire que nous venons d'arriver, à chaque fois. Je pourrais te raconter les pires saloperies. Te traiter de sale pute, par exemple, ou alors...
Il fouilla dans sa poche et agita un morceau de dentelle noire.
— Te forcer à bouffer ta propre petite culotte, mais...
D'un geste très vif, il claqua son poing sur le
tableau de bord.
— Bouh ! hurla-t-il en cachant le sous-vêtement.
Manon bondit sur son siège, haletante.
— Qu'est... Qu'est-ce qu'il se passe ? Que fait-on ici ?
— Pipi. Tu ne te souviens pas ?
Elle se retourna dans tous les sens. Pourquoi son cœur battait-il si vite ? Et cette suée, partout sur son corps ?
— Où sommes-nous ?
Il se mit à lui caresser la cuisse. Elle lui attrapa fermement le poignet.
— À quoi tu joues ? N'essaie même pas !
— Tu ne peux pas savoir ce que je ressens. C'est... pire que la gangrène. Ce besoin de... posséder la chair des femmes. Tu sais, je crois qu'il manquait peu de chose pour que je bascule de l'autre côté. Du côté sombre...
Il dégagea sa main et lui agrippa la nuque.
— La limite est tellement fragile. Je comprends si bien ces enfoirés que je traque... Je me sens si proche d'eux, parfois...
— Lâche-moi !
La crainte filtrait dans le vibrato de sa voix. Elle, seule avec un obsédé qui avait déjà tenté de la violer. Cela lui paraissait hier.
Tout recommençait. Le monstre Turin se réveillait. La face noire de l'être.
Sans qu'il puisse réagir, elle lui envoya un coup de coude en pleine figure et se jeta sur la portière.
Tous ses sens se braquèrent sur un seul objectif : la fuite.
Brusquement, sa main se figea sur la poignée.
Ses veines saillirent sur ses bras, ses globes oculaires se révulsèrent tandis que ses muscles se contractaient avec une tension inimaginable.
Une forte lumière bleue. Des crépitements électriques.
Elle voulut hurler. Mais pas un cri ne parvint à franchir ses lèvres.
Malgré ses efforts, elle se sentit subitement incapable de remuer le petit doigt. Sa langue pendait légèrement entre ses dents. Impossible de la rentrer dans la bouche.
Paralysée.
Mais consciente.
De nouveau le noir, l'isolement.
— Le dernier Taser, murmura Turin en essuyant le sang qui coulait de son nez. 50 000 volts pour une paralysie d'un bon quart d'heure. Ni traces, ni séquelles physiques. Pas mal comme joujou, non ?
Aucun mouvement du côté des camions. Pas de lumière, pas un bruit, rien.
Il sortit, réapparut côté passager et allongea Manon sur la banquette arrière.
— Tu m'as fait mal, sale pute. Tu m'as vraiment fait mal !
Il alla ensuite récupérer une trousse de secours dans le coffre et se colla un pansement sur le nez. Puis il revint se coucher sur Manon, verrouilla les portières,
et lui ôta son pull, avant de plonger sa langue dans la bouche immobile de la jeune femme.
Manon ne put même pas fermer les yeux.
— Je ne vais pas te pénétrer, lui chuchota-t-il en lui léchant le lobe de l'oreille, mais juste faire un truc entre les seins. Me déverser sur toi...
Il déboutonna sa braguette, lentement, semblable au bourreau préparant son office.
— Puis je te rhabillerai, te remettrai devant, et je quitterai cette aire tranquillement. Tu ne te souviendras de rien.
Une larme coula sur la joue de Manon et vint mourir sur la banquette. Le tissu l'absorba, comme si elle n'avait jamais existé. Bientôt, rien n'aurait existé. Turin allait posséder sa chair, engloutir cette partie intime de son esprit qu'on protège jusqu'à la mort, et qui a le pouvoir de briser l'être au moment où elle se brise elle-même. La définition amère d'un viol.
Deux minutes durant lesquelles Manon prendrait la mesure de chaque geste, de chaque frottement. Elle oublierait, certes, mais rien ne pourrait empêcher que l'enfer du moment n'ait existé.
— Je sais où tu habites maintenant, et j'ai le prétexte du Professeur pour rentrer chez toi aussi souvent que je le souhaite. Quel fantastique coup du sort...
Il lui retira son chemisier, son pantalon, puis dégrafa son soutien-gorge, qu'il attrapa avec les dents. Il caressa ses seins avant d'y plonger son visage en feu et se mit à lui sucer les tétons. Puis, lentement, sa langue effleura les scarifications.
— Tu n'as jamais voulu de moi, ma puce... Tu t'es bien foutue de ma gueule à l'époque. Mais à partir d'aujourd'hui, tu seras le plus parfait des objets sexuels. Le chemin de ma guérison.
31.
La monotonie de la nuit, avant que Bâle ne se dévoile sous leurs yeux. 7 heures à peine sur l'horloge du tableau de bord, mais les longs boulevards rectili- gnes se gorgeaient déjà de véhicules. La Suisse se réveillait sous les nuages.
Très vite, les hauts buildings de la périphérie et les routes bordées de concessionnaires automobiles firent place à des bâtiments d'une autre époque. Près du coude formé par le Rhin qui coupait la ville en deux, le quartier médiéval, avec ses églises et ses ruelles étriquées, abritait les boutiques de luxe. Les marques prestigieuses derrière les vitrines - Breitling, Bulgari, Cartier, Chopard - rappelaient qu'à chaque printemps se tenait à Bâle le salon mondial de l'horlogerie et de la bijouterie.
Turin se gara à proximité du fleuve - le pont à franchir indiqué par le GPS se trouvait en travaux -, Manon récupéra son sac à dos dans le coffre, puis ils embarquèrent sur le bac en direction du Petit-Bâle.
Quelques minutes plus tard, ils se dirigeaient à pied vers la colline où se dressait la cathédrale. Manon regrettait de n'être jamais venue dans cette ville, ni même en Suisse, d'ailleurs. Les mathématiques, les colloques, les groupes de travail sur les systèmes d'équations différentielles l'avaient plutôt portée vers l'Amérique ou l'Angleterre.
Dans le Vieux-Bâle, on entendait encore le racle- ment des épées sur la pierre, les longues allocutions de Nietzsche ou Burckhardt, ou le claquement du bâton pastoral du prince-évêque. Tout en pressant le pas, Manon se plaisait à détailler chacune des façades, dont l'image s'évanouirait pourtant en elle avec la légèreté d'un songe. Elle aurait tant aimé s'y être promenée avant « l'accident »...
— C'est là, dit-elle en relisant pour la énième fois ses notes. La Miinsterplatz.
Turin palpa la blessure sur son nez. Cette garce l'avait quand même sérieusement amoché.
— D'après le plan, le cloître se trouve derrière la cathédrale, maugréa-t-il. On se dépêche, il va bientôt flotter. À croire que ce putain d'orage nous traque, c'est pas possible !
Manon tenait sa feuille A4 devant elle et prenait une photo de temps en temps avec son N-Tech. Elle considéra le pansement sur le visage de Turin. Puis sa main bandée. D'un geste rapide, elle photographia le lieutenant sans qu'il s'en aperçoive.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient, son cœur battait plus fort dans sa poitrine. Ses paumes se mirent à suer lorsqu'ils s'engagèrent sur la gauche de l'édifice. Que se passait-il ? Pourquoi ces alertes en elle ? Elle inspecta autour d'elle, soudain angoissée. Ses yeux avaient-ils croisé un individu qu'elle connaissait ?
— Y se passe quoi, là ? l'interrogea Turin. Tu cherches quelqu'un ?
— Non...
Le flic s'arrêta, puis se retourna. Des passants allaient et venaient, le front baissé. Nul ne semblait se soucier de la présence des deux Français. Ils étaient partis précipitamment de Lille. Comment aurait-on pu...
Sur les terrasses du Pfalz, derrière la cathédrale, s'étendaient au loin les premiers coteaux des Vosges. Avec le Rhin en contrebas, même sous ce ciel écrasant, la beauté de la nature se faisait éclatante. Pour le geste, Manon tira une photo. Cliché inutile qui s'amoncellerait au-dessus des milliers d'autre.
Turin la regarda faire. Cette escapade, aux côtés de l'objet de tous ses désirs, lui faisait du bien. Il se sentait comme revenu quatre années en arrière. Ils auraient pu former un couple épanoui, s'évader pour un week-end en amoureux, profiter des grands hôtels et des bières suisses-allemandes. Pourquoi l'avait-elle sans cesse repoussé, lui qui avait sacrifié ses nuits à pourchasser le meurtrier de sa sœur ?
Cette salope n'avait jamais voulu coucher. Et son refus lui coûterait cher.
Une faim insatiable de sexe grondait en lui. Dans la voiture, il aurait dû aller plus loin. Prolonger l'acte, jusqu'au petit matin. Explorer chaque recoin de ce parchemin de chair. Il avait déshabillé Manon, l'avait touchée, baisée, et elle ne s'en souvenait même pas. Son pouvoir sur elle était total. Mais il avait fallu bâcler. Ne pas prendre trop de retard, ne pas attirer l'attention. La prudence, le chantage, le sang-froid, les relations lui avaient toujours permis d'éviter les problèmes.
