— Pour tes vacances ?
— Mes vacances ? Mais à quoi ça me servirait de prendre des vacances ?
Lucie ôta son pull, sceptique. De toute évidence, Manon était déjà revenue ici. Et elle ne s'en rappelait pas...
Manon s'assit sur le matelas.
— Une fois tout ceci terminé, je crois... je crois que je retournerai habiter à Caen, auprès de ma mère. J'ai besoin d'une présence féminine. Vous comprenez ?
Lucie ne sut que répondre. Sa pauvre mère reposait six pieds sous terre depuis tellement longtemps...
Manon se déshabilla en face d'elle sans éprouver la moindre gêne. Elle sentait qu'elle pouvait accorder sa confiance à la jeune flic, avec, toujours, cette impression tenace de la connaître, sans vraiment l'avoir déjà vue. En enlevant son pantalon, elle releva une petite tache sur le côté de sa culotte. Elle fronça les sourcils et se tourna vers Lucie.
— Dites-moi ! Comment sommes-nous arrivées ici ? En Bretagne ?
Lucie soupira. Toujours la même rengaine.
— Je viens de Lille en voiture, et tu arrives de Bâle, en train je suppose.
— Bâle, Bâle. Bernoulli. Je suis allée là-bas seule ? Vous n'êtes pas venue avec moi ?
— Non, c'est Hervé Turin qui t'a accompagnée.
Manon devint blême, paniquée.
— Impossible ! Je ne serais jamais partie avec lui ! C'est faux !
— Et pourtant, crois-moi, tu l'as fait... Il t'a convaincue en te parlant du Professeur, en prétendant être le seul à pouvoir te guider. Et tu as mordu à l'hameçon.
Manon se jeta sur son N-Tech, consulta les derniers événements, déclencha les monologues et bilans enregistrés depuis la veille. Lucie s'avança vers elle.
— Manon... Ne t'inquiète pas... Ça va aller...
— Non, non, ça ne va pas ! Il s'est produit quelque chose ! Cette tache ! Cette tache sur ma culotte ! C'est du sperme !
La jeune amnésique gardait les yeux rivés sur son petit écran. Des photos défilèrent. Bâle, le Rhin, la cathédrale, Turin.
— Attends ! s'exclama soudain Lucie.
Elle s'approcha de l'appareil.
— Le pansement, sur son nez...
— Quoi le pansement ? demanda Manon.
— Il ne l'avait pas en partant de Lille...
Elles échangèrent un lourd regard. La blessure au nez, la tache sur le sous-vêtement de Manon. Turin aurait pu si facilement abuser d'elle. Lucie revit alors la main du flic abîmée, ce morceau de chair arraché quand ils avaient découvert les collègues endormis. Que fichait Turin aux abords de l'impasse du Vacher à la nuit tombée ?
Elle tendit le bras pour caresser les cheveux de la jeune femme. Mais Manon la repoussa, se leva, hors d'elle, terrorisée, et se mit à longer les parois, à cogner, avec une régularité mesurée, tandis que ses ongles s'enfonçaient dans sa chair, tant elle serrait les poings. Et elle continua ainsi jusqu'à ce que ses traits se détendent, que la colère s'éloigne pour laisser place à l'étonnement de se retrouver ici, en Bretagne.
Toujours les mêmes gestes. Le N-Tech, la lecture des informations.
Lucie resta perplexe. Manon venait d'oublier tout l'épisode.
Volontairement. Pourquoi ? Pour éviter d'affronter la violence d'un viol ?
La flic se rapprocha de la mathématicienne et, d'un geste timide, lui ôta sa petite culotte. Il fallait la récupérer, la porter au laboratoire d'analyse. Savoir si Turin avait franchi la limite.
Manon la laissa faire. Sans réfléchir, elle embrassa Lucie sur la bouche. Elle ne ressentit ni dégoût, ni colère contre elle-même. Juste de la tendresse. Et une simple envie.
— Désolée... Je...
— Ne le sois pas, dit Lucie.
Elle tira Manon vers le lit et la glissa sous les draps.
— Il faut que tu dormes, chuchota-t-elle. Demain, une grosse journée nous attend. Je serai à tes côtés quand tu te réveilleras.
Manon se sentit bien. Vivre le présent. Ne pas chercher à affronter le passé ou le futur. Pas ce soir.
— Ce baiser, euh...
— Lucie, je m'appelle Lucie...
— Lucie... Il m'a fait du bien... Cela fait longtemps que je n'ai pas ressenti une telle douceur... Même si je ne me rappelle plus, il y a des choses que je sais...
Lucie s'éloigna sans répondre, rangea le sous-vêtement dans la poche de son sac et fixa son reflet sur la fenêtre de la chambre. Elle resta là, longuement, sans bouger.
