X

Quand nous foulâmes le sol de 121e, tout notre paysage avait changé. La neige recouvrait les arbres et les branches portaient un poids blanc. Le chemin qui traversait la forêt s'était effacé. Nos pieds étaient les premiers à violer ce tapis intact. Une couche d'ivoire conférait à notre résidence une douceur insoupçonnée, en place de l'habituelle atmosphère lugubre, en place de cette terre inhospitalière. La neige ensevelissait les vestiges des batailles, et recouvrait le granit et la coupole conique du phare. Les monticules de rebut que nous accumulions à l'extérieur, à une cinquantaine de mètres, disparaissaient sous un manteau de sucre. Même les récifs les plus proches étaient couronnés d'une couche blanche que les vagues s'efforçaient de lécher. Je m'extasiais. Je ne m'étais pas encore remis de la vision des enfants des monstres que maintenant. la neige reproduisait une tendresse blessante. Nous déchargions les explosifs et mon corps menait à bien les travaux en l'absence de mon esprit.

Batís ne connaissait pas le repos. Son esprit martial coordonnait les premières tâches. Nous rangeâmes et comptâmes les cartouches. Nous avions assez de dynamite pour faire sauter la moitié de Londres. Le dépôt contenait une centaine de mètres de mèche imperméable et trois détonateurs, des caisses carrées avec la plaque correspondante en forme de T. Ils faisaient partie du matériel affecté au bâtiment. Les ordonnances stipulaient qu'en cas de guerre elles devaient servir à détruire le phare. Que ce fût par négligence ou par incompétence, les constructeurs avaient oublié les mèches et les détonateurs un peu partout.

Ici prenaient fin les initiatives de Batís et entrait en scène mon imagination d'activiste. Il nous resterait toujours la possibilité d'utiliser les cartouches individuellement, comme des grenades. Mais j'aspirais à autre chose. La mèche et les détonateurs nous offraient un avantage supplémentaire. Mon idée était de créer trois fronts dévastateurs.

Nous alignerions les premières charges devant la base de granit elle-même. Ce serait notre défense la plus proche et, pour des raisons de sécurité, la moins dangereuse : nous n'étions pas des spécialistes, nous ne connaissions pas précisément la puissance de la dynamite, et si nous exagérions le phare tout entier pouvait voler en éclats.

Le deuxième front se situerait une vingtaine de mètres plus loin, à l'orée de la forêt. Une série de cartouches enterrées dans la neige et reliées entre elles par la mèche. Nous y installerions la principale puissance d'explosion. Une prévision très logique, parce que c'était là — entre le granit et la forêt — que nous nous attendions à la plus grande concentration de monstres. Nous allions couvrir la distance, d'une côte à l'autre, en répartissant les munitions dans de petits trous.

Le troisième front serait encore plus éloigné : dans la forêt même, camouflé parmi les arbres.

Il avait une finalité instrumentale. Nous pourrions faire sauter cette ligne quand cela nous conviendrait. Avant la seconde, si nous voulions provoquer une fuite pour pousser la masse des monstres vers la deuxième ligne. Ou après, s'il restait juste à achever les rares survivants qui se retireraient. Chaque front d'explosifs était relié à un détonateur différent, que nous actionnerions alternativement le moment venu.

Nous travaillâmes toute la journée. Nous faisions des tas de dix cartouches, les attachions et les reliions à une seule mèche, les enterrions et renouvelions l'opération quelques mètres plus loin. Quand nous finissions une ligne, nous enterrions également toute la mèche, qui remontait jusqu'au phare. Nous la fixions dans le mur ; elle grimpait sur la pierre jusqu'au balcon, sur lequel nous avions placé les détonateurs. La mascotte collaborait elle aussi, sans savoir ce qu'elle faisait. Elle remplissait les sacs de sable de la plage, ils étaient bien compacts, puis nous les attachions à la rambarde du balcon afin de constituer une barricade. Ce serait notre refuge contre la prévisible pluie de mitraille. Nous travaillâmes comme des esclaves, et peu avant la nuit nous avions accompli un magnifique ouvrage de sapeurs militaires.

— Aujourd'hui il va y avoir beaucoup d'orphelins, pensai-je à voix haute.

— C'est le but recherché, dit Batís.

La nuit vint tout de suite. Mais ils ne se montraient pas. Nous avions résisté pendant tant de jours au seuil de l'agonie, et, de façon inexplicable, cette nuit ils ne se présentaient pas. Au fil des heures, mon impatience se transformait en exaspération. « Où sont-ils ? où sont-ils ? où diable sont-ils ? » demandais-je dans le vide.

