Dans ma période activiste, j'avais appris une méthode : la meilleure façon de combattre le sentimentalisme et le désespoir consiste sans aucun doute à envisager le problème sur le plan technique. Je me tins le raisonnement suivant : « Tu es mort. Tu te trouves sur un îlot froid et solitaire, à une distance inconcevable de toute aide. Tu es mort, tu es mort, me répétai-je à voix haute pendant que je me roulais une cigarette. Voilà ta situation actuelle : tu es mort. Si tu ne te sors pas de cette situation, tu n'auras donc rien perdu. Mais si tu parviens à t en tirer tu auras tout gagné : ta vie. »
Nous ne devrions pas sous-estimer la force des pensées solitaires. La cigarette que je fumais devint comme par magie le meilleur tabac au monde. Et cette fumée qui sortait de mes poumons était la signature de quelqu'un qui se résigne à combattre aux Thermopyles. J'étais épuisé, oui, mais la fatigue s'était évanouie. Je ne supportais plus la fatigue, c'était elle qui me supportait. Tant que je serais fatigué, tant que mes paupières seraient lourdes comme du plomb, je serais vivant. Les raisons qui m'avaient conduit dans ce lieu éloigné étaient sans importance. Je n'avais pas de passé, je n'avais pas d'avenir. J'étais au bout du monde, au milieu de nulle part, loin de tout. Après avoir fumé cette cigarette, j'étais infiniment loin de moi-même.
Je ne me faisais aucune illusion sur la réalité de ma situation. Pour commencer, je ne savais rien sur les monstres. Alors, comme le suggéraient les manuels militaires, je devais organiser la campagne en prévoyant le pire. Attaquaient-ils jour et nuit ? Toujours ? En bande organisée ? Avec une persévérance anarchique ? Combien de temps allais-je pouvoir résister avec mes moyens limités, seul et contre une horde ? Très peu de temps, évidemment. Batís était parvenu à survivre, certes. Mais il possédait une expérience que je n'avais pas. Et avec le phare, une fortification naturelle ; plus j'observais la maison, plus elle me semblait misérable. Une seule conclusion certaine s'offrait à moi : inutile de demander quel avait été le sort de mon prédécesseur.
Quoi qu'il en soit, je n'avais pas d'autre solution que d'établir une défense organisée. Si Batís disposait d'un fortin vertical, moi, j'entourerais la maison d'une tranchée. Cela les empêcherait de s'approcher des accès. Mais j'avais un problème de temps et d'énergie : pour un homme seul, creuser cette surface requérait de grands efforts de sape. D'autre part, les monstres avaient l'agilité d'une panthère — je l'avais vu —, la fosse devrait être large et profonde. Et j'étais épuisé, depuis mon arrivée sur l'île, je n'avais pas dormi une seule heure. Si je travaillais et me défendais en permanence, je n'aurais même pas le temps d'un infime repos. Je me trouvais devant un dilemme très simple : soit mourir de la main des monstres, soit mourir de la folie que provoquerait en moi la fatigue, physique et mentale. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que les deux destins convergeaient. Je décidai de simplifier les travaux au maximum. Je me bornerais pour l'instant à creuser de grands trous sous les fenêtres et la porte. Je devais escompter que cela suffise. Je pratiquai des demi-cercles, puis je plantai dans le fond des pieux effilés au couteau. J'avais rapporté bon nombre de ces troncs de la plage. En les ramassant, tout près de l'eau, j'eus une idée logique. Leurs formes, leurs mains palmées, tout indiquait que les monstres provenaient des profondeurs océaniques. « Dans ce cas, me dis-je, le feu est une arme primitive mais très utile. » La théorie des contraires, effectivement. Et quand on connaît le rejet instinctif des bêtes sauvages pour le feu, comment n'aurais-je pas obtenu de bons résultats avec des animaux amphibies ?
Pour renforcer mes défenses, je fis des piles de bois, de livres également. La flamme du papier dure moins longtemps mais elle est plus intense. Je me dis que j'obtiendrais peut-être ainsi une surprise foudroyante. Adieu Chateaubriand ! Adieu Goethe, adieu Aristote, Rilke et Stevenson ! Adieu Marx, Laforgue et Saint-Simon ! Adieu Milton, Voltaire, Rousseau, Góngora et Cervantes ! Mes chers amis, on vous vénère, mais que l'admiration ne se mêle pas à la nécessité : vous êtes soumis à la contingence. Je souris pour la première fois depuis le début du drame, parce que, tandis que je constituais les piles, tandis que je les arrosais de pétrole et pratiquais une rigole pour les relier au futur bûcher, tandis que j'effectuais ces opérations, je découvris qu'une seule vie, en l'occurrence la mienne, avait davantage de valeur que les œuvres de tous les génies, philosophes et lettrés de l'humanité entière.
