Quand je me réveillai, une sérénité fantastique dominait le monde. A un moment donné de la nuit, mes fonctions vitales m'étaient revenues comme l'âme de Lazare à son corps, enchâssée par décret. A l'extérieur, les vagues battaient doucement contre les récifs les plus proches, et les bruits marins avaient un effet thérapeutique. Quand on était allongé, l'intérieur du phare produisait une impression dure et accueillante à la fois. Par les meurtrières qui jalonnaient l'escalier en colimaçon filtraient des rayons de lumière à diverses hauteurs. Dans la projection du plus proche, je vis un grain de poussière flotter, léger, très lent, dans une harmonie absurde et mélancolique. J'avais la bouche sèche ; je me redressai à demi et pris une carafe. C'était du vinaigre froid. Aucune importance. Je l'aurais également bu si cela avait été du goudron bouillant. En bougeant, je sentis des milliers de piqûres douloureuses dans tout le corps, comme si le sang n'avait pas circulé depuis des années. Encore assis, je pus observer des changements substantiels. La base du phare servait toujours de magasin, oui, mais je le trouvais maintenant beaucoup plus plein, encombré de caisses, de sacs et de malles. Je regardai bien. C'étaient les miens. Batís entra dans le phare.
— Comment avez-vous pu porter tout ça en une demi-matinée ? dis-je de la voix de la personne anesthésiée qui revient à elle.
— Vous avez dormi cinquante heures d'affilée, répondit-il en laissant tomber un sac de farine qu'il portait sur une épaule.
Je regardai mes mains, stupide :
— J'ai faim.
— Je veux bien vous croire.
Il n'ajouta pas de nouvelle indication, mais je montai l'escalier derrière lui. Sans se retourner ni s'arrêter, il demanda :
— Vous n'avez pas entendu les faces de crapaud ? Vous n'avez vraiment rien entendu ? Hier soir elles m'ont presque fait peur. Ces derniers temps, elles sont plus agitées que jamais.
Et à voix plus basse :
— Scorie marine, scorie…
Il souleva la trappe et nous entrâmes dans l'appartement. Asseyez-vous, m'ordonna-t-il, me désignant une chaise et une table. Je lui obéis. Il resta sur le balcon à observer, en bourrant sa pipe. Je me frottais le visage, les coudes sur la table. On plaça une assiette devant moi. Les mains qui la déposaient appartenaient à l'un d'eux, des doigts fins et reliés par des membranes. Je bondis de ma chaise par réflexe, un cri d'effroi faillit sortir de ma gorge. Je sentais mon cœur battre la chamade. J'étais de retour sur l’ile.
— Inutile de crier, dit Bâtis. Ce n'est que de la soupe de pois…
Caffó fit claquer sa langue, comme un paysan pour arrêter sa mule. Le petit animal s'évanouit par la trappe, comme un fantôme. Nous n'échangeâmes pas d'autres paroles jusqu'à ce que j'aie fini mon assiette.
— Merci pour la soupe.
— C'est elle qui l'a faite.
— Eh bien merci de me l'avoir offerte.
— C'est elle qui l'a apportée.
Ni chaînes ni liens ne la retenaient. Je lui demandai :
— Elle n'essaie pas de s'enfuir du phare ?
— Le chien du berger s'enfuit-il ?
Il s'établit un silence et je ne pus éviter une certaine animosité :
— Elle sait faire d'autres choses que de porter des assiettes et des seaux ? Vous lui avez appris le latin ?
Il me regarda durement. Il ne voulait pas de dispute mais il était prêt à en affronter une.
— Non, répliqua-t-il. Ni latin ni grec. Je lui ai juste appris ça. Et il me montra la crosse du Remington. Cela vaut toutes les leçons de latin et de grec réunies.
— Oui, bien sûr, dis-je en me frottant la tête. Une terrible migraine m'empêchait de poursuivre la conversation.
— Mais si je dois répondre à votre question, je vous dirai que oui, elle sait faire des choses qui la rendent très précieuse. Quand les faces de crapaud s'approchent, elle chante.
— Elle chante ?
— Elle chante. Comme un canari. Il laissa échapper l'ombre d'un éclat de rire profond, macabre, très laid, et ajouta : Je suppose que la posséder porte bonheur à son propriétaire. Que je sache, c'est la meilleure mascotte que l'on puisse trouver dans les environs.
