XV

Un jour, enfin, les enfants ne se présentèrent pas à leur rendez-vous quotidien. Au milieu de la matinée, quand il devint évident qu'ils ne viendraient plus, le triangle contemplait l'océan comme un aiglon. Mais l'angoisse ne dura pas longtemps chez lui. Peu après il s'accrochait à mon genou et faisait des gestes de contorsionniste. Quand il voulait jouer, il exprimait de la sorte son impatience.

Celui qui souffrait le plus de l'éclipse des enfants, c'était moi. Ils avaient été la seule respiration sur cette terre brûlée par la poudre. Aneris gardait ce silence qui lui était si particulier. Et Batís était possédé par une joie de vivre qui pourrait sembler contradictoire. Elle ne l'était pas. Bien qu'il ne l'ait jamais avoué, il se rendait compte que les enfants signifiaient un message. Maintenant qu'ils avaient disparu, son ordre allait être rétabli. Il ne lui vint pas à l'idée que la retraite des enfants pourrait être suivie d'un élément d'un genre nouveau.

Je l'observais tandis qu'il alignait les munitions, établissait de nouveaux blindages, préparait de nouvelles armes. Avec les boîtes vides, il avait créé une sorte d'orgue plein de tubes, à l'intérieur desquels il introduisait les feux de Bengale qu'il nous restait pour les utiliser comme projectiles. Il était disert et même souriant. La perspective de bombarder les assaillants avec des feux de Bengale de couleur le réjouissait extraordinairement. Il faisait des plaisanteries sombres auxquelles je n'avais pas le cœur de rire.

Mais c'était la dernière rémission des agonisants. Nous avions perdu la guerre. Résister jusqu'à la dernière balle justifierait peut-être sa façon de comprendre la vie, mais jamais ne nous la sauverait.

Nous mangeâmes ensemble.

— Ils attendront peut-être la nuit, dis-je.

— Faites-moi confiance, disait-il. Ils vont avoir une belle peur.

Et il riait comme un singe.

— Et s'ils ne viennent pas pour nous tuer ? Vous allez tirer aussi ?

— Et vous ? demanda-t-il. Vous ne tirerez pas s'ils essaient ?

Aneris était assise par terre, les jambes croisées. Les yeux ouverts mais sans rien regarder, immobile, comme si elle avait dormi debout. Je pensai que notre violence tournait autour d'elle comme les planètes autour du soleil. Batís se laissa tomber sur son lit. Les ressorts crissèrent. Son gros abdomen gonflait et se dégonflait. Il n'était ni endormi ni éveillé, comme Aneris. Que faisais-je un fusil entre les mains ? Ma tête me disait que je le tenais par précaution, mon cœur par obligation. Batís ouvrit les yeux. Il avait le regard fixe. Il observait le plafond sans bouger du lit, et me demanda :

— Vous avez bien fermé la porte ?

Je devinai à quoi il faisait allusion. C'était pour lui une façon de supposer que les citaucas s'exposeraient peut-être à la lumière du jour. Cela me suggérait également d'autres idées. Ces derniers jours, il avait fermé les yeux sur ma décision d'adopter le triangle. Où était-il ? Caffó était mû par des motifs pratiques : que je ne fasse pas de bêtises pendant le combat. Mais il était impardonnable que ce soit lui qui me le rappelle.

Je descendis l'escalier à toute vitesse. Il n'était pas là. Je sortis du phare la peur chevillée au corps. La lumière du soleil, déjà bas, tachait la neige d'une couleur bleutée. Le triangle avait un doigt dans la bouche. En me voyant, il se mit à rire. Quelques citaucas étaient agenouillés derrière lui, l'étreignant par la taille et lui parlant amicalement à l'oreille. Parmi la végétation il y en avait d'autres, six ou sept. Je ne pouvais que deviner leurs yeux phosphorescents et la forme de leurs crânes pelés.

Un frisson me parcourut. Mais ce n'était pas un piège. De nombreuses mains citaucas poussèrent doucement le triangle, qui vint avec moi. Il se mit à pleuvoir. De grosses gouttes qui faisaient floc, floc, floc et creusaient des cratères dans la neige comme de petits météorites. Le triangle me serrait le genou et riait, exigeant de moi que je le porte sur mes épaules. Pour lui, il n'existait qu'un seul sujet de préoccupation : à quoi nous allions jouer.

Je suppose que les citaucas attendaient une sorte de retour à ce geste de bonne volonté. Mais soudain je remarquai que les muscles de mes interlocuteurs étaient plus tendus. Je tournai la tête. Batís avait vu la scène. Il s'agitait sur le balcon avec un air de mouffette inquiète. Il avait attaché son invention à la rambarde.