Enfin, la porte. Si je creusais sous l'entrée et y plantais des pieux, je me barrais le chemin à moi-même. Aussi, avant toute chose, confectionnai-je une plaque en bois, que je poserais sur le trou comme un pont. Mais à ce stade je n'en pouvais plus, j'atteignais mes limites. J'avais creusé la surface qui s'étendait au pied des fenêtres, j'avais ramassé du bois, je l'avais transformé en lances que j'avais fichées dans le sol. Sur une seconde ligne de défense, plus éloignée, j'avais posé les piles de bois et de livres, les avais reliées à une mèche à pétrole. Le soleil déclinait. On pourra juger mon discernement, en aucun cas mon instinct : la nuit venait et je savais, de source atavique, que l'obscurité est l'empire des carnassiers. « Réveille-toi, réveille-toi, me disais-je à voix haute, ne t'endors pas. » Comme je n'avais pas beaucoup d'eau, je m'aspergeai le visage de gin froid. Ensuite, un temps mort. Il ne se passait rien et je soignai les ampoules aux mains que j'avais contractées en saisissant des braises, et les égratignures au cou, œuvre des griffes assassines. Le trou sous la porte n'était pas terminé. C'était là le moindre de mes soucis. Avec les malles contenant mes bagages, je construisis une solide barricade.
J'ai dit que la lettre de mes supérieurs avait failli me tuer. C'est une façon de présenter les choses. Cette lettre fut la raison pour laquelle je ne parvins pas à ouvrir deux caisses. Mais je le fis à cet instant, avant tout parce que je craignais que mes forces ne m'abandonnent si je me relâchais. Et je suis convaincu que jamais personne, nulle part, n'a ressenti de joie aussi grande en ouvrant un rectangle de bois. Je soulevai le couvercle, déchirai le carton et à l'intérieur, protégés par la paille, il y avait deux fusils de la maison Remington. La deuxième caisse contenait deux mille balles. Je me mis à pleurer comme un enfant, à genoux. Inutile de préciser qu'il s'agissait d'un cadeau du capitaine. Au cours de la traversée, nous avions échangé des opinions, il se rendait compte que je détestais les militaires et l'esprit militaire. « Ils sont un mal nécessaire, avait-il dit. Le pire, chez les militaires, c'est qu'on dirait des enfants, lui avais-je répliqué, tout l'honneur que leur rapportent les guerres se résume en une chose : pouvoir les expliquer. » Nous eûmes de nombreuses conversations à la tombée de la nuit, et il savait que s'il m'offrait des armes à feu je les refuserais ; avec une grande discrétion, au dernier moment, il ajouta les caisses à mon équipage. Enfin, si on m'avait donné cinquante nommes tels que le capitaine, j'aurais fondé un nouveau pays, une patrie ouverte, et je l'aurais baptisée du nom d'Espérance.
Les ténèbres vinrent. Le phare s'alluma. Je maudis Batís, Batís Caffó. Son nom serait pour toujours lié à celui de l'infamie. Peu m'importait sa folie, tout ce qui comptait pour moi était qu'il connaissait l'existence des monstres, et qu'il m'avait laissé dans l'ignorance ; je le détestais avec la virulence des faibles. J'eus encore le temps d'improviser de petites meurtrières dans les fenêtres, des orifices arrondis qui permettraient le passage d'un canon de fusil. Et au-dessus des meurtrières, des judas longs et étroits. Ainsi, je pourrais voir à l'extérieur sans avoir besoin d'ouvrir les volets. Mais il ne se passait rien. Aucun mouvement, aucun bruit suspect. Par la fenêtre qui donnait sur la mer, je pouvais voir la côte. L'océan était calme et les vagues caressaient le sable plus qu'elles ne le cinglaient. Une étrange impatience s'empara de moi. S'ils devaient venir, qu'ils viennent. Je désirais voir des centaines de monstres charger contre la maison. Je voulais leur tirer dessus, les tuer l'un après l'autre. Tout plutôt que cette attente exaspérante. Toutes les poches de mon manteau étaient remplies de dizaines de balles. Leur poids me réconfortait et m'encourageait. Des balles couleur cuivre dans la poche gauche, des balles dans la poche droite, des balles dans les poches poitrine. Je mastiquais des balles. Je serrais si fort mon fusil que les veines de mes mains ressortaient comme des rivières bleues. A la ceinture que j'avais passée par-dessus mon manteau, un couteau et une hache. Ils vinrent, bien sûr.
