— Qui êtes-vous ?

— Tu veux savoir ?

À une vitesse prodigieuse, l'homme se rua sur elle et, à sa grande surprise, reçut une semelle dans la poitrine. Il grogna, tandis qu'un second coup de pied fit craquer son genou droit. Il parvint quand même à agripper Manon par les cheveux. Le N-Tech glissa sur le plancher. La mathématicienne hurla, frappa... Sans savoir pourquoi, elle visa le plexus solaire, mais l'homme, cette fois, ne se laissa pas surprendre. Elle voltigea sur le sol, propulsée par une force titanesque.

— T'es plutôt bonne, toi. Une belle petite gueule d'ange. Je crois que tu vas y passer la première.

Il la plaqua face contre terre. Manon respira une poussière écœurante puis cracha, cruellement en manque d'air. La pointe d'un genou lui écrasait le dos.

Tintement d'une boucle de ceinture. Une braguette qui se déboutonne. Des halètements bestiaux, là, tout contre sa nuque. Que se passait-il ? Où se trouvait- elle ? Seule ? Et pourquoi ? Allait-elle mourir ?

L'homme n'eut pas l'occasion d'aller plus loin. Un gourdin lui fracassa l'arcade sourcilière. Il se releva, titubant, la main sur le front, quand un fantastique coup dans les testicules le plia en deux.

Il bascula dans les escaliers, sans parvenir à se rattraper, et roula jusqu'au bas des marches pour enfin s'écraser sur le carrelage, inerte.

Lucie se massa le crâne, récoltant une fine pellicule de sang sur le bout de ses doigts. Elle se pencha ensuite vers Manon, qui recula sur ses mains pour se retrouver plaquée contre le mur du fond.

— Laissez-moi ! Laissez-moi !

— Manon ! Je suis Lucie ! Lucie Henebelle !

Elle s'empressa de sortir sa carte tricolore.

— Rappelez-vous !

Manon n'avait jamais vu cette carte. Dans quelle galère se trouvait-elle ? Pourquoi cette agression ? Comment avait-elle appris à se battre ? Où ? Elle recula encore, jusqu'à finir repliée dans un angle.

— Qu'est... Qu'est-ce que je fais ici ? Qui est cet homme ? Et vous ? Pourquoi la police ? II...

Elle se précipita vers son N-Tech, à quatre pattes.

— Vous avez tout enregistré dans votre machine, dit Lucie. L'hôpital, notre conver...

— Quel hôpital ?

Manon se mit à crier :

— Quel hôpital ?

— Je... Je n'en sais rien, je... ne sais pas comment vous appréhender, Manon... C'est trop... compliqué...

Lucie coinça sa carte de police en haut de la poche de son manteau, afin de la rendre visible en permanence, puis elle ramassa sa lampe et dit :

— Je descends vérifier s'il... est encore en vie. Rejoignez-moi, dès que possible.

— Comment ? Qui est encore en vie ? Expliquez- moi ! Expliquez-moi !

Elle avait hurlé de toutes ses forces. Lucie ne répondit pas et, la torche à la main, se hasarda dans la cage d'escalier. Une fois en bas, elle posa l'index sur la jugulaire de l'agresseur et perçut un pouls régulier. Elle se mit à lui fouiller les poches.

Une piqûre au niveau du pouce la fit grimacer. Ses doigts ressortirent en sang. Du verre brisé et des aiguilles...

— Merde, c'est pas vrai !

Des seringues... Un junkie... Juste un junkie, venu squatter l'endroit...

Elle se redressa, le pouce levé. Dans un réflexe inutile, elle aspira à pleins poumons les gouttelettes avant de les recracher sur le sol.

Quatre lettres explosèrent alors dans sa tête. SIDA.

— C'est pas vrai ! C'est pas vrai !

Alors, un autre choc dans sa poitrine l'ébranla.

Elle tourna sur elle-même, ébahie.

Au-dessus. Et partout autour dans cette pièce circulaire. Dans la lumière de sa torche. Des chiffres. Des milliers de chiffres.

Peinture rouge.

Sur le carrelage, une phrase : « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. » Lucie serra les dents. Combien de temps ce salaud allait-il continuer son jeu ?

Surtout, ne pas paniquer. Elle sortit son portable. Presque plus de batterie. Elle appela une ambulance et fonça à l'étage.

En montant les escaliers, elle entendit sa propre voix, échappée d'un appareil. Manon était assise à l'indienne, face à sa mémoire prothétique.

