ALBERT SÁNCHEZ PIÑOL LA PEAU FROIDE

I

Nous ne sommes jamais très loin de ceux que nous détestons. Pour cette même raison, nous pourrions donc croire que nous ne serons jamais au plus près de ceux que nous aimons. Je connaissais déjà cet atroce principe à l'heure d'embarquer. Mais il est des vérités dignes d'attention, et il en est d'autres avec lesquelles il vaut mieux ne pas discuter.

L'aube nous offrit la première vision de l'île. Cela faisait trente-trois jours que les dauphins avaient délaissé notre poupe et dix-neuf que l'équipage rejetait des nuages de buée par la bouche. Les marins écossais se protégeaient par des gants qui remontaient jusqu'au coude. Ils portaient des vêtements en cuir si enveloppants qu'on aurait cru voir des morses. Pour les Sénégalais, ces latitudes froides constituaient un supplice, et le capitaine les laissait utiliser de la graisse de pomme de terre en guise de baume protecteur, sur les joues et le front. La matière se diluait et leur coulait dans les yeux. Ils pleuraient, mais ne se plaignaient jamais.

— Votre île. Regardez, là-bas, le point le plus éloigné à l'horizon, me dit le capitaine.

Je ne parvins pas à l'apercevoir. Seulement cette mer froide, comme toujours, obstruée par des nuages lointains. Bien que nous fussions très au sud, les formes et les dangers des icebergs de l'Antarctique n'avaient pas animé la traversée. Pas de montagnes de glace, aucune trace de ces géants à la dérive, naturels et spectaculaires. Nous souffrions des inconvénients du sud mais sa grandeur se refusait à nous. Ma destination se trouvait donc au seuil d'une frontière gelée que je ne traverserais jamais. Le capitaine me tendit la longue-vue. « Et maintenant ? Vous la voyez ? » Oui, je la vis. Une terre écrasée entre le gris de l'océan et celui du ciel, entourée d'un collier d'écume blanche. Rien de plus. Je dus attendre une heure entière. Ensuite, au fur et à mesure que nous approchions, les contours devinrent visibles à l'œil nu.

Ma future résidence se trouvait là-bas : une étendue en forme de L qui atteignait à peine un kilomètre et demi d'une extrémité à l'autre. Au nord, un promontoire granitique occupé par le phare. Celui-ci se détachait, haut comme un clocher. Il n'en imposait pas précisément par sa taille, mais les dimensions réduites de l'île lui conféraient, par contraste, la dimension d'un mégalithe. Au sud, dans le talon du L, un belvédère plus modeste, sur lequel s'élevait la maison du climatologue. C'est-à-dire la mienne. Les deux constructions étaient reliées par une sorte de vallée étroite dans laquelle proliférait la végétation humide. Les arbres poussaient comme du bétail, serrés les uns contre les autres, cherchant refuge auprès des autres corps. Ils étaient protégés par la mousse. Une mousse plus dense que les buissons des jardins et qui arrivait au genou, curieux phénomène. Elle maculait les troncs telle une lèpre tricolore : bleu, violet et noir.

L'île était entourée de petits récifs, disséminés ici et là. Tout mouillage s'avérait donc impossible à moins de trois cents mètres de son unique plage, qui s'étalait au pied de la maison. Il ne restait dès lors pas d'autre solution que de transporter mes bagages et ma personne sur une chaloupe. Le fait que le capitaine m'accompagnât sur la terre ferme devait être considéré comme une marque gratuite d'affabilité. Rien ne l'y obligeait. Mais au cours du voyage il s'était établi entre nous une de ces relations de compréhension mutuelle qui naissent parfois entre des hommes de générations différentes. Originaire des quartiers portuaires de Hambourg, il avait ensuite gagné le Danemark. Si une chose le définissait, c'étaient ses yeux. Quand il regardait quelqu'un, il n'existait rien d'autre au monde. Il évaluait les individus en entomologiste et les situations en expert. D'aucuns devaient y voir de la sévérité. Je crois pour ma part que c'était là sa façon d'appliquer les idéaux de tolérance qu'il dissimulait dans l'antichambre de son esprit. Il n'aurait jamais avoué son amour pour son prochain par des mots, mais il lui consacrait tous ses actes. Il me traita toujours avec la gentillesse d'un bourreau intérimaire. S'il pouvait faire quelque chose pour moi, il le ferait. Après tout, qui étais-je ? Un homme plus proche de la jeunesse que de la maturité, affecté sur une île minuscule balayée par les vents polaires. J'allais devoir y vivre pendant douze mois, dans une solitude d'exilé, loin de tout rivage civilisé, et y exercer un travail aussi monotone qu'insignifiant : relever l'intensité, la direction et la fréquence des vents. Ainsi le stipulaient les accords de la marine internationale. Naturellement, le salaire était intéressant. Mais personne n'acceptait ce genre de poste pour de l'argent.

