V

Je n'étais pas un bon tireur. Mon passé d'activiste ne m'était d'aucune utilité : je n'avais jamais utilisé d'arme. Maintenant, mon parcours me semblait empreint d'ironie, j'avais reçu, caché et distribué des centaines de fusils, mais je n'en avais fait qu'un usage très modéré. De toute façon, j'étais décidé à m'entraîner, et, comme on le sait, en cas de nécessité, on apprend vite. Le Remington disposait d'un curseur pour préciser les distances. Je le fixais à cinquante, soixante-quinze, cent mètres, et tentais de viser juste avec des boîtes d'épinards vides. Là se dressa mon premier obstacle. Tout au long de la matinée, je m'entraînai avec un succès plus que médiocre. A la faiblesse du corps s'ajoutait celle de l'esprit. L'épuisement général émoussait mes sens. Je tentais de viser la cible, je fermais un œil et je voyais double. Tout mon système nerveux s'effondrait à grande vitesse. A la menace mortelle et constante s'ajoutait le manque de sommeil, vieille torture. Plus qu'altérés, les rythmes physiologiques avaient disparu. Je donnais des ordres à mon corps comme un colonel à son régiment. Mange. Bois. Bouge. Urine. Ne dors pas ! Oui, le besoin de sommeil et la peur du sommeil. Je vivais dans une région mentale où l'insomnie et le somnambulisme se confondaient.

Je me disais parfois : « Fais ça, ou autre chose. Charge ton fusil, ou allume une cigarette. » Les balles n'entraient pas parce que le chargeur était plein, et je ne me rappelais pas l'avoir chargé. Je me mettais une cigarette aux lèvres, et j'en fumais déjà une.

Mais j'avais maintenant une mission. Jusqu'alors, je m'étais contenté de résister pour résister, sans aucun espoir à l'horizon. Maintenant, pour la première fois, je contrôlais une initiative. Une fois la décision prise, je me déplaçais dans la forêt avec l'esprit léger des guérilleros. Je portais des vêtements discrets ; des tons neutres et, dans la mesure où ma garde-robe me le permettait, je choisis des couleurs similaires à celles de la végétation qui allait m'accueillir. Les gants de cuir rendraient le froid et les ampoules plus supportables. Je me plaçai à quatre-vingts mètres environ du phare. N'importe quel franc-tireur aurait choisi cet endroit privilégié. Derrière moi, la végétation était suffisamment épaisse pour éviter que les clairières ne découpent ma silhouette. Devant, me camouflant, la dernière ligne d'arbres, qui ne m'empêchait pas de voir parfaitement la porte et le balcon. Je m'approchai d'une branche haute et solide. Elle présentait une concavité qui permettait d'assurer la position du fusil. Je visai la porte. S'il sortait par là, c'était un homme mort. Mais il ne donna pas de signes de vie, n'apparut pas de la journée, et quand le crépuscule fit acte de présence je n'eus pas d'autre solution que de me retirer par peur des monstres.

Heureusement, ce fut une nuit tranquille, pour ainsi dire. Ils n'attaquèrent pas la maison. Je crois que certains rôdèrent à proximité du phare, parce que je les entendais, et à cause d'un coup de feu isolé de Batís, mais rien de plus. Je me sentais incapable de tirer des conclusions. Je leur avais peut-être donné une bonne leçon. Les tirs à travers la porte avaient nécessairement dû en blesser quelques-uns. Peut-être que, simplement, cette nuit ils n'avaient pas trop faim. Comment le savoir ? Ils ne suivaient aucune logique, et encore moins de stratégie militaire. Au dernier moment, je m'offris le luxe de fermer les yeux dans un simulacre de repos, une détente fausse mais séduisante. Au premier soupçon de clarté, j'occupais à nouveau mon arbre.