Nous n'en échangeâmes pas davantage. Je ne pouvais pas quitter mon siège. Mon cerveau fonctionnait au ralenti. Il m'en coûtait d'associer les images aux termes qui les définissaient. Consterné, possédé par la confusion de celui qui survit à une avalanche, je regardais la chambre, le lit, le balcon, Batís immobile, une meurtrière, et rien n'avait de sens très précis.
— Je devrais peut-être vous mettre au courant, dit Batís, prenant mon état pour de la passivité. Suivez-moi.
Nous gravîmes l'escalier de fer qui reliait l'appartement à l'étage supérieur. Là, sous la coupole même du phare, se trouvait la machinerie. Un engrenage à l'horlogerie complexe ; des pièces d'industrie sidérurgique, massives. Au centre de la pièce, un générateur qui alimentait les deux projecteurs. Des axes en métal reliaient le générateur et les deux projecteurs. L'installation mobile reposait sur une sorte de chemin de fer miniature qui bordait la chambre sur la partie externe. Batís actionna trois leviers et l'ensemble commença à bouger, dominant l'inertie statique par des barrissements d'éléphant.
— Comme vous pouvez le constater, j'ai gradué l'angle des projecteurs de façon qu'ils balaient les environs du phare. Cela me permet de les détecter quand ils s'approchent. A chaque nouveau tour, les projecteurs changent d'angle. Ils cadrent alternativement le pied du phare et à distance. Je peux couvrir la forêt tout entière. Si c'est nécessaire, la lumière baigne même la maison du climatologue, à l'autre bout de l'île.
— J'ai vu.
Je ne savais pas moi-même si mes paroles étaient une récrimination ou une simple constatation. Batís ignora les deux options.
— Je pourrais m'arranger pour que la lumière se borne à cadrer la porte, fixement. Mais à quoi est-ce que cela me servirait ? Ils esquiveraient les projecteurs. Avec le mouvement continu, je les oblige à se déplacer pour échapper au faisceau. Et comme toutes les bêtes infernales, elles détestent la lumière, divine ou humaine.
C'était le point le plus élevé de l'îlot et il nous offrait une perspective magnifique. La terre s'étendait en forme de chaussette. Le toit en ardoise de la maison se découpait tout au bout, dans le talon de la chaussette. De chaque côté, la bordant, des récifs de dimensions variées couvraient l'océan de grains de beauté. Au nord, il y en avait un plus proéminent que les autres, à cent ou cent cinquante mètres de l'île. Je regardai plus attentivement, et je vis que sur le rivage se détachait la proue d'un petit bateau.
— Des Portugais, précisa Batís avant que je ne lui pose la question. Il n'y a pas longtemps, un naufrage. Ils arrivaient de leur colonie du Mozambique. Ils se dirigeaient vers un port au sud du Chili. Ils transportaient une cargaison illégale et c'était pour cela qu'ils suivaient une route si éloignée des lignes commerciales. C'était un bateau de petit tonnage, ils avaient eu des problèmes et voulaient faire escale sur l'île Bouvet. Mais ils se sont fracassés sur les récifs, conclut-il, avec l'indifférence de quelqu'un qui se remémore une anecdote de son enfance.
— Je suppose que, avec votre gentillesse et votre diligence habituelles, vous les avez immédiatement secourus en leur offrant un refuge et des victuailles, dis-je avec un cynisme empoisonné.
— De toute façon, je n'aurais pas pu intervenir, se défendit-il à demi. Ils ont fait naufrage de nuit, quand les récifs sont les plus dangereux. L'équipage grimpa sur le rocher qui touche la proue. Vous voyez ? Cette petite surface, oui. Naturellement, ils furent dévorés avant le lever du soleil.
— Alors comment se fait-il que vous connaissiez les détails de la nationalité, de la route et de la destination que suivaient les Portugais ?
Au matin, l'un d'entre eux était toujours vivant. Je ne sais pas comment il y était parvenu, mais il avait pu se réfugier dans une cabine à la proue, un compartiment minuscule situé dans la partie émergée. Je pouvais voir son visage par le hublot. Je lui parlai en criant, depuis la côte. Au début, nous ne nous comprenions pas : la vitre était très épaisse, et je pouvais juste voir bouger ses lèvres. Il sortit de la cabine, monta sur le pont et nous parlâmes quelques instants. Le pauvre diable était devenu fou, complètement fou. Il finit par vider son revolver sur moi.