Ils contournèrent l'édifice. Les portes en chêne, massives, étaient ouvertes, comme une invitation au recueillement. Le sacristain, chauve et râblé, veillait derrière un bureau, à gauche de l'entrée. Il leva rapidement la tête avant de se replonger dans sa lecture.
Manon boutonna le col de son manteau en peau. Le froid des lourdes pierres de taille la pénétrait. A travers les voûtes d'une hauteur prodigieuse soufflait un air humide et glacial. La lente et inquiétante respiration des ténèbres.
Elle se dirigea lentement vers le cloître. Dans les bas-côtés s'alignaient les tombeaux des plus illustres familles bâloises. Il se dégageait de cette immobilité, de ces blocs gigantesques, quelque chose de spirituel. Et aussi de maléfique.
Turin progressait de son côté. Il passa devant le tombeau d'Érasme de Rotterdam sans même s'en apercevoir. Il suivait Manon du coin de l'œil.
Un léger bruit de pas derrière lui troubla son attention. Il se retourna subitement, les sens aux aguets.
Rien, juste les colonnes, les nefs sombres... Dix mètres devant lui, Manon effleurait du bout des doigts la pierre usée. Des lueurs de cierges vacillaient sur ses rétines, sa bouche un peu ouverte absorbait chaque vibration, comme si sa présence ici était un aboutissement. Que ressentait-elle ?
— T'as quelque chose ? lança-t-il en sortant discrètement un petit instrument de sa poche.
Sa voix se répercuta contre les parois. Des rais de lumière inclinés isolaient des diamants de poussière.
— Pas encore, répliqua-t-elle. Pas encore.
Elle obliqua dans un renfoncement et disparut. Turin continuait à avancer lentement, l'œil dans le miroir circulaire de son ustensile.
Au pied de la troisième colonne, derrière lui, dépassait la pointe d'une chaussure.
On le suivait.
Comment avait-on pu les tracer jusqu'ici ?
Le Professeur... Les avait-il attendus, tapi dans les boyaux de la ville ?
Il profita de la protection d'un épais pilier pour sortir son arme de service.
— Je l'ai ! s'écria Manon. L'épitaphe de Bernoulli !
— J'arrive, répliqua Turin en essayant de garder un ton naturel. Juste une petite chose à vérifier...
Il se décala sur la gauche et se dirigea calmement vers un escalier latéral qu'il grimpa en accélérant, avant de se volatiliser sur la droite.
Quelques instants plus tard, une silhouette, le dos courbé, escaladait silencieusement les marches en pierre.
À l'étage, le canon d'un Sig Sauer s'écrasa sur sa tempe.
— À terre ! cria Turin. Dépêche-toi !
L'homme se recroquevilla, les mains autour du crâne.
— Ne me faites pas de mal ! gémit-il.
Du genou, le lieutenant lui écrasa la joue sur le sol.
— Bouge d'un millimètre, et je te troue ! Pourquoi tu me suis ?
— Je... Je suis le gardien de la cathédrale... Je vous ai vus entrer et...
Le type avec le livre, songea Turin.
Il releva son arme, l'enfonça dans son holster et prit un ton plus conciliant :
— Vous m'avez vu entrer, et... ? s'intéressa-t-il en tendant le bras pour l'aider.
Le gardien se redressa seul, pas très rassuré, tandis que l'officier sortait sa carte de police.
— La police française ? Mais pourquoi ?
— C'est moi qui pose les questions. Pourquoi vous m'avez suivi ?
Le sacristain regroupa ses mains devant lui et entrecroisa ses doigts.
— Je voulais comprendre ce que vous veniez encore faire ici, à Bâle.
— Comment ça, encore? Je n'ai jamais fichu les pieds en Suisse de ma vie !
— Vous non. Mais la dame, en bas, oui, répondit le gardien en faisant un signe du pouce par-dessus son épaule.
Turin sentit l'adrénaline se déverser dans son organisme. Il se rappela ces drôles de sensations éprouvées par Manon, sur la Mlinsterplatz. Les réminiscences d'un précédent voyage en Suisse ?
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Vous vous trompez !
— Non, j'en suis absolument sûr ! On n'oublie pas une histoire pareille. Cette nuit-là, j'ai même dû appeler la police.
Turin fit un geste rapide de la main pour inciter le sacristain à poursuivre. Ce dernier expliqua :
— Jusqu'aux derniers jours de l'été, la cathédrale reste ouverte jusqu'à minuit. Ils sont entrés très tard, aux alentours de 22 heures. Ils croyaient être seuls, ils ne m'avaient pas vu.
— Ils ? Qui ça, ils ?
— Cette femme, et puis un homme. Ici, la nuit, la luminosité est faible, mais j'ai gardé de bons yeux. Celui qui l'accompagnait lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Même regard, mêmes traits caractéristiques. Son frère, je suppose.
Frédéric Moinet... Cette fois, c'était sûr...
— Quand ? Quand sont-ils venus ?
Le gardien se gratta le menton d'un air dubitatif.
— C'était... l'année dernière... En septembre je crois, je ne sais plus exactement.
Turin prit des notes sur un bout de papier. Entre ses doigts, la feuille tremblait. Trop d'éléments nouveaux, après un vide long de quatre années.
— Et... Vous avez parlé de la police... Pourquoi ?
— Parfois, des visiteurs viennent la nuit. Pour prier, s'imprégner de l'ambiance religieuse ou simplement respirer le frais. Ces deux-là, ils sont restés très, très longtemps. Alors, ça m'a intrigué. Un moment, j'ai même cru qu'ils étaient partis sans que je m'en rende compte, mais... j'ai entendu des bruits de voix qui provenaient du fond du cloître, alors je... je me suis avancé discrètement. Ils... Ils s'étaient glissés dans une petite pièce latérale. Il n'y avait pas de lumière, hormis celle de leur lampe de poche. Et c'est là que j'ai vu... le sang.
Le lieutenant se raidit légèrement.
— Le sang ?
— À mon arrivée, l'homme était penché sur elle. II... tenait un bistouri, ainsi que des pansements. Et il était en train de... de la charcuter !
— Sur le bassin, c'est ça ?
Le sacristain écarquilla les yeux.
— Comment savez-vous ?
— Ne cherchez pas. Continuez, s'il vous plaît.
L'officier de police s'approcha de la rambarde en
pierre et jeta un œil dans la cour rectangulaire du bas. Il ne parvenait pas à voir Manon. Des ombres fantomatiques provoquées par la procession des nuages dansaient sur les parois du cloître.
— Cette scène était vraiment surréaliste, expliqua le gardien. La femme était surexcitée, elle tenait une carte routière de la France dépliée entre les jambes, et n'arrêtait pas de parler de moines. Oui, c'est cela. Des moines. J'ai voulu intervenir, parce qu'elle... elle essayait de repousser l'individu. Il l'immobilisait ! Il l'immobilisait pour lui amocher le ventre !
Hervé Turin n'en pouvait plus. Il aurait aimé tenir Frédéric Moinet sous la main, là, maintenant. Et lui faire cracher la vérité, jusqu'à sa dernière dent.
Le sacristain désigna son front.
— Puis, d'un coup, quand je me suis approché, l'homme m'a cogné avec sa torche et ils ont pris la fuite, main dans la main.
Turin resta perplexe, limite abasourdi. Moinet n'avait pas hésité à frapper le sacristain. Parlait-on bien du même homme ? Qu'est-ce qui pouvait bien justifier un acte pareil ? Jusqu'à quel point avait-il manipulé sa sœur ?
— Mais... continua le gardien, dans leur précipitation, ils ont laissé tomber un morceau de papier. Un papier avec la reproduction exacte de la spirale située sur la tombe de Bernoulli. La spirale et... ces croix bizarres... Je n'ai plus le papier, malheureusem...
— Quelles croix bizarres ?
— Sept croix, en plein sur la spirale, qui ont été gravées par des délinquants, je suppose, voilà cinq ou six ans. Pourquoi ? Allez savoir. Les gens n'ont plus de respect pour rien.
— Sept croix, depuis cinq-six ans ? Vous êtes sûr ?
— Absolument.
— C'est pas vrai ! Je dois voir ça !
Sans plus réfléchir, Turin se rua dans l'escalier, puis se précipita sur la gauche.
Un choc dans sa poitrine.
Le renfoncement où se trouvait Manon... Vide...
Elle avait disparu.
— Manon !
Pas de réponse. Juste l'écho de son propre désespoir. Il courut vers l'entrée, le souffle court, les mains moites.
La Miinsterplatz, qu'il balaya d'un regard fiévreux. Quelques silhouettes pressées. Les premières gouttes de pluie explosant sur le pavé. Aucune trace de Manon ni à droite, ni à gauche, ni en face.
— C'est pas possible ! Merde !
Il retourna à l'intérieur et se dirigea précipitamment jusqu'à la sculpture ovoïde de métal noir, ornée d'un globe terrestre, de feuilles de vigne, d'emblèmes et d'inscriptions latines. Vers le bas se déroulait une spirale, autour de laquelle se déployaient les lettres du fameux : « Eadem mutata resurgo. » Changée en moi- même, je renais.