Cette fois, je n'eus pas à l'attendre trop longtemps. Cela ne faisait pas une demi-heure que je guettais quand il sortit sur le balcon. A moitié nu, exposant au monde un torse de boxeur vétéran. Les bras écartés, il s'appuyait sur la rambarde oxydée ; immobile, les yeux clos, le menton relevé, nourrissant son visage à notre triste soleil. Il rappelait une statue d'un musée de cire. Il constituait une cible parfaite. J'appuyai la crosse contre mon épaule, fermai l'œil gauche. Au-delà du canon se trouvait sa poitrine. Mais j'hésitai. Et si je le manquais ? Et si je ne faisais que le blesser, gravement ou légèrement ? S'il parvenait à se réfugier à l'intérieur, je perdrais tout. Même s'il mourait après une longue agonie, Batís aurait déjà refermé le blindage du balcon. Avec une corde et un grappin, je parviendrais à l'escalader, oui, mais pas à forcer les plaques en fer, volets rajoutés aux fenêtres du balcon. Je me dis tout cela et aussi : « Non, non, ce n'est pas ça et tu le sais. »

Simplement, je ne pouvais pas le tuer. Je n'étais pas un assassin, pour autant que les circonstances m'y poussent. Tirer sur un homme était autre chose que de viser un corps ; c'était tuer tout le temps qu'il avait vécu. Batís était dans le point de mire et je pouvais voir sa biographie. J'imaginais le temps d'avant le phare. Contre ma volonté, s'imposant à moi, mon esprit recréait la stupéfaction de Batís enfant, encore très loin du voyage qui le conduirait sur l'île ; ses maigres succès de jeunesse, les déceptions et les frustrations provoquées par un monde qu'il n'avait pas choisi. Combien de coups avait-il reçus des mains mêmes de ceux qui avaient la mission suprême de l'aimer ? Maintenant qu'il était réduit à la condition de cible, sans défense, toute sa vulnérabilité remontait. Pourquoi était-il parti vers ce phare ? Était-ce un être cruel, ou seulement une catapulte de la cruauté ? Batís n'était qu'un homme qui prenait le soleil, à demi nu. Il ne portait aucun uniforme qui justifiât la balle. Et si voler la vie d'un être humain est déjà une mission douloureuse, le tuer quand il se contentait de prendre le soleil me semblait — voyez comment sont les choses — beaucoup plus abominable.

Je descendis de l'arbre profondément indigné contre moi-même. Je rentrai à la maison et me punis en me donnant des coups de poing sur la tête. « Idiot, idiot, me disais-je, tu es un idiot. Pour les monstres, dévorer un saint ou un dépravé, c'est la même chose : de la chair. Tu es sur l'île, l'île de toutes les infamies. Ici, ni l'amour du prochain, ni la philosophie, ni le poète ni le généreux ne survivent, juste un Batís Caffó. » Je parcourais le chemin qui menait à la maison, donc, et m'arrêtai devant la fontaine. Depuis que j'avais débarqué, je n'avais bu que du gin. Je me penchai sur le seau de Batís, qui était toujours là. Mais, avant de boire, j'observai le reflet dans l'eau.

J'avais du mal à croire que ce fût moi. Quatre jours d'insomnie et de combat avaient provoqué des ravages. Ma barbe avait poussé ; j'étais pâle, d'une pâleur de mort. Les yeux, surtout, appartenaient à un fou irrécupérable. Les iris bleus étaient des îles cernées d'un rouge intense. Plusieurs cercles violacés se disputaient les paupières et leurs abords. Le froid et la peur m'avaient brûlé les lèvres. A travers le bandage de ma blessure au cou, épais comme une écharpe, apparaissaient des croûtes de sang séché, des caillots à demi humides et du pus. Mon corps avait oublié l'art de la cicatrisation. Des ongles rongés. Une sorte de couche de goudron me recouvrait les cheveux. Je saisis une mèche au-dessus de mon oreille, et découvris avec une immense stupéfaction que la couleur avait viré à un gris blanchâtre. Je plongeai la tête dans le seau et la frottai avec l'insistance d'une mouche. Mais cela ne me suffisait pas. Une saleté biblique sculptait mon anatomie. Je me défis de mon fusil, des munitions et des couteaux, ôtai mon manteau, mes pulls en laine, chemises, bottes, chaussettes et pantalon, me déshabillai, comme si une épidémie avait infecté chaque pièce de vêtement qui me protégeait, puis escaladai le mur d'où sortait la source.