L'égérie de N-Tech leva le front, inquiète, partagée entre tristesse, terreur et fermeté. Elle ouvrit le dossier « Photo », fit défiler les portraits, proches, amis, connaissances, tous étrangers à sa mémoire, et découvrit l'identité de la femme qui se dressait en face d'elle. Un officier de police aux boucles d'un blond de blé. Lucie Henebelle. Trois mots... «Solidité. Passion. Rigueur. » Était-elle ce policier qu'elle avait attendu pour sa quête du Mal ? Etait-elle enfin arrivée ?

— J'ai besoin de vous, fit le lieutenant en éclairant sur la gauche.

— Moi aussi, j'ai besoin de vous. Plus que vous ne le croyez.

Elles s'observèrent durement, presque en adversaires, avant que Lucie ne finisse par lui tendre la main.

— Venez en bas.

L'une derrière l'autre, elles s'engagèrent sur les marches. Manon eut un mouvement de recul en découvrant le corps étalé et manqua de tomber dans les escaliers. Lucie la retint par la taille et la rassura :

— C'est bon, Manon ! Il est vivant !

— Qui est-ce ? Que...

Elle s'interrompit instantanément, découvrant les chiffres rouges.

— Mon Dieu ! s'exclama-t-elle en s'approchant des formes peintes.

Elle réclama la torche de Lucie et se mit à parcourir la spirale algébrique avec le rayon jaunâtre.

— Ça vous suggère quelque chose ? demanda le lieutenant de police.

Manon paraissait subjuguée. Elle plaqua le N-Tech contre son oreille.

— Chut... Taisez-vous, murmura la scientifique. Taisez-vous, je vous en prie.

Elle écoutait une nouvelle fois la conversation enregistrée dans la voiture. Lucie soupira. Le chronomètre continuait à courir, même si l'ultimatum avait expiré.

Quelques minutes plus tard, Manon demanda :

— Sur l'enregistrement, vous m'avez bien parlé d'allumettes, découvertes par milliers sur le parquet où j'aurais été...

Le mot tarda à sortir.

— ... séquestrée ? C'est exact ?

— En effet. C'est tout à fait ça.

— Et je ne vous en ai pas expliqué la signification, n'est-ce pas ?

— Non. Vous avez exigé qu'on vienne d'abord ici. Vous ne me faisiez pas confiance...

Manon s'approcha de Lucie et l'éblouit malencontreusement. Elle détourna le faisceau lumineux et déclencha la fonction « Enregistrement » de son appareil.

— Vous ai-je déjà demandé de me faire une promesse ?

— Pas encore, non.

— D'accord, d'accord. Alors promettez-moi de m'intégrer à votre enquête. Promettez-moi que vous me laisserez vous accompagner dans la traque du meurtrier qui a sauvagement tué ma sœur. Promettez- moi de faire tout votre possible pour retrouver le Professeur.

— J'essaierai, dans la mesure de mes moyens.

— Je veux des certitudes ! Promettez !

Lucie se rapprocha encore, à quelques centimètres seulement.

— Je vous le promets. Et vous, promettez-moi de me faire confiance.

Manon secoua la tête.

— Ça ne marche pas dans ce sens-là. Désolée...

Elle laissa tourner l'enregistrement. Elle apprendrait

tout cela. Sa mémoire en absorberait à peine cinq pour cent, mais elle apprendrait. Après avoir consulté une dernière fois l'ensemble de ses notes - nouvelle attente interminable pour Lucie -, elle finit par expliquer :

— Ces allumettes que vous avez découvertes représentent un moyen de trouver le nombre n.

— Quoi ?

— Lancez-en une importante quantité au hasard sur un parquet dont la largeur des lattes est égale à la longueur d'une allumette. Il suffit de diviser le nombre total d'allumettes par le nombre d'allumettes qui chevauchent deux lattes, et de multiplier le résultat par deux. C'est Buffon, un naturaliste du xvnf siècle, qui le premier a fait l'expérience de cette loi de probabilité. Avec une grande quantité d'allumettes, la précision est stupéfiante.

Elle leva la tête, dévorant des yeux les serpentins rouges.

— 71 est l'une des curiosités mathématiques qui suscitent le plus d'interrogations dans les congrégations scientifiques, poursuivit-elle. Depuis des siècles, les plus illustres savants tentent d'en percer les mystères. Archimède, Descartes, Newton et bien d'autres. Mais croyez-moi, ce nombre est aujourd'hui, enfin, était il y a trois ans, encore bien loin d'avoir révélé tous ses secrets.