Que lui arrivait-il ? Etait-ce bien son image sur la vitre ?
— Tu crois que je devrais avoir un enfant ? demanda soudain Manon.
— Pardon ?
Manon regardait le plafond.
— Un enfant... Sa naissance... Je m'en souviendrais forcément... Cela... Cela ouvrirait peut-être une porte... Une porte vers l'avenir...
— Peut-être Manon... Peut-être...
Sans plus un bruit, Lucie éteignit la lumière et resta debout dans la chambre.
Elle fixa Manon dans l'obscurité. C'était sûr, cet enfoiré de Turin l'avait violée !
Combien étaient-ils à abuser d'elle ainsi ?
Elle en voulut à la planète entière. Ce monde était vraiment un monde de crasse. Ses jumelles lui manquèrent terriblement.
Le cœur lourd, elle se faufila sous les draps et se serra contre ce corps qui l'attendait. Les lèvres de Manon vinrent cueillir les siennes. Une nouvelle fois, elle ne chercha pas à les éviter. Cela faisait si longtemps...
Elles disparurent toutes deux sous les draps. La chaleur des caresses. La folie de l'instant. L'échange forgeant définitivement la promesse d'un demi-tour impossible. À partir de maintenant, c'était à deux. À deux jusqu'au bout...
Une heure plus tard, à l'extérieur, de l'autre côté de la fenêtre, une ombre s'avança secrètement. Et plaqua son front sur la vitre, un briquet à la main.
La flic était assise dans un fauteuil à proximité de son arme.
Il allait falloir trouver un autre moyen...
37.
— Manon ? Tu dors ? C'est Lucie. Lucie Henebelle.
— Lucie Henebelle ?
Le bruit des respirations au creux du lit. L'obscurité. Dehors, le vent dans les branches.
— Chut... Nous sommes en Bretagne, nous approchons du Professeur, des spirales.
— Les spi...
— Ne bouge pas. Ne pose pas de questions, je t'en prie. Fais-moi confiance. Tu sais que tu peux m'accorder la confiance ? Tu le sais ?
Manon s'agita, prête à jaillir hors du lit. Mais elle retrouva rapidement son calme. Lucie Henebelle...
— Oui... Oui, je le sais. Enfin, je crois. Lucie Henebelle. On se connaît, Lucie. On enquête à deux, c'est cela?
— Écoute, j'ai... j'ai juste besoin de te parler. Je ne parle jamais à personne. Et j'ai mal Manon, j'ai mal tout au fond de moi.
— Lucie, je... On est dans un lit... En Bretagne? Comment se...
— Chut... Il y a quelques heures, tu m'as dit que... que tu voulais entendre mon histoire.
Manon se rapprocha.
— Si je vous l'ai dit, c'est que j'étais sincère. Je...
— Tutoie-moi Manon. Tutoie-moi comme tout à l'heure, s'il te plaît.
— Je t'écoute.
Lucie chercha ses mots avant de se lancer :
— Depuis dix-sept ans, je n'ai jamais raconté mon histoire à personne. Ou plutôt si, mais ceux à qui je l'ai fait sont partis loin de moi... Ce que je vais te confier n'est pas très... rationnel...
— Vas-y, parle. N'hésite pas.
— Tout a commencé quand j'avais seize ans. Je venais d'entrer au lycée Jean Bart, à Dunkerque. Je me suis mise à avoir des maux de crâne, de plus en plus fréquents. Au début, je supportais, je la jouais discrète, parce que... parce que je ne voulais surtout pas aller à l'hôpital. Mon... Mon père est mort d'un cancer du poumon, et j'ai pu voir toutes les étapes par lesquelles il est passé... La chimio, les traitements... Je ne supportais pas la vue du sang, je détestais cette atmosphère... morbide... C'était à en vomir... Tant de choses ont changé depuis...
Lucie soupira avant de poursuivre :
— À cause de ces douleurs dans ma tête, je ne sortais plus avec mes copines, je restais enfermée chez moi. J'étais même devenue incapable de suivre un cours. Ça a peut-être duré... quatre ou cinq mois, sans que personne ne s'aperçoive de rien.
— Jusqu'à ce que ta mère s'en rende compte, je suppose. N'est-ce pas ?
— Oui... Et là, j'ai dû faire tous les examens. Scanners, radios, prises de sang... Ils ont finalement détecté une anomalie sous mon crâne, plaquée contre la dure- mère, juste à côté de mon cerveau. Et très mal placée.
— Une tumeur ?
Lucie se recroquevilla sur elle-même.