Là-haut, la pluie nocturne avait créé une sorte de réservoir d'eau. L'eau ne m'arrivait qu'aux chevilles. Je me laissai tomber dedans. Le froid exerçait une influence bienfaisante. Je l'appréciais, parce qu'il revitalisait mes sens, j'acquérais de la lucidité et gagnais de la vigueur. Je pensai à Batís, naturellement. La fontaine pouvait constituer un bon piège. Tôt ou tard, il viendrait chercher de l'eau. Une embuscade. Il serait sans défense, pris de court, et je le capturerais à la pointe de mon fusil sans avoir besoin d'en passer par l'homicide. Je le soumettrais, je ferais de lui un otage. Je l'attacherais avec des chaînes à l'intérieur du phare. Et quand apparaîtrait le premier bateau à l'horizon, je communiquerais en morse avec lui au moyen du projecteur. Devait-on juger Batís par la voie pénale, ou l'enfermer dans un asile d'aliénés pour le restant de ses jours ? C'était secondaire.

Les nuages filtraient des colonnes de lumières fines et denses. Le ciel me dédiait un opéra de lumières. Les abords de la pièce d'eau étaient recouverts de mousse, au toucher mou et agréable. Mais je n'étais pas pressé de sortir. Mes membres s'étaient habitués à la température. Je flottais, en regardant le firmament ; c'était le premier moment que je m'accordais depuis que j'avais débarqué.

J'en étais là quand j'entendis des pas s'approcher. Afin de ne pas être repéré, je m'immergeai entièrement, à part la tête. Dans ma position il ne m'était pas possible de le voir, mais il ne fallait pas faire preuve d'une grande imagination pour comprendre que Batís avait choisi ce moment précis pour se rendre à la fontaine. Il arrivait avec d'autres seaux, ainsi qu'en témoignait le bruit du métal transporté. Je maudis le sort. Que pouvais-je faire ? C'était une question de secondes avant qu'il ne découvre mes vêtements et, pis encore, le fusil. Sa réaction, imprévisible. Peut-être partagerait-il la fontaine sans aucune gêne ? Mais les fous ont une perception très aiguë des choses ; je le croyais fort capable de deviner mes intentions. Et je me trouvais désarmé. Ce fut une brève méditation. Je n'avais pas tellement le choix, en fait. Si par miracle Batís se retirait en ignorant les vêtements, il mettrait des jours à revenir à la fontaine. Pendant ce temps, les monstres disposeraient d'un nombre infini de possibilités de me liquider. Je tendis l'oreille. Il est juste devant le tuyau, je l'entends remplacer un seau par un autre. Il s'arrête. Il voit les vêtements par terre. Il vient de se rendre compte qu'il y a quelqu'un d'autre. Un saut de panthère et les deux corps roulent ensemble. Il se retrouve sous moi, je le ceinture avec les jambes. Je lève le poing mais sans consommer l'agression. Ce n'est pas Batís. C'est un monstre.

Je bondis à nouveau, cette fois afin de m'éloigner le plus possible. Mais ce soubresaut comportait un doute. Les monstres étaient des machines à tuer. Et j'avais renversé un poids délicat, fragile. Les seaux roulaient encore à terre, s'entrechoquant dans un bruit de ferraille. J'observai avec prudence et à distance, comme ces chats que la curiosité empêche de fuir.

Il ne bougeait pas de là où il était tombé. Il faisait des bruits pitoyables d'oisillon blessé. Une puanteur de poisson pénétrait dans mes narines. Je me traînai, et pour mieux l'observer je lui écartai les bras du visage, geste par lequel il cherchait à se protéger. C'était l'un des monstres, cela ne faisait aucun doute. Mais chez lui les traits du visage s'adoucissaient jusqu'à l'indicible. Visage arrondi et crâne chauve. Les sourcils étaient des lignes au style élaboré, telle une calligraphie sumérienne. Des yeux bleus, mon Dieu, quels yeux, quel bleu. Un bleu de ciel africain, non, plus clair, plus pur, plus intense, plus brillant. Le nez fin, pointu, discret, l'arête centrale plus basse que les ailes. Les oreilles, petites en comparaison des nôtres, avaient la forme d'une queue de poisson ; chacune se divisait en quatre petites vertèbres. Des pommettes très effacées. Le cou très long, et tout le corps recouvert par une peau d'un gris clair avec des reflets verts. Je le touchai du bout des doigts, encore méfiant. Il avait la froideur d'un cadavre et la texture d'un serpent. Je lui pris une main. Elle n'était pas comme celle des autres monstres. La membrane, plus courte, arrivait à peine à la première articulation. Il poussa un cri de panique. Ce fut le détonateur pour que je le frappe sans pitié, qu'on ne me demande pas pourquoi. Il criait et gémissait. Il portait simplement un pull, si long qu'il lui servait de jupe. Je lui saisis la cheville gauche. Je relevai le corps, comme s'il s'était agi d'un nouveau-né, pour mieux l'observer. C'était une femelle, oui. Le sexe n'était recouvert par aucun duvet pubien. Elle agitait désespérément les pattes. Je pris le Remington et la frappai avec la crosse, jusqu'à ce qu'un coup particulièrement cruel à l'aine la fît se tordre comme un ver. Elle se couvrait de ses deux bras et gémissait, les joues collées à terre.