Le capitaine, moi, huit marins et quatre chaloupes, arrivâmes à la plage. Les hommes en avaient pour un bon moment à décharger les provisions pour une année entière, en plus des malles et de mes effets personnels. Une grande quantité de livres. Je savais que j'aurais du temps libre et je voulais occuper mon esprit par les lectures que les dernières années de ma vie m'avaient refusées. « Bien, dit le capitaine en se rendant compte que l'opération serait longue, allons-y. » Nous avançâmes donc, lui et moi, sur le sable. Un petit chemin escarpé conduisait à la maison. Le précédent locataire avait installé une rambarde constituée de bouts de bois rejetés et polis par la mer, cloués de façon très rudimentaire. Oui, c'était l'œuvre d'un esprit rationnel. Et même si cela semble incroyable, ce fut ce détail qui me conduisit à penser pour la première fois à l'individu que j'allais remplacer. Cette personne était un être concret, je pouvais maintenant voir l'une de ses actions sur le monde, si fortuite fût-elle. Je pensai à lui et dis à voix haute :

— Il est étrange que le climatologue ne soit pas venu nous accueillir. Il devrait se réjouir de l'arrivée de la relève.

Comme cela m'arrivait souvent avec le capitaine, une seconde après avoir prononcé ces mots, je me mordis la langue : il y avait longtemps que sa pensée anticipait la mienne. La maison se dressait devant nous. Un toit en forme de cône, couvert de tuiles en ardoise, et des murs en brique rouge. La construction ne présentait pas une once de grâce ni d'harmonie. Dans les Alpes, cela aurait été un refuge de montagne, un ermitage dans la forêt ou un poste de douane.

Immobile, serein, l'espace d'une longue minute, le capitaine se livra à l'inspection visuelle de qui sent le danger. Je lui avais abandonné toute initiative. Un vent matinal agitait les branches des quatre arbres, sortes de chênes canadiens, qui marquaient les angles de la maison. L'air n'était pas glacial mais désagréable. S'il régnait une sorte de désolation, elle n'était pas identifiable. Le problème n'était pas tant ce qu'il y avait que ce que nous ne voyions pas. Où le climatologue se trouvait-il ? Travaillait-il quelque part ? Se promenait-il simplement dans l'île ? Peu à peu, des signes de mauvais augure apparurent. Les fenêtres étaient petites, avec des rectangles en verre très épais. Les volets en bois, ouverts. Ils battaient. Cela me déplut. En faisant le tour de la maisonnette, tout près des murs, on pouvait encore deviner un ancien jardin. Les limites en étaient marquées par des pierres à demi enterrées. Mais la majorité des plantes avait disparu, comme piétinées par un bataillon d'éléphants.

Le capitaine fit un geste très caractéristique chez lui : il releva le menton, comme si le col de son caban bleu l'avait légèrement étranglé. Puis il poussa la porte, qui s'ouvrit dans un blasphème de tombe de pharaon profanée. Si les portes pouvaient parler, ce grincement aurait dit : « Entrez si vous voulez, cela ne relève pas de ma responsabilité. » Nous entrâmes donc.

Le spectacle rappelait la chronique d'un explorateur en terre africaine. Comme si une colonne de fourmis tropicales avait rasé cet espace, dévorant la vie et dédaignant les objets. Les principaux meubles étaient intacts. Plus que de destruction, il s'agissait d'abandon. Le lieu se composait d'une pièce unique. Le lit était à sa place, la cheminée et le petit tas de bois également. La table avait été renversée. Le baromètre au mercure était intact. Les ustensiles de cuisine avaient disparu — j'ignore pourquoi, ce détail me sembla constituer un mystère suprême. On ne voyait pas d'objets personnels appartenant à mon prédécesseur, ou de matériel de travail. Mais l'abandon me sembla découler davantage d'une étrange folie que de catastrophes naturelles. Et, bien que triste, l'endroit demeurait, dans l'ensemble, habitable. Le bruit du ressac nous parvenait nettement.