Batís était une vigie plus flegmatique. Il se contentait de suivre le sillage des projecteurs avec le canon du Remington. Trouant l'obscurité, la lumière ne découvrait que des flocons de neige. Aucune trace, aucune empreinte, à part celles de nos bottes, ne marquait le paysage enneigé. J'avais les mains moites. Je n'arrêtais pas d'ôter et de remettre mes gants, ou j'enlevais la neige de ma moustache. Peut-être la neige modifiait-elle leurs habitudes ?

La nuit suivante apporta une nouveauté, peu importante. Nous en vîmes quelques-uns, ou plutôt, nous les entendîmes. Ils coassaient de leurs voix de batraciens, partout dans l'obscurité, sans aucun objectif précis. Dès les premiers rayons du soleil, nous pûmes les distinguer : deux, trois, quatre ou cinq, il ne devait pas y en avoir tellement plus. Ils se déplaçaient dans les limites de la forêt en suivant une direction vague, et ils ne s'approchèrent même pas. Ce n'était pas la peine de gâcher une seule balle, encore moins la dynamite. Les nuits suivantes, ce fut la même chose. Us étaient là sans être là.

La situation se prolongeait et les idées les plus extravagantes me passaient par la tête comme des mouches à fumier. Je me rendais souvent vers les trois lignes d'explosifs, ces faisceaux de dynamite reliés entre eux et enterrés dans la neige. J'examinais leurs traces dans la position d'un explorateur, à genoux, essayant de découvrir la logique de charognards qui les guidait. Auraient-ils flairé la dynamite ? Cette masse grégaire soupçonnait-elle un nouveau danger plus terrible que les fusils, qu'ils connaissaient déjà ? Je me surprenais parfois moi-même, tandis que je rejetais de la buée par la bouche, cherchant un sens à ces labyrinthes de traces monstrueuses.

Et s'ils étaient plus malins que les renards ? Mais les charges explosives étaient intactes. Dans la mesure du possible, avant d'enterrer la mèche, nous l'avions fait passer par des tubes et des tuyaux en surplus dans le phare. Rien de tout cela n'avait été détruit.

Pendant que nous vivions cette parenthèse, je forniquai à nouveau avec la mascotte. L'excuse habituelle pour l'emmener était qu'elle m'aiderait à charger de la mitraille. Dans la journée, faute d'autres occupations, je renforçais les cartouches avec de la ferraille, des clous, des pierres et n'importe quel autre objet petit mais pointu qui me tombait sous la main. La maison du climatologue était très utile à mes desseins. Nous la démontâmes littéralement à la recherche de matériaux offensifs. Et après avoir rempli les sacs, ou avant, j'allongeais la mascotte sur le lit et la possédais.

La philosophie et l'amour se réservent des combats dans des sphères invisibles. Mais la guerre et le sexe sont un seul corps à corps. Je forniquais avec la mascotte dans une sorte de viol consenti. Je n'avais pas assez de membres pour englober la totalité de son corps, la surface de cette peau glacée. Je la traitais comme si j'avais achevé une bête inutile. Et après chaque copulation, j'éprouvais une authentique haine contre elle, contre cette ambassadrice de l'horreur.

Ce plaisir démesuré n'était plus une nouveauté, mais cela ne diminuait en rien son intensité. Je le fis deux ou trois fois, peut-être quatre. Ensuite, je souffrais d'une rare tristesse, d'un abandon enfantin. J'étais un amant sans amante, un être perdu qui trace des cercles dans le désert. L'état lamentable de l'habitat renforçait la sensation de voie sans issue. La maison était une sorte de petite Rome consumée par mille ans d'invasions barbares. Je me couchais à côté de la mascotte, sous des couvertures sales et froides, plus raides que le carton, et la maison, à moitié engloutie, me regardait comme une loupe regarde une fourmi. Les gouttes qui filtraient du plafond s'étaient transformées en plaques de gel. L'humidité ployait le bois des murs comme des tournesols. A l'intérieur le temps ralentissait ; on observait la vie depuis la perspective des vers de terre. Ces jours-là, à l'intérieur, j'étais à mi-chemin entre la vie et la mort. Là, tout se réduisait à deux élans, tuer et aimer, et les deux se refusaient à moi : eux ne venaient pas et, elle, elle était eux.

— Ils vont venir aujourd'hui, annonçait parfois Bâtis, avec des airs de paysan qui prédit le temps.