Le pull et les seaux m'indiquaient que Batís entretenait une relation avec cette bestiole. D'où la sortait-il et quelle valeur pouvait-il lui accorder ? Je ne parvenais pas à le déterminer. Le fait est qu'il lui avait appris certaines choses, comme on fait avec les saint-bernard. Elle portait des seaux, par exemple. Il avait également pris la peine de l'habiller. Un pull dont même les mendiants turcs n'auraient pas voulu. La conjonction d'un pull si troué et si sale et d'un corps né sous les océans avait pour résultat un ensemble insupportable, plus grotesque que ces ridicules petits chiens que les dames anglaises habillent avec de la laine de première qualité. Mais si Caffó faisait des efforts pour elle, c'était parce qu'il lui accordait une certaine estime. La meilleure façon de dissiper mes doutes était de la prendre en otage. Si Caffó éprouvait de l'intérêt pour elle, il viendrait la chercher. Je la relevai en la tirant par le coude. Je lui enfonçai un seau sur la tête pour l'aveugler. Elle tremblait. Les seaux étaient réunis par une corde que je mis à profit pour lui attacher les mains. Mais je ne dissimulai pas les traces de lutte, pour que Batís le sache et me suive. Un coup de crosse et nous nous dirigeâmes vers la maison.

Je la posai sur un tabouret. Je lui retirai le seau de la tête et, pendant un long moment, je restai assis devant elle. Du sang bleu lui tachait les commissures des lèvres. Son cœur battait au rythme de celui des lapins. Elle ne respirait qu'avec le haut des poumons. Elle avait le regard perdu et je passai un doigt d'hypnotiseur devant ses yeux. Elle le suivait vaguement. Elle se fit dessus sur le tabouret. Je regardai par la fenêtre qui donnait sur le sentier qui conduisait à la forêt.

Batís ne vient pas. Je m'énerve. D'une gifle, très violente, elle tombe à terre. Cette fois elle ne pousse aucun cri. Elle reste dans un coin, recroquevillée, se protégeant la tête de ses mains attachées.

Midi passé. La lumière s'estompe. Pas de nouvelles de Batís. Naturellement, je n'avais pas la moindre intention de garder la femelle. Si dans des conditions normales les monstres étaient redoutables, de quoi seraient-ils capables quand ils sentiraient sa présence ? Elle avait une peau fine de dauphin, tendue comme les cordes d'un violon. Elle semblait jeune et fertile. En ce qui concerne la reproduction, la nature connaît une vaste gamme de moyens. Elle pouvait peut-être communiquer avec ses congénères par des mécanismes invisibles pour l'être humain. J'étais sur le point de la sacrifier d'un coup de feu.

Mais quand le soleil commençait à descendre un coup de fusil perfora la fenêtre.

— Sale bâtard ! brama une voix inconnue. Pourquoi me déclarez-vous la guerre ? Vous n'avez pas assez à faire avec les faces de crapaud ?

— Et vous, Caffó ? criai-je dans le vide. Vous préférez gâcher les maigres munitions qu'il vous reste avec moi ?

— Voleur ! Sie bescheissenes Arschloch !

Un nouvel impact. Le projectile s'incrusta dans un angle du cadre, une pluie de sciure m'éclaboussa. Je plaquai la bestiole contre la fenêtre :

— Tirez maintenant, Caffó ! Vous l'aurez peut-être !

— Laissez-la !

Pour toute réponse, je lui tordis le bras. La bestiole cria. Des cris répliquèrent, indignés, sortant de quelque point de la forêt. C'était exactement ce que je cherchais. Je me mis à rire :

— Qu'est-ce qu'il y a, Caffó ? Cela vous déplaît ? Alors écoutez ça !

