La lame plonge dans sa gorge, remonte sous le menton, épouse prudemment les reliefs accidentés de la mâchoire, refuse un baiser des lèvres hypocrites, file sous le nez, entre dans la joue comme dans du beurre, facile, rencontre la pommette et la contourne, rapide, soulevant devant elle une vaguelette bleuâtre, écumeuse, mêlée de poils fins et courts, qui rejette en s'échouant la conque violacée d'une oreille défectueuse, puis la lame replonge dans la gorge de Crab et cette fois le sang sort de son trou, le héros blessé ramasse l'arme tombée à terre, il reprend sa pénible progression, les doigts de sa main gauche tirent sur la peau du visage pour la retendre et, malgré le sang qui coule le long de son cou, il trouve encore la force de s'engager sur ces méplats provisoires – la fragile passerelle supporte sa course aérienne, puis cède dès qu'il touche la rive opposée: il ne peut plus reculer, il continue donc, serrant l'arme dans son poing, il pénètre plus avant dans la broussaille de sa barbe, jusqu'à l'oreille, encore une, qu'il néglige pour s'enfoncer sans hésitation dans la chevelure épaisse et tondre complètement ce crâne qui l'abrite si mal, puis il poursuit sur sa lancée sa percée, il tond le tapis sous ses pieds – pourquoi s'arrêter en si bon chemin? Crab sort de chez lui, son rasoir à la main. Ce matin n'est pas comme les autres, troubles encore du crépuscule de la veille, c'est un matin plein de promesses, une nouvelle journée qui commence.
Les yeux de Crab sont deux pouces de sculpteur, et tout est bon pour eux, tout est glaise, le monde change là où ils se posent – qu'ils se posent sur vous, et vous changerez. D'abord une série de regards brefs et appuyés pour dégrossir la matière, quelle que soit la matière, nulle n'est trop dure ou résistante, toutes se valent en l'occurrence et se laissent facilement entamer, puis façonner. Il s'agit bien d'imposer une nouvelle vision des choses. Les yeux de Crab opèrent les modifications nécessaires, son regard se fait plus perçant ou plus enveloppant en fonction du matériau qu'il travaille: sculpte le rhinocéros, remodèle l'hippopotame. Il fouille, il creuse l'immensité morne de la mer – tous les chevaux que vous voyez parmi les vagues sont de lui. Les profils découpés dans les nuages sont de lui, qui changent d'expression au gré de son inspiration et se défont dès qu'il les abandonne. Mais la ville aussi se transforme, tous les angles sautent, arrondis, les surfaces sont polies et les plans renversés, les volumes écrasés, les lignes adoucies, retour à l'horizontalité, puis le regard de Crab s'arrête sur les passants, retouche avec précaution les visages – trop insistant, il risquerait de briser l'arête d'un nez, de décoller une oreille ou de crever un œil, comme cela s'est déjà produit, hélas -, il précise les traits, il ovalise les têtes, dégagées de la grisaille des cheveux et replacées sur un fond de lumière, il amincit et allonge les corps, la mauvaise graisse fond qui faisait la foule siamoise, chaque silhouette est rendue à sa solitude vacillante, rapidement les distances se creusent dans le froid qui est ce que nos sens perçoivent malgré tout du néant – Crab lui-même tremble de la tête aux pieds, tout menace de se disloquer: il ferme les yeux juste à temps pour empêcher ça.
Combien de fois devra-t-il plier le ciel pour le faire tenir dans sa poche? Crab est sur le départ. Il remplit des malles, des cartons, des caisses. Il déménage et c'est tout une affaire. C'est aussi l'occasion de se débarrasser des choses inutiles, de ces vieilleries qui ne sont même pas des souvenirs ou qui n'en sont plus, redevenus les bibelots hideux et contondants qu'ils étaient autrefois, dans cette boutique pour touristes où une magicienne de passage les changea en peluches nostalgiques avant de disparaître elle-même inexplicablement. Crab n'emportera pas tout, impossible. Un tri sérieux s'impose. Mais le ciel par exemple, il ne peut pas laisser le ciel en plan.
Le ciel plié, dans quelle poche le mettre? Nouveau problème. Dans une poche de son pantalon, comme un mouchoir? Et que fera-t-il alors de son mouchoir? L'autre poche est déjà pleine de sable, Crab ne pouvait pas non plus laisser le désert derrière lui. La poche intérieure de sa veste, trouée, contient les précipices et les gouffres qui font les montagnes, et dont il aura certainement besoin, il se connaît. Il glisse finalement le ciel dans sa poche extérieure, sur son cœur, comme un foulard de fantaisie, mais sans la moindre affectation – d'ailleurs le bleu céleste jure avec le gris anthracite de la veste, comme juraient l'unique robe de Marie et la blouse du charpentier dans la corbeille de linge sale.
Puis Crab roule les gazons, les pelouses, il fait un gros tas de la terre et la charge dans une brouette, il recueille l'eau dans un tonneau, il rassemble son troupeau, les plus féroces devant – un dernier regard pour s'assurer qu'il n'oublie rien – En route.