La marraine de Crab a déposé dans son berceau une éphéméride contenant autant de feuilles exactement que sa vie comptera de jours. Au début, Crab en détachait une chaque soir, consciencieusement, qu'il froissait, puis il s'amusa à en arracher deux ou trois d'un coup, et par lassitude encore, par défi ou par jeu, ou simple négligence, il lui arriva de rester plusieurs semaines sans y toucher – en sorte qu'il ne sait plus du tout où il en est aujourd'hui. Il est peut-être mort hier ou avant-hier.
N'ayant pas écouté le bulletin météorologique faisant état du froid intense qui règne sur le pays, et des pluies ininterrompues, Crab sort de chez lui en chemisette et profite tout l'après-midi d'un grand soleil estival, par ignorance, exactement. Il pourrait se tenir un peu au courant de l'actualité.
La même obscurité répond à l'éternelle question du jour. Crab tâtonne jusqu'à son lit. Etendu sur le dos, il observe la lune au-dehors (car ce n'est sûrement pas l'œil-de-bœuf de sa chambre qui roule cette prunelle de lynx) – il la fixe obstinément, sans ciller, il concentre toute son attention sur elle, sa fière chandelle et la dernière terre ferme, espérant ainsi soustraire sa pensée à l'attraction intérieure, mais rien n'y fait.
Chaque soir, c'est la corvée, Crab doit revivre horizontalement les événéments de la journée écoulée. Si leur succession lui paraît avoir obéi à une logique indiscutable, quand tout s'enchaîne à merveille dans son esprit, partant du matin jusqu'à cet instant précis de l'évocation, au bout du rouleau, il s'endort. Mais si quelque chose coince à un moment ou à un autre, quand un détail troublant lui revient en mémoire et que le droit fil s'embrouille, alors Crab passe une très sale nuit. Puisque tout effet a une cause, il s'obstine à rechercher celle de l'incident en question, ce qui le contraint à réexaminer les événéments précédents, lesquels à leur tour lui apparaissent bien mystérieux, puis tout à fait incompréhensibles, ceux de la veille également, à y bien regarder, et Crab abandonnant bientôt tout espoir d'élucider quoi que ce soit remonte toujours plus loin en arrière: son propre passé lui semble maintenant extrêmement douteux, plus improbable que l'avenir, les rares souvenirs qu'il retrouve et ordonne sont peut-être tout aussi illusoires que les prétendus ossements à partir desquels les paléontologues refont le monde – admirons cette mâle assurance – et qui pourtant existent tels quels sous la terre depuis les origines, à l'instar des autres minéraux, le marbre, le porphyre, dont nul archéologue sérieux ne soutiendra qu'ils constituent les vestiges de châteaux ou de temples antédiluviens.
Finalement, Crab en arrive à se demander s'il a jamais vécu. Ses cicatrices ne lui rappellent rien. Ni son nombril. Il réfute l'un après l'autre ses souvenirs, comme n'étant pas de lui, et il le prouve en effet, avec la hargne des experts qui contestent l'authenticité des tableaux de Léonard: chaque année des attributions abusives sont dénoncées, qui firent la gloire de l'imposteur, on arrache une à une les pages du Catalogue raisonné de ses œuvres et, au train où vont les choses, ces experts seront bientôt obligés d'admettre que Léonard de Vinci n'a jamais peint, et même, poursuivant leur courageuse entreprise de démystification, qu'il n'a jamais existé, que son père et son grand-père sont des personnages fictifs, tous ses aïeux, que Vinci est une ville imaginaire, l'Italie un pays de légende, la Terre une planète improbable, et c'est seulement alors, dans les limbes de l'Univers anéanti, que Crab trouve enfin le sommeil.
Et, par exemple, Crab ne garde aucun souvenir de sa propre naissance. Seul le témoignage de sa mère lui permet d'affirmer aujourd'hui qu'il est né effectivement, qu'il est effectivement de ce monde, et bien vivant. Mais doit-il s'y fier? Sa mère l'a si souvent trompé par la suite. Elle n'est pas à un mensonge près. Crab veut bien la croire – néanmoins, il ne cracherait pas sur quelques preuves plus concrètes.