La tache de lumière continuait à balayer l'espace. Des neuf, des huit, des trois. Soupe incompréhensible et indigeste.

— Je n'imprime toujours pas, confia Lucie. Aidez- moi Manon, je vous en prie...

— Vous savez que n est un nombre sans fin, un nombre réel qui présente une infinité de décimales, et qu'il n'y aurait pas assez de tout l'univers pour l'écrire ?

— Je crois me rappeler de ça... Un nombre infini. 3,14 et des poussières... qui permet de calculer la circonférence d'un cercle.

Manon acquiesça.

— Vous avez de bons restes. En 2004, on connaissait déjà plus de mille milliards de ses premières déci- males, et je suppose qu'aujourd'hui, avec l'évolution des ordinateurs, cette valeur a considérablement augmenté. Pourquoi s'acharner à chercher ces chiffres insignifiants, me direz-vous ?

— Manon, si vous pouviez...

— En fait, le nombre n est utilisé pour étalonner la rapidité des gros calculateurs, ou la précision de certains logiciels. Et puis, il s'agit avant tout d'un défi pour les communautés scientifiques. Un peu comme l'Everest pour les alpinistes.

Manon s'approcha d'un des murs, ses doigts effleurèrent les traces de peinture.

— Je suis persuadée que cette farandole de chiffres représente des décimales successives de n. Non pas les premières, je les connais par cœur, mais celles prises à une position particulière dans n. Peut-être à la millième, à la cent millième ou à la millionième place.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Le vent s'engouffrait par les fenêtres brisées à l'étage. La bâtisse gémissait de part en part. Manon semblait réellement bouillir au cœur de cet univers étrange. Lucie se demanda s'il lui arrivait, à certains moments, de se sentir « normale », d'oublier son amnésie.

— Pourquoi ? L'énigme, Lucie, l'énigme ! « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Trouve dans 71 ce que nous sommes ! Trouve dans ces décimales ce que nous sommes ! Et que sommes-nous, Lucie, sinon un numéro ? Un numéro qui nous identifie, dès la naissance ! Un numéro qui fait de nous des êtres classés, rangés dans des programmes informatiques !

Lucie écoutait en regardant autour d'elle. Cette interminable chenille de symboles l'impressionnait.

Combien de temps avait-il fallu pour la tracer ? Plusieurs heures ? Une journée ?

— Un numéro de sécurité sociale ? proposa-t-elle.

Manon ressentit l'excitation du scientifique qui, sur

une simple intuition, résout un problème difficile.

— Oui ! Oui, exactement ! Un numéro de sécurité sociale ! n est chaotique, rien ne permet de deviner la décimale suivante en observant ce qui est déjà sorti. Et... je pense qu'aujourd'hui, on a réussi à démontrer que c'est aussi un nombre univers, c'est-à-dire qu'en fouillant suffisamment loin, on peut dégoter n'importe quelle combinaison dans ses décimales. Des dates de naissance, des numéros de série, des plaques d'immatriculation ou des numéros de sécurité sociale. Tous les codes génétiques des êtres de la planète, la numérisation du Requiem de Mozart, tout ce qui est identifiable par une suite de chiffres est recensé dans ce nombre incroyable. Il contient tous les secrets de notre monde ! Les chances de détecter une séquence choisie de treize chiffres consécutifs sont très faibles, peut-être une sur un million, mais elles existent.

— Voilà donc ce que nous cherchons, dit Lucie comme pour elle-même. Une identité... L'identité de quelqu'un que le Professeur a dû éliminer il y a quelques minutes...

— Le Professeur ? Pourquoi vous...

— Laissez tomber, Manon. Je vous réexpliquerai tout plus tard. Concentrez-vous sur ces chiffres. Ces chiffres uniquement. Ça urge. Nous cherchons donc un numéro de sécurité sociale !

— Précisément. Treize chiffres.

En s'avançant, la jeune mathématicienne fixa le message sur le sol.

— « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. » Qu'est-ce que cela signifie ?

— Laissez tomber ! Le numéro de sécu. Seul le numéro de sécu compte pour l'instant !

Manon repéra rapidement le début de la séquence, en haut à gauche, et la fit défiler en déplaçant la torche vers la droite.

— OK ! reprit Lucie. Celui qui a fait ça a dû frapper dans le Nord, peut-être dans le Pas-de-Calais ou la Somme ! Manon, on cherche quelque chose qui contient les numéros de département 59, 62, ou 80 !

— Oui, oui, je vois ! Les quatre chiffres précédents doivent représenter l'année et le mois de naissance, et celui encore avant sera 1 ou 2. 1 pour les hommes, 2 pour les femmes...