De ma botte, je lui écrasai le pied nu, des hurlements de douleur se répandirent dans la forêt.

— Arrêtez ! Non, ne la tuez pas ! Que voulez-vous ? Que voulez-vous ?

— Je veux que nous parlions. Face à face !

— Sortez, et nous parlerons !

Il n'avait pas médité sa réponse, trop rapide, et donc peu sincère.

— Vous avez perdu la tête, ou vous me prenez pour un imbécile ? C'est vous, qui allez sortir de là. Tout de suite !

Il ne répondit pas. Ce que je redoutais le plus, c'était que Batís s'en aille, tout simplement.

Pourquoi ne partait-il pas ? Je ne pouvais comprendre son estime pour la bête. De nombreux paysans irlandais tueraient leur voisin pour une vache. Mais aucun ne jouerait sa vie pour une louve. J'avais en mon pouvoir quelque chose dont il m'était impossible de déterminer la valeur. Il me sembla voir bouger des branches.

— Caffó, sortez, criai-je. Tout de suite !

Pour lui dire cela, j'avais écarté la mascotte de la fenêtre. Je vis les deux canons de son fusil sortir de là, et des lumières jaunes les éclairer. Les balles de Batís étaient d'authentiques explosifs à fragmentation. Il me manqua d'un cheveu. Le montant supérieur de la fenêtre se détacha, brisé. Une esquille se ficha dans mon sourcil. Une blessure bénigne, mais qui déclencha une fureur jupitérienne. Je transformai la bête en tapis, allongée par terre, où je la maintenais sous la pression d'une botte. Ainsi, j'avais les mains libres pour manipuler le fusil et truffer la végétation de plomb. Je tirais à hauteur de poitrine, couvrant tous les angles. Il pouvait se trouver n'importe où mais je l'obligerais ainsi à se baisser. Ensuite, je dis une chose à laquelle il ne répondit pas. Que voulait-il ? Me prendre d'assaut ? L'initiative qui correspond à l'assaillant lui revenait. Je n'eus pas d'autre solution que de bondir de fenêtre en fenêtre, frénétiquement, sans savoir par où il allait m'attaquer. Si Batís parvenait à gagner le mur extérieur c'en était fait de ma sécurité. Je le vis par la fenêtre arrière : il faisait le tour de la maison, par la plage, afin de m'attaquer dans le dos. Je tirai, mais le terre-plein de la côte le protégeait.

— Je vous tuerai ! me menaça-t-il en se baissant. Par saint Christophe, je vous tuerai !

La situation tactique ne rendait pas justice à ses paroles : Batís était bloqué. Tant qu'il resterait allongé sur le sable, je ne verrais pas sa silhouette. Mais, tôt ou tard, il devrait quitter la plage, par la gauche ou par la droite, et à ce moment il constituerait une cible idéale. S'il ne partait pas, ce serait pire : quand la nuit arriverait, les monstres seraient certainement très contents de le trouver là, allongé sur la plage.

— Vous devez vous rendre ! dis-je. Rendez-vous, ou je vous tuerai tous les deux !

Prenant des risques, se décidant beaucoup plus rapidement que je ne m'y attendais, Batís sauta sur la droite. Il courait, penché, et criait comme une soprano, en tenant la note. Je n'eus le temps de tirer qu'à deux reprises. Les balles se perdirent dans la mer et lui dans la végétation.

L'échange de coups de feu prit fin. Avait-il regagné le phare ? C'était peut-être ce qu'il voulait me faire croire. Quoi qu'il en soit, je n'attribuais pas à ce genre d'homme la vertu de la patience. J'attachai une corde au cou de l'otage. L'autre bout au pied du lit. Puis j'ouvris la porte et la jetai dehors d'une poussée. J'étais sûr que Batís souffrirait à cette vision, peut-être commettrait-il une imprudence. La bête hésita. Puis elle courut quelques mètres, se croyant libre, jusqu'à ce que la corde se tende et que son propre élan la fasse tomber.

