XI

La catastrophe nous tomba dessus avec la violence supplémentaire des imprévus. Il ne s'était pas écoulé quarante-huit heures depuis le carnage. Deux jours, seulement deux jours sans qu'ils nous attaquent. Je me trouvais quelque part dans la forêt. Je me promenais armé d'un crayon et d'un bloc-notes, reconstituant le calendrier. Il y avait longtemps que j'ignorais la date précise. Caffó ne s'en souciait absolument pas et, de temps à autre, j'en avais abandonné le suivi. Pendant les périodes les plus dangereuses, je n'avais marqué d'aucune croix le jour qui s'achevait, simplement parce que je ne pensais pas parvenir au suivant. Mais j'avais signalé deux fois certaines pages du calendrier, augmentant par là la confusion. C'était le cas d'un mois entier, où j'avais répété chaque jour par erreur : je pouvais suivre le tracé nerveux qui était passé du crayon noir au rouge, cause de l'erreur. Le noir supprimait les journées en les fusillant d'une ligne. Mais c'était comme si le rouge ne validait pas les jours supprimés par le noir et recommençait le même mois, jour après jour. Avec une géométrie toute baroque, le rouge s'arrêtait sur chaque date, minutieusement, décorant les nombres jusqu'à ce qu'ils acquièrent la forme d'un caprice. Le 1er février était un monstre aux aguets ; le 2 un monstre qui se recroquevillait avant de sauter ; le 8 une montagne de corps escaladant le phare ; le 11 un groupe en colonne. Je ne me rappelais plus avoir façonné une telle inconsistance mentale et ne l'assumais pas comme une production personnelle. Au début, naturellement, j'éprouvai de la joie : si j'avais allongé erronément le temps, cela voulait dire que mon bateau viendrait plus tôt que je ne le pensais. Mais le calcul de mes erreurs, des jours que j'avais supprimés deux fois, donnait un résultat à l'exact opposé de la joie : le calendrier m'indiquait que mon bateau aurait dû apparaître deux semaines auparavant.

Qu'avait-il pu arriver ? Une nouvelle guerre de portée mondiale qui aurait interrompu le transit naval jusqu'à la fin des hostilités ? Peut-être. Mais, bien que nous les hommes nous ayons tendance à rejeter la faute de nos peines sur les grandes hécatombes — cela rehausse notre importance en tant qu'individus —, la vérité s'inscrit toujours en lettres minuscules. J'étais le dernier grain de sable de cette plage infinie appelée Europe. Un éclaireur, patrouille réduite, sujet sans roi. Le plus probable était qu'un bureaucrate inepte ou une confusion de dossiers, n'importe quel fait insignifiant, ait dissimulé la mission météorologique dans la mauvaise chemise. La chaîne de commandement s'était interrompue en un point, et voilà tout. Un climatologue perdu dans les proximités antarctiques, oh, fatalité, quelle lourde perte pour une corporation maritime de rang international ! La direction ne me mettrait certainement à l'ordre du jour d'aucune de ses réunions.

Je me rappelle que je tournais nerveusement les pages, tentant de refaire des calculs catastrophiques, que toutes les arithmétiques confirmaient. Je me rappelle l'ongle noir de mon index, en haut et en bas, comme si j'étais le plus triste des comptables. Rien. En moi, je pouvais sentir le désespoir s'étendre, un château qui plongeait à l'intérieur de mon estomac. Assumant le statut de sentence judiciaire, le calendrier me notifiait ma condamnation à perpétuité. J'avais envie de mourir. Et pourtant, le meilleur moyen d'oublier une mauvaise nouvelle est d'en entendre une pire. Pouvait-il exister pire nouvelle ? Oui.

Simplement, je ne pouvais donner crédit à cette voix, zum Leuchtturm ! qui me prévenait du balcon. J'entendis l'alarme de Batís, et des tirs perforant l'atmosphère froide, et une chose très délicate se défit en moi. Au début, je n'en eus pas conscience. Je laissai tomber crayon et papier et courus pour sauver ma vie.

Ils n'avaient même pas attendu la nuit. Ils apparaissaient avec les premiers clairs obscurs, encerclant le phare brûlé et criblé de mitraille. « Kollege, Kollege », me prévenait Batís tandis que je tirais dans toutes les directions. L'escalier de granit avait été détruit par les explosions. Pour arriver à la porte, je devais grimper. Batís me couvrait. Il choisissait pour cible les monstres qui s'approchaient le plus près de moi. Ils apparaissaient et disparaissaient à chaque tir. Quand je me trouvais à deux mètres du refuge, la peur tourna à la rage. Pourquoi revenaient-ils ? Nous en avions tué des centaines. Et ils revenaient, encore. Au lieu de me cacher, j'optai pour jeter des pierres au plus proche. Je prenais des morceaux de granit et les lui lançais au visage, une, deux, trois. Je me rappelle lui avoir crié dessus. Le monstre se protégeait avec ses bras. Il recula un peu. Puis, fait insolite, il me jeta des pierres. Tout était horripilant et épouvantable à la fois. Caffó. le liquida d'un tir bien ajusté.

