Mais à quelque temps de là, un matin, au saut du lit, Crab eut la mauvaise surprise de constater que ses jambes lui manquaient, disparues les deux, depuis la cuisse jusqu'au pied. Il en fut affecté, comme s'il pressentait obscurément que cela allait d'une manière ou d'une autre lui compliquer la vie.
Sa main gauche aussi avait été amputée cette nuit-là, à son insu, mais Crab ne s'en aperçut pas tout de suite en se réveillant. En fait, il l'ignore encore aujourd'hui, trois semaines après l'opération. N'oublions jamais que Crab est au sens strict un homme sans emploi. Sa main droite lui suffit amplement pour traiter les affaires courantes. Certes, il finira bien par découvrir qu'il n'a plus de main gauche, mais ce sera alors de manière tout à fait fortuite. Un jour ou l'autre, incidemment, il se fera la remarque. Peut-être même doutera-t-il d'avoir jamais eu une main gauche, après réflexion, faute de souvenirs nets de cette main au travail ou aux prises, puis il se convaincra vite qu'une seule main vaut beaucoup mieux que deux pour un homme tel que lui, qui se contente et mécontente largement d'une seule tête – il se tranchera une oreille, il se crèvera un œil, afin de pouvoir diriger plus facilement et plus rapidement toute son attention sur un point précis, grâce à cet équipement fonctionnel minimum, d'un usage enfantin et d'un encombrement réduit, favorisant donc des interventions immédiates sur le terrain, sans les risques de distraction, de dispersion ou de pagaille liés à la mise en œuvre des moyens importants dont dispose un corps sain, souvent disproportionnés au regard des menus événements quotidiens à couvrir.
Tout cela pour dire que les chirurgiens auraient quand même pu laisser une jambe à Crab, la gauche ou la droite, à leur guise.
Tel que vous le voyez, impotent, semi-grabataire, comment pouvez-vous reprocher à Crab sa subtilité? C'est son cerf-volant. Il déroule toujours toute la ficelle, en effet, mais il tient fermement la bobine. Ne la lâchera pas.