En de certaines occasions, on négocie son avenir avec le passé. On s'assied sur un rocher à l'écart et on s'efforce d'établir un pacte entre ce qui fut, de lourds échecs, et ce qui reste encore à venir, authentique obscurité. En ce sens je pensais que l'addition de temps, de réflexion et d'éloignement ferait des miracles. C'était la seule raison de ma présence sur l'île.
Pendant le reste de cette matinée, si irréelle, je m'occupai à déballer, classer et ranger mes bagages dans l'esprit d'un moine laïque. Parce que, à y bien regarder, que serait ma vie sur l'île sinon celle d'un ermite empirique ? La plupart des livres tenaient sur les étagères léguées par mon collègue, dont on ne devinait pas d'autres signes. Ensuite venaient les sacs de farine, les conserves, la viande en salaison, les capsules d'éther pour les douleurs imprévues, les comprimés de vitamine C, des milliers, indispensables pour combattre le scorbut. Les instruments de mesure, heureusement intacts, les registres des températures, deux baromètres au mercure, trois modules diachroniques et la trousse à pharmacie, très complète. Quant aux curiosités que je trouvai dans la malle 22-E dans laquelle je conservais les lettres et les requêtes, il faut mentionner les efforts de divers organismes scientifiques et sociaux.
Profitant de mon séjour dans un lieu aussi inhospitalier, les Russes de l'université de Kiev me demandaient de procéder à des expérimentations biologiques. Pour des raisons qui m'échappaient, l'ile occupait une position géographique idéale pour la prolifération des petits rongeurs. Ils me proposaient d'élever une race naine et laineuse de lapins de Sibérie, parfaitement adaptée au climat. Si je réussissais, les bateaux qui faisaient escale pourraient s'approvisionner en viande fraîche. Ils m'avaient remis quelques ouvrages sur le sujet, dans lesquels on instruisait à grand renfort de graphiques les spécialistes sur les soins à prodiguer aux petits lapins laineux. Mais je n'avais avec moi ni cage ni lapin, poilu ou pelé. Je me rappelai, ça oui, le petit rire du cuisinier du bateau chaque fois que le capitaine et moi le félicitions pour ses ragoûts, qui figuraient au menu sous l'épigraphe : « Lapin russe à la sauce de Kiev. »
La Société de géographie de Berlin me fournissait quinze flacons de formol. Dans les instructions adjointes, on me demandait de bien vouloir les remplir « d'insectes autochtones intéressants, à condition qu'ils appartiennent à la catégorie des Hydrométrides halobates et des Chironomides pontomyia, qui ne craignent pas l'eau ». Avec une efficacité typiquement germanique, le bloc-notes était protégé par une soie imperméable. Dans le cas où ma culture polyglotte n'aurait pas été suffisante, les instructions étaient rédigées en huit langues, y compris le finnois et le turc. On m'avertissait, en graves lettres gothiques, que les flacons de formol étaient la propriété de l'État allemand et que « les dégradations partielles ou totales d'un ou plusieurs flacons » seraient suivies de la sanction administrative prévue à cet effet. Pour ma tranquillité, une note de dernière minute m'indiquait que, en ma qualité de collaborateur scientifique, j'étais exempt de ces sanctions. Malheureusement, on ne mentionnait nulle part quel aspect présentaient les Hydrométrides halobates et les Chironomides pontomyia, s'il s'agissait de papillons ou de scarabées, ni quel intérêt ils devaient présenter ni pourquoi.