Mais il se trompait toujours. Ils s'étaient évanouis, simplement. Davantage que de la prudence, ils montraient maintenant du mépris. Quand il nous arrivait de les voir, c'était par pur hasard. Nous entendions de petits troupeaux, se déplaçant en dehors du spectre limité des projecteurs. Ils hurlaient sous la neige nocturne, ou nous épiaient en silence, mais n'avaient jamais le phare pour objectif. On aurait dit qu'ils traversaient l'obscurité terrestre de l'île en suivant une route, qu'ils se dirigeaient vers un point concret, et que le chemin le plus direct traversait la forêt. C'était tout. Un jour, nous tirâmes des feux de Bengale multicolores sur les voix, avec l'espoir de les attirer ainsi. Rien.

Je n'aurais jamais cru pouvoir souhaiter un jour que nous soyons attaqués par une foule de monstres. Et le fait était que leur absence me conduisait maintenant à la lisière du paroxysme. Un jour, je découvris Bâtis assis dehors, sur une chaise. J'en sortis une autre pour l'imiter. La mienne était à moitié boiteuse et le déséquilibre me fit tomber, je me couvris de ridicule. Nous avions peu de chaises, et j'aurais pu l'arranger facilement. Au lieu de ça, je la brisai contre le mur du phare. Je lui brisai les pieds, le dossier, et me jetai dessus jusqu'à ce qu'il n'en restât rien qui pût rappeler un meuble. Bâtis me regardait, tout en buvant au goulot d'une bouteille de rhum. Il n'ouvrit pas la bouche. Un autre jour, je faillis assassiner la mascotte. Je ne me rappelle pas les circonstances, et cela n'a en fait aucune importance. Il me semble qu'elle ramassait du bois. Elle en portait trois morceaux, et l'un d'eux tomba. Au moment où elle voulut le ramasser, cette maladroite en laissa tomber un autre. Elle se penchait pour ramasser ce deuxième morceau et perdait le troisième. Complètement stupide, l'opération se répétait à l'infini. Je m'approchai. « Ramasse-les », lui disais-je. La pression que je lui imposais la terrorisait. « Ramasse-les ! » Elle poussa un cri pour réclamer de l'aide et cela me mit en colère. Oui, je l'aurais tuée si Bâtis n'était pas arrivé :

— Kollege, ce n'est qu'une face de crapaud.

Davantage qu'une manifestation de pitié, c'était une déclaration de propriété. Ma frustration obéissait à des processus mentaux que je n'étais pas sûr de vouloir reconnaître. En premier lieu, un point évident : j'avais investi le capital de ma vie dans l'aventure sous-marine, j'avais risqué ma peau dans le navire portugais. Et par un hasard incompréhensible mes risques coïncidaient avec l'apathie de l'ennemi. Cela me frustrait. Après notre incursion, je me sentais comme un bon bourgeois attendant la récompense de ses efforts. Qui plus est, je croyais, ou voulais croire, qu'une tuerie générale éliminerait les dangers qui m'assaillaient une bonne fois pour toutes, que j'en finirais avec l'enfer. D'autre part, j'éprouvais un sentiment d'inquiétude que je n'étais même pas capable de formuler : les monstres eux-mêmes. Cette petite main sur la vitre du scaphandre. Et la sexualité de la mascotte, aussi. Pendant la journée, un manque de discipline mentale me faisait voir des images de fumeur d'opium. Batís était devant moi, marmonnait des monosyllabes, et, moi, je lui répondais à peu près. Mais je n'étais pas attentif. L'espace qui nous séparait se remplissait d'images de fumée.

Je voyais la petite main sous-marine. Ces doigts fluets qui frôlaient le verre, si sûrs et si fragiles. Et je voyais le corps de la mascotte. Je voyais ses contorsions, et son souvenir me tourmentait comme si l'air avait été un écran. Tous les angles de cette concupiscence. Le tout si terrible et si facile à la fois.

Le plus contradictoire était que plus la mascotte me donnait de plaisir, plus je la détestais. Elle représentait ses semblables, et le fait qu'ils causent tant d'horreurs et qu'elle procure tant de plaisir expliquait peut-être les attaques nerveuses qui m'assaillaient. Réfléchis, réfléchis, me disais-je en me frappant le front du poing, réfléchis, réfléchis. Mais pour moi, à l'époque, penser n'était pas synonyme de raisonner, juste de planifier. L'action remplaçait la réflexion ; quand je tentais de pondérer les choses, mon cerveau résistait, grinçait, exactement comme des charnières oxydées. Nous nous étions situés sur le terrain de l'offensive et je ne voulais pas l'abandonner.