— Quand on m'a annoncé qu'on allait m'ouvrir la tête pour tenter d'extraire cette... cette chose, je... je me suis mise à hurler. D'où venait cette horreur ? Comment avait- elle réussi à se loger là, au plus profond de mon être ? Pourquoi une telle injustice, pourquoi moi ? J'ai voulu savoir, mais on ne répondait jamais à mes questions, comme si... on cherchait à me cacher la vérité.
Elle serra les draps dans ses mains. Doucement, Manon vint se blottir contre elle.
— Et donc... Tu t'es fait opérer quand même ?
— Avais-je le choix ? On m'a rasé les cheveux, mes beaux cheveux blonds, l'opération a duré plus de quatre heures, parce que cette saloperie s'était logée dans un endroit critique, au niveau de la ligne médiane de l'os frontal... Quand je me suis réveillée, quand j'ai demandé de quoi il s'agissait, on m'a répondu qu'on ne savait pas, que... la « chose » était partie pour analyse au laboratoire médical de Dunkerque. Mais, dans les yeux de ma mère, j'ai lu qu'elle savait...
— Et que savait-elle ?
— Elle n'a pas voulu me le dire. Elle a toujours été surprotectrice, elle voulait me couver. Alors, j'ai contacté mon parrain...
— Ton parrain ?
— Il se trouve qu'à l'époque il bossait dans le labo médical comme stagiaire. Je l'ai appelé et je l'ai supplié de me dire ce qu'ils avaient reçu... Un kyste, une tumeur ? Aujourd'hui, plus que tout au monde, je souhaiterais ne jamais avoir su. Ça a parfois du bon de ne pas savoir.
— Cela dépend des cas...
— Un soir où il était de garde au labo, quelques semaines après mon opération, il m'a fait entrer en cachette.
J'avais dit à ma mère que j'allais au cinéma... Il risquait sa place, mais il l'a fait, pour moi... Et là, j'ai découvert l'endroit le plus... traumatisant qu'il m'ait été donné de voir... On est descendus dans une espèce de sous-sol, il y avait... des niches semblables à des nids d'abeilles, avec... des choses hideuses... dans des bocaux étiquetés. Des kystes, de la matière visqueuse, des morceaux de chair... Je me rappelle le plafond, de plus en plus bas, la fraîcheur sur mon visage, l'odeur des produits conservateurs et le vrombissement des congélateurs... Quand Luc a ouvert l'un d'entre eux, j'ai vu un bocal, avec une grosse étiquette sur laquelle était inscrite mon...
— Ton nom ?
— Mon numéro de sécu... Celui qui nous identifie tous, dès la naissance, comme tu disais dans la maison hantée de Hem... Mon morceau de n à moi...
Lucie fit glisser ses mains sur ses joues. Elle transpirait.
— Tu sais Manon, un embryon produit plusieurs milliers de cellules toutes les secondes. Et par une magie qu'on est aujourd'hui incapable d'expliquer, il existe des cellules dites cellules-souches totipotentes, capables de se transformer en n'importe quel type de cellule. Au bout de quelques jours, ces cellules- souches commencent peu à peu à se différencier et à se spécialiser, en utilisant les mêmes gènes de manière différente. Les cellules cardiaques se mettent à puiser d'elles-mêmes, toutes en même temps. Et là, la vie explose dans le ventre maternel.
— Où veux-tu en venir ? J'ai du mal à te suivre... Dis-moi vite Lucie. Dis-moi vite...
— Aujourd'hui, cette nuit, c'est... mon anniversaire... Trente-trois ans que je suis sortie du ventre de ma mère... Et il y a de cela quatre ans, j'ai donné naissance à deux jumelles, Cl...
— Clara et Juliette... J'ai appris...
Lucie éprouva une soudaine envie de pleurer, mais elle se contrôla. Il fallait parler, parler encore, se libérer de toute cette crasse en elle.
— Connais-tu ce qu'on appelle le «baiser des jumeaux » ?
— Non. Lucie... Je perds le fil. Dépêche-toi.
— Des spécialistes parviennent à connaître le comportement intra-utérin des jumeaux, grâce à des écho- graphies et aux derniers procédés technologiques permettant de filmer dans le corps humain. Ils ont constaté que, dès le troisième mois, les jumeaux se touchent, avec leurs bras et leurs jambes, puis entrent en contact par la bouche au cinquième mois. Cet instant émouvant est appelé le « baiser des jumeaux ».
— Je ne savais rien de tout ça. C'est stupéfiant.
— C'est stupéfiant, oui. Certains chercheurs sont persuadés que ces comportements fœtaux ont un effet sur tout le développement postnatal de l'enfant. Que ces premiers instants, ces tout premiers gestes et réactions le suivent, le soutiennent ou le harcèlent jusqu'à sa mort.