Une entreprise commerciale de Lyon, associée à la compagnie maritime, sollicitait mes services au département de minéralogie. Sa demande était assortie d'un petit matériel d'analyses et de recherches, ainsi que du manuel d'instructions. Si je découvrais un gisement d'or d'une pureté supérieure à soixante-cinq pour cent, et seulement dans ce cas, ils me seraient reconnaissants de le leur signaler « avec les plus grandes urgence et célérité ». Naturellement. Si je découvrais une mine d'or, inutile de dire que mon premier réflexe serait de me rendre dans les bureaux de Lyon afin d'y faire enregistrer leur titre de propriété. Enfin, un missionnaire catholique me demandait, avec une calligraphie à l'ancienne, de remplir avec « beaucoup de précautions et une patience de saint homme » des questionnaires auxquels devaient répondre les indigènes locaux. « Si les princes bantous de l'île sont très timides, ne vous découragez pas, me recommandait-il. Prêchez par l'exemple et récitez le rosaire à genoux. Cela les incitera à emprunter les chemins de la foi. » Il était manifestement très mal informé sur mon affectation, où l'on aurait eu du mal à trouver des monarchies ou des républiques bantoues. Et alors qu'il ne me restait plus que deux caisses à ouvrir, cette enveloppe imprévue, la lettre, apparut.
Je voudrais pouvoir dire que je la déchirai sans l'ouvrir. Je n'y parvins pas. Quelques jours plus tard je me rappellerais la chronologie des événements. Pourquoi ? Parce que cette stupide lettre me crispa tellement que j'en oubliai les deux caisses fermées. Je n'en examinai pas le contenu et, peu après, cela faillit provoquer mon assassinat.
Elle émanait de mes anciens coreligionnaires. Ce qui m'ulcéra fut que la lettre ne disait rien. Les auteurs avaient fait en sorte de ne laisser aucune brèche à la vérité, il n'y avait aucune impertinence non plus. Ils ne voulaient pas me donner de raisons de les haïr, sans se rendre compte que cette posture était la plus odieuse. Mais le pire était l'insistance et la subtilité avec lesquelles ils réclamaient mon silence. Leur seul sujet de préoccupation était que je continue à faire, contre eux et à l'avenir, ce que j'avais toujours fait, avec eux et par le passé. Comme toujours, ils déploraient ma désertion. Ils me proposaient même de me réhabiliter si je décidais de rentrer. Ils croyaient vraiment que mon refus était une question d'ambitions personnelles ! Davantage qu'une lettre, j'étais en train de lire un catalogue de mesquineries. Je les insultai à neuf mille kilomètres de distance, oui. Mais je n'étais pas stupide. Malgré l'état d'excitation dans lequel je me trouvais, je ne vomissais pas des gens, simplement les sentiments qui m'unissaient encore au passé. Je n'étais pas reclus sur mon îlot, simplement dans ma mémoire. Si je me trouvais sur cette île, c'était à cause de mon engagement militant, qui avait curieusement commencé par une lettre, et s'achevait maintenant, enfin, par une autre.
Les orphelins irlandais qui avaient le plus de chance entraient à l'institution Blacktorne. L'Angleterre considérait les orphelins d'Irlande comme un danger potentiel, de la chair à canon pour les insurgés. Blacktorne avait pour mission de faire de nous des prolétaires inoffensifs et soumis. Des marins, surtout. Métier symptomatique, parce que c'était ainsi que l'on expulsait les suspects de naissance, sur la mer, et en même temps on les enfermait dans la flotte anglaise, pénitencier flottant. On permettait aux élèves les plus doués de Blacktorne de suivre des études de niveau moyen. Ce fut mon cas, et je devins technicien en logistique maritime, un TLM parfaitement médiocre. Ça oui, first class, comme le mentionnait le diplôme accordé par Sa Gracieuse Majesté, Pour être franc, je dois reconnaître que les pédagogues de Blacktorne n'étaient pas mauvais. Ils nous donnèrent des notions d'océanographie et de météorologie. Ils nous apprirent également les communications. Ce fut le seul avantage de l'occupation anglaise : j'avais beau me dire catholique, je préférais le morse au latin. Il arrivait toutefois que l'arrogance anglaise passât toutes les bornes. L'Angleterre croit qu'elle peut traiter les habitants de ses colonies comme des chiens. En rajoutant dans la perfidie, elle exige de la loyauté des chiens qui mangent les miettes de sa table. Ils voulaient nous faire embarquer comme marins, alors que l'Irlande tout entière coulait. Ils voulaient que nous regardions le ciel comme des hommes du temps, alors qu'ils nous volaient notre temps et notre terre.