— Batís, ne laissons pas l'audace nous abandonner, lui dis-je un jour. Offrons-leur quelque chose, tentons-les. Il faudra laisser la porte ouverte…

Avant qu'il ait pu s'y opposer, je m'empressai d'ajouter :

— Ce n'est pas aussi dangereux qu'il y paraît. En effet, ils ne peuvent monter l'escalier en colimaçon qu'un par un. Un tireur posté au niveau de la trappe peut les abattre facilement. Et cela n'arrivera jamais. Nous voulons qu'ils se rassemblent près du phare. Quand ils seront tous réunis, ils voleront dans les airs.

Batís me regardait comme une vierge sur le point d'être violée. Pendant une éternité, seul ou accompagné, il avait défendu le phare sans que les monstres parviennent à fouler son saint des saints. Et maintenant je lui proposais de laisser la porte ouverte, la porte de son phare.

— Mille monstres morts, Batís, finis-je par dire afin que le nombre éveille la fantaisie limitée de cet homme.

— Qui va activer les détonateurs ?

Cette question révélait la facette la plus puérile de Batís. Il existe deux sortes de combattants. Ceux qui conçoivent des stratégies et ceux qui ne se sont jamais départis de la tendance enfantine à briser des objets. Je me reconnaissais dans le premier groupe, Caffó faisait partie du deuxième.

— Vous-même, le rassurai-je. Si vous voulez, je couvrirai la trappe de l'escalier pendant que vous les enverrez en enfer.

Nous en convînmes ainsi. Quand l'obscurité vint, j'ouvris la porte. Toutes les vingt marches je laissais un quinquet allumé. De la sorte, au cas où ils entreraient, il me serait facile de les voir et de les arrêter. Il me suffisait de sortir le Remington par la trappe ouverte. Même le plus mauvais tireur du monde ne pourrait manquer la cible. Batís était sur le balcon, je protégeais ses arrières, l'escalier était sous contrôle.

— Alors ? Vous les voyez ? lui demandais-je.

— Non.

Au bout d'un moment :

— Et maintenant ? Maintenant, Batís ?

— Non, rien. Rien.

Je voulais me rendre compte par moi-même et, poussé par l'impatience, je m'approchai du balcon.

— Retournez à la trappe ! hurla Batís. Retournez-y, nom de Dieu ! Vous voulez nous faire tuer ?

Il avait raison. Ils étaient tout à fait capables d'esquiver la poursuite des projecteurs et de nous surprendre. Mais je ne voyais rien moi non plus. Seulement la faible lumière des quinquets répartis dans l'escalier en colimaçon. Toutes les flammes resplendissaient et tremblaient, sous l'effet de petits courants d'air.

— Deux, dit Batís.

— Où ça, où ça ? criai-je de ma position, exigeant des nouvelles.

— A l'ouest. Maintenant ils arrivent. Quatre, cinq… Je ne les compte pas.

— Ne tirez pas. Laissez-les s'approcher ; surtout, qu'ils voient bien la porte ouverte.

Ce dialogue télégraphique me crispait. Caffó allait d'un côté à l'autre du petit balcon, scrutant la nuit. Je visais dans le vide avec le Remington mais je regardais Batís, lui demandant à chaque instant s'il y avait du nouveau dans le paysage, oubliant mes obligations. Cela aurait pu constituer une erreur fatale. Un bruit de verre brisé attira mon attention. Les premiers quinquets s'étaient éteints.

— Caffó, ils sont là ! le prévins-je.

Je pouvais entendre leurs hurlements, en bas. J'eus du mal à voir la griffe qui attaquait le troisième quinquet. Je perdais ainsi de vue des pans entiers d'escalier. Le rez-de-chaussée était un puits noir, un trou d'où montaient des concerts de crapauds. Mais, soudain, un monstre gravit l'escalier comme une flèche, à quatre pattes. Il ne se souciait plus d'éteindre les lampes, et je pouvais parfaitement distinguer le corps qui rampait. Les quinquets survivants l'éclairaient sous le ventre, cette lumière qui venait d'en bas renforçait son aspect diabolique. Il avançait sur moi, se précipitait sur le fusil. Devais-je tirer ? Si je le faisais, ses compagnons, à l'extérieur, renonceraient peut-être, et nous voulions un massacre. « Kollege, Kollege », entendis-je Batís me dire. Je n'avais pas le temps de lui expliquer mon raisonnement, le monstre dévorait les marches à la vitesse d'un lézard. Mais quand seulement dix, neuf, huit nous séparaient, il s'arrêta net. Le dernier quinquet était très proche de son visage. Nous nous regardâmes. Moi depuis le trou de la trappe, lui à huit marches du canon. Entre nous seule une lampe s'interposait. Nous nous regardâmes dans les yeux, oui, et des tonnes de rancœur remplirent ce bref espace. Il m'apparaissait comme une vision de saint Antoine ; nous nous reniflions littéralement, chacun mesurait les forces et les possibilités de l'autre. Il avait les bras écartés et appuyés sur la marche suivante. Cela me permit de remarquer un détail révélateur : il lui manquait un bout de membrane et la moitié d'un doigt. Du pus noir et des cicatrices se confondaient dans un ulcère répugnant. C'était lui. Depuis lors, les choses avaient beaucoup changé. Je n'étais plus une proie sans défense. Maintenant, nous nous détestions comme seuls peuvent se détester deux semblables. Mon instinct me poussait à le liquider sur place. Mon intérêt me priait de ne pas le tuer, de le laisser dire aux siens que la porte était « ouverte, ouverte, venez tous ». J'instaurai un compromis entre volonté et sentiment : s'il gravissait une nouvelle marche, je vidais mon chargeur sur lui.