— Mais... On ne peut pas se souvenir de ce baiser, des événements avant la naissance !
— Je suis au contraire persuadée que tout ce qui s'est passé dans l'utérus maternel est profondément ancré en nous, comme... comme ces cicatrices que tu portes sur toi, qui t'accompagneront jusqu'au dernier jour. Pourquoi ton corps se souvient parfois ? Pourquoi les bébés, juste après leur naissance, réagissent à la voix de leur maman ?
Manon ne conservait qu'une vague idée du début de la conversation, mais ce n'était pas important. Là, dans le noir, elle se sentait apaisée. Celle qu'elle osa appe- 1er mentalement son amie voulait lui avouer un secret. Une « chose », sous son crâne.
— Continue, Lucie. Je t'écoute, crois-moi, je t'écoute.
— Des... Des deux jumeaux, il en est très souvent un qui prend le dessus sur l'autre.
— La théorie du jumeau dominant.
— Ce n'est pas une théorie, il ne s'agit pas de mathématiques cette fois. Chez les jumeaux, il est fréquent que l'un des deux naisse plus gros parce que, déjà dans l'utérus, il s'accapare plus de nourriture et occupe plus de place... Dans cet endroit, certainement un des plus mystérieux qu'on connaisse, les instincts de prédation existent. Tu parlais de l'écosystème proies-prédateurs chez les animaux... Mais c'est déjà la même chose dans le ventre maternel.
Lucie inspira.
— Je cache une petite armoire dans mon appartement, une armoire aux vitres teintées qui contient... mon histoire. Qui fait que je ne peux plus m'empêcher d'assister aux autopsies... que je cherche, Manon, que je cherche...
— De quoi tu parles ? Qu'est-ce que tu cherches ?
— La réponse au pourquoi...
— Mais Lucie... Qu'est-ce que tu racontes? Cela ne veut rien dire !
— Je... Je ne sais plus. Je suis une Chimère Manon... Une Chimère...
— Une Chimère ? Le monstre mythologique ?
— Pire que ça...
Du bout des doigts, Manon caressait les boucles de Lucie.
— Dis-moi ce qu'on trouve dans ton armoire.
— Il y a d'abord deux échographies. Sur la première, des sœurs jumelles, âgées de quatorze semaines.
— Clara et Juliette. Et sur la deuxième échographie ?
— Je...
Lucie se redressa brusquement, ses sens en alerte.
— Tu as entendu ? chuchota-t-elle.
— Entendu quoi ?
— Des bruits, à la porte !
La flic sauta hors du lit, enfila rapidement son pantalon, son tee-shirt, ses rangers, et s'empara de son Sig Sauer sans un bruit.
— Reste là...
Elle se faufila dans le noir en direction de l'entrée.
D'un coup, un gros boom sur la porte, puis le gravier qui crisse, des bruits de pas... On courait.
Elle se précipita dehors, dans le froid, les deux mains sur son arme. Ses muscles se crispèrent.
Une ombre disparut au-dessus de la barrière du jardin.
— Pas cette fois, sale enfoiré...
Lucie se rua vers l'obstacle, soigna son atterrissage et se lança à sa poursuite à grandes foulées.
Le sol boueux atténuait les vibrations dans le mollet. Le muscle gorgé de sang tenait. Pour l'instant.
Dérapant à plusieurs reprises, l'ombre s'enfonça sur la gauche dans un sous-bois.
Très vite, Lucie parvint à gagner du terrain. L'homme, devant elle, chuta encore. Sa poitrine se levait et s'abaissait. Il se retourna en crachant des nuages de buée dans l'air glacial. Puis il essaya de se redresser à l'aide d'une grosse racine.
— Tu bouges et je tire ! hurla Lucie en le braquant, une dizaine de mètres en retrait. J'te jure que je vais le faire ! Un seul pas ! Ose faire un seul pas !
Le fuyard se figea, à quatre pattes, pareil à un loup acculé.
— Non ! Non ! s'écria-t-il. Ne me faites pas de mal !
Lucie inclina la tête et s'approcha avec prudence. Cette silhouette frêle. Cette voix aiguë. Était-il possible que...
— Tourne-toi !
Face à elle, les traits déconfits d'un adolescent. Seize, dix-sept ans maximum. Lucie ne relâcha pas son attention.
— Qu'est-ce que tu es venu faire à la porte ? Pourquoi tu cherchais à entrer ?
— Je... Je ne cherchais pas à entrer ! On... On m'a juste dit de... de faire du bruit ! Rien de plus ! Juste faire du bruit et me tirer !
— Qu'est-ce que tu racontes ? Le jeune garçon se mit à pleurer.
— C'est... C'est la vérité ! Un homme est venu me parler... près du port. Il m'a donné du fric en me demandant de venir ici à 1 heure, et de faire du bruit ! II... Il puait le calamar !