Le sacristain pénétra dans le renfoncement. Il s'approcha et désigna la forme mathématique du bout de son ongle.
— C'est encore cette spirale qu'elle est venue recopier aujourd'hui, je présume. Regardez, les croix sont là...
Hervé Turin s'appuya contre le mur, désespéré.
Sur la plaque, six croix se succédaient sur le serpentin et une septième était inscrite au bout de la spirale.
Sept meurtres commis par le Professeur. Six rapprochés, et un dernier plus éloigné. Y avait-il un lien ? N'y avait-il que cela à lire ? Tout ce voyage pour des gravures sur une spirale ?
Pourquoi Frédéric Moinet avait-il agi de la sorte ? Pourquoi tant de violence ? Quel secret cherchait-il à dissimuler, à sa sœur, aux autres ?
Aujourd'hui, pourquoi le Professeur les guidait-il ici ? Qui était l'agresseur de Manon ? Qui était son protecteur ?
Après avoir pris une photo avec son appareil numérique, Turin se mit à ausculter chaque forme, chaque terme de l'épitaphe. Du latin : « C. S. Iacobus Bernoulli, mathematicus incomparabilis, acad. basil. », etc.
Il se retourna vers le gardien, l'air soucieux.
— Ces moines dont elle parlait, ça vous suggère quelque chose ? Parce que, cette fameuse nuit, son frère lui a gravé sur le ventre : « Rejoins les fous, proche des Moines. »
— Non, cette phrase ne me dit absolument rien. Je ne comprends pas ce que des moines peuvent avoir à faire avec cette spirale, ni avec de quelconques fous. Je crois plutôt qu'il faudrait chercher un lien avec la carte de France qu'elle tenait entre les jambes, mais je serais bien incapable de dire lequel. Peut-être cherchait-elle un endroit particulier ? Un endroit en rapport avec la spirale de Bernoulli ?
— Oui mais quel rapport, bon sang ? Et quel endroit ?
— Ah, ça...
— Putain de mathématiques de merde !
Hervé Turin s'en voulut d'avoir laissé Manon seule. Dans son état, elle était pire qu'un gamin qu'on abandonne à proximité d'une chaudière à gaz.
Cette crétine s'était évanouie dans les profondeurs de Bâle.
Seule, sans mémoire, et peut-être avec la solution de l'énigme.
De toute évidence, le Professeur lui avait tendu un piège.
Et elle allait se jeter dans la gueule du loup.
32.
— Lieutenant Turin ?
— Oui.
— Henebelle à l'appareil. J'ai essayé de joindre Manon, mais elle a dû éteindre son portable. Je venais aux nouvelles.
Lucie s'engagea dans la cuisine, le téléphone calé entre l'oreille et l'épaule. Elle sortit les bols du microondes, les plaça devant Clara et Juliette, déjà habillées, et tira un paquet de céréales de l'étagère.
— On a eu un petit... problème ici, avoua Turin entre deux respirations.
Lucie s'immobilisa, les biberons sales de la veille dans les mains. Quelque chose, dans la voix de Turin, laissait présager le pire.
— Quel genre de problème ?
— C'est Manon... Elle a... disparu.
Lucie lâcha brusquement les biberons dans l'évier et crispa ses doigts autour du portable.
— Qu'est-ce que vous me racontez ?
Au bout de la ligne, la voix du flic, rauque, saccadée, caractéristique d'une gorge goudronnée.
— Juste un moment... d'inattention. Elle est pire qu'un gosse. Je fonce... en direction de la gare, on ne sait jamais. Écoutez... il faut à tout prix mettre la main sur... Frédéric Moinet.
— Frédéric Moinet ? Qu'avez-vous découvert ?
— Manon et lui sont déjà venus sur la tombe de Bernoulli.
La nouvelle fit à Lucie l'effet d'un coup de poing sur la tempe.
— Bon sang Turin ! Vous êtes sûr ?
— C'est là qu'il l'a scarifiée... Le message concernant les moines... en septembre dernier... dans la cathédrale.
Juliette profita de l'inattention de sa mère pour bombarder le bol de Clara de corn flakes. Lucie les laissa se débrouiller et se précipita hors de la cuisine, une main sur l'oreille.
— Incroyable ! Il a prétendu que ça s'était passé ici, dans son appartement ! Avec une histoire démente de boule de feu ! J'ai vu les journaux !
— Il vous a roulée dans la farine. C'est un putain de menteur... C'est lui qui manipule sa sœur... Il manipule... tout le monde.
— Mais...
— Écoutez-moi attentivement ! La spirale de Bernoulli comporte sept croix, des croix qui auraient été gravées... voilà cinq ans environ, par le Professeur en personne, je pense...
— Des croix qui représenteraient les meurtres ? Les six meurtres passés et celui de Dubreuil ?
— Peut-être... La première fois où Manon est venue ici, elle a dû comprendre la signification de ces signes, et... je sais, c'est dingue, mais je suis persuadé que face à sa découverte elle a voulu sur-le-champ l'inscrire dans sa chair. Elle avait sûrement des soupçons... La peur qu'on efface les données de son N-Tech, ou qu'on lui... vole ses notes écrites... Ça devait être une information primordiale... Et je crois que... le frère l'en a empêchée... Ou, plutôt, il a... comment dire...
— Trafiqué le message !
— Exactement... Le sacristain qui gardait la cathédrale a affirmé que Frédéric agissait contre la volonté de Manon... Cet enfoiré n'a d'ailleurs pas non plus hésité à cogner le pauvre gars...
Tout s'éclaira dans l'esprit de Lucie.
— Et c'est pour cette raison que Manon ne comprend pas cette phrase ! Il fallait qu'elle reparte de Bâle avec quelque chose, une piste, alors... il l'a charcutée pour lui donner le sentiment qu'elle avait accompli sa mission ! Il l'a trompée ! Il nous a tous trompés !
— Vous avez sans doute raison. Mais je crois qu'aujourd'hui... Manon a de nouveau pigé le sens de ces croix... Et qu'elle est partie se fourrer directement dans les embrouilles...
— C'est pas vrai !
— Il y a un autre truc curieux...
— Quoi encore ?
— Cette phrase... inscrite dans la maison de Hem. « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage »... Je crois que Manon en a compris le sens. « Tu redouteras ma rage» est l'anagramme presque exacte de « Eadem mutata resurgo », « Changée en moi-même, je renais », l'épitaphe gravée sur la tombe de Bernoulli. Ce qui implique que... le Professeur voulait la conduire à Bâle...
Lucie se posa la main sur le front et la retira aussitôt à cause de son arcade sourcilière douloureuse.
— Mince ! Y a rien de logique là-dedans !
— En effet... Si on suit notre idée, alors ça signifie que le Professeur aide Manon, et que le frère brouille les pistes. Dites-moi... le type que vous avez poursuivi dans le Vieux-Lille... Il pouvait s'agir de Frédéric Moinet ?
Lucie répliqua immédiatement :
— Non, non... il était bien plus petit. Comme vous. Enfin, je crois... Il faisait très sombre...
Elle jeta un œil sur sa montre. Bientôt 8 heures du matin. Plus qu'un quart d'heure avant le départ pour la maternelle.
À l'autre bout du fil, coups de klaxon et fracas de pluie.
— Je vous laisse ! hurla Turin. On se tient au courant... Mais... retrouvez le frère... avant qu'il ne soit trop tard.
— Attendez ! Vous n'avez pas tenté de comprendre ? Ces croix ? La spirale ? Donnez-moi un indice !
— Le sacristain disait que Manon tenait une carte routière de France entre les jambes, cette nuit-là. Je pense qu'aujourd'hui elle a de nouveau repéré l'endroit où elle voulait se rendre... Et elle est probablement partie y rejoindre le pourri qui cherche à l'éliminer. .. Trouvez le frère !
Il raccrocha.
Lucie resta figée, secouée, le portable à la main.
Frédéric Moinet, son profil Meet4Love idéal, s'était moqué d'elle en beauté. Elle se rappelait encore sa voix calme et tranquille, ses mots en apparence si sincères...
Trahir sa propre sœur, la tromper, des années durant. Aller même jusqu'à la mutiler pour l'éloigner de la vérité... Pourquoi ?
La flic essaya une nouvelle fois le numéro de Manon. Elle abandonna un message sur le répondeur : « Ici Lucie Henebelle, le lieutenant de police qui vous aide dans cette enquête. Ma photo se trouve dans votre N-Tech. Rappelez-moi le plus vite possible, je vous en prie ! C'est très urgent ! »
Les filles piaillaient dans la cuisine. L'un des deux bols venait de se déverser sur la table.
— Juliette ! Bon sang !
— C'est pas moi ! C'est Clara !
— C'est toujours ta sœur ! Et c'est elle aussi qui tient des céréales dans sa main ?
Lucie s'empara du pack de lait et en versa dans un mug propre.
— Eh bien, tu boiras ton lait froid ! Tu ne connais pas ta chance d'avoir une sœur ! Je veux que tu arrêtes de la diriger, de l'accuser ! D'accord ?