— Où faut-il laisser les affaires du monsieur des airs et des vents ? demanda Sow le Sénégalais, qui venait d'arriver. Les marins avaient réussi à remonter les bagages de la plage.

— Ici, ici, ça n'a pas d'importance, dis-je sur un ton très énergique, afin de dissimuler le sursaut qu'avait provoqué en moi cette voix inattendue. Le capitaine reporta sur les marins la contrariété que suscitait en lui la situation.

— S'il te plaît, Sow, que les garçons me rangent ce capharnaüm.

Tandis que les hommes s'efforçaient d'installer les malles et de tout remettre en ordre, le capitaine me suggéra d'aller voir au phare.

— Peut-être y trouverons-nous votre prédécesseur, me dit-il au moment où les marins ne pouvaient plus nous entendre.

D'après lui, le phare était habité lui aussi. Il ne se rappelait pas exactement s'il était aux Hollandais, aux Français ou à d'autres, mais il appartenait à quelqu'un. Le gardien du phare était le voisin du climatologue, et il aurait été fort logique et compréhensible qu'ils aient entretenu des liens d'amitié. Cependant, cette pensée relevait davantage d'un raisonnement que d'un espoir. Cela nous permettait d'expliquer où se trouvait le climatologue mais ne justifiait pas l'état de sa maison. De toute façon, il convenait de s'y rendre.

Je me rappelle l'inquiétude que j'éprouvai au cours de ce bref trajet. Je suppose que cela provenait en grande partie de mon état d'esprit du moment. Il est également vrai qu'il ne s'agissait pas d'une de ces forêts qui nous sont familières. Un sentier tracé par le passage de l'homme nous conduisait presque directement au phare. Il ne déviait que lorsque la mousse, traîtresse, dissimulait des trous pleins de boue et de suc noir. Juste derrière les arbres, la mer, qui nous frôlait à une cadence atone. Mais le pire était justement le silence. Ou plutôt, les non-bruits. Il n'y avait pas de mélodies associées à la forêt, ni oiseaux ni insectes vrombissants. De nombreux troncs, de dimensions assez respectables, avaient poussé, tordus par les assauts des vents. Du bateau, il m'avait semblé voir une masse boisée très fournie. La distance nous abuse souvent dans notre appréciation de la densité, humaine ou végétale. Pas cette fois. Ils étaient si près les uns des autres que, souvent, il s'avérait difficile de déterminer si deux arbres provenaient de la même racine ou s'ils étaient indépendants. Un réseau de ruisseaux insignifiants nous barrait la route. On aurait dit de l'eau après la fonte des neiges dans les montagnes, qui ne provient pas d'une source précise. Il suffisait d'allonger le pas pour les éviter.

La pointe du phare apparait soudain, se profilant au-dessus des plus grands arbres. Le chemin prit fin au bout de la forêt. Nous pûmes voir le piédestal en granit dénudé sur lequel s'élevait la construction. L'océan le bordait sur trois côtés. Les jours de forte houle, il devait cingler violemment la pierre. Mais l'architecte, quel qu'il fût, avait travaillé en connaissance de cause. Une surface arrondie et compacte pour mieux résister aux assauts de la mer ; cinq meurtrières médiévales bien distribuées ; un petit balcon étroit à la rambarde oxydée ; une coupole pointue. Ce qui était complètement incompréhensible, c'étaient les constructions ajoutées au balcon. Des bâtons et des pieux croisés, à la pointe souvent aiguisée. Un échafaudage pour des réparations ? Nous n'avions ni le temps ni l'envie d'y réfléchir.

— Ohé ! ohé ! ohé ! cria le capitaine, frappant la porte en fer avec la paume de la main.

Nous n'obtînmes pas de réponse, mais la poussée fut suffisante pour nous permettre de découvrir que la porte n'était pas fermée. Elle était d'une grande solidité. Le métal avait un centimètre d'épaisseur et on l'avait renforcé par des dizaines de rivets en plomb. Le poids et le volume étaient tels que nous dûmes nous y mettre à deux pour la déplacer. A l'intérieur, un curieux éclairage. La lumière extérieure était filtrée, recréant des effets de cathédrale. Sur les murs résistait encore une couche de chaux, qui répartissait des touches blanches sur les murs concaves. L'escalier, au bout, montait en spirale, collé à la pierre. D'après ce que nous pouvions en voir, cette partie inférieure était réservée aux stocks, et contenait une quantité impressionnante de matériel et de provisions.