Lucie eut soudain l'impression que ses forces allaient l'abandonner. Piégée.
Elle fouilla ses poches. Pas de menottes.
— Tu restes là ! Parce que sinon, je te retrouverai ! Elle savait qu'elle ne le reverrait jamais. Mais
c'était lui ou Manon.
Sans plus réfléchir, elle fonça en direction de la maison. Le sous-bois. La mer de boue. La barrière. Le gravier de l'allée.
La porte d'entrée battait contre le mur. À l'intérieur, des traces de boue sur la moquette. Des empreintes qui n'étaient pas les siennes. La chambre était vide. Le N-Tech gisait sur le sol, l'écran brisé...
38.
— Erwan ? Erwan Malgorn ?
Dans les lueurs de l'aube, l'homme patientait sur le port, vêtu d'une veste imperméable rouge et d'un pantalon de pêche jaune. Lucie avait imaginé un vieux loup de mer à l'épaisse barbe grasse et au visage buriné, mais il n'en était rien. Erwan, les traits fins, deux longues pattes noires sur les joues et la coiffure soignée, devait avoir une trentaine d'années. Pêcheur nouvelle génération.
— Où se trouve Manon ? s'inquiéta-t-il en regardant avec méfiance par-dessus l'épaule de Lucie.
Des cernes sous les yeux, les lèvres crevassées par l'air marin, la flic contracta ses poings sous son K- way.
— Je ne sais pas. C'est moi qui irai là-bas.
Les mâchoires serrées, Erwan se frotta les mains l'une contre l'autre. Au loin, le jour s'épaississait à peine, d'un rouge de lave virant au noir au-dessus des eaux.
— Elle m'a parlé d'une femme blonde aux cheveux bouclés ! cria-t-il pour couvrir une violente bourrasque. Au cas où elle ne viendrait pas !
Lucie baissa puis remit sa capuche.
— Femme blonde aux cheveux bouclés ! répétat-elle.
— Dans ce cas, ne perdons pas de temps ! Le chalutier est amarré le long du quai, à une centaine de mètres.
Il remonta le col de sa veste.
— La mer est mauvaise mais navigable. J'espère que vous ne serez pas malade.
— On verra bien !
Sans plus un mot, ils s'engagèrent sur la jetée, courbés contre le vent. Dans le port, les bateaux tanguaient dans un mouvement désordonné. Les drisses fouettaient les mâts et les coques de métal s'écrasaient sur la surface de l'eau. Au large, la mer était littéralement déchaînée.
Erwan monta à bord de son bateau puis aida Lucie à le rejoindre.
— Rouzic est à quelques miles, nous l'atteindrons d'ici un quart d'heure ! dit-il en lui plaquant un gilet de sauvetage contre la poitrine.
— Vous savez quelle taille fait l'île à peu près ?
— C'est tout petit ! Et y a que dalle là-bas ! Juste des falaises et des oiseaux ! Dites ! Qu'est-ce que vous allez y faire ?
— J'en sais rien !
— Vous n'avez pas l'air de savoir grand-chose !
Ils se réfugièrent dans la cabine. Erwan déclencha les témoins lumineux, activa l'écran radar, puis tourna une clé.
Le moteur se mit à gronder, libérant une épaisse fumée noire. Les carreaux tremblaient, la lumière du plafonnier vacillait. Partout ça vibrait, dessous, dessus. Lucie se sentit envahie par une étrange sensation de puissance. Une énergie invisible la propulsait vers l'avant, le large, les ténèbres. Le bateau de pêche s'engagea dans le chenal, dépassa deux bouées clignotantes puis se jeta dans les vagues avant de s'évanouir à l'horizon.
Lucie s'installa sur un rebord en métal. Elle se recroquevilla, la tête entre les mains, épuisée. Des larmes se mirent à couler lentement sur son visage. Son cœur s'embrasait à chaque fois qu'elle imaginait le sourire rayonnant de Manon, ses yeux avides de connaissance. La jeune femme avait surgi si brusquement dans sa vie... Elle essaya de refréner ses pensées, de ne pas se répéter qu'elle ne reverrait peut-être plus jamais son amante d'une nuit, sa confidente, celle devenue, en définitive, une amie rare...
Elle essuya maladroitement ses joues. Et elle ? Elle, lieutenant de police ? Qu'allait-elle devenir ?
Avant de rejoindre Erwan, elle s'était convaincue de cacher à ses supérieurs toute trace de ses retrouvailles avec la jeune amnésique et, surtout, de sa nouvelle disparition. Elle avait décroché les punaises et les feuilles dans chacune des pièces de la maison, avait plié avec soin les vêtements de Manon et avait rangé le tout dans le coffre de sa Ford. Quant à la clé de la porte d'entrée, elle l'avait simplement replacée, sous son pot de granit, à l'extérieur.