— D'accord maman.
— Dépêchez-vous, on va encore se mettre en retard ! On part dans cinq minutes !
Les petites s'écrasèrent et obéirent instantanément. Après un rapide coup d'éponge, Lucie vérifia le contenu des sacs d'école, les plaça devant la porte d'entrée, avec les deux blousons, et resta là quelques secondes, coupée du monde, à réfléchir.
La première fois, en s'emparant du couteau, Frédéric n'avait pas cherché à protéger sa sœur de l'automutilation ou du suicide, il avait en fait voulu l'empêcher d'inscrire « Bernoulli » sur son corps, pour éviter qu'elle n'aille en Suisse.
Cependant, d'une manière ou d'une autre, Manon était parvenue à remonter la piste jusqu'à Bâle. Peut- être à la suite d'une autre crise d'étranglement. Alors, face à sa détermination, sa hargne, Frédéric s'était rendu compte qu'il n'était plus possible de l'empêcher d'agir et il avait décidé de l'accompagner pour la surveiller.
Et là, après la découverte de la spirale avec ses croix, elle avait probablement compris quelque chose d'important qu'elle avait voulu marquer dans sa chair. Frédéric avait alors essayé de maîtriser la situation, il lui avait pris le scalpel des mains pour transformer le message. « Rejoins les fous, proche des Moines » : une formule assez intrigante pour détourner sa sœur de la tombe de Bernoulli et assez floue pour qu'elle ne puisse pas en saisir le sens.
Mais la mémoire du corps, l'étranglement l'avaient de nouveau conduite à Bâle. Et, apparemment, elle avait compris pour la seconde fois.
Frédéric Moinet avait voulu contrôler le destin de sa sœur. Lui faire ignorer la mort de sa propre mère. La ramener à Lille. Vivre dans l'appartement juste à côté, pour mieux la surveiller, la manipuler. Rentrer et sortir de chez elle au gré de ses envies. Trafiquer les données de son N-Tech. Effacer, ajouter, modifier. Tout mettre en œuvre pour la protéger. Et, aussi, l'empêcher d'approcher la vérité. Manon avait sans doute senti cela, sans réellement le savoir. D'où la raison de la panic room et du coffre-fort avec les codes secrets.
En tout cas, cette vérité effrayait Frédéric. Une vérité que le Professeur cherchait à exposer en aidant Manon. Ou en se servant d'elle.
Incompréhensible. Et plus incompréhensible encore si on tenait compte de l'homme aux bottes, ce cambrioleur de retour trois années plus tard...
Une seule certitude dans cette histoire : la mathématicienne amnésique, où qu'elle se cache, se trouvait en très grand danger.
Et en était parfaitement inconsciente.
33.
La commission rogatoire pour perquisitionner l'appartement de Frédéric Moinet n'avait pas tardé. D'après la direction générale d'Air France, un rendez-vous avait bien été fixé avec la société Esteria, mais Frédéric Moinet ne s'y était pas rendu. Il n'avait pas non plus séjourné dans la chambre d'hôtel qu'il avait réservée et ne répondait pas sur son portable. Depuis 21 heures la veille, il s'était purement et simplement volatilisé.
Dans l'appartement du jeune chef d'entreprise, Lucie s'approcha de l'expert en informatique affairé devant l'ordinateur. L'homme paraissait préoccupé. Il fit claquer ses gants en latex et repositionna le boîtier de l'unité centrale.
— Plus de disque dur. Il a été arraché. Impossible de faire parler cette machine.
Lucie bâilla discrètement.
— Et il n'y a pas de sauvegardes ? Sur des clés USB ou des DVD ?
L'expert ouvrit plusieurs tiroirs, la mine déconfite.
— Regardez. Tout a été raflé. Je vais voir auprès de son fournisseur d'accès Internet si on peut récupérer ses emails. Ça ne posera en tout cas aucun problème pour
ceux qu'il n'a pas encore lus et qui sont, de ce fait, sur le serveur SMTP. Mais on arrive un peu tard, semble-t-il.
Le commandant Kashmareck s'avança. Il avait avalé le dossier Professeur toute la nuit, incapable de trouver le sommeil.
— D'après notre serrurier, la porte avait été forcée, expliqua-t-il en se passant vigoureusement les mains sur les joues. Du travail propre et discret. Un type qui s'y connaît.
— De toute évidence l'individu qui a essayé d'éliminer Manon, répliqua Lucie. Il a dû venir ici faire le ménage avant de s'occuper de la sœur. Pourquoi ? Que pouvait bien cacher Frédéric Moinet ?
Kashmareck se crispa. Un technicien du LPS relevait des empreintes à proximité de l'ordinateur, d'autres flics fouillaient tiroirs et armoires.
— On a intérêt à éclaircir ce merdier avant qu'on nous tombe dessus. Cette histoire commence à faire grincer des dents dans la hiérarchie.
— Si Turin n'avait pas foiré en perdant Manon, on n'en serait pas là. Vous avez remonté l'incident à Paris, j'espère ?
— Pas encore.
— Mais pourquoi ? Il a fait une bourde ! Il était responsable de Manon !
Il la fixa durement.
— T'en mêle pas, d'accord ?
Lucie soutint l'orage de son regard, sans ciller.
— Le Parigot a des relations, c'est ça ?
— N'oublie pas que tu t'adresses à ton supérieur hiérarchique, alors ferme-la !
Kashmareck enchaîna immédiatement sur un autre sujet. Un don, chez lui.
— Bon ! Concentrons-nous plutôt sur l'enquête au lieu de perdre notre temps ! Qu'avons-nous précisément ? Primo, un gars, probablement le faux cambrioleur d'il y a trois ans, qui s'introduit chez le frère et tente à nouveau d'étrangler la sœur, évaporée dans la nature. Secundo, le frère, menteur, manipulateur, qui dissimule des informations primordiales pour notre affaire, lui aussi injoignable. Et tertio, cerise sur le gâteau, un taré qui donne des coquilles de nautiles à manger à ses victimes, de retour ici, chez nous, après quatre années de veille.
Kashmareck se mit à énumérer en dépliant ses doigts un à un :
— L'agresseur, le frère, le Professeur. Sans oublier la sœur, volatilisée. Et qui a hérité de ce fantastique quarté gagnant ? Moi, brillant et passionné commandant de la brigade criminelle de Lille !
— Même si on a l'impression d'un sac de nœuds, je suis persuadée que tout va se délier brusquement. C'est trop... bouillant.
— Tu parles ! Tout va nous exploser à la figure, oui ! Si le frère et Manon disparaissent définitivement, on retourne à la case départ. Et on se retrouve tous au placard.
Le major Greux apparut à l'entrée, le téléphone portable à la main. Derrière lui, des policiers en uniforme circulaient dans le couloir.
— J'ai deux infos importantes à vous communiquer !
Il s'intercala entre Lucie et le commandant.
— La première : on vient de dénicher quatre burins dans les apparts en travaux. L'un d'entre eux semble correspondre à celui décrit par le paléontomachin. Trois centimètres de large environ, l'extrémité coïncide parfaitement avec la trace sur le morceau d'ammonite. On va l'amener au labo pour comparer les défauts.
La nouvelle laissa Lucie sans voix. Kashmareck se mit à arpenter la pièce de long en large avant d'exposer son raisonnement :
— Supposons une fraction de seconde, je dis bien supposons, que Frédéric Moinet soit le Professeur. Comment aurait-il pu tuer sa sœur Karine alors qu'il se trouvait aux États-Unis avec Manon ? Nous avons vérifié de nouveau tout cela, ses alibis sont irréfutables, y compris pour d'autres victimes du Professeur. Physiquement, ça ne peut pas être lui ! Mais allons au-delà des lois de la physique, et considérons qu'il soit dix fois meilleur que David Copperfield. Pourquoi revenir quatre années plus tard tuer une vieille sadique et enlever sa propre sœur, sachant que cela attirerait forcément l'attention sur lui ? Pourquoi kidnapper cette sœur qu'il cherche à protéger en la contraignant à suivre des cours de tir ou de self- defense ? Ça n'a absolument aucun sens !
Lucie fit claquer ses doigts.
— Ou alors, peut-être que quelqu'un d'autre voulait braquer les projecteurs sur Frédéric Moinet...
— Qui?
— Le Professeur en personne, qui cherche à nous montrer quelque chose. Quelque chose que le troisième larron, le faux cambrioleur, veut à tout prix dissimuler. Rappelons-nous que le Professeur a enlevé Manon, qu'il pouvait la tuer, et pourtant, il ne lui a pas fait de mal, ne l'a pas violée. Et aujourd'hui, il l'aiguille vers Bâle, piste que le frère cache depuis le début. Le Professeur, le cambrioleur et le frère sont liés par... un chaînon manquant. Et ce chaînon manquant, c'est la mémoire de Manon. Je ne vois pas d'autre explication.
Kashmareck s'appuya sur une chaise, sans rien répondre. Greux se racla la gorge. Le commandant lui fit un signe du menton pour l'inciter à parler.
— L'autre info nous vient du graphologue qui analysait ces décimales de 71, dans la maison hantée de Hem. Un truc vraiment louche, mais qui pourrait concorder avec vos dires. Enfin, d'après ce que j'ai compris.