Batís ébaucha un rire obscène : il me confondait avec les faces de crapaud. Peu importe, il visait très mal. Puis il regagna la cabine et y resta, attendant la nuit. Je vois encore son visage, s'encadrant dans le hublot. Pauvre idiot. S'il avait conservé un peu de sens commun, il aurait gardé la dernière balle pour lui.
J'aurais pu faire de nombreux reproches à Batís. Mais le pire n'était pas les faits qu'il décrivait, sinon le ton qu'il employait. Il parlait du sort de ces malheureux Portugais avec une froideur à faire frémir. Sans commentaires. Surtout, sans émotions. Nous regagnâmes l'appartement. Il m'instruisit sur la disposition et les tactiques de défense des lieux. Il concentrait en grande partie ses efforts sur le petit balcon. Les meurtrières étaient des points d'observation et des positions de tir, à partir desquelles il couvrait les trois cent soixante degrés du phare. Il ne se souciait pas qu'ils entrent par les meurtrières, puisque l'exiguïté empêcherait les faces de crapaud de passer par cette étroitesse et que la pierre était trop solide pour qu'ils la perforent. S'ils pouvaient forcer l'entrée par un endroit, c'était précisément par le balcon. Cela expliquait les pieux acérés et les autres fortifications sur les murs. Un seul tireur à l'habileté moyenne pouvait repousser une attaque, si intense ou massive qu'elle fût.
— Par conséquent, l'exposition du défenseur sur le petit balcon constitue un danger, réfléchis-je. Pourquoi ne nous contentons-nous pas de fermer les fenêtres avec ces volets de fer que vous leur avez ajoutés ?
— Ce serait inutile, à la longue, dit-il, les faces de crapaud ont une force surhumaine. Ils finiraient par démonter le blindage et l'île ne dispose pas de matériel pour le remplacer. Enfermé à l'intérieur, je serais captif de mes propres défenses. Même si je pratiquais une meurtrière, il me manquerait un angle de tir. Non. La seule méthode viable consiste à les tenir à distance à coups de fusil.
Il prononça ces paroles et je ne pus faire autrement que d'en reconnaître le bon sens. Nous descendîmes ensuite à l'étage inférieur. Sur la porte du vestibule, très solide, il avait ajouté trois grosses barres en bois. Elles étaient placées horizontalement. Pour les retirer, il suffisait de les faire coulisser dans la pierre, dans des trous latéraux très profonds pratiqués à cet effet. A l'extérieur du phare, Batís avait conçu les défenses que je connaissais déjà.
— Ils grimpent comme des singes, ils sont incroyables, dit-il avec une admiration mal contenue.
La seule chose que je pouvais faire était de créer une toile d'araignée de cordes et de boîtes de conserve vides pour les entendre arriver, combler les trous dans les pierres avec de la pâte de papier bouilli et mélangé à du sable, planter les clous et le verre brisé.
— Ne jetez jamais un clou oxydé ou une bouteille vide m'avertit-il sur un ton de mercenaire ; au royaume des faces de crapaud, la monnaie officielle s'appelle le verre, et le clou est la devise la plus précieuse.
Il n'avait pas grand-chose d'autre à me dire. L'après-midi, je me rendis à la maison du climatologue. Comparée au phare, on aurait dit une boîte d'allumettes, fragile, impossible à défendre et d'une extrême pauvreté. Batís avait tout emporté à l'exception de mon matelas. Je fis venir la mascotte avec moi, par prudence — je n'étais pas sûr de trouver la porte du phare ouverte à mon retour. Mais à cette occasion il ne me causa aucune contrariété. Telle est la race germanique. Une intelligence longue et étroite, qui avance en ligne droite jusqu'à ce que les événements violents l'obligent à pivoter à quatre-vingt-dix degrés. Du moins en apparence, ma présence était acceptée avec la force des faits accomplis.
Une fois au phare, je plaçai le matelas dans un coin du rez-de-chaussée. Je dormirais là. Au pied du mur le plus proche de la mer. Les nuits de tempête, les vagues prendraient d'assaut les récifs, cingleraient le bâtiment et seule la pierre me séparerait de la mer en furie. Mais le phare était une construction solide, et me savoir si près de la houle, et en même temps si protégé par ses murs, m'offrait la sensation gratifiante du drap enfantin, refuge qui nous protège des pires terreurs.