— Bouge, fils d'une Babylone animale, murmurai-je tout en le visant. Bouge un peu.

Il aboya. Mais avant qu'il ne se décide un tir de Caffó nous interrompit. Il tirait sur ses congénères. Mon monstre ouvrit la bouche, montrant et cachant sa langue, grimace reflétant insulte et impuissance. Il rebroussa chemin. Il se retira lentement, sans me tourner le dos. Il laissait derrière lui chaque marche avec le chagrin de l'empereur qui cède des provinces. Quand il eut disparu, je demandai des explications à Batís.

— Et la dynamite ? On peut savoir pour quelle foutue raison vous n'avez pas activé les explosifs ?

La véhémence de mon ton ne lui fit pas perdre son calme. Il argumenta avec un calcul scientifique :

— Ils étaient trop nombreux pour les laisser entrer et trop peu pour utiliser la dynamite.

Et il résuma la situation par ces mots. Mais il avait bien fait. Tout ce que nous souhaitions depuis la plongée dans le bateau, tout ce que nous avions attendu jour après jour, nuit après nuit, nous fut accordé le lendemain.

*

Pendant la journée, il neigea avec une constance nordique. Une couche de cinquante centimètres recouvrait l'île. Au milieu de l'après-midi le soleil sombrait déjà à l'horizon, comme s'il avait été pressé de quitter le monde. Il tombait à une vitesse surprenante, entraînait le crépuscule avec lui, fuyait en nous refusant son témoignage. La mascotte chanta sans trêve ni repos dès la tombée de la nuit et les yeux clos. Une mélodie destructrice que nous ne l'avions jamais entendue chanter. Je nous revois, Batís et moi, mangeant dans des assiettes en métal dans un mutisme absolu. De temps en temps nous nous regardions, ou nous la regardions. Elle nous inquiétait plus que jamais. Mais nous n'avions pas la volonté de lui ordonner de se taire. Ces augures et d'autres, moindres, présageaient des événements décisifs.

Après dîner, nous fumâmes. Batís se caressait la barbe et baissait la tête. Nous nous sentions soudain comme deux inconnus qui se rencontrent dans une gare.

— Batís, dis-je, vous avez fait la guerre ?

— Qui, moi ? demanda Caffó sans grand intérêt. Non. Mais j'ai travaillé un temps comme garde forestier. J'assistais les chasseurs, principalement de riches Italiens. Nous chassions des cerfs, des sangliers, des ours parfois… tout ça. Et vous ? Vous avez une expérience militaire ?

— Oui, en un certain sens.

— Vraiment ? Je ne l'aurais jamais cru. Vous avez fait la Grande Guerre ? Vous avez été dans les tranchées ?

— Non.

Après une très longue pause, Batís demanda :

— Quelle guerre, alors ?

— Une guerre patriotique — je réfléchis de mon côté. Je luttais pour la patrie, je suppose. Dans mon cas, il s'agissait également d'une île.

Batís se grattait la nuque.

— Ah oui ?

— Vous saviez qu'en latin patrie signifie terre de nos pères ? Je ris : Le plus drôle, c'est que je suis orphelin.

— Je ne ferais aucune guerre pour mon père, ni pour sa ferme, dit-il, et il murmura : fumier, fumier, fumier…

Je ne pris pas la peine de discuter. C'était toujours pareil. En apparence, nous avions un dialogue, mais il s'agissait en réalité de monologues croisés. Nous restâmes silencieux un moment. Je regardai le ciel sans quitter ma chaise. La neige qui tombait s'était réduite à des quantités insignifiantes. La lune serait bientôt pleine. Avant qu'elle ne sorte, on vit des étoiles filantes, intruses dans un crépuscule violet, brèves comme la flamme des allumettes, si éphémères qu'elles nous refusaient le droit de faire des vœux. Lui, avec une inquiétude enfantine :

— Et qui a gagné la guerre ?