Kashmareck poussa un long soupir.
— Vas-y, annonce.
Le major sortit un papier de sa poche.
— Deux mille quatre cent quatre décimales de n ont été peintes sur les murs du hall. Au passage, deux mille quatre cent quatre, c'est 24/04, date de la mort de Dubreuil, mais passons sur ce détail. Le graphologue avait d'abord affirmé que nous avions affaire à un gaucher, vous vous rappelez ?
— Exact...
— Mais il a découvert, dans la séquence, des séries de chiffres peintes de la main droite. Ça s'est reproduit neuf fois exactement, à des endroits différents et éloignés. À chaque fois, six ou sept chiffres consécutifs...
Lucie et le commandant échangèrent un regard intrigué. Ils prononcèrent en même temps la même question :
— Et alors ?
— On a fait l'essai. En trempant un pinceau de taille identique dans la peinture, on réussit à tracer six ou sept chiffres, justement, avant d'avoir à le plonger de nouveau dans le pot. Le graphologue est maintenant certain à cent pour cent qu'en réalité, notre homme est droitier ou ambidextre. Les chiffres inscrits de la main droite sont plus naturels. Il pense qu'à plusieurs reprises, le Professeur a dû « oublier » de peindre avec sa main gauche et ne s'en est aperçu qu'en trempant de nouveau son pinceau.
Lucie se tira les cheveux vers l'arrière et lança :
— Et donc... Le Professeur a voulu se faire passer pour un gaucher. Encore une fois, il a voulu nous rapprocher de Frédéric Moinet !
Elle ne tenait plus en place.
— Je vais peut-être pousser le vice un peu loin, ajouta-t-elle mais... pourrait-on imaginer que le Professeur soit venu déposer le burin ici, pour qu'un nouvel élément accuse Moinet ?
— Tu le vois venir piquer ce burin, décrocher son ammonite et le remettre à sa place ? intervint Kashmareck. Et, en plus, deviner que notre paléontologue nous aiguillerait vers cette piste ? Allons Henebelle ! Sois quand même un peu cohérente !
Lucie triturait maintenant ses boucles blondes.
— J'ai pire à proposer... Et si c'était le Professeur qui avait « forcé » Manon à suivre des cours ? Et s'il avait manipulé son N-Tech pour qu'elle puisse se protéger du cambrioleur et remonter vers la vérité ?
— Mais tu délires !
— N'empêche que c'est une hypothèse qui se tient. Peut-être approche-t-il Manon comme bon lui semble. Il suffit que sa photo se trouve dans le N-Tech. Et même... S'il avait accès à la machine, à l'heure qu'il est, il peut très bien l'avoir effacée... Il éprouve sans doute le besoin de nous parler. Pour se mettre en lumière, pour briller. Ou nous montrer à quel point nous sommes stupides. On a déjà traité des dossiers tordus, mais je dois dire que celui-là détient sans aucun doute la Palme d'or.
Le portable de Lucie vibra. Numéro inconnu. Elle s'excusa et s'éloigna au fond de la pièce.
À l'autre bout de la ligne, une voix féminine :
— Ne prononcez surtout pas mon nom, et répondez par oui ou par non. Vous vous nommez bien Lucie Henebelle ?
Lucie connaissait cette intonation. Ses joues s'empourprèrent sur-le-champ.
— Oui.
Un silence, puis :
— Vous êtes seule ?
— Non.
— Arrangez-vous pour l'être. La moindre entour- loupe, et je raccroche. Je vous laisse dix secondes. Allez !
— Un instant...
Lucie fit comprendre au commandant qu'il s'agissait d'un appel personnel et sortit dans l'impasse.
— Manon ! Dites-moi si vous allez bien !
— Je vais bien. Vous avez promis de m'aider, vous vous rappelez, n'est-ce pas ?
— Oui, je me rappelle.
Le raclement du métal, le deux-temps modéré d'une masse fendant l'air. Pas de doute, Manon se trouvait dans un train.
— J'ai inscrit dans mon N-Tech que je pouvais vous faire confiance. Dites-moi que je ne me trompe pas. Dites-le-moi.
— Vous ne vous trompez pas.
— Vous pouvez noter ? demanda Manon.
— Deux secondes...
— Dépêchez-vous !
Lucie sortit son carnet de la poche de son caban. Elle tremblait jusqu'à la dernière phalange.
— Je... Je vous écoute.
— Très bien. Soyez attentive, parce que je ne répéterai pas. Vous allez vous rendre dans un village qui s'appelle Trégastel, sur la côte nord de la Bretagne. Une fois là-bas, vous vous dirigerez vers la plage et chercherez un gigantesque rocher en forme de tête de mort. Il est assez avancé dans la mer, vous l'atteindrez en marchant sur d'autres rochers. Il faudra aller tout au bout. Un conseil, enfilez des chaussures antidérapantes. Vous...
— Laissez-moi le temps d'écrire !
— Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous !
— Bretagne... Trégastel... La plage... Rocher en forme de tête de mort... C'est bon.
— De Lille, vous aurez à peu près sept heures de route, en roulant à bonne allure. Trouvez un prétexte auprès de votre hiérarchie et filez vers la Bretagne. Vous m'y attendrez à 20 heures. J'ai votre photo, c'est vous que je veux voir, et uniquement vous. Si je m'aperçois que vous n'êtes pas venue seule, ou qu'on vous a suivie, je détruirai sur-le-champ les nouvelles informations que j'ai collectées, et tout s'évanouira. Ai-je été suffisamment claire ?
— Mais pourquoi ? Mes collègues pourraient vous aider !
Manon se mit à chuchoter :
— Non ! Je ne veux pas qu'on m'empêche d'agir, ni qu'on me pose des questions. Je veux la peau du Professeur. Le tuer de mes propres mains.
— Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? Je ne peux pas !
— 20 heures. Ne soyez pas en retard. Si vous manquez notre rendez-vous, ou si je me rends compte que vous me jouez un mauvais tour, je m'aventurerai seule là-bas. Dans... les ténèbres...
— Ne faites pas ça ! Ce serait du suicide !
— Alors rejoignez-moi. Mon avenir, ma vie dépendent de vous. De vous seule. Et rapportez-moi mon Beretta, je sais que c'est la police qui l'a, c'est enregistré dans mon N-Tech. Ne l'oubliez pas.
Elle raccrocha.
Lucie sentit son estomac se resserrer. « Mon Dieu, Manon, qu'est-ce que tu me fais faire ? » se dit-elle en se massant les tempes.
Pour aider Manon, elle devait aller à l'encontre de toutes ses convictions. Mentir à ses supérieurs. Tromper ses filles.
Elle se retourna et vit Kashmareck devant l'entrée de la maison. Il s'approcha, le front soucieux, cigarette aux lèvres.
— Tu n'as pas l'air dans ton assiette. Blanche comme un cachet d'aspirine. Mauvaise nouvelle ?
Lucie ne prit pas le temps de réfléchir et improvisa :
— C'est... ma mère... Elle... est à l'hôpital... Un... accident de voiture...
— Merde ! Et c'est grave ?
Lucie était au bord des larmes. Pas besoin de simuler, son comportement la répugnait.
— Les médecins ne savent pas encore...
Elle sortit un mouchoir et se frotta le coin de l'œil.
— Je dois partir sur Dunkerque... Tout de suite...
Kashmareck lui posa la main sur l'épaule.
— Ce n'est pas le meilleur moment pour moi, tu sais ?
Il la secoua, la forçant à se ressaisir. Il l'avait rarement vue dans un tel état.
— Tu ne te laisses pas abattre, OK ? Vas-y. On va essayer de se débrouiller sans toi.
— Merci commandant.
— Tiens-moi au courant. Et profite de ton passage à l'hôpital pour faire soigner ce fichu mollet.
Lucie acquiesça et s'éloigna d'un pas pressé, boitillant légèrement.
Qu'avait-elle fait ? Quelle frontière avait-elle franchie ? Elle, lieutenant assermenté de la police judiciaire ? Elle, censée combattre le crime ?
Et si ça se passait mal ? Si le sang coulait ? La justice ne la raterait pas. La taule, direct.
Elle se convainquit d'avoir fait le bon choix, alors qu'elle s'enfonçait avec sa vieille Ford dans les artères de Lille. Il fallait passer chercher les jumelles à l'école, remonter les déposer chez sa mère à Dunkerque, avant de foncer vers les côtes déchiquetées de la Bretagne. Abandonner les petites, une fois encore.
Quand donc les éduquerait-elle comme une mère « normale » ? Ce métier finirait par la briser, elle aussi. Comme il avait démoli tant de familles et de couples. Lucie risquait sa place, sa carrière, peut-être même sa vie. Mais Manon lui accordait sa confiance. Sans oublier sa promesse...
Manon, ses filles... Ses filles, Manon...
Elle freina brusquement à un feu rouge, évitant de justesse la collision.
Demain, c'était son anniversaire. Trente-trois ans. Où le fêterait-elle ? Dans quel endroit sordide ?
Trop tard. Sa décision était prise. À présent, il fallait aller au bout. Vers une destination inconnue et assurément dangereuse.
