XIV

Je savais que cette paix ne constituait qu'une trêve précaire, chaque heure sans coups de feu ni cris, un inestimable sursis. Cependant, plus les jours et les nuits passaient, plus les citaucas s'éloignaient. Tous mes efforts visaient à ne pas penser à ce qui devait arriver tôt ou tard, quoi que ce fût. Voilà un exemple de cette faiblesse humaine qui consiste à concevoir un espoir et à l'énoncer indéfiniment, de sorte que la répétition elle-même fait que le désir se confonde avec la réalité.

Les signes selon lesquels l'hiver antarctique cédait la place à un printemps sauvage se multipliaient. Les jours nous souriaient plus longtemps, la lumière gagnait quelques précieuses minutes par jour sur l'obscurité. La neige ne tombait plus aussi fort, les flocons étaient de moins en moins vigoureux. Parfois on ne pouvait pas dire s'il neigeait ou s'il pleuvait. Le brouillard ne nous étreignait presque plus. Maintenant les nuages étaient beaucoup plus hauts. Ils faisaient également beaucoup plus de bruit, ça oui.

Je renonçai à partager les gardes de nuit avec Batís. Ce n'était pas nécessaire. Mais je savais que ce n'était pas un temps mort : si elle constituait de toute évidence une trêve, la présence des enfants offrait, surtout, un temps de détente aux deux partis. Je le lui dis :

— Ils ne nous attaqueront pas, Caffó. Les enfants sont notre bouclier, aval et garantie. Tant qu'ils resteront dehors, ils ne nous attaqueront pas. Ni le jour ni la nuit. Reposez-vous.

Il comptait les balles et les astiquait.

— Nous devrons commencer à nous inquiéter le matin où ils ne reviendront pas sur l'île. Ce jour-là il se passera peut-être quelque chose. Mais j'ignore quoi.

Il ouvrait le foulard en soie, comptait les balles et refaisait le nœud. Il me traitait comme si je n'étais jamais entré dans son phare.

Depuis que j'avais toléré que le triangle s'approche de moi, je ne pouvais plus m'en débarrasser. Il dormait chaque nuit avec moi, très loin de nos drames. C'était un paquet de nerfs, il s'agitait sous les couvertures comme une souris géante. Il mettait longtemps à se calmer. Au dernier moment, il me léchait l'oreille et s'endormait accroché à mon corps, dans une position fœtale et en émettant par le nez des petits bruits de tuyauterie bouchée.

Un matin, nous étions devant le phare. Je jouais avec le triangle et Aneris. Nous nous lancions des boules de neige et riions comme des enfants. Caffó arriva. On aurait dit un corbeau mouillé. Son manteau long et noir, sa barbe et ses cheveux, noirs également, contrastaient vivement avec la blancheur de la neige. Il portait son fusil, le harpon, des troncs qu'il tenait à deux mains. Il portait un poids qui serait difficile à décrire. Davantage par instinct que par méchanceté, il mit fin à nos jeux. Avec une violence effrénée, il menaça avec un bâton le triangle, qui s'enfuit, moins terrorisé qu'en colère, et il emmena Aneris au phare.

D'une certaine façon il pressentait les dangers de cette activité, apparemment inoffensive. Nous jouions, rien d'autre, mais nous jouions. Et le jeu, si innocent soit-il, dévoile des égalités et des affinités, parce que quand nous jouons avec quelqu'un les frontières n'existent pas, ni les hiérarchies, ni les biographies ; le jeu est l'espace de tous et pour tous. Et une chose aussi simple et amicale agressait naturellement Batís Caffó.

Avant qu'il s'en aille, je lui lançai une boule de neige, qui se ficha dans sa nuque :

— Allez, Caffó, soyez un peu joyeux, lui dis-je. Nous allons peut-être nous en sortir.

Il me suffit du regard que l'on adresse au militant révisionniste : une deuxième boule de neige aurait vraiment été dangereuse.

*

Avant de m'en rendre compte, j'avais déjà acquis, inconsciemment, quelques habitudes. Un nouveau jour arrivait. Avec le premier rayon, le monde inférieur et le monde supérieur se séparaient après une lutte acharnée. Nous avions plus d'une fois connu des surprises de dernier moment. L'île était une nature presque morte. Sans insectes, sans oiseaux, tous les sons étrangers à notre activité provenaient de la mer ou de l'air. Batís et moi détestions la tranquillité atmosphérique. Les jours de calme, sans vent et avec une mer étale, nos nerfs supportaient une épreuve supplémentaire. Nous savions que toute rumeur émanait des citaucas et cela nous faisait tirer des feux de Bengale au moindre soupçon. Mais aujourd'hui je voyais les choses différemment. Je dus faire un effort pour me rappeler une vie antérieure, quand le silence ne constituait pas une menace. La lumière s'appropriait l'île. Les enfants émergeaient et commençaient à jouer à proximité du phare. Et Batís s'enfermait dans son fortin comme un éléphant qui fuit les moustiques. C'était sa façon de tourner le dos à la réalité.