Je m'étais perdu dans mes pensées et je ne savais plus de quoi il parlait :

— Quelle guerre ?

— La vôtre, m'aida-t-il, d'une amabilité surprenante. Qui a gagné ? Les patriotes de l'île, ou les autres ?

— La guerre n'est pas encore terminée — et je me dirigeai vers la trappe en prenant le Remington. Souvenez-vous de tourner trois fois l'axe du levier avant d'actionner les détonateurs. S'il n'y a pas suffisamment d'énergie, le contact ne s'établira pas.

Je répartis les quinquets qu'il nous restait dans l'escalier. Puis je pris ma place dans la trappe. Allongé par terre, la porte ouverte et le fusil dans les mains. Je demandais régulièrement des nouvelles à Batís. « Pas face de crapaud, pas face de crapaud », répondait-il, massacrant la syntaxe. Une demi-heure s'écoula. En bas, une tempête de neige s'engouffra par la porte ouverte. Mais ce n'était que de la neige.

— Vous les voyez, Batís. Vous les voyez ?

Il ne me répondait pas. J'avais retenu quelque chose de l'erreur de la nuit précédente et n'osais pas tourner la tête. Je ne voulais pas perdre de vue l'étage inférieur et la porte ouverte.

— Batís ?

Je lui jetai un coup d'œil rapide. Il me tournait le dos, sur le balcon, accroupi derrière la barricade de sacs. Quelque chose avait paralysé sa silhouette, qui ressemblait à une statue de sel.

— Batís ! criai-je, pour le sortir de l'évanouissement qui s'était emparé de lui. Ils arrivent, Batís ?

Il ne bougeait même pas le petit doigt. Il m'obligeait à abandonner ma position, malgré moi. Je le pris par un coude :

— Il fait trop froid ? Vous voulez que je vous relève un moment ?

— Mein Gott, mein Gott…

J'entendis une concentration de voix semblable à un bruit de tuyauterie engorgée, à une gigantesque vidange. Je regardai par-dessus le balcon.

Le nombre dépassait mes prévisions les plus folles. La pleine lune, amplifiée par la latitude australe, nous les montrait sous un éclairage de grand théâtre. Il y en avait tant qu'ils masquaient le paysage, qu'ils s'entassaient dans la forêt et secouaient les arbres, d'où tombaient des paquets de neige. Il y en avait tant qu'ils grimpaient aux branches, se balançant, montant et descendant, se piétinant. Il y en avait tant que beaucoup n'avaient pas d'autre solution que de jouer un rôle de spectateurs et s'entassaient sur de petits récifs, sur la côte nord et sur celle du sud, comme des reptiles au soleil. Ils manquaient d'espace même pour bouger les extrémités supérieures, exaspérés, frénétiques ; l'ensemble ressemblait à une grande marmite grouillant de vers pour la pêche. Les plus vigoureux se jetaient sur les moins forts, quitte à les blesser, sautant par-dessus les crânes nus. Une masse pâteuse de chair grise et verte, qui s'arrêtait devant le granit, reculait, indécise, comme si elle avait attendu les ordres d'un leader sans nom.

— Batís ! criai-je. Les détonateurs, activez-les !

Mais il ne m'entendait pas. Sa lèvre inférieure tombait comme tirée par un poids. Il serrait son fusil à deux mains, sans viser. « Batís, Batís, Batís », le secouai-je par les épaules. Il baissa davantage le Remington. Il me regardait sans me reconnaître et murmurait :

— Qui êtes-vous ?

Cela me provoqua une impression terrible, essentiellement parce que celui qui parlait était un homme très sûr des vérités élémentaires. Je ne pouvais pas compter sur lui. Mais je n'avais pas le temps de l'aider. « Baissez-vous », me bornai-je à dire, en le prenant par la nuque. Batís regardait sa poitrine et ses mains, sans se presser, étranger à la catastrophe qui nous cernait. En un sens, je l'enviai.

Les trois détonateurs étaient prêts. Je voulais d'abord activer les charges accumulées près du granit. Le levier s'enfonça complètement. Pendant une seconde, Batís — hors d'état — et moi nous regardâmes comme deux idiots : ça ne marchait pas. Mais, soudain, une explosion assourdissante nous obligea à nous jeter à terre, derrière la barricade, et à nous protéger la tête avec les bras. Les flammes s'élevaient comme des éclats volcaniques, des fragments de granit et de mitraille en tout genre s'incrustaient dans les sacs, dans les murs, recourbaient la rambarde comme si elle avait été en fil de fer. La construction tout entière vacillait. J'eus l'impression qu'elle donnait de la bande comme la tour de Pise. Quand j'ouvris les yeux, une couche de poussière et de cendre nous recouvrait de la tête aux pieds. A l'intérieur de l'habitacle s'étendait un nuage opaque ; des particules de suie scintillantes volaient à mi-hauteur. Quelque part, on devinait la silhouette de la mascotte, qui hurlait sans relâche, terrorisée.