J'avais fini de préparer un semblant de rideau quand Batís m'appela. La moitié de son corps dépassait de la trappe, en haut :
— Kollege ! Vous avez bien fermé la porte ? Montez. Les faces de crapaud viennent en visite.
Une atmosphère guerrière envahissait l'étage. Batís allait et venait, regardait par les meurtrières, un instant, rassemblait des munitions, des armes diverses et des feux de Bengale — provenant de mes bagages, certainement.
— Qu'est-ce que vous attendez ? Prenez votre fusil ! me dit-il sans me regarder. Celui qui avait été un adversaire devenait soudain un frère d'armes.
— Vous êtes sûr qu'ils vont attaquer aujourd'hui ?
— Le pape vit-il à Rome ?
Nous occupâmes le petit balcon, lui à droite et moi à gauche, tous deux à genoux. Un mètre cinquante à peine nous séparait, et l'espace entre le seuil et la balustrade était si étroit qu'il n'atteignait même pas soixante centimètres. Au-dessus, sur les côtés, et aussi au-dessous, des douzaines de pieux de dimension variable surgissaient telles des cornes de licorne, pointant dans toutes les directions. Certains révélaient encore des taches de sang bleu séché. Batís serrait son fusil contre sa poitrine. A ses côtés, par terre, le Remington et trois rouleaux de feux de Bengale. Il avait allumé le phare. Le bruit de la machinerie nous parvenait amorti, un cliquetis de pendule, plus fort quand les wagons contenant les projecteurs circulaient juste au-dessus de nous, plus léger quand ils s'éloignaient. La lumière balayait la base de granit et, un peu plus loin, avec des oscillations, la frontière de la forêt. Mais ils ne venaient pas. Des rafales de vent glacé entraînaient de petites branches. Un vent qui sifflait et mugissait, indifférent aux émotions qu'il éveillait. Quand les projecteurs couvraient la zone arrière du phare, une obscurité quasi absolue s'emparait du paysage.
— Comment savez-vous qu'ils vont venir par ici ? La mer est derrière nous. S'ils sortent de l'eau, ils vont escalader la partie opposée du phare, dis-je.
— La mer est partout, c'est un îlot. Et le fait que ce soient des animaux ne signifie pas qu'ils ignorent les portes. Derrière une porte, il y a de la chair — Bâtis remarqua mon épuisement, dont je ne m'étais pas encore remis, et ma nervosité, et ajouta : — Si vous le souhaitez, rentrez. Faites-moi passer les munitions, ou buvez du rhum, comme vous voudrez. J'ai suffisamment vécu d'attaques de ce genre pour n'avoir besoin de personne.
— Non, je ne pars pas, dis-je, et j'ajoutai : j'ai trop peur.
Les boîtes de conserve suspendues aux murs résonnèrent. « C'est le vent, le vent, ce n'est que le vent », me rassura-t-il en posant une main tranquille sur moi. J'avais besoin de tirer sur une forme, qui ne se présentait pas. Batís remua la tête comme un caméléon et lança un feu de Bengale. La lumière rouge vola en l'air, dessina un arc de cercle et retomba lentement. Une vaste surface s'illumina, couleur grenat. Mais ils n'étaient pas là. Un second feu de Bengale, vert, cette fois. Rien. La phosphorescence mourait et n'éclairait que des pierres et des arbres agités par le vent.
— Mein Gott, mein Gott… murmura soudain Batís. Les faces de crapaud sont plus nombreux que jamais.
— Où sont-ils ? Je ne vois rien.
Mais Batís ne répondait pas. Il était très loin de moi, bien qu'il fût là, à mes côtés. Il avait des lèvres écartées et humides d'idiot, comme s'il avait regardé à l'intérieur de son esprit au lieu de surveiller les abords du phare.
— Je ne vois rien. Caffó ! Je ne vois rien. Pourquoi dites-vous qu'il y en a beaucoup ?
— Parce qu'elle chante longtemps, répondit-il sur un ton mécanique.