— Ils sont pacifiques, Batís ! criai-je. D'un bras, je protégeais le triangle, de l'autre, je fendais l'air en faisant des signes. Ils ne nous veulent pas de mal !

— Cachez-vous dans le phare, Kollege ! je vous couvre !

Il manipulait son attirail. Avec une mèche, il avait relié toutes les boîtes en fer aux feux de Bengale qu'elles contenaient. L'ouverture des boîtes nous visait directement.

— Ne faites pas ça, Caffó ! Ne l'allumez pas !

Il le fit. Les canons n'étaient pas assez longs et les feux de Bengale suivirent une trajectoire erratique. Certains lançaient des étincelles sur nos têtes, d'autres rebondissaient par terre avant d'exploser. Des feux d'artifice à huit couleurs envahirent l'esplanade. Je me jetai par terre avec le triangle sous le ventre, mais dans la confusion il m'échappa comme un poisson mouillé.

Les citaucas volaient dans les airs et tombaient au sol, esquivant les feux de Bengale et les tirs de Batís. Les balles passaient tout près de ma tête, elles sifflaient comme des abeilles qui auraient voulu nicher dans mon oreille. Le triangle pleurait de peur, entre les uns et les autres. Baissé, je lui faisais signe de venir me rejoindre, que je le protégerais de tout mal. Il hésitait. Il ne savait pas s'il devait se réfugier près de moi ou courir vers les vagues. Sa lutte intérieure m'angoissait. C'était comme si nous avions été séparés par un écran de verre dans lequel il n'y avait aucune brèche pour nous réunir à nouveau. Il finit par reculer de quelques pas. Puis il s'éloigna. Je pus le voir plonger dans la mer. Une baïonnette dans les côtes m'aurait fait moins de mal. Si irrationnel que ce fût, sa perte me faisait plus de mal que l'interruption de ce dialogue.

Une fois au phare, je montai les marches quatre à quatre. Furieux, je saisis Caffó par le col. Je le serrais si fort qu'un bouton de son manteau en cuir resta dans mon poing.

— Je vous ai sauvé la vie ! protesta-t-il.

— Me sauver la vie ? bramai-je. Vous avez tué la dernière possibilité qu'il nous restait de la conserver !

Je sortis sur le balcon. Comme il fallait s'y attendre, les citaucas avaient disparu. Le triangle n'était pas là non plus. Bientôt il ferait nuit. A la neige s'ajoutèrent des rafales de vent de travers. L'appareillage de Batís, tout en ferraille, donnait contre le fer de la rambarde. Au début, ce bruit m'exaspérait, puis il me plongea dans une mélancolie fataliste. Quel misérable tocsin, pensai-je. Batís surveillait l'extérieur, excité, et répétait : Où, où, où sont-ils ? La seule chose que je pouvais faire était de tenir mon fusil et de cracher dans le vent. Parfois je l'insultais, aigri. Nous nous scrutions mutuellement, à moitié en secret, à moitié à découvert. La nuit tomba et la situation atteignit le comble de l'absurde. Nous ne nous parlions pas, chacun à une extrémité du balcon. Nous ne savions plus si nous surveillions l'obscurité ou si nous nous surveillions mutuellement. Jusqu'à minuit il ne se passa rien. La pluie balayait la neige, constituait de petits torrents sur le promontoire granitique et y faisait naviguer des branches mortes.

A un moment donné, la lune écarta les nuages qui la recouvraient. Cela nous permit de voir quelques citaucas. Ils se trouvaient au même endroit, la lisière de la forêt. Ils ne faisaient aucun effort visible pour s'approcher du phare. Je cherchai le triangle. Mais Batís tira immédiatement. En entendant les coups de feu, les citaucas se baissèrent. Certains fuyaient à quatre pattes.

— Regardez vos amis ! dit Batís en chantant victoire. Ils rampent comme des vers de terre. Où avez-vous vu des êtres aussi misérables ?

— Sur n'importe quel champ de bataille, imbécile ! J'ai moi-même fui en rampant quand les balles sifflaient près de moi ! criai-je. Ne tirez pas ! Comment croyez-vous que nous allons nous comprendre, si nous les criblons de balles ? Ne tirez pas !

D'une main, je pointai le canon de son Remington au ciel. Mais Batís s'en libéra furieusement et fit à nouveau feu.

— Ne tirez pas ! Ne tirez pas, bâtard d'Autrichien ! dis-je, m'accrochant à son arme.