Le triangle avait gagné des faveurs de prince. Il s'accrochait à ma poitrine et dans mon dos comme il le voulait. C'était difficile à comprendre : pendant des mois, nous avions maintenu les citaucas loin du phare, en tirant des coups de feu. Mais je ne pouvais pas me débarrasser d'une créature qui m'arrivait à peine au nombril.

Il avait le caractère extravagant de ceux qui ne canalisent pas leur énergie. Le jour, il menait des hordes de petits citaucas en haut et en bas de l'île. Quand les autres enfants partaient, il s'écroulait de fatigue, sans se soucier de l'inconfort du terrain. A la fin de la journée, je le ramassais sous un arbre, ou dans un trou du granit, et je l'emmenais sur mon matelas. Je ne sais pas pourquoi je le recouvrais d'une couverture. Les citaucas semblaient indifférents au froid et à la chaleur. Je le couvrais malgré tout.

Le coucher du soleil était tout à moi. Je me reposais généralement sur la plage qui m'avait vu arriver un jour. Grâce à la petite crique, les vagues arrivaient, plus tranquilles. L'Antarctide constituait le décor et j'avais mon fauteuil d'orchestre privilégié. La frontière des glaces éternelles commençait à plus de cent milles au sud, mais le continent gelé avait une telle » force scénique que je pouvais en profiter d'ici. Quand le soleil mourait, des feux d'artifice s'éparpillaient à l'horizon. Des éclairs de soufre et des torches d'or printanières jouaient pour moi. Des rayons orange et violets se battaient comme des serpents aériens, s'enroulant entre eux. Avec le dernier reflet de lumière, je m'obligeais à composer une fiction. Je voulais imaginer que les citaucas me parlaient et que, par le biais de la marée qui se retirait, ils murmuraient : Non, pas aujourd'hui, nous n'allons pas nous entre-tuer aujourd'hui non plus. Ensuite, je rentrais au phare pour y passer la nuit.

La neige fondait, mais mon alliance avec Batís se congelait. A ce stade, le seul facteur qui nous unissait était, curieusement, la météorologie. Tant que l'assaut des citaucas nous asphyxiait, nous ne songions pas à d'autres risques, plus aléatoires — un corps attaqué à la baïonnette n'a pas le temps de s'inquiéter d'une éventuelle crise d'appendicite. Mais avec les citaucas hors circuit, et le printemps qui nous tombait dessus avec une brutalité antarctique, les tempêtes devenaient éternelles. Quand il tonnait, nous avions le sentiment d'être bombardés par l'artillerie. Les murs du phare tremblaient. Les meurtrières s'éclairaient d'une lumière continue. Les rayons projetaient des racines géantes à l'horizon. Mon Dieu, quels éclairs. Nous ne voulions pas le reconnaître, mais nous mourions de peur. Pas Aneris. Elle ne captait probablement pas la dimension réelle du risque. Elle ne savait pas que les constructeurs n'avaient jamais pris la peine d'installer un paratonnerre. Nous si. Nous pouvions être foudroyés à tout moment, comme de petites fourmis sous la loupe d'un enfant sadique. Ainsi, tandis qu'Aneris conservait une indifférence extatique, Batís et moi baissions la tête et murmurions des prières comme ces mythiques hommes préhistoriques, impuissants devant les éléments.

Mais cette solidarité n'allait pas plus loin que les moments d'angoisse partagée. Maintenant, quand Batís se retirait dans sa chambre avec elle, je devais faire taire mes sentiments. Je ne trouvais souvent pas le sommeil de la nuit. Autour du phare résonnait la voix rauque de Batís, martyrisant son esclave. Il lui professait une authentique animosité. Je faisais des efforts héroïques pour me retenir de monter l'escalier et d'emmener Aneris hors de ce lit crasseux. A ces moments-là, il m'aurait été infiniment plus facile de tirer sur Batís que sur les citaucas. Il ne le savait pas, mais la cartouche de dynamite la plus inflammable que j'avais extraite du bateau portugais, c'était moi. Maintenant, chaque nuit, ma mèche s'allumait, et je ne savais pas quelle en était la longueur. Parce que ma passion pour elle devenait plus grande que l’ile qui la contenait.