Pendant quelques minutes il n'y eut aucune réponse. Je guettais par la fenêtre ; je voyais la bestiole attachée, à terre et déconcertée. Elle faisait parfois des mouvements identiques à ceux d'un chien attaché qui veut revenir près de son maître. Elle renonçait, se reposait puis recommençait. Mais, soudain, un projectile bien dirigé trancha la corde. Ce qui suit ne s'explique que par une folie commune : au lieu de nous tirer dessus, nous commençâmes tous deux une course frénétique derrière l'otage. Je sortis de la maison et lui d'un point de la forêt. Mais Batís était plus loin. D'une main, je saisis le cou de la bestiole, qui ne réagissait pas, de l'autre je soutenais le fusil. Mon bras était trop faible pour utiliser un fusil comme un pistolet et je le manquai. Caffó agita tout son corps, une boule de poils et de cheveux au vent, le harpon toujours dans le dos. Il ne pouvait pas me tirer dessus par crainte de blesser celle qu'il voulait sauver.

— Rendez-vous ! lui intimai-je. Vous êtes mort !

Il me cracha dessus et courut vers la forêt dans un zigzag très habile. Cela me permit de vérifier une vieille leçon : il n'est pas facile de tuer un homme qui sait bouger. Sans balles dans mon Remington, frustré par mon tir de milicien qui louche, je regagnai le refuge en frappant l'otage avec la crosse de mon arme.

*

Le soir tombait sur la terre comme un parapluie. Je voyais la forêt avec un fugitif dedans, moi-même avec un fusil dans les mains, sur une île infestée de monstres, une salamandre marine à mes côtés, et tout était incroyablement fantastique. Il n'y avait pas quatre jours, je discutais politique irlandaise avec un capitaine de la marine marchande. « Tout cela n'est pas réel, me dis-je, et aussi : si, si, ça l'est », et pendant que je discutais avec le monde sur son bon sens un tir me réveilla. Nous étions entre deux lumières, et, au moment où je pensais davantage aux monstres qu'à Caffó, une voix puissante dit :

— Comment savoir si vous n'allez pas me tirer dessus ?

— Parce que j'aurais déjà pu vous liquider, et je ne l'ai pas fait ! répondis-je immédiatement. Vous aimez les bains de soleil, Caffó ? Vous aimez sortir sur votre balcon tôt le matin, à moitié nu ? Je vous ai eu dans mon point de mire. Je n'avais qu'à presser sur la gâchette et à vous faire sauter la tête.

Et j'ordonnai avec une mentalité de sergent :

— Montrez-vous une bonne fois pour toutes, bon sang ! Montrez-vous !

Une hésitation et il sortit de la forêt, enfin.

— Jetez votre fusil, ordonnai-je, et agenouillez-vous.

Il lui en coûtait, mais il obéissait. A genoux, impassible, Caffó ouvrit les bras comme pour dire : me voici.

— Maintenant sortez, vous ! exigea-t-il, les mains sur la nuque. Avec elle, avec elle !

Je l'utilisai comme bouclier, devant moi. Quand nous fûmes près de lui, je la poussai contre le corps de Batís. Je les tenais en joue avec mon fusil. Caffó l'examina comme un vétérinaire l'aurait fait pour une chèvre malade.

— Vous ne vous rendez pas compte que ce liquide bleu est son sang ? protesta-t-il, lui nettoyant une lèvre et le nez avec un mouchoir sale. Elle est blessée !

— Qu'attendiez-vous d'un républicain ? demandai-je avec une ironie cruelle. Batís regarda d'un côté puis de l'autre, puis il me regarda moi :

— Très bien, la nuit tombe. Que voulez-vous ?

— Vous le savez.

Je m'assis, le fusil en travers des genoux. Soudain, la situation était très pacifique. Un instant plus tôt nous voulions nous trancher la gorge, et maintenant nous échangions des idées. Nous étions comme deux Phéniciens qui ont brûlé toute leur énergie dans un marchandage plus théâtral que réel. L'île était un endroit étrange.

— Je devrais vous tuer, tout de suite, mais je ne le ferai pas, commençai-je, sur un ton conciliant. En fait, rien de ce qui se passe sur cette foutue île ne m'intéresse. Pour des raisons que j'ignore, vous ne voulez pas l'abandonner. Vous avez eu l'occasion de le faire, quand j'ai débarqué, et vous n'avez pas ouvert la bouche. Très bien, restez, si c'est ce que vous souhaitez. Mais, moi, je veux sortir de là, sain et sauf.