La mascotte avait entonné un air d'une lointaine origine balinaise, une mélodie qu'il serait inutile de décrire, une musique qui devait fuir tout pentagramme. Combien d'humains avaient-ils entendu cette chanson ? Combien d'êtres humains, depuis le début des temps, depuis que l'homme est homme, avaient-ils eu le privilège d'entendre cette musique ? Juste Batís et moi ? Tous ceux qui avaient affronté à un moment donné la dernière bataille ? C'était un hymne épouvantable et un psaume barbare, et il était beau dans sa malice ingénue, très beau. Il touchait tout le spectre de nos sentiments, avec la précision d'un bistouri ; il les mêlait, les altérait et les niait trois fois. La musique s'émancipait de l'interprète. Des cordes vocales que la nature avait créées pour s'exprimer dans des profondeurs abyssales chantaient, la mascotte était assise jambes croisées, aussi absente de la scène que Batís, comme les monstres, qui ne se montraient pas. Seul un homme qui naît ou un homme qui meurt peut être aussi seul que je le fus cette nuit, au phare.
— Les voilà, dit Batís. L'invasion de l'îlot s'était produite à distance. Ils sortaient de la forêt. Des troupeaux entiers de monstres, des deux côtés du chemin. Je les devinais plus que je ne les voyais. J'entendais leurs voix, un bruit de gargarisme multiplié par cent, par deux cents ou peut-être cinq cents. Ils s'approchèrent peu à peu, une armée informe. Je voyais des ombres et entendais les gargarismes se rapprocher de plus en plus. Mon Dieu, ce bruit de gorge, imaginez quelqu'un qui vomirait de l'acide. Derrière nous, la mascotte interrompit ses chants. Et l'espace d'un instant on aurait dit que les bêtes renonçaient également au phare. Elles s'arrêtèrent juste à la limite déterminée par le projecteur. Mais soudain elles chargèrent avec une fougue unanime. Elles couraient et sautaient, les têtes à diverses hauteurs. La troupe avançait et, inévitablement, de nombreux monstres furent mis en lumière par le projecteur. Je tirai frénétiquement dans toutes les directions. Certains tombaient, beaucoup reculaient, mais il y en avait tant que la majorité continuait. J'aurais eu besoin d'une mitrailleuse. Je tirai, affolé, jusqu'à ce que Batís prît mon fusil par le canon. Il était brûlant, mais la peau de sa grosse main ne s'en ressentait pas.
— Mais que faites-vous, nom d'un chien ? Vous avez perdu l'esprit ? Combien de nuits pourrons-nous résister, si vous gaspillez aussi allègrement les munitions ? Je ne veux pas de feux d'artifice. Ne tirez pas avant que je ne le fasse !
Ce qui s'ensuivit fut une leçon macabre. L'essaim de monstres tourbillonnait autour de la porte. Ils ne pouvaient pas la forcer et ne pouvaient escalader le mur. Mais ils étaient suffisamment nombreux pour improviser des tours avec leurs corps. C'était un magma de bras, de jambes et de torses nus. Sans aucun ordre, en se poussant de façon chaotique, les uns montaient sur les autres et la montagne gagnait des mètres. Batís se retint encore un peu, avec un sang-froid terrifiant. Au moment où celui qui était parvenu le plus haut frôlait presque les premiers pieux avec ses griffes, Batís passa les deux canons de son fusil par-dessus la rambarde. Le tir fit exploser le cerveau du monstre, des fragments de crâne volèrent comme de la mitraille. La bête tomba et la tour s'effondra avec elle.
— C'est comme ça, c'est comme ça qu'il faut faire ! brama Batís. Sur votre gauche !
Une tour semblable s'élevait de mon côté. Je dus abattre deux d'entre eux pour la renverser. Ils tombaient en hurlant comme des hyènes blessées, ils roulaient et de petits groupes emportaient les cadavres.
— Ne tirez pas sur ceux qui s'enfuient, économisez les balles, me prévint Batís. Si nous leur donnons suffisamment de charogne, ils se dévoreront entre eux.
Et il avait effectivement raison. Quand une tour s'effondrait, les monstres faisaient penser à une fourmilière piétinée. A cinq, six, sept ou huit, ils s'emparaient des cadavres et s'en allaient. Ils n'avaient pas la vertu de la constance et ne tardèrent pas à se désagréger. Ils réintégraient leur obscurité avec la stridence d'une bande de canards sauvages. « Coin, coin, coin, les imitait Batís avec mépris, coin, coin, coin… »
— C'est toujours la même chose, dit-il davantage pour lui-même que pour moi. Ils veulent engloutir Batís Caffó et finissent par avaler leurs propres morts. Scorie, scorie marine… Mais à qui croient-ils avoir affaire ?