Personne n'était jamais venu dans cette maison bretonne, ce soir-là. Ni elle, ni Manon.
Lucie ne voulait pas perdre son boulot. Elle ne le pouvait pas, question de survie. Ce job qu'elle aimait plus que tout au monde. Ce job qu'elle détestait.
Qui détenait Manon ? Le Professeur ? L'homme aux bottes ? Le protecteur ? Où était-elle retenue ? Où retrouverait-on son cadavre ?
La flic promena ses doigts tremblants sur le N-Tech à l'écran brisé, essaya encore de l'allumer, sans succès.
— Attention ! hurla Erwan.
Lucie fut projetée au sol dans un fracas assourdissant. Elle s'agrippa à une poignée, chancelante, tandis qu'Erwan, les mains fermement serrées sur le gouvernail, maintenait le cap. Des vagues s'écrasaient dans l'axe, rabattant cruellement leurs étaux mortels sur l'étrave du bateau.
— On s'est pris une déferlante ! cria le pêcheur. J'vous avais avertie que ça secouerait ! Ça va ?
— Si on veut... répondit Lucie en ramassant l'organiseur éclaté en deux morceaux.
— On arrive ! fit Erwan.
Sur la surface verte de l'écran radar se dessinaient sept masses immobiles, qui se matérialisèrent bientôt devant eux, apparaissant puis s'évanouissant derrière les renflements liquides. Le chalutier obliqua vers l'ouest, le moteur changea de régime à l'approche des premiers écueils. Erwan manœuvrait avec des gestes précis, les yeux braqués sur l'écran, alors qu'un puissant projecteur déchirait un cône minuscule dans l'obscurité.
— Je vais m'approcher au maximum d'une plage de galets, là où ça remue le moins ! Faudra mettre le pneumatique à flots et ramer ! Vous y arriverez ?
— J'y arriverai !
Il la considéra d'un air affligé.
— Encore une fois, je crois que c'est du suicide ! Si ça se passait mal, je...
— Vous ne m'auriez jamais vue, je sais !
Erwan tourna le gouvernail, le navire vira dangereusement et s'approcha de la côte.
— Je ne peux pas rester, rappela le marin. Rendezvous sur cette même plage dans trois heures. Je reviendrai vous chercher. Soyez là, parce que je ne vous attendrai pas.
Erwan coupa les moteurs et se précipita hors de la cabine pour décrocher l'ancre. Lucie le suivit en titubant.
— Montez dans le canot ! ordonna-t-il en lui collant une rame dans les mains. Je vais le descendre ! Vite ! Les vagues vont vous porter à terre, mais ne cessez jamais de ramer ! Ou elles vous écraseront comme un insecte !
Lucie lança un regard apeuré vers le rivage. Elle serra la rame contre sa poitrine. La plage l'attendait à cinquante mètres. Cinquante mètres... Elle finit par embarquer.
« Où m'entraînes-tu, Manon, dans quel enfer ? » pensa-t-elle tandis que le canot pneumatique frappait la surface de l'eau.
— Dites ! hurla-t-elle soudain. Manon ! Est-ce qu'elle est déjà venue vous voir ? Ces derniers mois ?
— Quoi ? s'écria Erwan en activant la manivelle du treuil pour remonter les chaînes.
— ...anon ! ...nue... voir...
— Je comprends rien ! Ramez ! Ramez jusqu'à la côte sans jamais vous arrêter !
Et la frêle embarcation se laissa emporter par les flots.
La flic s'épuisa dans sa lutte contre les éléments. Les embruns glacés lui fouettaient le visage. Partout autour d'elle les masses liquides s'entrecroisaient, se fracassaient, s'épousaient en gerbes monstrueuses. Elle était sur le point de craquer quand, enfin, un dernier rouleau vint projeter le canot sur les galets. Étourdie,
Lucie se redressa et tira le bateau pneumatique hors de l'eau dans un effort désespéré. Elle s'écroula de fatigue, le dos contre le sol, les bras en croix, alors qu'au loin le projecteur du chalutier disparaissait peu à peu.
Seule, au cœur de l'enfer.
Elle resta ainsi de longues minutes sans bouger, avant d'ouvrir de nouveau les yeux.
Alors ils apparurent, perchés sur les roches, pareils à des flocons improbables.
Des milliers d'oiseaux. Fresque infâme d'yeux braqués dans sa direction. Ils lui glacèrent le sang.
Et maintenant ? Que faire ? Où chercher ? Et surtout, que chercher ? Une croix sur une spirale ?