— Kollege ! Entrez une bonne fois pour toutes ! Qu'est-ce que vous attendez ?

Je pris mon poste, à ses côtés, sur le balcon. Je tirai un ou deux projectiles. Ils n'étaient pas nombreux. Mais ils étaient à nouveau là.

Je baissai le canon de mon fusil. Leur présence prouvait que tout effort serait inutile. Quoi que nous fassions, ils reviendraient, toujours, plus nombreux, tous. Pour eux, les balles et les explosions étaient la même chose que la pluie pour les fourmis, des catastrophes naturelles assumées et qui n'affectaient que leur nombre, jamais leur persévérance. Je me rendais, je hissais le drapeau blanc.

— Où allez-vous maintenant, bon sang ? me tança Batís.

Je n'avais même pas la force de lui répondre. Je m'assis sur une chaise le fusil posé sur les genoux, les mains sur la tête. Je me mis à pleurer comme un enfant. Devant moi se trouvait la mascotte. Contrairement à d'autres occasions, cette fois, elle s'était assise sur une chaise et avait la moitié du corps appuyée contre la table, indolente. Mais, comme toujours, elle regardait Batís sur le balcon, les cris, mes pleurs, l'assaut du phare, avec la distance que suscite un tableau guerrier chez le spectateur d'une pinacothèque.

J'avais poussé le courage, l'énergie et l'intelligence au-delà de toute limite. J'avais lutté contre eux armé et à mains nues, sur terre et sur mer, protégé et à découvert. Et ils revenaient chaque nuit, de plus en plus nombreux, indifférents à la destruction. Batís continuait à tirer. Mais ce combat n'était plus le mien. Oh, mon Dieu, me dis-je en séchant mes larmes, qu'aurait pu faire d'autre un homme raisonnable dans ma situation, quoi d'autre ? Qu'aurait fait le plus décidé, le plus sensé des hommes que je n'aie pas encore fait ?

Je regardai mes paumes mouillées de larmes et la mascotte, la mascotte et mes paumes. Deux jours plus tôt elle pleurait et aujourd'hui c'était mon tour. Les pleurs avaient détendu autre chose que mon corps. Les souvenirs m'assaillirent sans retenue aucune — après avoir pleuré, nous pensons plus librement que jamais — et la mémoire me ramena une vieille scène, typique de mon tuteur.

Un jour, j'étais devant une glace, plongé dans cette complaisance si énigmatique des adolescents. Mon tuteur me demanda qui je voyais. « Moi, dis-je, un garçon. » Il me mit une casquette militaire anglaise sur la tête — savoir d'où il la sortait. « Et maintenant ? — Un officier anglais, dis-je en riant. — Non, me coupa-t-il, je ne vous demande pas ce que vous voyez, mais qui. — Moi, dis-je, avec une casquette anglaise sur la tête. — Ce n'est pas ça du tout », insista-t-il. Il transformait toute chose en exercice, parfois si ennuyeux. Je passai la moitié de l'après-midi avec cette odieuse casquette sur la tête. Il ne me l'enleva pas avant que je réponde tout simplement : « Moi, je me vois moi. »

La mascotte et moi nous regardâmes toute la nuit. Caffó se battait et nous nous regardions, chacun à une extrémité de la table, et je ne savais pas qui je voyais et qui me regardait.

A la fin de la nuit, Batís me consacra le mépris que méritent les déserteurs. Au matin, il sortit se promener, ou faire autre chose. Tout de suite après, je montai chez lui. La mascotte dormait recroquevillée dans un coin du lit. Nue mais avec des chaussettes. Je la saisis par le poignet et l'obligeai à s'asseoir à table.

Vers le milieu de l'après-midi, Caffó retrouva un homme fébrile :

— Batís ! dis-je, débordant d'enthousiasme. Devinez ce que j'ai fait aujourd'hui.

— Perdre votre temps. J'ai dû renforcer la porte tout seul.

— Venez avec moi.

J'emmenai la mascotte en la tenant par un coude, Batís me suivit un pas en arrière. Il resta debout, près de moi, figé.

— Regardez ça, dis-je.

Je pris sous le bras une, deux, trois, quatre bûches. Mais je fis tomber exprès la quatrième. C'était du théâtre, bien sûr. Je ramassais la bûche, et l'autre me glissait entre les bras. La manœuvre se répétait inlassablement. Batís me regardait à sa façon, sans comprendre mais sans m'interrompre. « Allez, allez », pensais-je. Le matin, pendant l'absence de Batís, je m'étais livré à cette expérience. Mais cette fois ça ne marchait pas. Batís me regardait, moi, la mascotte et, elle, elle regardait les bûches.