Deux fois par semaine, je me rendais de Blacktorne à la ville, où je m'étais inscrit à un cours de gaélique. En fait, les cours ne m'intéressaient pas tellement. C'était un subterfuge qui me permettait de servir de lien aux républicains et je n'ai jamais dépassé le stade des premières lettres de l'alphabet. Avec moi, il y avait un garçon qui s'appelait Tom. Il souffrait d'une maladie incurable qui ne l'empêchait pas de posséder le caractère le plus joyeux de l'orphelinat.
— Je suis le tuberculeux le plus patriote de toute l'Irlande — aimait-il à dire. Et il riait.
Nous portions les consignes sur nous. Nous circulions à bicyclette et nous avions l'air de ce que nous étions, de jeunes étudiants orphelins de Blacktorne qui se rendaient aux réunions d'un cercle folklorique. Nous étions parfois contrôlés par des soldats dont les uniformes caca d'oie tranchaient sur le paysage verdoyant. Je me rappelle très bien un sergent au regard bovin.
— Halte ! Que le convoi se compte ! Combien de maudits Irlandais êtes-vous ? s'annonçait-il, comme s'il n'avait pas su compter jusqu'à deux.
— Nous seulement, répondait invariablement Tom.
Ils fouillaient nos besaces d'étudiants et nos cahiers de gaélique, nos bonnets en laine, et même nos chaussures et nos chaussettes, si longues. Us ne trouvaient jamais rien. Mais quelqu'un dut nous dénoncer. Un jour, nous nous présentâmes au contrôle, et je sentis tout de suite un changement dans l'air. En plus des soldats et du sergent à tête de bœuf, il y avait un officier anglais. Raide comme un piquet, avec ce regard gris transparent et cette cruauté transparaissant sous une voix soyeuse. Enfin, un officier anglais comme tous les officiers anglais.
— Halte ! Que le convoi se compte ! Combien de maudits Irlandais êtes-vous ? demanda le même sergent que d'habitude.
— Nous seulement, dit Tom.
— Non, dit l'officier. Vous deux et les bicyclettes.
Ils les démontèrent sur place. A l'intérieur du cadre de la mienne, ils trouvèrent la lettre. Ce n'était qu'une note interne des républicains, qui annonçait l'annulation d'une réunion clandestine. Cela leur suffit.
Le jugement fut un spectacle. Les perruques, le velours grenat que portait le juge, l'estrade en bois de caoba, et tout cela pour deux gamins. Un décor baroque qui avait pour fonction de disculper le tribunal lui-même des sentences qu'il prononçait. J'eus beaucoup de chance, une chance injuste. L'avocat, payé par Blacktorne, allégua qu'il y avait deux bicyclettes et non une seule. L'un des deux accusés devait donc obligatoirement être innocent. Plus que d'une ligne de défense, il s'agissait d'une supplique, d'une brèche ouverte dans la bienveillance du juge. Mais elle produisit un certain effet. A l'époque, Blacktorne était encore considérée comme une institution collaborationniste modèle. On ne voulait pas lui ôter de son prestige en condamnant ses enfants. Finalement, et en ce qui me concerne, le juge ne voulait qu'une humiliation publique : il me demanda ce que j'avais à dire sur la question irlandaise. Il me poussait par là au reniement.
J'ai la ferme conviction que l'Irlande et l'Angleterre seront unies jusqu'à la fin des temps par les mêmes lignes isobares.
— Vous voyez, Votre Seigneurie ? improvisa l'avocat. Un magnifique étudiant de Blacktorne, futur technicien en logistique maritime. Nous ne devrions pas permettre à une erreur de jeunesse de briser sa carrière.
Tom fut plus catégorique :
— Je crois, Votre Seigneurie, que même les lignes isobares ne pourront maintenir l'Irlande unie à l'Angleterre.