Je me penchai par-dessus les sacs. Des douzaines, des centaines de monstres s'étaient volatilisés. Les cadavres étaient éparpillés, ceux qui agonisaient se traînaient parmi les morts. Je battis des paupières, m'essuyai les joues et le front, et criai :

— Batís, aidez-moi !

Les survivants ignoraient les morts. Ils chargeaient contre la porte ouverte, en hurlant.

A demi remis, ou complètement fou, Batís fit feu contre la masse avec son fusil. Moi aussi. A chaque tir, la douille sautait, avec la rapidité d'une mitrailleuse. Il était impossible de manquer son but. Ils mouraient comme des fanatiques, tombaient, et ceux qui tombaient faisaient trébucher ceux qui arrivaient derrière.

— Continuez à tirer ! bramai-je, me passant de mon fusil. Ne les laissez pas s'approcher de la porte !

Mon intention était d'activer la deuxième charge, mais le fracas de la lutte me fit commettre une erreur : au lieu de relier la dynamite à la deuxième ligne, je fis sauter la troisième, plus loin. La moitié de la forêt vola en éclats.

Un champignon noir et grenat s'éleva sur vingt-cinq, cinquante mètres. Malgré la couche de neige, les arbres brûlaient comme des allumettes, et beaucoup d'entre eux étaient projetés en l'air, tournaient sur l'axe des racines et nous retombaient dessus. Des fragments de corps s'incrustèrent dans les pieux. Ils nous bombardaient comme des boulets de canon. Un crâne explosa contre le blindage du balcon juste au moment où l'onde de choc nous parvenait. Elle poussa la majorité des sacs, et me poussa moi-même, avec la force d'un ouragan tropical. Soudain, je me retrouvai à l'intérieur de la pièce. Je me traînais sur les coudes au milieu d'une épaisse fumée noire qui m'asphyxiait. Le sol était recouvert de terre, d'étincelles qui bondissaient. A l'extérieur, quelque part, des faisceaux de dynamite explosaient avec retard et par sympathie. Mon haleine sentait le soufre. Je toussai et crachai, et vis la mascotte, sans défense, dans un coin. L'espace d'une seconde, nous échangeâmes un regard d'incompréhension. Elle ne comprenait rien. Moi non plus. Que se passait-il ? Ce pouvoir explosif dépassait les prévisions les plus optimistes. Où Batís se trouvait-il ? Était-il tombé du phare comme un marin du bateau ? Batís, c'était lui. Je devinai que les derniers jours, tandis que j'inspectais les charges éparpillées et leur ajoutais de la mitraille, Caffó, de son côté, n'avait pas résisté à la tentation de placer des cartouches. Nous étions convenus d'économiser une partie de la dynamite, par précaution. Mais sans doute, en cachette, avait-il rempli les mines avec tout ce que nous possédions. Si la première et la dernière ligne de dynamite avaient failli nous tuer, que se passerait-il quand nous actionnerions la deuxième, aussi puissante que les deux autres réunies ?

— Batís !

Il était sur le balcon, indemne et sale. Un brouillard londonien le rendait flou et lui donnait des airs de fantôme. Il criait sur les monstres, tel un Goliath possédé par l'esprit des Walkyries, au-delà de l'entendement humain. Une bonne partie de ses cheveux avait flambé et fumait. Il tirait avec le Remington d'une seule main comme s'il s'était agi d'un revolver, à droite et à gauche, et maudissait avec l'autre, le poing fermé. Curieusement, un monstre parvint à grimper entre les pieux et la rambarde à moitié détruite. Caffó lui écrasa le crâne de sa crosse, le fendit comme une pastèque en le frappant, cinq, six, sept fois, sans compter les brutalités, et le fît tomber d'un coup de pied. Ensuite, son attention se porta sur la dernière caisse de détonateurs.

— Batís, ne faites pas ça, ne le faites pas, je vous en prie, ne le faites pas, criais-je, à genoux, le retenant par la taille. Nous allons sauter !

Pendant quelques instants, il me regarda avec l'indulgence d'un seigneur féodal. Puis :

— Écartez-vous !