Le capitaine marmonna des paroles que je ne parvins pas à saisir. Il commença l'ascension, très décidé. Les quatre-vingt-seize marches débouchaient sur une surface en bois, qui constituait le sol de l'étage supérieur. Une poussée contre une trappe carrée, et nous nous retrouvâmes à l'intérieur. Il y avait effectivement là un habitacle parfaitement ordonné et chaud. Un poêle au tuyau en forme de coude occupait le centre de cet espace quasi circulaire. Un mur pourvu d'une porte brisait la sphéricité du lieu. Derrière, devait se trouver la cuisine. Un autre petit escalier conduisait à un nouvel étage, certainement la salle des machines du phare. Jusque-là, tout était plausible ; l'incohérence tenait à l'ordre, à la façon dont la maison était rangée.

Les choses avaient été soigneusement disposées au sol, le long des murs. Là, s'alignaient des objets que l'on pose habituellement sur des tables ou des étagères. Et sur les caisses il y avait toujours un poids, qu'elles fussent munies d'un couvercle ou non. Un exemple : une boîte contenant des chaussures, et au-dessus des chaussures un morceau de charbon. Un autre : un bidon de pétrole, cylindrique et de cinquante centimètres de hauteur, rempli de vêtements sales. Dessus, un bout de bois comprimait les vêtements. Le morceau de charbon tout comme le bout de bois étaient des couvercles imparfaits ; ils ne pouvaient de toute façon pas masquer l'odeur nauséabonde, si c'était le but recherché. On aurait dit que le propriétaire craignait que le contenu ne s'enfuie comme un oiseau libéré de la gravité, et assurait donc ses dépôts légers par des charges solides.

Enfin, le lit. Un vieux meuble, avec une tête en fines barres de fer. Et, recouvert par trois épaisses couvertures, l'homme.

Nous l'avions manifestement surpris dans son sommeil. Quand nous entrâmes, il avait déjà relevé les paupières. Mais il ne réagissait pas. Il nous regardait avec de petits yeux de taupe.

Les couvertures lui remontaient jusqu'au nez, comme une peau d'ours. La chambre était très propre, lui beaucoup moins. Le spectacle oscillait entre la vulnérabilité, le laisser-aller et la férocité. Sous le matelas, un bassin rempli d'urines froides.

— Bonjour, monsieur le technicien en signaux maritimes. Nous sommes la relève du climatologue, votre voisin, dit le capitaine sans ambages, tout en désignant la maison d'une main. Savez-vous où il se trouve ?

Les paroles du capitaine me rappelèrent que nous avions parcouru un kilomètre et demi depuis la plage où nous avions débarqué. Je sentis que cette distance était plus longue que tout le chemin entre l'Europe et l'île. Je pensai aussi au fait que le capitaine n'allait pas tarder à partir.

Du lit, une main couverte de poils noirs ébaucha un vague mouvement. A mi-chemin, cependant, elle renonça. L'immobilité de l'homme exaspérait le capitaine.

— Vous ne me comprenez pas ? Vous ne comprenez pas ma langue ? Vous parlez français ? Néerlandais ?

Mais l'individu se bornait à le regarder fixement. Il ne se souciait même pas d'écarter les couvertures de son visage.

— Pour l'amour du ciel ! brama le capitaine, serrant le poing. J'ai un important voyage d'affaires à accomplir. Et je suis en transit ! A la demande des autorités maritimes, je me suis dévié de ma route, pour déposer cet homme ici, et pour emmener son prédécesseur. Vous comprenez ? Mais l'actuel climatologue n'est pas là. Il n'est pas là. Pouvez-vous me dire où le trouver ?

Le gardien du phare nous regardait alternativement. Sans plus. Furieux, le rouge au visage, le capitaine insista :

— Je suis capitaine et j'ai les pleins pouvoirs pour vous traduire en justice si vous me refusez des informations nécessaires à la sauvegarde des biens et des personnes ! Je vous le demande pour la dernière fois : où est le climatologue affecté sur cette île ?

Je ne peux malheureusement pas répondre à votre question.

Il s'établit un silence. Nous avions presque renoncé à communiquer avec cet être, qui nous surprenait soudain par un accent d'artilleur autrichien. Le capitaine adopta un ton plus posé :

— Bien, voilà qui est mieux. Pourquoi ne pouvez-vous pas me répondre ? Êtes-vous en contact avec le climatologue ? Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?

Mais l'individu se plongea à nouveau dans le silence.

— Debout ! ordonna subitement le capitaine.