Je désignai le phare :

— Je compte y entrer, avec ou sans vous. Je compte y entrer et survivre. Bientôt un nouveau bateau passera. Nous le préviendrons en morse depuis le phare et j'irai dans un endroit plus tranquille. Voilà tout. Naturellement, vous pourrez garder mes provisions. Et les armes. J'ai deux Remington et des milliers de balles. Je suis sûr qu'ils vous seront utiles.

Je vis ses dents cariées, il avait la bouche à demi ouverte dans un sourire incompréhensible. Il sortit une petite gourde en aluminium et en but une gorgée. Il ne m'en offrit pas.

— Vous ne comprenez pas. Cet îlot est situé à l'écart de toutes les routes commerciales. Il ne passera aucun bateau avant la relève du climatologue. Dans un an.

— Pourquoi me mentez-vous ? bondis-je. Il y a un phare ! Et les phares sont construits dans des zones de circulation maritime.

Il fît un signe de dénégation de la tête. Il parlait avec une cigarette qu'il finit par jeter :

— Je sais que cette route est abandonnée depuis des années. Ils voulaient faire de l'île un pénitencier pour les dirigeants boers. Quelque chose dans le genre, je ne sais pas. Mais les cartes nautiques des lieux sont anciennes, et elles se trompaient sur les dimensions de l'île. Ici, même la garnison affectée au pénitencier ne tiendrait pas. Ils la croyaient plus grande que ça — et il fit du bras un geste qui englobait tout. Les travaux avaient été commandés à une entreprise privée. Quand les arpenteurs vinrent, ils se rendirent compte que le projet n'était pas viable, naturellement, et ils justifièrent le budget avant qu'un général ne l'annulât. Le phare était inclus dans les plans du pénitencier, aussi décidèrent-ils de le construire pour que personne ne pût les accuser d'utiliser frauduleusement les deniers de l'armée. Une question administrative. Ils le bâtirent et s'en allèrent, soupira-t-il, sarcastique. Ils auraient pu faire l'économie de leur maudit phare ; aucun inspecteur des travaux publics ne viendra ici. Surtout depuis que les Anglais en ont cédé le titre à la souveraineté internationale. Qu'est-ce que cela suppose en pratique ? Eh bien, qu'il appartenait à l'armée, et qu'aujourd'hui il n'appartient à personne.

Je m'assis à nouveau. Je ne comprenais vraiment rien.

— Je ne le crois pas ! Si c'est le cas, que faites-vous ici ? Vous occuper d'un phare qui ne sert à aucune route ?

Son humeur changeait ; il avait craint le pire pour la bestiole, et le fait de l'avoir récupérée agissait comme un baume. Il se mit à rire et, cette fois, me passa la gourde. Elle contenait une liqueur froide et aigre. Le geste valait bien plus que la boisson.

— Je n'étais pas affecté au phare. Je suis le précédent climatologue. Enfin, je n'ai jamais eu aucun titre, mais la corporation n'était pas trop regardante sur les qualifications du personnel qu'elle envoyait là — il fit une pause. Pour le phare, c'est un marin du bateau qui m'a amené sur l'île qui me l'a expliqué, un Sud-Africain qui avait eu vent de l'histoire.

D'un geste, il me demanda la gourde, but une gorgée et ajouta :

Hallo, Kollege. Pourquoi êtes-vous venu ?

« Les vainqueurs ne mouillent jamais dans ces parages. Jamais. Les hommes honnêtes et honorables non plus. Et vous ? Votre femme s'est enfuie avec un ingénieur des chemins de fer ?Vous n'aviez pas le courage de vous engager dans la Légion étrangère ? Vous avez escroqué la banque dans laquelle vous travailliez ? Ou vous avez tout perdu au casino ? Ne dites rien.Ça m'est égal. Bienvenue dans l'enfer des ratés, bienvenue au paradis des égarés. »

Et, changeant de ton :

— Où est l'autre Remington ?

Je n'avais plus de forces, je le laissai faire. La bestiole de Bâtis fixait le sol avec une indifférence bovine. Elle remuait la boue avec deux doigts. Elle avala un ver sans le mâcher. Batís entra dans la maison. Agenouillé devant la caisse de munitions, il ressemblait à un pirate qui jouissait de son trésor. La vision du deuxième Remington et des munitions firent son bonheur. « Du bon matériel, oui, du bon matériel », disait-il en palpant la culasse du fusil, tout en manipulant les balles comme un usurier le ferait de pièces d'or.