Et l'avocat n'eut pas d'autre solution que d'alléguer, vainement, que Tom était malade. On m'infligea une amende, simple réparation. Tom fut condamné à deux ans d'emprisonnement au pénitencier de Deburgh, où il devait mourir de complications pulmonaires. Cela est typique des tyrannies civilisées. On commence par menacer deux hommes justes du bûcher, on en libère un immédiatement, ce qui permet de simuler une indulgence inexistante. Mais ce que je me rappellerai toujours de ce jugement est l'attitude de Tom. Il se déclara propriétaire de la bicyclette. C'est-à-dire, coupable. Bien qu'il sût que le pénitencier le tuerait, après l'audience, il était furieux contre moi. Et pourquoi ? Parce que, avec ma réponse stupide, j'avais risqué de provoquer l'intempérance du juge et de rendre son sacrifice inutile.
— Je suis le patriote le plus tuberculeux de toute l'Irlande, proclama-t-il la veille du jugement, modifiant sa phrase habituelle. Il était un malade chronique et je serais plus utile à la cause. Ce raisonnement empirique n'admettait pas de discussions. Son corps n'était que l'avant-garde d'une cause, et pouvait donc être sacrifié.Tom, comme tant d'autres, considérait son destin personnel comme une arme : il ne restait plus qu'à bien viser. Et à notre époque, la générosité était une balle supplémentaire. Je regarde avec du recul et je vois deux poussins aux yeux encore voilés. Mais les bons activistes doivent avoir le défaut de la puérilité. Nous avions dix-neuf ans.
Quand je quittai Blacktorne, je n'étais pas encore majeur et on m'assigna un tuteur civil. Généralement, les tuteurs venaient de familles pauvres, qui ne trouvaient leur intérêt que dans les subsides que leur versait l'administration, en échange du logement qu'ils fournissaient au garçon jusqu'à sa majorité. Le sort me sourit à nouveau. Je pouvais affronter la vie avec le titre de TLM, oui, mais, sans ce tuteur, je serais resté un garçon de Blacktorne.
C'était un individu assez curieux, franc-maçon, astronome, bon traducteur de russe et très mauvais poète. Il se rendit compte dès le premier jour de mon caractère rebelle. Et il consacra subtilement tous ses efforts à m'empêcher de m'enrôler un jour dans l'armée républicaine. Par esprit de collaboration ? Non. C'était un patriote silencieux, et un homme pour qui la violence est une sorte de sacrilège civil.
Il refusa que je cherche du travail avant d'avoir achevé un programme d'études qu'il avait conçu lui-même. Parmi les exercices qu'il m'imposait, il y en avait de curieux et d'autres très curieux. Les compositions à sujet politique regorgeaient de titres tels que : « Bases de la stupidité humaine qui justifient le pouvoir politique des césars, des tsars, des kaisers et du parlementarisme britannique », « Donnez six raisons pour lesquelles les Belges ne méritent pas un État et six raisons pour lesquelles les Québécois en méritent un, et inversement » ou : « Comparez l'histoire de l'empire de Monomotapa et une châtaigne ». Mais il ne parlait jamais directement de l'Irlande.