Face à cette nature hostile, aux éléments déchaînés, aux falaises déchiquetées, elle se rendit compte de la stupidité de cette équipée. Qu'espérait-elle découvrir en ces terres désolées ?
Joyeux anniversaire Lucie, songea-t-elle en se relevant.
Les doigts gourds, elle fouilla dans sa poche et en sortit le N-Tech en miettes, gorgé d'eau, de sel, de sable. Dans un hurlement de rage, elle le jeta aussi loin qu'elle le put.
Personne ne saurait jamais qu'elle, Lucie Henebelle, était venue en Bretagne. Même pas la pauvre amnésique, si on la retrouvait vivante.
Préserver son métier. Pour ses filles. Elle s'en voulait terriblement.
Trois heures... Trois heures devant elle, avant de reprendre la route vers Dunkerque, récupérer les jumelles, et continuer à faire semblant.
Elle n'y parviendrait jamais. Qu'était-elle devenue ? Quel monstre ?
Tout brûler en rentrant. La Chimère. Elle devait le faire, impérativement.
Frigorifiée, plantée là avec son gilet de sauvetage orange, elle se décida à marcher. Il fallait faire le tour de l'île, chercher en attendant le retour d'Erwan. Trois heures...
Elle avança, escalada des rochers, traversa des criques de galets, craignant à chaque instant de se faire attaquer par les fous de Bassan... Mais les hordes de plumes restaient figées, impassibles. Pourquoi ces oiseaux traversaient-ils les frontières pour se rendre spécialement ici ? Quelle force mystérieuse les motivait ?
Les pierres étaient glissantes, les obstacles nombreux, néanmoins Lucie progressait. Laborieusement, mais elle progressait. Elle s'arrêta soudain. Face à elle, dans un renfoncement abrité, il lui sembla apercevoir des inscriptions sur les parois. Elle s'avança avec prudence.
Elle n'avait pas rêvé. Il s'agissait bien de marques dans la roche.
Des chiffres, des lettres.
Elle lut et ressentit un coup terrible dans la poitrine. Incapable de tenir sur ses jambes, elle s'effondra à genoux.
Elle venait de comprendre.
Toute cette aventure n'avait été qu'une vaste mascarade. La tombe de Bernoulli, les spirales, la septième croix...
Elle lut de nouveau, abasourdie. Le premier message indiquait :
« 4/6/2006. Ai tourné des heures et des heures. Rien. Il n'y a absolument rien. MM »
Et le second :
« 18/10/2006. Me retrouve encore ici. Désespoir. Je brasse du vent. MM »
Manon Moinet, MM, s'était déjà aventurée deux fois sur l'île, à quatre mois d'écart, et s'apprêtait à s'y rendre une troisième fois.
Elle tournait en rond.
La jeune amnésique avait cru progresser, se rapprocher du Professeur, mais avait en fait reproduit un même scénario : les crises d'étranglement qui éveillent la mémoire du corps et révèlent la signification de la cicatrice, l'itinéraire vers Bâle et la tombe de Bernoulli, la spirale avec les croix sur la carte de France, et enfin, Rouzic, point de chute vers le néant.
Mais pourquoi Manon n'avait-elle pas noté ses avancées, ses échecs, dans son N-Tech ni ailleurs ? Pourquoi ne savait-elle pas pour Bernoulli, ou l'île Rouzic ? Pourquoi repartait-elle à chaque fois de zéro?
Elle avait forcément dû prendre des notes. Mais son « protecteur » avait effacé les informations avant qu'elle ne les mémorise. Sans doute n'avait-il pas pu l'empêcher de venir ici, alors il avait supprimé sa mémoire à chaque fois. Quoi de plus facile ?
Toujours la même question : le frère ?
Lucie se releva, puis ramassa un coquillage qu'elle éclata contre la paroi. Encore une saloperie de coquille en spirale. Les spirales, les spirales, dans le ciel, sur Terre. Partout, comme une malédiction.
Hors d'elle, elle reprit sa marche. Manon avait beau tourner en rond, si le frère ou un mystérieux individu avait agi ainsi, c'est qu'il voulait cacher quelque chose. Cette île dissimulait réellement un secret.
Elle réussirait là où Manon avait échoué. Aller au bout. Tenir sa promesse.
Mais après une nouvelle heure de recherche, elle sentit son courage lui échapper. Rien, rien, rien ! Embruns, rochers, vagues ! Elle aussi brassait du vent. Elle était sur le point de rebrousser chemin quand, à l'extrémité d'une plage de galets, elle releva un phénomène étrange.
Les oiseaux.
Ils plongeaient par centaines au pied de la falaise, volaient dans tous les sens, mêlant leurs cris stridents en un concert insupportable.