Ce fut comme si j'avais tenté de lui arracher un bras ; cela le rendit fou. Il tint son fusil à l'horizontale et me chassa du balcon d'une poussée. C'était une agression ouverte. Il m'insultait en criant. Rouge de colère, je m'assis sur une chaise en me mordant les lèvres. Il était inutile de parler à quelqu'un qui avait perdu le jugement. Il vint vers moi. Il posa le Remington, bredouilla un discours qui s'emballait parfois et se brisait, décousu, incohérent. Je me contentai de le regarder les bras croisés, comme un accusé sur son banc. Il agitait son harpon au-dessus de sa tête et s'adressait des éloges suprêmes. Aneris était assise par terre, recroquevillée contre un mur, la peau plus sombre que jamais. Elle entonna un chant d'une voix blanche.

Devenu fou, Bâtis lui asséna un coup de pied. A l'aveuglette, sans regarder où il la frappait. En ces instants, il me faisait plus peur que les citaucas eux-mêmes ; je le détestais également bien plus que je ne les avais jamais détestés. Ce tourbillon d'énergie qu'était Batís renversa des meubles entiers. D'une main, il prit Aneris par le cou et lui cria des horreurs à l'oreille en allemand. Sa grande main l'étouffait. Je crus qu'il allait lui briser le cou comme un goulot de bouteille.

Non. Il se baissa davantage vers l'oreille d'Aneris et lui murmura des paroles affectueuses. Il parlait sur un ton très différent de celui qu'il employait habituellement. Qui plus est, autour de ses yeux, le sentiment avait formé d'énormes poches de chair gonflée. Un peu plus et elles éclateraient en une mer de sanglots. Il était au bord des larmes, lui, l'incarnation humaine de la rudesse. De l'un des meubles renversés sortait un livre. C'était l'ouvrage de Frazer, que Batís m'avait caché à un moment donné.

— Mon Dieu, vous le saviez, n'est-ce pas ? intervins-je, ôtant la poussière de la couverture du livre. Vous l'avez toujours su.

En bas, les citaucas hululaient, plus indignés qu'agressifs. Toute l'humanité de Caffó s'était raidie. On pressentait l'effondrement et, au lieu de parler, je me tus. C'était le meilleur moyen de le rendre à l'évidence, de lui prouver qu'il n'avait aucun argument. Ensuite, d'une voix aimable et pédagogique, je lui suggérai :

— Batís, tout ce que nous avons à faire est de leur offrir quelque chose en échange de la paix. Ce ne sont pas des régiments prussiens, ils n'exigeront pas la moindre reddition inconditionnelle.

Je le croyais désarmé. Mais, soudain, ce fut comme s'il avait transformé mes paroles en munitions. Il me désigna d'un doigt de plus en plus menaçant. Il parla avec une astuce ironique que j'avais toujours crue hors de sa portée :

— Vous avez couché avec elle, bien sûr. Vous couchez avec elle. C'est ça !

Je voulais simplement lui offrir une sortie raisonnable : négocier la paix pour sauver nos vies. Mais il se trouvait qu'il parvenait à des conclusions exactes moyennant de faux raisonnements.

— Vos goûts amoureux ne coïncident pas avec les miens — dis-je le plus diplomatiquement possible.

— Vous l'avez eue ! dit-il dans une éruption de colère. Vous l'avez faite vôtre. Je le savais, je le savais. Je l'ai su dès le premier jour où je vous ai vu, dès que vous avez foulé le sol de ce phare pour la première fois. Je savais que tôt ou tard vous m'attaqueriez dans le dos !

Cela lui importait-il réellement que nous soyons amants ? J'en doute. Dans cette accusation, il trouvait une soupape pour déverser toute sa haine sur moi. Non, je n'étais pas le responsable d'un adultère. J'étais quelqu'un de beaucoup plus exécrable. J'étais la voix qui fracturait un univers simpliste, sans nuances. Un monde qui devait sa survie à sa capacité de maintenir le noir et le blanc en l'état. Cette crosse qui me frappait comme une matraque n'était pas de la haine, c'était de la peur. La peur que les faces de crapaud ne nous ressemblent, la peur qu'ils ne réclament des choses un tant soit peu acceptables. La peur que le fait de les écouter ne nous oblige à baisser les armes. Ce fusil dont je pouvais tout juste faire abstraction, ce fusil qui voulait me fendre le crâne, me briser les côtes, parlait avec davantage d'éloquence que tout l'art oratoire. Je me disais que Batís, Batís Caffó, était allé si loin dans sa tentative de s'éloigner des faces de crapaud qu'il avait fini par devenir la pire face de crapaud imaginable : un monstre avec qui il était impossible de soutenir un dialogue.