Plus un mot. Le regard happé par le halo lumineux, Lucie ne parvenait plus à refouler ces émotions étranges qui montaient en elle, cette excitation, cette forme de jouissance interdite qu'elle ressentait devant l'impensable. N'y avait-il que l'horreur, la promesse du pire pour la stimuler ? Elle considéra Manon, elle aussi hypnotisée par la suite des décimales. Étaient- elles si différentes ? Pour quelle raison mystérieuse évoluaient-elles là, à deux, dans la tourmente des éléments en furie ? Quel terrible hasard avait poussé Manon au pied de sa résidence, voilà quelques heures ?

Manon avalait littéralement les signes, rejetant en un coup d'œil les mauvaises combinaisons. Et, alors que le faisceau continuait sa course, que les secondes filaient, inexorablement, elle s'écria soudain :

— Je l'ai ! Je l'ai !

La jeune femme se précipita vers le mur de gauche et s'agenouilla.

— 2280162718069! Une femme! Soixante-dix- neuf ans ! Dans le Pas-de-Calais !

Lucie déplia le capot de son portable. L'indicateur de batterie clignotait.

— Merde... J'espère qu'il va tenir !

La permanence. Malouda.

— Malouda ? Henebelle ! J'ai un numéro de sécu ! File-moi l'identité, l'adresse ! T'as dix secondes !

Manon rentrait les nouvelles informations dans son N-Tech, dont la jauge d'autonomie était, elle aussi, assez basse. Elle tira plusieurs clichés de très médiocre qualité, en raison de l'absence de luminosité.

Deuxième bip du téléphone portable. La batterie allait lâcher.

— Magne-toi, bon sang !

Malouda répondit sur-le-champ :

— Vous allez halluciner !

— Accouche ! Ma batterie rend l'âme !

— Il s'agit de Renée Dubreuil ! Chemin du lac !

Un tilt.

— La Dubreuil qui s'était pris perpétuité, et qui a été relâchée après trente ans de taule ?

— En pers...

4 h 32. Rupture du contact.

Elle remit son téléphone dans sa poche en râlant et entraîna Manon par le bras.

— Attendez ! s'écria Manon. Vous avez parlé de Dubreuil ! Le diable du lac ? Cette ignoble bonne femme qui a torturé ses trois gamines avant que son mari les tue et s'explose la cervelle ?

— Oui, c'est son numéro de sécu que nous avons trouvé dans ce... chaos.

Manon resta interdite.

— Dubreuil ? Mais déjà enfants, nous connaissions cette histoire, je me rendais souvent au lac de Roeux le week-end et...

— Allons-y Manon ! S'il vous plaît !

— Deux secondes ! Il faut encore que je recopie l'avertissement sur le sol ! Il n'est pas là pour rien !

— Oui ! Oui ! Allez !

— Attendez j'ai dit ! « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. » Le Professeur adore cacher des messages dans d'autres messages. Palimpsestes, anagrammes, stéganographie. Et là, ça sent franchement le message codé !

Elle désigna le junkie.

— Et lui ? Qui est-ce ?

— Je vous raconterai dans la voiture. En tout cas il n'ira pas loin, il est démantibulé comme un pantin. Les secours vont arriver.

Lucie arracha une feuille de son carnet et nota :

« Prévenez immédiatement le commandant Kashma- reck, 06 64 70 29 55. Dites-lui d'envoyer des renforts au chemin du lac, à Roeux. C'est probablement là-bas que Pr a frappé. Il faut aussi une équipe ici même. D'urgence.

Lucie Henebelle, lieutenant de police (plus de portable). »

Elle abandonna son papier sur le carrelage.

Sur la feuille, une petite tache de sang... Son pouce...

— Espérons seulement qu'il ne lui ait pas fait subir le même sort qu'aux autres, fit-elle.

Et elles regagnèrent la Ford. Direction le Pas-deCalais. Vers la promesse d'un meurtre violent...


14.

Roeux. La pluie frappait le lac Bleu en bouillons ininterrompus. Sous cette météo furieuse, dans l'obscurité la plus sévère, deux silhouettes féminines, liées par la douleur, déjà sérieusement éprouvées par leur escapade, dévalaient au pas de course un raidillon calcaire.

Sous la seule lueur de leur lampe, elles traversèrent une rangée d'arbres mêlés à des enchevêtrements de ronces et avancèrent encore péniblement sur plusieurs centaines de mètres, jusqu'à discerner une maisonnette branlante. Une faible lumière traversait les carreaux, jouait avec le vent et la pluie. En ces terres de campagne arrageoise, l'orage arrivait avec force du Nord. Chaque goutte sur les joues donnait l'impression d'une coupure au rasoir.