La vertu de certaines musiques consiste à nous faire réfléchir. Qu'Aneris incarnât une de ces musiques était certain. Le seul élément discutable était qu'il fût possible de lui résister. On comprenait pourquoi Caffó la recouvrait d'un chiffon ordinaire : sa vue aurait rendu fou le moine le plus chaste. Le pull qu'elle portait était plus agressif que jamais. Ce vêtement en laine détricotée, plein de trous, qui avait été blanc et avait maintenant viré à une couleur oscillant entre le gris et le jaune. Maintenant, dans le dos de Batís, elle l'enlevait très souvent. La nudité était son état naturel et elle évoluait avec un admirable manque de pudeur ; elle ignorait ce mot. Elle possédait mille facettes, je ne me lasserais jamais de l'admirer. Quand elle marchait nue dans la forêt. Quand elle s'asseyait sur le granit jambes croisées. Quand elle montait l'escalier du phare. Quand elle prenait notre triste soleil sur le balcon, comme un lézard, immobile, le visage tourne vers le ciel, le menton relevé et les yeux clos. Je faisais l'amour avec elle chaque fois que je le pouvais.

Batís ramené à la condition de forçat en armes, et les citaucas loin de l'horizon immédiat, les occasions ne manquaient pas : bien qu'il la réduise en esclavage plus que jamais, le critère de Caffó pour la retenir ou s'en désintéresser était très vague. La nuit elle souffrait, le jour elle s'ennuyait. Je le vis parfois. Quand je n'avais pas d'autre solution que de monter à l'étage, plus lugubre que jamais, pour engloutir quelque nourriture. Pendant que Batís scrutait l'extérieur, Aneris s'occupait de mettre de l'ordre. Elle avait une conception très particulière de la discipline des objets. Pour elle, les étagères étaient des endroits peu sûrs, et elle les évitait. Elle s'obstinait à disposer les choses au ras du sol, très proches les unes des autres, et avec des cailloux dessus.

Les jours où il la libérait, nous nous cachions de Caffó dans les recoins de la forêt. Les enfants nous virent parfois ensemble, et je dois dire qu'ils n'y prêtaient guère attention. On sait que les pensées des enfants se voient. Il est également certain que leur tolérance est basée sur ce qu'ils voient, non sur ce qu'ils croient. Rien ne leur semble extraordinaire, seulement nouveau. Quand je le pouvais, en cachette, j'observais les relations d'Aneris avec les enfants : elles étaient pratiquement inexistantes. Elle les traitait plutôt comme une gêne. Ils auraient pu être la courroie de transmission entre elle et les siens, ils auraient pu lui apporter des saluts et des nouvelles. Elle ne leur manifestait pas le moindre intérêt. Elle les ignorait comme nous ignorons les fourmis. Un jour, je la vis disputer le triangle. Si les enfants étaient déjà pénibles, le triangle en valait plusieurs à lui tout seul. Elle le repoussait, mais lui, comme toujours, revenait, comme si un défaut d'audition l'avait empêché d'entendre des paroles désagréables. Pour moi, c'était son plus grand mérite ; pour elle, le défaut le plus intolérable. N'importe qui aurait vu que toute cette animosité n'était pas dirigée contre un pauvre enfant, mais contre des tiers. J'avais renoncé aux miens, elle aux siens. C'était tout. La seule différence était que les citaucas étaient plus proches d'Aneris que les humains de moi.

A quoi servait-il de me poser des questions auxquelles je ne pouvais répondre ? J'étais vivant. J'aurais pu être mort et j'étais vivant. Juste ça ; rien de moins que ça. Ils auraient pu m'arracher les membres un par un, mon cadavre aurait dû être en train de pourrir au fond de l'Atlantique. J'étais cependant à ses côtés, lui faisant l'amour, sans limites, sans normes. Pourtant, mes tentatives d'approche ne portaient pas leurs fruits.

Tant de réserves après son existence dans le phare pouvaient-elles m'étonner ? Et, que je le veuille ou non, l'histoire de cet homme recoupait la mienne. En fait, je participais à sa cruauté. Mais, d'autre part, il était évident que personne ne la retenait contre sa volonté. On aurait dit qu'elle ne détestait pas Caffó pour la violence qu'il exerçait sur elle, et qu'elle ne l'admirait pas pour la protection qu'il lui assurait. Comme si cet homme carré qui la possédait, la dénigrait et la frappait, avait été un mal nécessaire mais rien d'autre.

Après l'amour, une porte s'ouvrait. On pouvait le lire sur son visage. Elle me regardait à travers une vitre sale, avec une sorte d'emphase que l'on aurait facilement pu prendre pour de l'affection. Des marques d'enthousiasme qui, avec toutes les carences inhérentes, s'approchaient de l'amour. Ce n'était qu'un mirage. Lui demander des caresses revenait à lui arracher la langue. Quand je voulais lui parler dans la complicité des deux amants les plus solitaires de la planète, quand je l'étreignais trop fort, ses yeux faisaient d'elle un oiseau moribond.

Mais il est inutile de chercher à décrire une scène qui ne suivait aucun scénario ; le phare était le patrimoine de l'imprévisible et notre histoire suivit des méandres beaucoup plus sinueux.

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