Quelque chose les attirait.
Lucie se rapprocha pour comprendre. Les fous de Bassan disparaissaient dans une grotte aux trois quarts immergée. Une cavité qui semblait s'enfoncer loin sous la roche. Une entrée facilement accessible avec une embarcation légère, un Zodiac par exemple, mais probablement impraticable à marée haute.
Peut-être un banc de poissons, songea Lucie. Oui, simplement des poissons.
D'un coup, elle s'immobilisa.
Un fou de Bassan venait de passer juste sous son nez.
Avec un œil dans le bec.
Un œil humain, suspendu au bout de son nerf optique.
Manon.
Lucie se plaqua contre un rocher et se mit hurler. Cris désespérés. Elle était seule, et bien seule dans le chaos de ces espaces infinis.
Ce n'était pas possible. Un mauvais rêve. Juste un mauvais rêve...
Elle s'avança au-dessus de la grotte et se pencha. Les eaux étaient sombres, bleu-noir, profondes. Les
vagues éclataient plus loin, laissant la crique dans un calme relatif.
Plus le temps d'aller chercher son canot. Il fallait un brin de folie pour faire ce qu'elle allait faire. Une folie enfantine, une folie de flic, une folie de tête brûlée. Elle fit un pas en direction du vide, un autre. Ses paupières se baissèrent lentement. Elle embrassa mentalement ses petites, de toutes ses forces, et, les bras le long des hanches, elle sauta.
Le choc. Le froid. Le poids mort de son corps qui l'entraîne vers les abysses.
Son gilet de sauvetage la tira vers la surface. Quand elle respira enfin, haletante, régurgitant l'eau salée, elle sut qu'elle était vivante. Elle se laissa entraîner par le courant en direction de la grotte.
Soudain, une pensée terrible lui traversa l'esprit et si la marée montait ? Comment s'échapperait-elle de ce trou à rats ?
Alors, elle céda à la panique. Elle, qui pourtant était une bonne nageuse, tenta de combattre le cours naturel de l'eau en agitant ses bras dans tous les sens. Trop tard, elle pénétrait déjà dans la grande gueule sombre.
Les fous de Bassan volaient à ses côtés, ignoble escorte pour une destination sans retour.
Lucie extirpa sa torche étanche d'une poche. Dans le faisceau de sa lampe, elle vit le boyau se séparer en trois galeries lugubres. Elle prit la même direction que les oiseaux, qui tous disparaissaient vers la gauche. Plus loin, la galerie se divisait en d'autres tunnels. L'endroit explosait en un véritable labyrinthe. L'eau était froide, mais supportable. Pourtant, Lucie sentait ses muscles se tétaniser un à un. Bientôt, elle ne tiendrait plus. D'autres ramifications encore, un dédale qui risquait de la garder prisonnière à jamais.
Elle s'accrocha à une anfractuosité de la paroi et regarda derrière elle. Il fallait faire demi-tour. La pierre était lisse, repartir en se cramponnant à la roche s'avérait impossible. Et même si elle parvenait à l'entrée, là où la mer tout entière s'engouffrait, le flux la fracasserait sur les rochers.
Désespérément, elle se mit à nager contre le courant, en sanglots. Ne pas mourir. Ses filles...
Mais très vite elle perdit du terrain, des papillons imaginaires se mirent à danser dans son champ de vision. Premiers symptômes de l'hypothermie. Bientôt suivraient des pertes de conscience partielles. Avant l'évanouissement total. Lucie battit des mains, ses ongles glissèrent sur la roche, sans trouver d'aspérités auxquelles s'accrocher. La terreur l'envahit. Elle avala des gorgées et des gorgées d'eau salée.
D'un coup, il lui sembla percevoir un vacillement lumineux dans les épaisseurs opaques. Il ne s'agissait pas d'une hallucination, elle en était certaine. Là, au cœur des ténèbres, c'était bien de la lumière.
Elle vit alors un oiseau qui filait dans l'autre sens, vers la sortie, un calamar dans son bec empourpré.
Le courant la rejeta enfin contre un rebord large et plat où elle grimpa difficilement, dérapant et buvant encore la tasse. Les lèvres bleues, elle se redressa, dégoulinante, anéantie. Marcher, il fallait absolument marcher pour ne pas geler sur place. Elle se dirigea vers l'endroit où les fous de Bassan se regroupaient.
Là, elle porta sa main devant sa bouche.
Devant elle, un corps.
Un corps entouré de bougies qui finissaient de se consumer. Un corps qu'elle peinait à reconnaître.
Elle fit encore quelques pas, l'estomac retourné. C'était bien lui. Frédéric Moinet.
Il avait été suspendu au bout d'une corde, les poignets attachés dans le dos.