Elles approchèrent enfin du pavillon, perdu loin derrière le lac. Lucie éteignit sa torche. A priori, aucune voiture à proximité, aucun papillotement de phares, y compris sur le chemin qui menait vers la communale.

L'utilisation du N-Tech en mode GPS avait terminé de vider la batterie. Sans son appareil, Manon se retrouvait nue, seulement armée de sa mémoire à court terme et de sa concentration.

— Le lieutenant Henebelle m'aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, mon N-Tech n'a plus de batterie... Le lieutenant Henebelle m'aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, mon N-Tech n'a plus de batterie... répétait-elle inlassablement.

Elles se plaquèrent contre un gros arbre.

— Je vais faire le tour, essayer de voir quelque chose depuis l'extérieur, murmura Lucie en chassant de la main l'eau qui ruisselait sur son front. Dans tous les cas, on attend les renforts.

— Le lieutenant Henebelle m'aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, je dois l'attendre ici, mon N-Tech n'a plus de batterie... Le lieutenant Henebelle m'aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, je dois l'attendre ici, mon N-Tech n'a plus de batterie...

Lucie la serra soudainement dans ses bras et se mit à lui caresser le dos.

— Vous êtes quelqu'un de bien... J'espère sincèrement que vous vous souviendrez de ça...

Manon ferma les yeux et répéta de nouveau :

— Le lieutenant Henebelle m'aide dans une enquête pour retrouver le Professeur...

Le cœur serré, Lucie l'abandonna et disparut derrière les rideaux de pluie. Cette fois, pas de boue, mais des bosses de craie gorgée d'eau. Des flaques, des trous, des tord-chevilles.

Il était presque 5 h 30. Dans une heure, il ferait jour.

Arrivée à hauteur de la maison, Lucie se colla contre un mur et jeta un œil par la fenêtre aux rideaux jaunis.

Un coup de scalpel lui écorcha les rétines.

À l'intérieur, un corps étalé sur le sol. Du sang, partout autour. Lucie mit sa main en visière sur son front.

Cette surface blanchâtre, pelliculée d'un voile pourpre... Il s'agissait bien d'un crâne. Le crâne de Renée Dubreuil.

La vieille dame avait été scalpée. Marque de fabrique du Professeur. Les « affabulations » de Manon se précisaient dangereusement.

Lucie se précipita vers l'entrée. Décidément, son arme lui faisait cruellement défaut.

Porte non verrouillée, aucune marque de fracture. Elle ouvrit en prenant garde à ne pas contaminer la poignée avec ses empreintes.

L'intérieur. Pas un son. Hall minuscule, carrelage en damier noir et blanc. Lucie entra prudemment, longea les murs afin de ne pas polluer la scène de crime. Ses pas abandonnèrent de petites flaques sur le sol. Elle sentit ses muscles se raidir.

Puis le séjour. Elle se boucha les narines. Odeur de défécation. Une puanteur.

La septuagénaire avait les chevilles ligotées. À côté d'elle, une feuille avec un texte imprimé et une ardoise d'école gribouillée de dessins et de chiffres. Dans sa main, une craie bleue. De ses yeux, ne restaient que deux globes laiteux, dont les pupilles avaient roulé vers le haut jusqu'à presque disparaître. Ses lèvres fendues de cicatrices avaient régurgité une mousse grise. Quant au scalp... Réalisé dans les règles de l'art : plus de cuir chevelu. Ne se dessinaient plus que des continents de peau sur un orbe de faïence.

Face à l'horreur de ce tableau d'épouvante, Lucie sentit une colère sourde monter en elle. Plus jeune, cette sadique avait torturé ses propres gamines. Des jours et des jours. Et maintenant, le « monstre d'Arras », son surnom de l'époque, changé ensuite en « diable du lac » lors de sa sortie de prison et de son installation à Roeux, s'était fait assassiner par un autre monstre, bien pire encore. Le Professeur.

Pourquoi ?

À voir l'état du corps, la blancheur des membres, la coagulation du sang sur le crâne, le décès semblait remonter au moins à la veille, et non pas à 4 heures comme le prédisait le message de la cabane.

Lucie sursauta. Dehors, un éclair, presque immédiatement suivi d'un immense coup de tonnerre. Les carreaux, les murs tremblèrent.