Coin, coin, coin !
Coin, coin, coin !
A ce moment, je vis en Batís un être extraordinairement puissant. Pour moi, l'île était un paysage terrifiant. Et lui, les mains sous les aisselles, les bras battant des ailes, il était même capable de trouver des espaces pour la raillerie.
Cette victoire marqua un point d'inflexion dans les attaques. La nuit suivante nous en aperçûmes seulement deux, qui ne s'approchèrent même pas. La deuxième, des bruits sans volume. Ma troisième nuit au phare fut la première au cours de laquelle pas un seul monstre ne fit acte de présence. Curieusement, ce ne fut pas la plus tranquille, parce que nous ne nous reposâmes pas avant l'aube. Batís savait par expérience que les monstres n'obéissaient à aucune régularité et pouvaient nous attaquer à tout instant. « Il ne s'agit pas d'un horaire des chemins de fer prussiens », me faisait-il remarquer.
J'avais définitivement établi ma résidence au rez-de-chaussée du phare. Le soir, je montais l'escalier et prenais mon poste de combat, sur le petit balcon. Les nuits et les jours se succédèrent, et au fil du temps quelque chose qui ressemblait à de la cohabitation s'imposa. Qui était cet homme ? De l'ancien climatologue ne subsistaient pas d'autres vestiges que ceux que l'on pourrait trouver sur n'importe quel vieux naufragé. Égoïste et farouche comme un chat sauvage, il témoignait d'une asociabilité qui n'était pas tant une adaptation au milieu qu'une voie sublimant des tendances naturelles. Mais malgré ses tendances barbares, malgré ses indéniables défauts grossiers, il trahissait souvent le caractère d'un aristocrate dépouillé de ses biens. Brusque, mais loyal à sa manière ; et aussi d'une vive intelligence, oui, bien que le mot résonne d'étrange façon. Le Caffó le plus perspicace se révélait quand il bourrait sa pipe à tabac ; il en tassait le fourneau d'un air sauvage, toujours attentif à ce qu'il se passait à l'extérieur. Dans ces moments, il rappelait un de ces voltairiens qui en faisant des efforts d'imagination parviennent à créer des barricades. C'était le modèle de l'homme circonscrit à une vérité solitaire et unique, mais fondamentale. Il avait le courage de simplifier. On pourrait dire qu'il simplifiait tant et si bien, que même lui était capable de comprendre la base du problème. Quand il abordait les aspects techniques, par exemple, il avait un esprit clair et serein. Dans ce domaine, il était insurpassable, et c'était à cela qu'il devait sa survie. A d'autres moments, en revanche, il se laissait aller et tombait dans une esthétique de cosaque déserteur. Philosophe de la musculature, aux principes hygiéniques plus qu'ordinaires, quand il mangeait il ressemblait à un authentique ruminant. Sa respiration était abrupte et stridente, on pouvait l'entendre à plusieurs mètres de distance. Il se réservait également des espaces pour l'illuminé qui vit de ses propres mythes. Par ses expressions, ses marques de mépris, il annonçait qu'il n'était pas fait pour le monde, mais le monde pour lui. Tel un césar fou, personnage qui entend le galop de chevaux invisibles et en décapite des milliers.
Mais je n'éprouvais pas de crainte, ni même de méfiance. Je compris vite qu'on ne pouvait attendre de lui que la solidarité des corbeaux. Que ce fût par noblesse intrinsèque ou par la couche de primitivisme que l'îlot imprimait, je le voyais très loin de la tentation de la trahison. Batís vivait tourné vers l'avenir — bien que dans son cas l'« avenir » fût un mot qui ne comprenait que le lendemain —, jamais vers le passé, et, une fois que je fus à l'intérieur du phare, je l'acceptai comme un fait établi. Ma présence abolissait notre histoire commune, les mesquineries, l'animosité et le chantage.