Tous les devoirs n'étaient pas écrits, la majeure partie se composait de travaux pratiques solitaires. Il y en avait un, par exemple, qui consistait à m'asseoir au milieu d'un pré pendant six minutes et trente secondes exactement. Pendant ce laps de temps, mon seul travail était de noter toutes les formes de vie existant dans un petit rectangle, soigneusement délimité par des rubans et des fils. Au début, je ne voyais que de l'herbe, mais peu à peu apparaissait une incroyable gamme d'insectes grimpeurs, volants et souterrains. Tout vivait, le vent aussi, et tout manifestait une unité peu descriptible par des mots. Ceux de mon tuteur ce jour-là : « Six minutes et trente secondes se sont écoulées, imaginez la trente et unième seconde par écrit. » Titre de la composition : « Éléments contingents du rectangle observé. » Je n'étais jamais recalé, si je ne réussissais pas, il m'obligeait simplement à recommencer l'exercice. Ça oui, à l'infini s'il le fallait. Cette composition me coûta trois mois de travail. Je la recommençai inlassablement, jusqu'au moment où, un beau jour, je me bornai à écrire : « Le seul élément contingent du rectangle est le rectangle. »
Ensuite, les mauvaises herbes du rectangle. Je devais le nettoyer soigneusement. Il me demanda d'isoler les mauvaises herbes des plantes bienfaisantes. Comme je n'en connaissais aucune, j'étais dans l'obligation de le consulter avant de les arracher. « Ce n'est pas une mauvaise herbe, disait-il de certaines, on peut mettre les feuilles à bouillir et faire des infusions. Celle-là non plus disait-il à propos d'autres, ce sont des asperges sauvages, donc comestibles, qui plus est délicieuses. Celle-là non plus, comment pourrait-ce être une mauvaise herbe, puisqu'elle donne des fleurs magnifiques en mai ? »
A la fin, il ne restait qu'une plante. Elle n'avait aucune utilité, elle ne recelait aucun secret. Des feuilles sombres, pointues et toxiques, une tige dure et laide. Il soupira : « D'accord, c'est une très mauvaise plante, mais si on l'arrache quel sens auraient les autres ? — Aucun, dis-je. — Alors à quelles conclusions parvenons-nous ? — Au fait que les mauvaises herbes n'existent pas. — Considérez l'exercice comme réussi. »
Autre exemple de devoir : suivre un individu quelconque, choisi par l'élève, pendant plusieurs jours, et noter chaque mot, avis, posture, attitude, relation, etc. Avec une malice enfantine, je le choisis, lui, il ne protesta pas, et finit par exiger de moi que je fasse une évaluation critique de l'individu. Je lui dis que quand on connaissait profondément quelqu'un il était impossible d'en être juge. « Considérez que vous avez satisfait à l'exercice », fut sa réponse.
Tout ce qu'il m'apprit, c'est que dans ce monde il y a deux attitudes : opter pour la vie et opter pour la mort. Un homme pouvait être le plus humble des charbonniers, et choisir la vie ; un autre pouvait être le plus célèbre lettré de sa patrie et de son époque et choisir la voie de la mort. Peu importait. Je me rappelle qu'il mourut trois jours après ma majorité. Il me dit adieu sur son lit de mort, avec le flegme de quelqu'un qui se retire d'une affaire florissante. Il me parlait de la maladie qui le consumait comme un critique commente les œuvres d'art d'autrui.
— Parlez-moi un peu de vos projets d'avenir, mon ami, conclut-il.
— Comment pouvez-vous me parler de ça alors que vous êtes mourant ? lui reprochai-je, pleurant à chaudes larmes.
— Et vous, qu'est-ce qui vous fait supposer que les gens comme moi meurent ? m'asséna-t-il.
D'une certaine façon, les efforts de cet homme furent doublement inutiles. Toutes les lectures qu'il me faisait associer aux exercices, qui avaient pour finalité de me protéger de la rudesse du monde, ajoutèrent de la sensibilité à une peau intrinsèquement trop fine. Ce ne fut pas sa faute. Grâce à lui, je n'étais plus le jeune homme sorti de Blacktorne. Mais l'Irlande restait la même, un facteur hors de sa portée. A quoi cela sert-il que le plus lucide des hommes désigne le soleil la nuit ? Sa pédagogie allait en sens contraire de la réalité. J'embrassai donc la cause républicaine avec tout l'amour que Tom avait laissé vacant.