L'autre obéit, par étapes. Il rejeta les couvertures et en sortit les pieds. Sa corpulence n'était absolument pas négligeable. Il bougeait comme un arbre déraciné qui apprend à marcher. Il resta assis sur le lit, tête baissée. Il était nu. Montrer sa nudité ne le dérangeait pas. Mais le capitaine détourna le regard de ce corps, affecté par une pudeur que le gardien du phare ne connaissait pas. Sa poitrine était couverte de poils qui grimpaient sur les épaules comme des plantes sylvestres. Au-dessous du nombril, la densité du duvet ressemblait à la jungle. Je vis un membre détendu mais gigantesque. Le fait qu'il fût également couvert de poils presque jusqu'au prépuce m'effraya. « Que font tes yeux là ? » me demandai-je, et je les reportai sur le visage de notre interlocuteur. Il portait une barbe de stylite de l'ancien temps, très négligée. C'était un homme aux cheveux si épais qu'ils étaient implantés deux centimètres au-dessus des sourcils, par ailleurs très fournis. Il était assis sur le matelas, les mains posées sur les genoux, les bras dans une position symétrique. Ses yeux et son nez se concentraient au centre de son visage, et laissaient de grands espaces pour des joues aux pommettes mongoles. Il semblait indifférent à l'interrogatoire. Je ne savais pas très bien s'il agissait ainsi par discipline ou par somnambulisme. Mais je l'observai, et une grimace trahissait sa nervosité intérieure : il battait des lèvres comme une chauve-souris. Cela me permit d'apercevoir des dents espacées. Le capitaine se pencha à quelques centimètres de son oreille :

— Êtes-vous devenu fou ? Comprenez-vous votre responsabilité ? Vous sabotez une mission qui tente d'appliquer les traités internationaux ! Comment vous appelez-vous ?

L'homme regarda le capitaine :

— Qui ?

— Vous ! C'est à vous que je parle ! Quel est votre nom ?

— Batís. Batís Caffó.

Le capitaine, détachant les syllabes :

— Pour la dernière fois, monsieur le technicien en signaux maritimes Caffó, je vous somme de me répondre : où est le climatologue ?

Sans le regarder, après une hésitation, l'homme répondit :

— Il ne m'est pas possible de répondre à cette question.

— Il est fou, décidément, il est fou, capitula le capitaine, allant et venant comme un animal en cage. Maintenant il ignorait notre homme et procédait à une véritable perquisition. Quand il entra dans la petite pièce contiguë, je vis un livre, au chevet du lit. Sur le sol, maintenu lui aussi par une pierre. Je le feuilletai. Afin de faciliter la conversation, je remarquai :

— Moi aussi je connais l'œuvre du docteur Frazer, bien que je ne sache pas précisément qu'en penser. Je ne sais pas si Le Rameau d'or émane d'un esprit génial ou d'un magnifique manque de substance.

— Le livre ne m'appartient pas et je ne l'ai pas lu.

Quelle curieuse logique. Il disait cela comme s'il avait dû exister un rapport entre les deux faits. Mais ce fut tout. Je ne parvins pas à l'inciter à poursuivre la discussion. Il me regardait avec son attitude de fantôme apathique sans même ôter les mains de ses genoux.

— Laissez-le, je vous en prie ! m'interrompit le capitaine, qui n'avait trouvé aucun signe digne d'intérêt. Cet individu n'a même pas lu le règlement concernant son métier. Il me crispe les nerfs.

Il ne nous restait qu'à regagner la maison du climatologue. A mi-chemin, cependant, encore à l'intérieur du bois, le capitaine m'arrêta en me prenant la manche :

— La terre la plus proche est l'île Bouvet, revendiquée par les Norvégiens, à six cents milles nautiques au sud-est.

Et après une pause longue et concertée :

— Vous êtes sûr de vouloir rester ? Je n'aime pas ça. Ceci est un pot de fleurs égaré dans l'océan le moins fréquenté de la planète, à la même latitude que les déserts de Patagonie. Je peux justifier devant n'importe quelle commission administrative le fait que les lieux ne réunissaient pas les conditions minimum requises. Personne ne vous ferait de reproches. Vous avez ma parole.

Devais-je partir ? Tout me poussait à une réponse affirmative. Mais dans ces circonstances on se laisse porter par une rationalité secrète. Il me semble que ce fut le sens du ridicule qui me poussa à me décider : je n'avais pas traversé la moitié de la planète pour renoncer à ma destination juste au moment où je venais de l'atteindre.