Les ténèbres, avait chuchoté Manon.
Elle mit la radio à fond et s'efforça de ne plus songer aux conséquences de son acte.
Pas avant d'avoir déposé les petites.
Les seuls êtres capables de lui faire tout abandonner.
34.
Ce fut au niveau de Saint-Brieuc que se déroula le front de la dépression. Une puissante spirale noire happant la clarté du jour à une vitesse prodigieuse. Des bulletins d'alerte météo avaient été lancés dans toute la France : des précipitations historiques, accompagnées de vents effroyables, allaient balayer le pays d'ouest en est. Du jamais vu.
Lucie se frotta les paupières. La fatigue, la route, la pluie et les soucis se mélangeaient en un amer bouillon. Elle considéra de nouveau la photo de ses filles, sur son porte-clés. Clara et Juliette. Son unique réussite, en définitive, dans cette fichue vie de flic. Dire qu'à cet instant précis, elle aurait dû se trouver à leurs côtés, passer ses doigts dans leurs chevelures et les cajoler, au lieu d'aller s'enfoncer dans ces histoires.
Un jour, il faudrait que tout cela cesse. Pour elles, pour qu'elles grandissent heureuses et équilibrées, et non pas privées de leur mère retrouvée morte au détour d'une rue sans nom. Mais elle ne savait rien faire d'autre. Traquer le crime, c'était sa vie.
Sous la lumière blanche d'un éclair lointain, elle jura fermement de brûler les livres, les témoignages, les documents horribles, les DVD, le contenu de son armoire secrète. Agir dès son retour à l'appartement, sans se poser de questions, sans réfléchir. Embraser la Chimère.
Et arrêter Meet4Love. Pourquoi absolument chercher quelqu'un ? Pour souffrir encore ? Les hommes n'étaient que fausseté et mensonges. Frédéric Moinet en était l'exemple le plus flagrant.
Elle quitta la D767 en direction de Lannion. Personne sur les routes. Les Bretons semblaient s'être calfeutrés derrière leurs lourdes façades en pierre, en prévision de la tempête à venir.
Presque 19 heures, déjà. Plus qu'une heure avant le rendez-vous.
Elle pénétra enfin dans Trégastel avec le sentiment étrange qu'un malheur était sur le point de se produire. Pourtant, il devait être agréable de se promener dans ce village côtier en plein été, profiter des baignades, de l'air iodé, des marchés typiques, avec leurs kouign- amanns et leur cidre brut. Mais là... la station balnéaire fichait plutôt le cafard. Et la trouille.
Lucie se gara face à la mer. Dehors, des trombes d'eau lui fouettèrent le visage. Heureusement, elle s'était habillée en conséquence, une tenue imperméable kaki qui la couvrait des rangers à la tête.
La jeune femme descendit sur la plage et se dirigea vers un amas chaotique de roches. Le front baissé, la lampe torche à la ceinture et le Sig Sauer sous l'aisselle, elle remonta un sentier enfoui au cœur des immenses blocs de granit rose. Les longues houles déchaînées se déroulaient sous ses yeux en nappes maléfiques. Au loin se dressait une masse gigantesque, la tête de mort.
La nuit allait bientôt tomber. Il ne s'agissait pas de traîner.
Parvenue au bout du sentier, transie, secouée par les bourrasques, Lucie s'engagea sur les rochers. Elle glissa plusieurs fois. Autour d'elle, les vagues s'écrasaient sur la pierre, libérant des gerbes blanchâtres dans un fracas assourdissant. Le moindre faux pas, et c'était la chute, la déchirure des chairs, puis la noyade.
Au bout, avait dit Manon. Aller tout au bout. Lucie poursuivit sa progression, le mollet en feu. Elle crut bien, à de multiples reprises, y laisser sa peau, mais finit par atteindre le bloc d'une hauteur immense et creusé de deux cavités pareilles à des yeux. Sa forme rappelait celle d'un crâne, un crâne et équilibre sur un autre rocher titanesque. Lucie se réfugia sous cet ensemble étonnant et s'assit enfin, les deux mains autour de son muscle douloureux.
Et la mer, qui continuait à grogner, affamée, rageuse.
20 h 10. Malgré son pull en laine, sa polaire, son K- way, elle tremblait de froid. Le vent et les embruns lui cinglaient la figure. Et si Manon ne venait pas ? Et s'il lui était arrivé malheur ? « Ne soyez pas en retard », avait-elle prévenu.
Lucie observa la nature ensorcelante autour d'elle, peu à peu gagnée par l'obscurité. Dans cinq minutes, il faudrait absolument repartir vers la côte. Traverser ces écueils dans le noir relevait du suicide.
Au milieu du vacarme, la flic perçut des claquements sur sa gauche. Une silhouette ruisselante se détacha dans la pénombre.
— Manon !
Lucie se releva. Elle sentit soudain une chaleur envahir l'ensemble de son corps. Manon se dressait là, face à elle. Enfin...
La mathématicienne jeta un œil sur son N-Tech, protégé par une housse hermétique suspendue à son cou, avant de s'approcher. Le rétroéclairage illumina ses traits éprouvés d'un halo fluorescent.
— Merci d'être venue, fit-elle en reprenant sa respiration. Je ne pensais pas que les éléments se déchaîneraient comme ça contre nous. Mais au moins... je suis certaine que vous êtes seule...
Sans réfléchir, Lucie l'enlaça et la serra contre elle de toutes ses forces. Elle sentit la main de Manon dans son dos répondre à son étreinte.
— Manon... J'ai eu si peur pour vous...
Elles s'abritèrent et la jeune amnésique considéra une nouvelle fois son organiseur.
— Rendez-moi mon Beretta.
— Désolée, impossible de le récupérer, il s'agit d'une pièce à conviction.
— Je vous avais prévenue !
— Je ne pouvais pas, vous devez me croire !
Manon tira sur les sangles de son petit sac à dos et
se pinça les lèvres.
— Bon... Je... Je pensais que nous pourrions prendre la mer ce soir, mais... pas un seul marin n'a accepté avec une météo pareille...
— Prendre la mer ? Mais...
Manon posa son index sur la bouche de Lucie.
— Chut ! Je vous raconterai tout quand nous serons au sec... L'un de mes amis nous a prêté sa maison de vacances, là où je passais la majeure partie de mes étés, autrefois. C'est à Trébeurden, à quelques kilomètres d'ici. Un marin, Erwan Malgorn, nous embarque demain, à 6 h 30, à partir de Perros-Guirec. Qu'il pleuve ou qu'il vente, il le fera, il nous conduira là- bas... même si l'endroit où nous allons est interdit.
— Interdit ?
Manon fixa Lucie et son visage s'adoucit.
— En route... Nous avons toutes deux besoin d'un bon bain chaud et de repos...
Elle embrassa soudain Lucie sur la joue.
— Je sais que nous nous connaissons, Lucie. Même si je n'en garde qu'un souvenir artificiel, je sais que nous nous connaissons. Et je crois... non, je suis certaine, que vous êtes quelqu'un de bien. Parce que vous vous trouvez ici, au milieu de nulle part, avec moi...
Frédéric Moinet quitta le véhicule immatriculé dans le Maine-et-Loire et courut en direction d'une poissonnerie, son imperméable au-dessus de la tête. À l'intérieur du magasin, le propriétaire était occupé à baisser les grilles. Frédéric tambourina sur la vitrine.
— Attendez !
Le commerçant haussa les sourcils et désigna une pancarte.
— 20 h 20 ! On est fermés depuis une heure !
— Juste une minute, je vous en prie ! fit Frédéric d'un ton nerveux avant de se retourner.
Le poissonnier aperçut une ombre immobile qui se tenait plus loin, appuyée contre une voiture. Un autre gars qui attendait sous un parapluie et qui faisait jaillir la flamme de son briquet de façon compulsive. Ça sentait le coup fourré. Le commerçant ne lâcha pas le bouton de fermeture des grilles et dit, la gorge serrée :
— Fi... Fichez le camp !
Frédéric regarda rapidement autour de lui et sortit un revolver de la poche de sa veste. Il plaqua le canon contre la vitrine, tandis que sa cravate volait dans le vent.
— Ouvre ou je tire ! C'est pas une vitre qui m'empêchera de te trouer la cervelle !
Le poissonnier leva les mains. Le mouvement de la grille s'interrompit à mi-descente.
— Je t'ai pas dit de lever les mains, je t'ai demandé d'ouvrir ! Tu le fais exprès ou quoi ? C'est la dernière fois !
Tétanisé, le commerçant inversa le mécanisme puis déverrouilla la porte. Frédéric s'avança dans la boutique. Ses doigts tremblaient autour de la crosse.
— Je... Je n'ai pas d'argent... fit le propriétaire. Je vous en prie... Il n'y a rien à voler ici.
Les traits de Frédéric trahissaient une grande fatigue et, en même temps, une tension extrême. Les cheveux en bataille, sa chemise pendant hors de son pantalon, il n'était plus que l'ombre de lui-même.
— Si ! affirma-t-il. Il y a exactement ce qu'il me faut dans votre poissonnerie.