Elle s'agenouilla et, le nez dans son caban, observa attentivement le cadavre, puis la scène autour d'elle. Position de la victime, type de liens, déplacements ou bris d'objets, le moindre élément revêtait de l'importance. On pouvait lire dans ces informations des comportements, deviner des actions, décrypter des gestes. Et ressentir, au plus profond de soi-même, la violence du crime.

Lucie fut traversée par un frisson. Un frémissement d'excitation. Et de terreur.

Dans cet endroit isolé, Dubreuil avait déverrouillé sans se méfier. Pourtant, quatre cadenas sur la porte témoignaient de sa crainte envers le monde extérieur. Le tueur lui avait sans aucun doute inspiré confiance. Était-il un familier de son environnement ? Le connaissait-elle ? S'était-il présenté à elle comme un quelconque représentant, un flic, un facteur ?

Il avait décidé de frapper dans un lieu où il était en sécurité, comme pour l'abri de chasseurs. Jamais de risques. Il aimait prendre son temps, se délecter de la souffrance de ses proies sans craindre la surprise d'une mauvaise rencontre.

Lucie examina la corde autour des chevilles. Pareille à celle de la cabane. À peine serrée ici, juste un symbole de domination. Je suis le maître, celui qui dirige la danse. Et vous, vous ne représentez que des objets jetables. Puis elle revint au scalp. Le découper, faire racler le bistouri sur l'os du crâne avait dû lui procurer une jouissance infâme. Que pouvait-il bien fabriquer avec ces chevelures ?

Lucie regardait les annotations sur l'ardoise quand un nouveau coup de semonce, plus violent encore que le précédent, détourna son attention. Elle entendit la pluie redoubler à l'extérieur et pensa à Manon, seule dehors, sous un arbre.

Elle quitta prudemment le théâtre du meurtre.

Au moment où elle mit le pied à l'extérieur, elle n'eut pas le temps d'esquiver le bâton qui lui percuta l'arcade sourcilière gauche. Le coup la propulsa dans une large flaque.

Elle hurla de douleur, tenta de se relever. Son manteau imbibé pesait des tonnes, alourdissant chaque geste. À genoux sur le sol, elle porta sa main à son front, la bouche grande ouverte.

Quand elle se retourna, l'arme déchirait l'air, prête à frapper encore.

Lucie tenta de se protéger, les avant-bras enroulés sur la tête, dans un ultime hurlement.

À cet instant précis, des phares et des sirènes surgirent, arrachés à l'obscurité.

L'ombre se retrouva piégée, aveuglée par un projecteur et braquée par trois Sig Sauer.

Lucie se laissa choir à la renverse dans l'eau, la tête vers les cieux noirs et déchaînés.

Elle vivait.


15.

Assise au bord du coffre d'une 407, à l'abri sous la porte arrière relevée et enveloppée de couvertures, Lucie se laissait suturer l'arcade sourcilière par un médecin de la police. Deux points réalisés au fil de soie éviteraient l'hospitalisation.

Le commandant Kashmareck se dressait face à elle, sous un large parapluie. La quarantaine, coupe en brosse, rasé de près, même à cette heure tardive - ou matinale. Un modèle de discipline, estampillé « brigade criminelle ».

— Il s'en est fallu de peu pour qu'elle te mette une sacrée branlée, fit-il en tirant sur sa cigarette. Elle était complètement hystérique, prête à te fendre le crâne. Depuis quand un flic entraîné se laisse surprendre par une civile ?

Lorsque le médecin lui tamponna de nouveau le sourcil gauche avec un coton imbibé d'antiseptique, Lucie grimaça de douleur. Sa tête lui paraissait peser des tonnes.

— Le tonnerre a dû la faire sursauter, expliqua-t-elle. Elle a perdu le fil de sa pensée, s'est retrouvée trempée, sans son N-Tech, ignorant totalement la raison de sa présence près de chez Dubreuil. Elle se sent forcément en danger, menacée, surtout qu'elle connaît l'endroit, qu'elle sait que Dubreuil a torturé des enfants. Que fait-elle là, seule, si tard ? Pourquoi ? Comment ? Elle s'approche de la maison et me voit accroupie près d'un cadavre... Et là, au moment où je sors, bing... Son neurologue m'avait prévenue. Elle peut avoir des réactions violentes si elle évolue dans un environnement qui ne lui est pas familier.

— De toute façon, elle n'aurait jamais dû être ici avec toi. Elle aurait dû rester à l'hôpital ! Son frère et Flavien sont en rogne ! Tu te rends compte que si le proc l'apprend...