Elle finit par rire. Je reconnais qu'il fallait un peu d'imagination pour interpréter cela comme un rire. Mais c'en était un. Il résonnait d'abord dans la poitrine. Elle gardait la bouche fermée mais nous entendions déjà la stridence. Une glotte interne la trahissait et des sons nous parvenaient. Puis elle ouvrit les yeux. Elle riait, effectivement. Elle était assise les jambes croisées et agitait la tête d'un côté à l'autre. Elle se donnait des tapes sur la partie intérieure des cuisses. Elle avançait le torse, puis levait les yeux au ciel. Ses seins dansaient au rythme des éclats de rire.

— Vous voyez ? fis-je avec une sorte de satisfaction triomphante. Vous voyez ? Et maintenant, qu'en pensez-vous ?

— Que mon Kollege n'est pas capable de porter quatre bûches à la fois.

— Batís ! Elle rit !

Je fis une pause, attendant une réaction qui ne venait pas. J'ajoutai :

— Elle pleure. Elle rit. A quelles conclusions en venez-vous ?

— Conclusions ? cria-t-il. Je vais vous dire, à quelles conclusions j'en viens ! Je crois que nous en avons équarri peu, très peu ! Je crois qu'ils se reproduisent comme des lapins. Je crois qu'ils ne vont pas tarder à revenir à la charge, et pas comme les autres nuits, mais par milliers. C'est peut-être notre dernière nuit sur Terre. Et vous, vous vous amusez avec quatre bouts de bois, comme un clown à la fête…

Mais je ne pensais qu'à elle. Que faisait-elle là, au phare, avec un troglodyte dément pour compagnie ? En fait, tout ce que je connaissais de sa biographie était anecdotique. Un jour, Batís m'avait dit qu'il l'avait trouvée étendue sur le sable, comme ces méduses qui venaient mourir sur nos plages.

— Elle n'a jamais tenté de fuir ? Elle n'a jamais quitté l'île ? demandai-je.

Batís ne m'accordait pas la moindre attention. J'insistai :

— Vous la frappez souvent. Elle devrait avoir peur de vous. Mais elle ne s'enfuit pas. Et les occasions ne lui manquent pas.

— Et vous, ces temps-ci, vous avez des idées bizarres.

— Oui. Et je ne peux éviter une pensée insensée, annonçai-je. Vous imaginez qu'ils soient un peu plus que des monstres marins ?

— Un peu plus que des monstres marins… dit-il sans m'écouter, comptant les munitions qui diminuaient de jour en jour.

— Pourquoi pas ? Peut-être sous ces crânes pelés y a-t-il quelque chose de plus que de simples instincts. Si c'était le cas, insistai-je, nous pourrions nous comprendre.

— Et je crois que vous devriez mettre un frein à votre fantaisie, m'interrompit-il, tout en chargeant son fusil avec une stridence préméditée.

Nous n'avions rien à gagner à la discussion et je préférai m'éviter un après-midi de polémiques.

*

Les attaques n'étaient certes pas très fréquentes. La mascotte ne chantait pas et cela nous donnait une certaine sécurité. Mais nous ne pouvions pas nous leurrer. Nos sens s'étaient aiguisés, les combats du phare avaient fait de nous des experts dans une connaissance aussi invisible que palpable. Une mer agitée ; des vagues couleur aubergine ; une humidité dans l'air, si dense que des baleines auraient pu y nager. Des choses qui n'auraient pas dû avoir de sens, et qui, cependant, sans motifs rationnels, sans que nous puissions relier cause et conséquences, nous indiquaient que le jugement final approchait. Que sous les vagues se rassemblaient des forces, et que cette fois notre arsenal diminué ne les arrêterait pas.

Tous les signes nous acculaient à la mort. Ce fut peut-être précisément pour cette raison que je renouai avec la mascotte, parce que tout perdait de son importance. Je n'eus pas besoin de prendre beaucoup de précautions pour me cacher de Bâtis. La mort, notre mort, était sur le point de débarquer sur notre île, et cela suffisait pour que cet homme s'absorbe dans son monde intérieur. Il perdait son temps à des activités peu pratiques mais qui l'occupaient beaucoup. Il s'évadait de la réalité en réparant la porte, ou en comptant les quelques cartouches qu'il nous restait. Il les connaissait une par une, comme les paysans leurs vaches, et leur donnait même des noms. Les balles qu'il trouvait jolies — j'ignore quel critère différenciait les unes des autres — il les mettait à part, les enveloppant dans un foulard en soie. Il défaisait le nœud et les recomptait. Les yeux mi-clos, il les désignait d'un doigt, comme s'il n'avait jamais été sûr du nombre exact. Il savait que sa minutie me rendait fou, aussi, ne fût-ce que pour éviter les tensions, était-il tout naturel que je m'éloigne du phare. Pendant ces longs moments je forniquais avec la mascotte. Dans la maison du climatologue, mais surtout dans la forêt, au cas où Bâtis serait arrivé inopinément.