Et je vivais une époque d'exception, j'étais disposé à accepter tous les inconvénients au nom de la survie. Ce n'étaient pas les grandes divergences de personnalité qui me dérangeaient ; je les assumais. Mais, de même que dans le mariage, les drames les plus insupportables étaient provoqués par de petites choses. Par exemple : son manque presque absolu de sens de l'humour. Batís ne riait qu'en solitaire, jamais en complicité. Quand je faisais de bons mots, quand je lui expliquais des plaisanteries faciles, il me regardait d'un air déconcerté, comme s'il avait lui-même été conscient de cette faiblesse intérieure qui l'empêchait de saisir ce qui était amusant.
Je me rappelle un matin. Il bruinait et il faisait en même temps un soleil splendide. J'étais en train de lire un livre de Frazer, qui, d'après ce que m'avait dit Batís, ne lui appartenait pas, mais se trouvait au phare. C'est-à-dire que l'un des constructeurs l'y avait oublié. Je lisais sans grand intérêt, engourdi, et Batís passa devant mol. Il riait, riait la tête penchée, se retenant à moitié. Je ne saurai jamais s'il voulait me dire quelque chose ou s'il passait simplement par là. Il riait, riait, la fin d'une sorte de plaisanterie à la bouche :
— … il n'était pas sodomite, il était italien.
Un rire caverneux qui se nourrissait de lui-même. « Il n'était pas sodomite, il était italien », répétait-il. Il monta l'escalier, en riant et en répétant la fin de cette histoire inconnue.
La deuxième fois où je le vis rire est plus détaillée. Après une attaque assez violente, je me retirai sur mon matelas. Le jour se levait et le danger s'éloignait. Je m'apprêtais à dormir quand des bruits me tirèrent du lit. Ce furent d'abord des gémissements de la mascotte. Des coups ? Aux sons émis par la mascotte se surimposèrent bientôt ceux d'un Batís intime. Je ne pouvais croire ce que me disaient mes oreilles, je pensai même à une hallucination auditive. Non, ce n'en était pas une. C'étaient des gémissements, oui, mais de plaisir. Au-dessus, le lit faisait trembler le plancher en rythme. De petits copeaux de bois se détachaient du plafond et me tombaient dessus, comme s'il avait neigé à l'intérieur du phare. J'eus bientôt les épaules et les cheveux couverts de sciure. La construction sphérique du phare diffusait les sons, leur écho, et mon imagination me diffusait l'image, avec incrédulité. La copulation dura une heure, deux peut-être jusqu'à ce qu'un crescendo de bruits et de mouvements l'arrête net.
Comment pouvait-il forniquer avec l'un de ces monstres qui nous assaillaient chaque nuit ? Quelle route mentale avait-il suivie pour contourner les obstacles de la civilisation et de la nature ? C'était pire que le cannibalisme, que l'on peut arriver à comprendre dans des situations désespérées. L'incontinence sexuelle de Batís requérait une étude clinique.
Naturellement, la discrétion et les bonnes manières ne me permettaient pas de commenter la zoophilie de ses parties génitales. Cependant, il était évident que je le savais, et s'il n'en parlait pas c'était plus par négligence que par pudeur. Un jour, ce fut Batís lui-même qui fit une brève allusion à la question. Sans être vraiment intéressé, mon commentaire fut d'ordre clinique :
— Et vous ne souffrez pas de dyspareunie ?
— Dyspareu quoi ?
— Dyspareunie, coït douloureux.
Nous mangions ensemble, à sa table. Il resta la cuillère à mi-chemin de la bouche, ouverte.
Il ne put finir son assiette. Il riait tellement que je crus qu'il allait se décrocher la mâchoire inférieure. Il riait en agitant son ventre, sa poitrine et son cou. Il se donnait de petites tapes sur les cuisses et on aurait dit qu'il allait perdre l'équilibre. Il pleurait, faisait une pause pour essuyer ses larmes et se remettait à rire. Il rit, longtemps, nettoya un fusil mais sans pouvoir s'arrêter de rire. Il rit jusqu'à ce que l'obscurité tombât et que la nuit réclamât toute notre attention.
En revanche, un autre jour, quand la conversation retomba par hasard sur la mascotte et que je lui demandai la raison de cet absurde accoutrement d'épouvantail, de ce pull-over sale, détendu et si décousu, la réponse fut aussi nette que tranchante :
— La décence.
Tel était cet homme.