Le médecin demanda à Lucie d'ouvrir la bouche et glissa un coton-tige derrière ses molaires.

— C'est nouveau ça ? râla-t-elle.

— On fait des prélèvements de salive à toute personne en contact avec la scène de crime pour éviter les recherches ADN inutiles.

Lucie considéra ses doigts blessés.

— Vous... Vous pouvez aussi me prélever du sang ? Je me suis piquée avec une seringue... Dans la maison de Hem...

Le médecin acquiesça, l'air grave, et sortit un kit de prélèvement sanguin. Il demanda :

— La longue cicatrice, à l'arrière de votre crâne... Tumeur ? Kyste ?

Lucie se raidit et improvisa :

— Euh... Kyste...

— De quel genre ?

— Je... m'en rappelle plus, c'était dans ma jeunesse. Un... Un petit truc pas bien grave en tout cas.

Le toubib l'observa, sceptique, puis opéra en silence. Lucie frissonna devant la montée de son sang dans un petit tube transparent.


— Allez, fous le camp maintenant ! ordonna le commandant.

Elle ouvrit et ferma plusieurs fois la main, avant de rebaisser sa manche imbibée d'eau, puis elle plissa les yeux et regarda en direction des autres véhicules.

— Où se trouve Manon ?

— Dans la bagnole, là-bas. J'ai eu Flavien et son neurologue, ce... Vandenbusche au téléphone. Selon eux, il est préférable de la ramener chez elle. D'après ce que j'ai compris, inutile de l'interroger.

— Ça, c'est sûr. Elle oublie tout au fur et à mesure.

Lucie désigna sa blessure.

— La preuve...

Le mégot rougeoyant finissait de se consumer entre les doigts du commandant.

— Je vais poster une équipe devant chez elle. Il paraît qu'elle habite avec son frère.

— Oui, enfin pas vraiment, ils habitent la même maison mais ils ont chacun leur appartement... Elle va bien ?

— Mieux que toi.

Lucie tenta de se relever mais elle se sentit mal.

— Toi aussi, on va te ramener au bercail !

— Non, je...

— T'en as fait assez pour cette nuit ! T'aurais pas oublié tes mômes, par hasard ? Un étudiant a appelé le 17, il cherchait à tout prix à te joindre !

Lucie regarda sa montre.

— Mince ! Anthony ! Et...

— Rien de grave, t'inquiète. Mais il comprenait pas pourquoi tu répondais pas sur ton portable... et comme il croyait qu'il allait rester qu'une heure ou deux... Et puis t'as vu ton état ? Pire qu'une pompe à bière en fin de soirée. Règle le souci avec tes gamines, pionce un

peu et reviens-nous en forme. On a du pain sur la planche. Trois sites à passer au crible... Raismes, Hem et maintenant Roeux. Ce petit malin aime la diversité et les kilomètres.

Il se retourna. Des phares en haut de la route.

— Le proc d'Arras, à tous les coups. On va figer la scène, le légiste va bientôt arriver pour les premiers exams. Le temps que les IJ fassent tous les prélèvements, on en a pour un bout de temps.

— Je veux rester sur l'affaire ! J'ai promis à cette fille de...

— T'as promis ? Depuis combien de temps on bosse ensemble, Henebelle ?

— Presque trois ans.

— Depuis que je te connais, c'est toujours la même chose. Tu veux toujours être la première sur tout. Les basions de quartier, les violences conjugales, les agressions... T'es une vraie tête brûlée, tu fais des heures et des heures si bien que tu ressembles plus qu'à une loque... Et puis, tout d'un coup, tu décroches. Tu t'arranges pour refiler le bébé, pour t'effacer et te plonger dans un dossier plus tranquille... Tu crois qu'on ne le remarque pas ?

— C'est que...

— Je sais, tes filles. Peut-être qu'un jour elles te feront prendre conscience qu'on... qu'on ne fait pas le plus beau métier du monde. T'es un bon flic, et je sais que t'es aussi une bonne mère. Mais tout ça doit être difficile à gérer, non ? Les sentiments d'un côté, le boulot de l'autre. Moi aussi j'ai des mômes. Je sais de quoi je cause.

— Difficile, oui, mais j'y arrive, se défendit Lucie. Ne m'écartez pas !


Kashmareck serra ses lourdes mâchoires de meneur d'hommes.

— Cette fois, c'est autre chose, ce n'est plus du règlement de comptes. On change de catégorie.

— Je sais ! Je suis déjà passée par là, commandant !