Le mouvement républicain avait trop de bras et pas assez de cerveaux. Si jeune que je fusse, j'avais fait des études, et je possédais également une extravagante culture humaniste. La direction préféra que je me consacre à la logistique plutôt qu'au combat direct. J'ai toujours cru que les destins les plus dramatiques sont écrits par l'ironie : le technicien en logistique maritime de Blacktorne, TLM first class, devint un technicien en logistique subversif, un tls pas mauvais du tout, en fait. Je ne tardai pas à entrer dans le monde de la clandestinité. Les années suivantes, les Anglais offrirent une récompense pour toute piste permettant ma capture. Ils m'estimèrent d'abord à dix livres. Puis, ce furent quinze. Ensuite, trente-cinq livres et quinze shillings exactement — la méticulosité comptable des Anglais peut être très sophistiquée — et enfin quarante-cinq. Dommage. Je n'accédai jamais au club restreint des chefs qui valaient plus de cinquante livres. Je suppose que je ne le méritais pas. Je n'étais ni un idéologue ni un général. Seulement un lien, à mi-chemin entre les combattants éparpillés à travers le pays. Mais à ce stade ma position était très dangereuse. Nous fuyions parfois les fermes une minute avant l'arrivée des Anglais, par la fenêtre de la grange et à toute vitesse. Un soir, ils nous tirèrent dessus alors que nous nous perdions déjà à l'horizon. Ils nous poursuivirent toute la nuit. Bénis soient les ancêtres de la vieille Irlande, qui construisirent un jour les murs en pierre qui émaillent son paysage : je me réfugiai derrière l'un d'eux et me perdis dans ses labyrinthes. Cela prouve que dans les guerres s'affrontent les forces du présent et celles du passé.
En bons Irlandais, après chaque échec, nous nous consacrions à préparer, avec enthousiasme, l'échec suivant. Ce fut pourtant cette constance de fourmis qui finit par couper le souffle à l'ennemi. Il y eut un jour heureux. Un jour où, en me promenant à Dublin, je compris que je ne portais plus la tenue de camouflage, mais que j'étais simplement habillé en civil. La différence ne tenait pas aux vêtements, la différence était que je n'avais plus peur. Les Anglais se retiraient.
J'ai dit qu'il y eut un jour heureux et un seul. Un monde désolant m'apparut très vite. Nos dirigeants gouvernaient avec un despotisme similaire à celui des Anglais. Ces révélations n'éclatent pas brutalement, nous refusons de les accepter et elles s'imposent lentement. Mais, en définitive, quelle différence y avait-il entre le palais de Buckingham et les réunions du nouveau gouvernement ? Ils exerçaient le pouvoir selon des critères aussi pratiques, despotiques et inhumains que ceux de n'importe quel général anglais. Ils ne faisaient que maintenir l'ordre qu'ils avaient tant repoussé. Pour eux, l'Irlande n'était pas une fin en soi, c'était l'argument pour accéder au gouvernement. Mais, là, nous nous trouvions devant une sérieuse contradiction : Tom, le sacrifice de Tom, de tous les Tom.
Notre patrie n'était pas une géographie, c'était une idée de l'avenir. Notre patriotisme ne croyait pas que les hommes et les femmes irlandais fussent meilleurs que les hommes et les femmes anglais. Ou que les patates irlandaises fussent meilleures que les patates anglaises. Non. A la perversité de l'Empire anglais, nous avions opposé une générosité sans limites. Les soldats ennemis n'étaient que des cartouches humaines, dirigées par les intérêts les plus obscurs de la planète. Nous luttions avec une conscience supérieure de la liberté. L'expulsion anglaise devait donc être le prologue à un monde différent, plus aimable, plus équitable. En revanche, les dirigeants de la nouvelle Irlande se bornaient à remplacer les noms des occupants par les leurs. Ils changèrent les couleurs de l'oppression, sans plus. C'était un délire obscène : les Anglais évacuaient encore l'Irlande que le nouveau gouvernement tirait déjà sur ses vieux camarades.
Comment était-il possible, me demandais-je, qu'après des décades, des siècles de guerre contre l'Angleterre, nous mettions à profit le premier souffle de liberté pour nous entre-tuer ? Où se cachait cette immense capacité humaine à trahir les principes les plus élémentaires ? Je refusai un petit poste dans la nouvelle administration. Je n'avais pas lutté contre cette entité toute-puissante qu'est l'Empire britannique pour la remplacer par une réplique en miniature. Je ne pouvais pas non plus m'engager dans les rangs des nouveaux rebelles. Une guerre civile n'est pas une cause, c'est un désastre : si incroyable que cela semble, un an après que l'Angleterre eut évacué le pays, il y avait eu plus de morts irlandais que pendant toute la durée de la dernière guerre.