Il pointa les étals du doigt. Le commerçant se retourna, surpris.
— Des poissons ? Ne me dites pas que vous... me braquez pour me voler des poissons ?
— Je ne vais pas vous les voler, mais les acheter. Et ce ne sont pas des poissons que je veux...
— Quoi alors ?
— Des calamars.
— Des calamars ?
Frédéric soupira en baissant son arme.
— Oui, des calamars ! Des putain de calamars ! Alors tu vas me les servir avant que je m'énerve sérieusement, d'accord ?
L'homme se dirigea vers les étals, abasourdi. Ce type l'avait contraint à ouvrir, avait pointé un flingue sur lui pour acheter des calamars.
— Combien vous en voulez ?
— Tout ! Mettez-moi tout ce que vous pouvez.
Le poissonnier écarquilla les yeux.
— Mais il y en a au moins quinze kilos !
— Eh bien dans ce cas, mettez-moi les quinze kilos ! J'ai été suffisamment clair, non ?
— Très clair...
L'homme fourra les mollusques dans plusieurs sacs plastique. Une odeur de sel, d'algues, de tout ce que la mer pouvait charrier, envahit l'espace.
Frédéric s'empara des sacs et fit demi-tour.
— J'ai laissé cent euros sur votre comptoir, je pense que cela suffira. Merci pour le service, Perros-Guirec est une chouette ville.
Et il disparut sous le déluge, aussi vite qu'il était arrivé.
36.
La maison aux pierres centenaires n'était pas chauffée. Le propriétaire des lieux avait caché les clés sous un pot de granit, comme au temps où Manon venait y passer ses vacances. C'était une bâtisse de plain-pied d'une dizaine de pièces, aménagée en appartements, aux volets attaqués par les rudes pluies de l'Ouest. Un endroit magique, d'où l'on dominait les déchirures de la côte.
Grelottant sous une couverture, Lucie massait son mollet pour tenter d'apaiser sa douleur. Manon s'empara de quelques feuilles et d'un marqueur qu'elle sortit de son sac à dos.
— Je vais devoir noter et afficher sur ces murs des choses qui risquent de vous paraître bizarres, mais... si je ne le fais pas, je pourrais...
— Péter les plombs, un câble, une durite ?
Lucie désigna son front.
— Ou me frapper à coups de batte jusqu'à ce que mort s'ensuive ?
Manon s'approcha et palpa délicatement l'arcade sourcilière suturée.
— Oh ! Ne me dites pas que...
— Si, si, c'est bien vous. Mais ça va, ne vous inquiétez pas.
Les doigts de Manon étaient chauds, ses gestes d'une tendresse enfantine. Elle avança ses lèvres à quelques centimètres de celles de Lucie.
— Vous êtes sûre ?
— Pas de soucis...
Lucie détourna imperceptiblement la tête, un peu gênée, et demanda :
— Et maintenant, vous pouvez bien m'expliquer pourquoi nous sommes ici ?
— Deux minutes. Deux minutes, OK ?
Après avoir noté sur des feuilles le récit de ses heures passées, après avoir affiché partout que Lucie l'accompagnait pour l'aider, Manon s'empara d'une bouteille de Martini dans un bar en forme de tonneau, traça au marqueur un trait indiquant le niveau d'alcool et remplit deux verres.
— Le trait, c'est pour quoi ? questionna Lucie.
— À votre avis ?
— Éviter que vous vidiez la bouteille sans vous en rendre compte ?
— Eh oui, voilà à quoi j'en suis réduite...
— N'empêche, vous savez très bien vous débrouiller. Revenir de Bâle toute seule et avancer si loin dans une enquête criminelle sans aucune aide... Je dois admettre que le docteur Vandenbusche est un excellent professeur, et vous la meilleure des élèves.
— Vous le connaissez ?
— Un peu, oui.
Manon abandonna sur la moquette les quelques punaises rouges qu'elle tenait encore dans sa main blessée.
— Cela doit faire deux ans qu'il me soigne, et je ne sais même pas à quoi il ressemble. J'entends parfois le son de sa voix, au fond de ma tête. Je l'imagine la cinquantaine, grisonnant, un peu trapu. Mais très propre sur lui, et distingué. Je me trompe ?
— Non, vous voyez juste. Comme souvent.
Manon tendit le verre à Lucie et s'installa dans une
banquette.
— Vous êtes une très jolie femme, Lucie. Un peu... comment dire... sévère dans votre manière de vous habiller ou d'observer, mais très mignonne.
— Je... Que répondre ? Je vous remercie...
La flic changea de sujet, mal à l'aise.
— Que fait-on ici, au fin fond de la Bretagne ?
La jeune amnésique relut pour la dixième fois de la soirée les informations mémorisées dans son N-Tech.
— Je ne vous l'ai pas encore dit ?
— Non.
— Absolument rien ?
— Absolument rien. De peur peut-être que... que je continue sans vous. Mais je ne vous abandonnerai pas. Ma promesse... Vous vous rappelez ?
— Je me rappelle. Quoi que vous en pensiez, je me souviens de... certaines choses de vous. Comme si... C'est assez curieux. C'est différent de la vision que j'ai des autres personnes...
Manon se releva et s'empara d'une carte routière.
— Revenons à nos moutons. Avant mon... accident, j'ai observé des cartes de France des nuits et des nuits. Je cherchais à percer le cheminement logique suivi par le Professeur. Comment choisissait-il ses victimes, selon quels critères ? Pas socioprofessionnels, ils étaient extrêmement variés. Ni physiques, puisqu'il s'en prenait à des hommes, des femmes, des jeunes,
des moins jeunes, indifféremment. Alors je me suis demandé : pourquoi ces victimes-là, si éloignées géo- graphiquement les unes des autres ? Pourquoi se donner tant de mal, alors qu'il suffisait de frapper dans un même département ou dans une même région ?
— Pour qu'on ne puisse pas cerner ses habitudes, son environnement. Il s'agit d'un itinérant. Il sélectionne peut-être ces agglomérations au hasard, tout simplement, comme certains tueurs en série américains qui sévissent sur plusieurs Etats. Des suspects zéro.
Manon secoua la tête avec détermination.
— Non ! Le hasard n'a pas sa place dans cette histoire, pas pour un esprit aussi rigide que celui du Professeur. Songez à la spirale, à l'élaboration des scènes de crime mettant en jeu les lois les plus strictes des mathématiques. Avec... Turin, nous n'avons jamais trouvé de relation entre ces personnes, alors, j'ai cherché s'il pouvait en exister une entre les lieux qu'il choisissait. Quelque chose de... géographique.
Elle dessina un triangle dans l'air avec son index.
— Rappelez-vous, le triangle équilatéral, entre Hem, Roeux et Raismes. Une figure géométrique parfaite, nouveau signe de sa maîtrise. A l'époque, nous avons échoué. Quand vous regardez les villes des six premiers meurtres, elles semblent disposées complètement au hasard dans l'espace, rien ne les relie entre elles. Pas de pentacle, de carré, ni la moindre figure cabalistique...
Lucie avala une gorgée de son Martini.
— En effet... Juste des points sur une carte, semble- t-il.
— Jusqu'à ce que je découvre les croix, sur la spirale de Bernoulli. Les sept croix.
— Vous pensez que... Elles représenteraient les villes des sept assassinats ?
— Oui et non...
Manon s'excitait de plus en plus.
— Les six premières croix représentent bien les villes des six premiers meurtres. Mais Roeux n'appartient pas à la spirale. Elle est totalement en dehors.
Elle engloutit son verre d'un trait, déplia la carte devant elle, et vint s'asseoir en tailleur sur la moquette. Lucie l'imita.
— Regardez, regardez ! Cela m'a fait tilt face à la spirale de Bernoulli. Rappelez-vous : « Eadem mutata resurgo », « Changée en moi-même, je renais ». II... Il suffisait juste de reproduire cette spirale sur une carte de France et de l'agrandir, pareille à elle-même, jusqu'à... jusqu'à ce que la courbe passe sur les villes des assassinats ! Les croix correspondent parfaitement ! Regardez !
Un éclair traversa ses grands yeux bleus.
— Bernoulli était la clé ! Sans cette clé, impossible de déceler le rapport entre ces lieux !
Lucie fixait la spirale dessinée sur la carte qui chevauchait les points gris des agglomérations. Son ongle suivit la courbe, jusqu'à la septième et dernière croix perdue dans la mer, ici, en Bretagne. Elle recouvrait des petits points clairs représentant des îles.
Roeux se trouvait complètement en dehors de la figure, tout là-haut, au nord. Pourquoi ?
La mathématicienne se servit un nouveau Martini et remplit le verre de Lucie. Elle commençait déjà à sentir les effets de l'alcool. Elle regarda son interlocutrice dans les yeux et souleva légèrement son pull, puis son chemisier.
— « Rejoins les fous, proche des Moines. » Tu te rappelles, Lucie ?
La jeune flic s'étonna de la soudaine proximité de Manon. Combien de temps cela allait-il durer ? Quelques minutes, quelques secondes ? Quand se remettrait-elle à la vouvoyer ? Il suffisait juste d'une distraction, avait expliqué Vandenbusche, un coup de tonnerre, la chute d'un objet, un cri, et cette complicité naissante s'évanouirait. Ne resterait alors entre elles que la froideur de l'enquête. Et la terreur d'une femme découvrant une inconnue dans la même pièce qu'elle.