— Du temps où tu avais la niaque ! Où tu ne craignais pas la nuit ! Si tu fonces, sur un truc comme ça, il faut être à cent pour cent ! Pas de retour en arrière, cette fois, pas d'esquive ! Alors rentre chez toi, et réfléchis bien ! Car ce dossier sent mauvais !

Lucie répondit dans la seconde :

— Je suis prête à foncer. Je crois que le Professeur est de retour. Et je vais tout mettre en œuvre pour le coincer. Pour protéger Manon.

— Manon, Manon... Tu parles d'elle comme si tu la connaissais depuis des lustres. Elle a quelque chose à voir avec toi ?

— Non, ce n'est pas ça, mais... je me sens proche d'elle, tout simplement.

Kashmareck lança son mégot dans une flaque et désigna la maison.

— Cette mise en scène ressemble étrangement à l'enfer que les collègues ont traversé il y a quatre ans. Les énigmes mathématiques, l'ardoise d'écolier, la craie bleue, le mode opératoire... Faudra voir avec Paris pour obtenir les détails du dossier. Mais si vraiment l'assassin l'a tuée de la même façon, s'il lui a fait subir le même... calvaire, alors je crois qu'on est mal barrés... On verra ce que révélera l'autopsie... Il n'y a qu'un truc que je ne comprends pas...

— Pourquoi elle, n'est-ce pas ? Pourquoi cette sadique de Renée Dubreuil...

Il opina du chef et demanda :


— Pourquoi vouloir d'un seul coup devenir une espèce de justicier, lui qui ne s'attaquait jusqu'à présent qu'à des gens « normaux », sans soucis particuliers ?

— En quatre ans, beaucoup de choses peuvent changer... Ses pulsions peuvent évoluer suivant sa maturité, ses fantasmes, son quotidien ou simplement son entourage. Moi, ce que je ne comprends pas, c'est comment un tueur en série peut brusquement s'interrompre et reprendre si longtemps après. C'est extrêmement rare. Et en général, il y a une bonne raison.

— De quel genre ?

— Quelque chose qui les empêche de tuer. L'emprisonnement, des troubles psychologiques, un grave accident... Ou alors, c'est qu'ils ont tué ailleurs, d'une autre manière Autre pays, autre mode opératoire. Mais hormis ces cas marginaux, ils ne se mettent jamais si longtemps en veille... Quatre années, vous imaginez ?

— Soit. Mais s'il s'agit vraiment du Professeur, nous traquons un tueur sans mobile apparent, sans type prédéfini de victime, et qui frappe dans une région différente à chaque fois. Un suspect zéro par excellence.

Lucie secoua la tête négativement.

— Je ne crois pas au suspect zéro. Même si on ne peut pas la voir, si elle est très difficile à deviner, il y a toujours une motivation présente, derrière ses actes, derrière son modus operandi.

— Tu me fais rire ! Dans ce cas, trouve-la, cette motivation ! T'as le champ libre ! Mais n'oublie pas que les collègues se cassent les dents là-dessus depuis le début !

Lucie plaqua sa main sur son front. Une douleur, quelque part dans la tête.

— OK ! Allez, disparais ! On te raccompagne !

— Une dernière chose... murmura-t-elle en se massant le crâne. Sur la feuille... Le problème qu'il lui a posé... Je n'ai pas eu le temps de bien regarder.

— Un truc pas trop compliqué, mais vu son âge et son QI, suffisant pour la piéger. « Un nautile, avec sa coquille, pèse 200 g. Le nautile pèse 100 g de plus que la coquille. Combien pèse le nautile ? »

— C'est pourtant évident... 100 g... Non ?

— C'est ce qu'elle avait répondu sur l'ardoise... Et comme elle, tu serais morte...

Lucie ne chercha pas à comprendre. Elle n'en pouvait plus.

— Bon, je rentre. Mais appelez-moi pour l'autopsie. Je veux y assister...

— Tu veux toujours assister aux autopsies. C'est une distraction pour toi, ou quoi ?

— Laissez tomber commandant... Je vais me coucher...


16.

Un cauchemar de boue, de sang et de sueur.

— Mon Dieu ! s'écria Anthony, les yeux exorbités.

Il s'éjecta du fauteuil. Lucie ferma la porte.

— Ça va, fit-elle, ne me regarde pas comme ça. Une nuit un peu agitée, pas de quoi fouetter un chat.

Elle bâilla à s'en décrocher la mâchoire. L'étudiant se faufila sur le côté, attrapa son blouson et se dirigea vers la porte, sans plus lui accorder le moindre regard.

— Anthony ?

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