A un moment donné, j'avais commis une erreur fatale : je n'aurais pas dû le pousser autant dans ses derniers retranchements. Et maintenant il était prêt à me tuer. J'ignore encore comment je pus m'enfuir par la trappe. A moitié en courant, à moitié en me traînant, je parvins au rez-de-chaussée. Mais Batís me poursuivit, grognant comme un gorille. Il bougeait les bras à une vitesse incroyable. Ils me tombaient dessus comme des coups de marteau. Heureusement que je portais des vêtements très épais, qui amortissaient un peu les coups. Voyant qu'il ne me faisait pas assez mal, il me saisit par le poitrail des deux mains et me colla au mur. D'une voix sortie des cavernes de sa biographie, il vomissait :

— Vous n'êtes pas italien, vous n'êtes pas italien, avec vous je ne me suis jamais trompé, mon problème est qu'avec vous je ne me suis jamais trompé, et que je vous ai laissé faire ! Traître, traître, traître !

J'avais l'air d'un pantin entre ses mains. Il me cognait contre le mur. Tôt ou tard, il allait me briser le crâne ou la colonne vertébrale. Sa brutalité me transforma en rat. Tout ce que je pouvais faire était de lui arracher les yeux. Mais quand il sentit mes doigts sur son visage, il me jeta à terre et se mit à me piétiner de ses pattes d'éléphant. Il me fit me sentir comme un scarabée. Je reculai en rampant et, en me retournant, je vis que Batís avait une hache dans les mains.

— Batís, ne faites pas ça ! Vous n'êtes pas un assassin !

Il ne m'écoutait pas. Je me trouvais aux portes de la mort et ma tête ne me répondait pas. Il ne me venait à l'esprit, de façon absurde, que les images d'un rêve ancien et banal. Mais, au moment où Batís levait la hache, il subit un phénomène étrange. Une faiblesse intérieure, et à la fois un éclair de lucidité, qui illuminait son expression de la même façon qu'un météorite traversant l'atmosphère. L'arme encore levée, il me regarda avec le bonheur malheureux de ce scientifique qui ouvrit un jour les yeux sur le soleil jusqu'à ce que l'exposition lui brûle la rétine, juste pour savoir combien de temps la vue humaine pouvait supporter la lumière.

— L'amour, l'amour… dit-il.

Il abaissa la hache avec une triste douceur. Il entendait des violons. C'était un homme qui ferme silencieusement la porte derrière laquelle dorment ses enfants.

— L'amour, l'amour… répéta-t-il doucement, avec quelque chose dans l'expression du visage qui rappelait un sourire.

Et soudain il redevenait le Batís le plus sauvage. Mais je n'existais plus pour lui. Il me tourna le dos et ouvrit la porte. Que faisait-il ? Mon Dieu, il ouvrait la porte ! Allongé et rossé, je pouvais à peine croire ce qui arrivait.

Immédiatement, un citauca voulut entrer dans le phare et reçut le coup de hache qui m'était destiné. Caffó prit un tronc de l'autre main, comme une matraque, et sortit.

— Batís, criai-je, m'approchant du seuil. Revenez au phare !

Il courut sur le granit en ligne droite. Ensuite, un prodigieux saut dans le vide, les bras ouverts. L'espace d'un instant, je crus qu'il volait. Les citaucas l'attaquèrent de tous côtés. Ils sortaient de l'obscurité, criant avec une joie assassine que nous n'avions jamais connue. Deux d'entre eux lui sautèrent dessus, mais Batís, d'un habile demi-tour dans la boue, parvint à les éviter. Il devint immédiatement le centre d'un cercle. Les citaucas voulaient s'approcher de lui, il agitait la hache et le tronc comme de petits moulins. Un citauca s'accrocha dans son dos et le vacarme augmenta. Batís tenta de le blesser, mais dans sa position cela lui était très difficile. Dans cette manœuvre, il perdit une seconde vitale et le cercle se rapprocha. Horrible. Le citauca accroché dans son dos, ignorant les mutilations que celui-ci lui infligeait, Batís continuait à frapper dans le vide, tenant les autres à distance. Ils n'auraient pas de pitié.

Je perdais mon temps. Je montai les marches, une main sur la rampe et l'autre sur le foie, terriblement douloureux à cause des coups. J'avais l'un des deux fusils à proximité. Je sortis sur le balcon l'arme dans les mains. Ils n'étaient plus là. Ni les citaucas ni Caffó. Silence. Juste le vent glacé de l'île.

— Batís ! criai-je à nouveau, cette fois dans le vide. Batís ! Batís !

Il n'était pas là et ne reviendrait plus.

Загрузка...