— Lucie ?
— Je me souviens, oui... « Rejoins les fous, proche des Moines. »
Manon pointa Perros-Guirec sur la carte, puis fit lentement glisser son doigt vers le haut.
— La septième croix que tu vois ici indique l'emplacement de sept îles, situées au large de Perros- Guirec. L'une d'elles s'appelle...
— L'île aux Moines ! compléta Lucie en plissant les paupières.
— Exactement ! Et il y a une autre île, proche de l'île aux Moines, Rouzic, sur laquelle il est formellement interdit de se rendre. Une terre de rochers et de falaises qui abrite la seule colonie de fous de Bassan de France. Plus de dix-sept mille couples y nidifient chaque année, de janvier à septembre. Un véritable rempart de plumes et de becs, qui fait ressembler l'île à une gigantesque boule de coton.
Lucie frissonnait. Elle se frotta les épaules.
— Rejoins les fous... Les fous de Bassan... C'est donc là où nous devons nous rendre, sur Rouzic, proche des Moines... Votre frère vous a sous-estimée en inscrivant ce message...
— Pardon ?
— Non, rien... Je pensais tout haut. Et vous savez ce que nous allons chercher là-bas ?
— Malheureusement, non. Je n'en ai aucune idée. Il n'y a rien d'autre que des oiseaux sur cette île.
Soudain nostalgique, Manon se mit à raconter, alors que ses yeux se perdaient sur les motifs de la tapisserie :
— Je connais bien l'endroit. Adolescents, nous venions en vacances dans cette maison. J'ai toujours aimé la Bretagne. Sa beauté sauvage, son atmosphère féerique... J'ai beau être une scientifique, je suis pourtant très intriguée par les contes celtes, l'ambiance éso- térique, où tout ne s'explique pas par la rigueur d'une démonstration.
— Moi aussi, approuva Lucie. Je crois en effet que... que certaines manifestations ne s'expliquent pas...
Manon termina son verre et continua :
— Avec mon frère et des amis du coin qui avaient un bateau, nous allions en cachette sur l'île Rouzic. Frédéric et moi, on a toujours aimé braver les interdits, être différents des autres...
Elle se racla la gorge.
— Je suis différente des autres, Lucie.
— Je sais.
— Je ne te parle pas de mon handicap... Mais de... de ce que je ressens... À l'égard des hommes, par exemple... Je ne suis pas homo mais... je ne sais pas... ils ne m'attirent pas.
Il y eut un court silence, avant que Manon poursuive :
— Parce que j'ai des sentiments, tu sais ? Je ne suis pas juste une machine. Moi aussi j'ai des envies, des besoins, des goûts particuliers... J'aime les glaces, le thé à la menthe, les promenades à cheval... J'aime porter de beaux vêtements, me parfumer, comme n'importe quelle autre femme.
— Je sais Manon. Je commence à te connaître.
Une douleur sourde brillait dans les yeux de la jeune
amnésique.
— Parfois, quand je vois comment les autres me regardent, je me sens tellement inutile... C'était déjà comme ça avec mon métier. On imagine toujours les mathématiciens comme des calculateurs acharnés, des individus asociaux qui brassent du vent... Pourtant c'est absolument faux ! Ils s'interrogent sur des structures, des théories, des configurations qui peuvent changer le mode de pensée ! Il suffit de se souvenir qu'au Moyen Âge, c'était la religion qui définissait le cadre de la réalité ! Quand les savants ont réussi à expliquer l'origine d'un éclair ou d'une comète, tout a changé, ces événements sont devenus scientifiques et on s'est rendu compte, en définitive, que la science faisait avancer l'humanité. Crois-moi, toutes les branches des mathématiques, si abstraites soient-elles, trouvent toujours une application très concrète dans le monde réel.
Ses prunelles s'embrasèrent.
— Le seizième problème de Hilbert par exemple, sur lequel je travaillais, l'un de ces fameux problèmes du millénaire, permettrait de comprendre, s'il était résolu, le comportement d'un écosystème proies-prédateurs. Que se passerait-il si on laissait sur une île des moutons et des loups en nombre égal, Lucie ?
— Eh bien... Je suppose que les loups mangeraient les moutons ?
— Et ces derniers se feraient moins nombreux. Et, de ce fait ?
— À mon avis, la pénurie de proies entraînerait une diminution du nombre de prédateurs, qui mourraient affamés ou se dévoreraient entre eux.
— Tout à fait. Et cette diminution impliquerait par conséquent un nouvel accroissement du nombre de proies, qui, de nouveau, permettrait le développement des prédateurs, et ainsi de suite. Mais après, au bout d'un an, dix ans, mille ans ?
Lucie haussa les épaules, intriguée. Manon termina son explication.
— La résolution d'un tel système d'équations différentielles permettrait de comprendre l'évolution démographique des espèces dans le temps, ou l'extinction de certaines d'entre elles. Alors tu vois... Je ne suis pas juste... un objet inutile...
Lucie aurait aimé lui prendre la main, la caresser, la réconforter, mais elle se contenta de dire :
— Manon. Je sais à quel point les gens sont intolérants et superficiels. Ils... se limitent à juger sur les apparences, sans chercher à voir plus loin. Pourtant, chaque histoire sur cette Terre mérite d'être vécue. Et racontée...
— Alors raconte-moi la tienne. Celle qui te donne ce regard si déterminé et te force à te cacher derrière des tenues de mec, alors que... tu me parais si tendre... si attentionnée.
Lucie fixa ses pieds.
— À quoi bon Manon ? Dans une minute, tu ne te souviendras de rien.
Manon se recula brusquement et s'immobilisa. Les larmes lui vinrent aux yeux.
— Comment oses-tu ?
— Manon, je...
— En te parlant, j'avais oublié mon amnésie ! Cela n'a duré que peu de temps, mais je l'avais oubliée ! J'avais... une conversation normale, des émotions, je me sentais bien ! Oui, j'aurais oublié ton histoire, et alors ? Je t'aurais écoutée, au moins ! J'aurais partagé des secrets avec toi, même un court instant ! Qui sait ? Parler t'aurait peut-être soulagée? Tu... Tu as tout gâché ! Je te l'ai dit, je ne suis pas qu'une machine ! Mais apparemment, tout ceci t'échappe !
Folle de rage, elle se leva et donna un coup de poing dans le mur.
Alors, elle se mit à observer autour d'elle. Les papiers accrochés, les Post-it. « Lucie, le lieutenant aux boucles blondes, m'accompagne pour m'aider. » Puis elle regarda ses mains. Pourquoi tremblaient- elles ? Pourquoi ces sentiments violents, au plus profond de son cœur ? Elle se retourna, l'air grave. Une femme, assise sur le sol, la fixait étrangement. La femme aux boucles blondes.
— Que s'est-il passé ? Pourquoi suis-je en colère ? C'était contre vous ?
Elle vit la carte sur la moquette, la spirale de Bernoulli. Elle reconnut la maison de son adolescence. La Bretagne. Qu'est-ce qu'elle faisait là ?
Lucie se releva, déconcertée.
— Oui, tu étais en rage contre moi. Mais c'est sans importance à présent...
— On se... tutoie ? Dites-moi ? Pourquoi sommes- nous ici ?
— Nous devrions aller nous coucher. La journée de demain risque d'être éprouvante. Le rendez-vous avec Erwan Malgorn est à 6 h 30... Direction l'île Rouzic...
— Erwan ? Qu'est-ce qu'il vient faire dans cette histoire ? Et comment vous savez tout ça ? Pourquoi nous rendons-nous là-bas ?
Lucie vint lui saisir le bras.
— Fais-moi confiance, se contenta-t-elle de répondre. Essaie de prendre les choses comme elles viennent, tu reliras tes notes plus tard. Mais pour l'heure, par pitié, allons nous coucher. Si tu veux bien, je vais dormir à tes côtés, comme ça je pourrai veiller sur toi. Ça me paraît plus prudent.
La jeune mathématicienne la dévisagea longuement avant d'acquiescer :
— D'accord... Merci... Merci beaucoup...
À peine Manon avait-elle allumé dans la chambre que Lucie vint s'écraser sur le lit. Elle resta là quelques secondes, sans bouger, le temps pour Manon d'ouvrir les volets et d'aérer la pièce. Puis Lucie se redressa et jeta un rapide coup d'œil sur une aquarelle accrochée au mur. Soudain, elle fronça les sourcils et s'approcha. Juste à côté... une punaise rouge plantée dans la tapisserie épinglait un minuscule morceau de papier arraché. Une punaise semblable à celles que Manon venait d'utiliser pour fixer ses mémos.
— Depuis quand tu n'es plus venue dans cette maison ? demanda Lucie.
— Depuis l'adolescence. Pourquoi ?
— Et après ton agression ? Après ta perte de mémoire, tu penses que tu as pu revenir ?
— Cela m'étonnerait beaucoup. Pour quelle raison l'aurais-je fait ?