Et il me jeta sur les sacs d'une bourrade. Au-dessous de nous, les monstres s'agitaient et se consumaient dans un piège sans issue. Ils cherchaient la mer et ne trouvaient que des rideaux de feu. Beaucoup d'entre eux couraient dans les flammes, encore vivants. Les incendies consumaient encore la moitié de l'île. Le mélange de nuit, de monstres terrorisés et de foyers rouges créait un effet aberrant d'ombres chinoises. Les deux tiers du granit avaient disparu. Des voix d'asile de fous montaient jusqu'au balcon. Batís descendit le levier.

J'avais l'impression que l'île s'enfonçait comme un bateau bombardé. Du nord au sud s'éleva une coupole incandescente. En le comparant à ce phénomène, notre phare était d'une insignifiance ridicule, plus fragile qu'un enfant dans la tempête. Une vague de ruines et de boue noire s'élevait vers le ciel, masquant entièrement le champ visuel. Les hurlements des monstres, de Caffó, les miens, tout se fondit soudain. J'étais devenu sourd. Au milieu d'un silence artificiel, je voyais bouger les lèvres de Batís. Je voyais des corps mutilés voler à des hauteurs invraisemblables. Je voyais l'explosion, qui ressemblait à un être vivant que Caffó aurait invoqué. Indifférent à l'apocalypse, Batís applaudissait, dansait et blasphémait comme soumis aux effets d'une potion néfaste. Une dernière avalanche pénétra par le balcon, un torrent de scories qui nous recouvrit d'un magma froid. C'était une scène secondaire de fin du monde.

Ce qui s'ensuivit a peu d'importance. Caffó et moi nous assîmes très loin l'un de l'autre. Nous nous fuyions, prisonniers d'un étrange abrutissement. Si c'était là la victoire, personne ne voulait mentionner ni célébrer cette hécatombe d'abattoir. Deux heures plus tard, je commençai à entendre un sifflement de locomotive lointaine. Lentement, mon ouïe recommençait à ouvrir la porte au monde des sons. Peu avant l'aube, j'étais presque complètement rétabli.

Nous nous préparâmes pour la plus macabre des tâches. Écharpes et mouchoirs nous serviraient pour nous protéger le nez. Nous sortîmes quand les premières lueurs illuminaient les lieux avec une tiédeur de bougies. C'était horrible. Des langues de feu avaient peint le phare en noir. Les impacts de mitraille en avaient fait un visage piqué par la plus cruelle des petites véroles. Les sacs accrochés à la rambarde, pleins de trous, continuaient à goutter comme des sabliers.

Un gigantesque cratère s'ouvrait là où avait explosé la dernière charge. Quant aux monstres, il y en avait partout, comme abattus par un ange exterminateur. Il était impossible de compter les cadavres. Il y en avait partout. Beaucoup flottaient sur la mer. Mutilés, noircis, les membres momifiés par l'action du feu. Recroquevillés dans des postures de pantins, les griffes rigides et la bouche ouverte. Je n'oublierai jamais cette puanteur de chair brûlée, une odeur qui ressemblait incroyablement au vinaigre bouilli. Certains corps avaient perdu tant de chair que les côtes, carbonisées, ressortaient comme des barreaux noirs. D'autres bougeaient encore. Les achever était avant tout un acte de compassion. Nous marchions parmi les morts et, quand nous remarquions un mouvement, nous les piquions à la nuque, moi avec un couteau et Caffó avec son harpon. Mais le spectacle fit ressortir la facette la plus sadique de Batís.

L'un d'eux avait perdu une jambe entière et l'autre jusqu'au genou. Ce n'était qu'un corps qui dégageait une fumée blanche et se traînait sur les coudes. Au lieu de l'achever, Batís lui barra le passage. Le monstre vit ces bottes qui l'empêchaient de poursuivre. A force de spasmes, il changea de direction. Batís s'interposait constamment entre lui et le néant. Mais le monstre ne se rendait pas, avec des mouvements d'escargot et un entêtement de mule, il cherchait la mer.

— Liquidez-le une bonne fois pour toutes, nom de nom ! criai-je, arrachant le foulard de mon visage. Il s'amusa encore un peu. Puis il lui transperça le cou de son harpon.

Pendant un laps de temps indéterminé nous jetâmes des corps à la mer. Nous n'avions pas fini, loin de là, quand je vis la mascotte sur le balcon. Elle était assise, les jambes croisées, et s'accrochait à la rambarde comme si elle y avait été enchaînée.

— Mon Dieu, m'exclamai-je, mon Dieu, regardez-la.

— Qu'est-ce qu'elle a, encore ? demanda Batís.

— Mon Dieu, elle pleure.

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