— La maison du climatologue est en bon état, j'ai des provisions pour un an et rien ne m'empêche d'exécuter mes tâches quotidiennes. Pour le reste, il est plus que vraisemblable que mon prédécesseur a eu un accident stupide et mortel. Peut-être s'est-il suicidé, qui sait. Mais je ne crois pas que cet homme en soit responsable. A mon avis, il ne représente un danger que pour lui-même. La solitude l'a perturbé, et il a certainement peur d'être accusé de la disparition de mon collègue. Cela explique sa conduite.

Je fus surpris du magnifique résumé que je venais de faire de la situation. Je n'en avais exclu que deux aspects : mes sentiments et mes pressentiments. Le capitaine me jeta un regard de cobra. Son corps basculait très légèrement, tantôt sur un pied tantôt sur l'autre, les mains dans le dos, derrière son caban. « Ne vous inquiétez pas pour moi, insistai-je. Vous êtes ici à la suite d'une déception, j'en suis sûr », affirma-t-il. Après avoir hésité un instant, je répondis : « Qui sait ? », et lui : « Oui, bien sûr, vous êtes venu par dépit. » Il ouvrit les bras comme un magicien qui montre son innocence ; un geste de joueur qui abandonne la partie, ou de médecin dépassé. Un geste qui me disait : « Je ne peux en faire davantage, mes pouvoirs s'arrêtent là. »

Nous arrivâmes à la plage. Les huit marins attendaient l'ordre de regagner le bateau. Ils souffraient d'une nervosité épidermique, sans raison précise. Sow, le Sénégalais, me donna une petite tape dans le dos pour m'encourager. C'était un Noir complètement chauve avec une barbe très blanche. Il m'adressa un clin d'œil et dit :

— Ne faites pas attention aux garçons. Ce sont de nouvelles recrues, ils viennent des hautes terres d'Écosse. Un cactus du Yucatán connaît mieux les mystères et les légendes de la mer qu'eux. Ils ne sont même pas blancs, ils sont rouges. Et comme tout le monde le sait, cette race est dominée par des superstitions de bars. Mangez bien, travaillez beaucoup, regardez-vous dans la glace, pour vous rappeler à vous-même, parlez à voix haute pour ne pas perdre l'habitude de la parole, et occupez votre esprit à des idées simples. C'est tout. A y bien réfléchir, que représente une année de notre vie comparée à la patience du bon Dieu ?

Ils remontèrent ensuite dans les chaloupes et prirent les rames. Les marins me regardaient avec un mélange de compassion et d'étonnement. Ils m'observaient comme des enfants qui voient une autruche pour la première fois, ou des citoyens pacifiques devant une caravane de blessés qui reviennent de la guerre. Le bateau s'éloigna avec une lenteur de tartane. Je ne le quittai pas des yeux jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'un petit point à l'horizon. Ce point qui disparaissait représentait une perte irréparable. Je sentis une sorte d'anneau de fer me comprimer le crâne. Je ne sus pas s'il s'agissait d'une manifestation de regret de la civilisation, d'une urgence de bagnard, ou, simplement, de peur.

Je restai un long moment encore sur la plage. La crique était une demi-lune très bien délimitée, fermée à droite et à gauche par des rochers d'origine volcanique, des pierres pointues, pleines d'arêtes, trouées comme du gruyère et beaucoup plus légères que ne le suggérait leur volume. Le sable avait un aspect de cendre d'encens, gris et compressé. De petits trous ronds découvraient des cachettes de crustacés. Broyées par les récifs, les vagues arrivaient à demi mortes ; une fine pellicule d'écume blanche désignait la limite entre la mer et la terre. Le ressac avait planté sur la côte des dizaines de troncs nets et polis. Certains provenaient de racines de vieux arbres abattus. Les marées les avaient travaillés avec une rigueur d'artiste, et on pouvait y admirer des sculptures d'une rare beauté labyrinthique. Des pans de ciel présentaient une triste couleur d'argent sale ou, plus sombre encore, d'armature oxydée. Le soleil n'était plus qu'une orange suspendue à mi-hauteur, petite et couverte par des nuages éternels qui filtraient lourdement la lumière. Un soleil qui ne parviendrait jamais au zénith à cause de la latitude. Ma description n'est pas fiable. C'est là ce que je pouvais voir. Mais le paysage qu'un homme voit, les yeux tournés vers l'extérieur, est généralement le reflet de ce qu'il cache, les yeux à l'intérieur.

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