Crab feuilleta son agenda et répondit que non, hélas, à son grand regret, il ne pourrait être de la fête, ayant justement prévu ce soir-là de rester tout seul chez lui à s'emmerder comme un rat mort.
Malgré tout ce qui se publie sur lui, à propos de ses désordres ou de ses frasques, de ses sautes d'humeur, de ses coups de tête, de ses volte-face, palinodies, conversions fulgurantes, transformations à vue, de ce caractère instable qu'on lui prête, Crab est un homme à habitudes. Vous ne le surprendrez jamais hors de ses habitudes, non plus qu'une statue hors de sa pose. Il s'y tient du matin au soir. Crab tue le temps à petit feu, comme s'il en émiettait chaque seconde avec les ongles et les dents, pas une n'en réchappe. Il use une montre par jour.
Or, il n'en fut pas toujours ainsi. Pendant de longues années, Crab eut la conviction que le temps était inutilisable. Regardez sans toucher. Il s'écartait sur son passage. Comment grimper dans ce train en marche, parti il ne savait d'où pour une destination non moins vague? Crab n'était pas du voyage. Certaines de ses journées traînaient en longueur, débordaient même sur les jours suivants, à la faveur de l'insomnie – alors les horloges n'ont plus rien à moudre, leurs aiguilles tournent à vide jusqu'à ce qu'une vraie nuit de sommeil noir rétablisse la durée dans son rythme. Puis le rythme se détraquait à nouveau, et cette fois les jours claquaient comme des éclairs d'orage dans une nuit sans issue.
Crab vieillissait parfois de dix ans en quelques heures, ensuite il ne bougeait plus durant des siècles, le temps passait à côté de lui, au-dessus de sa tête ou entre ses jambes, il emportait ses camarades et le laissait en plan, en charge de tout l'ennui du monde. Crab ne se connaissait pas un seul contemporain, il était leur ancêtre à tous ou le dernier né. Il faisait à chaque fois de louables efforts pour s'adapter, il adoptait les coutumes du moment, il se pliait, s'alignait, se rangeait (car on ne parle correctement de l'homme en société qu'avec l'argot des magasiniers), il encaissait les moqueries des croisés à cheval, égayés par sa tunique et ses cothurnes. Peine perdue. Semblable à la vague de fond qui soulève un nageur au hasard et le jette sur les récifs tandis que les autres baigneurs alentour barbotent dans l'huile, une accélération du temps le propulsait soudain, et lui seul, au beau milieu d'une assemblée de gens poudrés, tout en éventails et dentelles, vêtu lui-même d'un bleu de chauffe crasseux, une clef anglaise à la main, et c'était encore des rires et des rebuffades. Toujours démodé, Crab, ou trop en avance, jamais à jour, la risée de pères en fils de toutes les générations confondues.
Il parvint finalement à maîtriser le temps en se forgeant des habitudes, une pour chaque seconde du jour, depuis l'aube incluse jusqu'à la nuit close.
Il se répète désormais, inlassablement, il reproduit. Il marche dans ses pas, la même pointure à la même allure, le même parcours, il enchaîne des gestes millimétriques d'artisan à la besogne, quoi qu'il fasse, machinal comme le soleil en Chine, l'exactitude incarnée, le pied sur rail et la tête en orbite, si bien même que le ciel garde la trace luisante de son cheveu.
C'est un bijou banal, mais cette montre le rend extrêmement orgueilleux. Crab prétend ni plus ni moins être le complice du temps, favorisant ainsi sa fuite, et donc responsable autant que lui des méfaits qu'il commet, telle chauffeur de la bande qui laisse tourner son moteur pendant que les autres pillent et assassinent en toute sérénité.
Mais Crab une fois de plus se donne de l'importance, comme le prouve aussi bien cette même montre, dont le revers est son propre pouls affolé.