Personne ne songeait à jouir de la paix, ni le nouveau gouvernement ni les vieux rebelles. Soudain, ceux pour qui j'aurais donné ma vie devinrent de parfaits inconnus. Avant, les hommes cachaient des armes, maintenant les armes cachaient des hommes. Le plus insupportable fut de constater l'énorme distance qui me séparait de ceux que j'avais crus si proches. Je ne pouvais pas les haïr. C'était pire : simplement, je ne pouvais pas les comprendre. C'était comme si je m'étais adressé à des habitants de la Lune. Ma patrie ne m'avait jamais appartenu. Et maintenant que c'était possible, je m'y sentais comme étranger. Une nuit d'insomnie, je pensai à Tom. Qu'aurait-il fait ? Aurait-il été de mon avis ? Aurait-il continué la rébellion, ou adhéré au nouveau gouvernement ? Au matin, j'étais parvenu à une seule conclusion : Tom était mort.
Je n'abandonnai pas une cause ; on peut dire que ce fut la cause qui m'abandonna. En moi, ce fut plus qu'une simple croyance qui mourut. J'avais perdu tous les sens du mot espérance. Effectivement, l'histoire de l'Irlande a toujours été l'histoire d'une révolte, la révolte juste pour l'excellence. Et si la cause irlandaise avait échoué, de façon aussi nette, aucune autre ne prospérerait. Tout prouvait que les hommes sont esclaves d'une mécanique invisible, mais destinée à se reproduire.
A partir de là, il ne me restait à répondre qu'à une question : voulais-je rester dans un monde dirigé par des spirales de violence qui perpétuaient le malheur de tous les hommes ? Ma réponse était non, plus jamais et nulle part, je décidai donc de m'échapper vers un monde sans hommes. Je ne fuyais plus la loi. Je fuyais maintenant quelque chose de plus grand, de beaucoup plus grand.
D'Irlande, je passai sur le continent. Je ne savais pas très bien où j'allais, simplement d'où je venais. De France en Belgique et de là en Hollande, avec la vague idée d'errer éternellement sans finalité ni destination. Je n'avais jamais pensé que mon titre de TLM pût me servir à quelque chose.
Une compagnie maritime internationale avait son siège à Amsterdam. On recrutait du personnel pour toutes sortes de destinations outremer. Je m'inscrivis sur une très longue liste, mais mon titre de TLM et le manque de candidats écourtèrent l'attente.
Le responsable du personnel était un Hollandais aux joues rebondies parcourues de veines de couleur violette. Ils devaient pourvoir de toute urgence un poste de climatologue. Où ? Au début, l'homme éludait la question. Et, au fur et à mesure de l'entretien, je remarquai que je n'avais pas besoin de lui démontrer mes aptitudes, que mon interlocuteur s'efforçait de me vendre la place. Il désigna finalement l'île d'un ongle poli et rosé qui pénétrait profondément dans la chair du doigt. Je crus que l'ongle commettait une erreur : je ne voyais rien, aucune surface dessinée, aucune tache, si petite fût-elle. Mais c'était la carte de l'Atlantique sud à la plus grande échelle dont ils disposaient. Je regardai plus attentivement. L'île se situait à un carrefour de repères. C'était pour cela que je ne pouvais pas la voir : elle était si petite que les limites de la latitude et de la longitude la dissimulaient sous l'intersection de l'encre.
— L'équipe technique qui y réside est-elle très importante ? demandai-je.
— Vous n'aurez pas tellement de vie sociale, dit le responsable.
Ma seule exigence fut que mon nom ne figurât sur aucun registre. Il avait accepté avant que j'eusse fini ma phrase. Quand il vit ma signature apposée au bas du contrat, il ne put dissimuler sa joie. Il croyait m'abuser.