Pendant ces jours de lente agonie, mes relations avec Bâtis furent donc très sporadiques. Pis encore : inexplicablement, l'ambiance du phare devint irrespirable. Le problème n'était pas ce que nous nous disions, mais ce que nous ne nous disions plus. Us ne se décidaient pas encore à nous exécuter et j'avais besoin d'occuper mon esprit. Je me souvins du livre de Frazer :

— Vous savez où est le livre de Frazer ? Je le cherche depuis plusieurs jours et je ne le trouve pas.

— Livre ? Quel livre ? Je ne lis pas de livres. C'est pour les moines.

Je n'en croyais pas un mot. Pourquoi me mentait-il ? Éveillais-je chez lui tant d'animosité qu'il m'empêchait même l'accès à une lecture philosophique ? Batís, qui pouvait à sa manière être très diplomate, me lança de sa chaise :

— Vous voulez des livres ? Pourquoi ? Vous avez besoin de distraction ? Vous êtes jeune. Nous devrions peut-être vous chercher une mascotte.

Et il me dédia une moue ironique profondément désagréable. Soupçonnait-il quelque chose ? Non. Il voulait juste heurter ma sensibilité. Il me suggérait également de me retirer, de sortir de la pièce, il voulait forniquer avec la mascotte. Mais je n'avais pas envie de m'en aller.

— La dernière chose que l'on pourrait dire de cette île est qu'il s'agit d'un endroit ennuyeux, répliquai-je. Pourquoi n'essayez-vous pas de la rendre digne ? Nous avons peut-être sous le nez la solution à nos malheurs.

Il retint un sarcasme et se croisa les bras, très attentif :

— Vraiment ? fit-il. Alors expliquez-moi. Vos efforts portent leurs fruits ? Que lui apprenez-vous, exactement ? La cuisine française ? La calligraphie chinoise ? Ou vous vous contentez de faire de l'équilibre avec quatre bûches ?

Il se trompait. La question n'était pas ce que nous pouvions lui apprendre, mais ce que nous pouvions apprendre d'elle. Le plus accablant était que, en fait, rien n'avait changé. Nous avions été des paysagistes qui peignaient la tempête le dos tourné à l'horizon. Il nous suffisait de tourner la tête, rien de plus.

Tous les yeux regardent, peu observent, très peu voient. Je la regardais maintenant en cherchant de l'humanité et je trouvais une femme. Ni plus ni moins, ni moins ni plus. Ce sont les choses insignifiantes qui font tomber les murs : elle sourit, elle est maladroite par conviction, ne supporte pas que je sois derrière elle et s'accroupit pour uriner. Une femme, bref, qui pratique cette idée si européenne du ridicule d'autrui. Je suis ridicule, je la juge encore avec les critères d'un enfant qui ne connaît aucune norme adulte. Avant, je vivais avec un animal, et toute attitude civilisée était associée à la domestication. Chaque nouveau jour à ses côtés, chaque heure d'observation attentive réduisait les distances à une vitesse vertigineuse. Ce qui n'avait été que présence devenait coexistence. Et plus je la fréquentais, plus je m'obligeais à la côtoyer depuis un quotidien tranquille. Je transformais les sens en instruments pointus, et ce faisant, en l'interprétant de n'importe quelle façon qui ne fût pas animale, le scénario se transformait comme par magie. Et elle appartenait à un monde. Elle était eux.

Tous les yeux regardent, peu observent, très peu voient. Une nuit de plus, nous étions assis sur le balcon, à demi protégés de la neige qui tombe. Avant je n'aurais pas vu des montagnes de marbre, maintenant je distinguais des grains de sable sur la plage. Pendant l'une des faibles attaques de ces derniers jours, quand ils mettaient à l'épreuve l'intensité de nos dernières défenses, Batís en blessa un autre, bien plus petit. Quatre autres vinrent à son secours. Oh, mon Dieu, mon Dieu. Ce que nous prenions pour de la fureur cannibale n'était que l'effort de ceux qui se mettent en danger pour sauver leurs frères d'armes sous le feu ennemi. Je détestais particulièrement ce cannibalisme présumé, ce désir de dévorer de la charogne avant même la mort du corps. Combien de fois avions-nous tiré sur des individus qui ne prétendaient que sauver leurs frères ?

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