— Aidez-moi ! dit-il soudain. Il fait sombre. Vous savez ce que ça veut dire, n'est-ce pas ?

Batís portait son fusil et l'autre Remington accrochés à l'épaule. Nous prîmes la caisse de munitions chacun par l'une des poignées latérales. Oui, la nuit tombait. Il poussa la mascotte, et nous entreprîmes tous trois une course folle. Vite, vite, m'aiguillonnait-il dans la forêt, au phare, au phare ! Et la même expression en allemand : Zum Leuchtturm, zum Leuchtturm ! Mais il était difficile de coordonner le mouvement de quatre jambes ; je trébuchai sur une racine et les munitions se répandirent sur le sol. « Que vous arrive-t-il, bon sang ? me réprimanda-t-il en ramassant les balles par poignées. Vous êtes ivre ? » A l'intérieur de la caisse, les balles se mêlèrent à la mousse et à la boue, nous courûmes plus vite, la nuit tombait. « Oh, mon Dieu, mon Dieu ! » disait Batís dans un murmure, et aussi : Zum Leuchtturm !

Nous n'étions qu'à une vingtaine de mètres du phare. Nous commencions à gravir péniblement la masse de granit qui s'étendait devant la porte. Soudain : « Tirez, tirez ! » Je ne comprenais pas de quoi il parlait. « Idiot, derrière le phare ! » Je vis des ombres diffuses, l'un sautait à gauche, deux à droite, trois, quatre. Je tirai au hasard. Les monstres connaissaient l'effet des armes à feu et se retirèrent d'un bond simultané. Batís s'était chargé du poids de la caisse. « Poussez la porte, elle est ouverte », cria-t-il.

Une seconde après que nous eûmes fermé et bloqué la porte, les monstres tambourinaient déjà sur le fer avec une fureur d'Apocalypse. Caffó se jetait sur les munitions, mais je m'interposai entre lui et la caisse de balles.

— Qu'est-ce qu'il y a, maintenant ? protesta-t-il. Ils attaquent le phare, j'ai besoin des balles !

— Regardez-moi dans les yeux.

— Pourquoi ?

— Regardez-moi dans les yeux.

— Que voulez-vous ?

— Que vous me regardiez dans les yeux.

Il s'exécuta. Je pris son fusil et me plantai le canon dans la poitrine.

— Vous voulez me tuer ? Faites-le maintenant. Je ne supporte pas l'idée de mourir dans mon sommeil. Si vous comptez le faire, tuez-moi maintenant. Ce sera un assassinat mais au moins je vous éviterai d'y ajouter la trahison.

Il inspira et expira avec la colère de quelqu'un qui ne trouve pas les mots justes pour répondre à une offense imprécise. D'un geste brusque, il m'arracha le canon des mains. Il me le planta sur un côté du crâne. Il était très froid.

— Vous êtes de ces gens qui veulent vivre éternellement. Est-ce que les saints pères ne vous lisaient pas les paroles du Christ ? Ils ne vous ont pas dit que nous devions mourir à de nombreuses reprises ?

Il retira son arme et baissa les yeux :

— Nous devons tous mourir. Aujourd'hui, demain, quand la providence le décidera. Il y a un fusil pour chacun de nous. Si vous le voulez, tuez-vous.

Je ne m'attendais pas que ses traits de silex laissent passer un sourire. Malgré l'urgence du moment, il se permit une pause et un silence. Pendant que nous entendions les rugissements à l'extérieur, il m'évaluait, savoir selon quels critères.

— Vous vouliez vous cacher dans le phare et vous êtes là, dit-il enfin. Vous voulez que je vous félicite ? Vous ne comprenez rien. Vous êtes de ceux qui se croient plus libres en s'approchant des barreaux de la prison. Il agita une main, exigeant : Et maintenant, les balles. Les faces de crapaud frappent à la porte.

Je m'écartai, lui accordant ce qu'il voulait. Bien que Batís portât son fusil, un Remington et la caisse de munitions, il monta l'escalier comme une flèche. Je vis deux sacs vides. Ils me servirent de matelas improvisé. Les monstres hululaient. Batís tirait d'une hauteur. Mais ma seule pensée était : « Dors, dors maintenant.

Dors.

Dors.

Dors. »

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