D'abord, apparurent des têtes qui s'approchaient de la côte. Telles de petites bouées mobiles, qui avançaient comme des ailerons de requin. Ils devaient être dix, vingt, je ne sais pas, une véritable troupe. A mesure qu'ils foulaient le sable, ils se transformaient en reptiles. Leur peau mouillée ressemblait à l'acier d'une sculpture huilée. Ils rampaient sur une centaine de mètres puis se relevaient, dans un bipédisme parfait. Mais ils avançaient le torse un peu penché en avant, comme quelqu'un qui lutte contre la bourrasque. Je me souvins du bruit de la pluie la nuit précédente. Ces pieds de canard ne pouvaient que se sentir hors de leur élément. Ils écrasaient le sable et les cailloux épars en laissant de grands trous, comme s'ils avaient foulé de la neige molle. De leurs gorges sortait un murmure de complot général. Cela me suffisait. J'ouvris la fenêtre, lançai une bûche en flammes qui embrasa le pétrole, le bois et les piles de livres, et je refermai. Je tirais par la meurtrière, sans cible précise. Les créatures se dispersèrent en faisant des bonds, comme un asile de sauterelles abyssales, poussant des cris féroces. Je ne distinguais rien. Juste les flammes, d'abord très hautes, eux se découpant à moitié derrière, corps qui sautaient ou dansaient avec énergie comme dans un sabbat, je vociférais moi aussi. Ils sautaient, s'agenouillaient, se réunissaient et se dispersaient, tentaient de gagner les fenêtres et reculaient. Des monstres, des monstres et encore des monstres. Ici, là, là, ici. J'allais d'une fenêtre à l'autre. Je sortais le canon de mon fusil, tirais à l'aveuglette un, deux, trois, quatre coups de feu, je chargeais en jurant comme un barbare contre Rome, tirais et rechargeais, et ainsi pendant des heures, ou peut-être seulement de brèves minutes, je ne sais pas.
L'intensité des flammes diminuait. Je compris que le feu était une protection d'ordre essentiellement moral. Mais ils s'étaient évanouis. Au début, je ne m'en rendis pas compte. Je tirai sans discontinuer jusqu'à ce qu'une douille se bloque dans la culasse du fusil. Je manipulai frénétiquement le levier. En vain. « Où est l'autre Remington ? » Les douilles cylindriques, dispersées à mes pieds, me font glisser et trébucher. Les balles contenues dans mes poches roulent à terre. Je veux les ramasser, mais balles et douilles se confondent. Je rampe jusqu'à la caisse de munitions, y plonge la main et prends une poignée de projectiles, très froids. Ces opérations me demandent un certain temps. Et je constate avec surprise qu'on n'entend plus les bramements des monstres. Je respire comme un chien battu. Je regarde par les judas. Où que porte mon angle visuel, aucun ennemi en vue. Les flammes dépassent difficilement vingt centimètres, plus bleues que rouges. Elles crépitent. Le phare balaie le paysage, par intermittence régulière. Quelle machination sont-ils en train d'ourdir ? Tout cela ne méritait pas d'être pris au sérieux. La nuit embrumait encore l'extérieur.
Au loin, une détonation perfora les couches de l'air. Et alors ? Batís tirait. Ils attaquaient le phare. Je prêtai l'oreille. Le vent m'apportait le fracas du combat, par rafales. Les monstres hurlaient avec la passion d'un ouragan, là-bas, à l'autre bout de l'île. Batís espaçait les tirs, comme s'il n'avait choisi que des cibles fixes. A chaque coup de feu, ces grognements inhumains gagnaient en puissance. Mais la modération avec laquelle Batís utilisait son fusil parlait d'un individu tranquille, de quelqu'un qui se comportait plus comme un dompteur de lions vétéran que comme quelqu'un qui danse au bord d'un précipice. Riait-il ? C'était peut-être le cas, mais je n'aurais pu en jurer.
Ensuite, une vague de vent glacé remplaça la rumeur du combat. L'air agitait la cime des arbres les plus proches. Un sifflement de branches et de feuilles secouées, et rien d'autre. J'étais de plus en plus désorienté. Cela semblait terminé, mais je ne pouvais pas baisser la garde. Qui m'assurait qu'ils n'allaient pas se retourner à nouveau contre la maison ? Mais ce ne fut pas le cas.
A la première heure, la lumière semblait filtrée par une gaze couverte de farine. Malgré les bandes et les onguents, mes ampoules aux mains s'étaient infectées. Je suppose que c'était dû à la force avec laquelle je serrais mon fusil à toute heure. Mon haleine sentait le tabac froid ; ma bile avait un goût de sucre brûlé. Mon état général était déplorable. Faiblesse dans les genoux. Tensions dans le cou. Vision floue avec des points jaunes. Je pouvais éprouver de la pitié envers ma propre personne, mais les monstres ne me la pardonneraient jamais. Les piles de troncs et de livres fumaient encore. Je creusai devant la porte. Et au milieu de la matinée, une visite tout à fait inattendue.
Batís était l'image parfaite du chasseur sibérien, volumineux et farouche. Il portait un bonnet en feutre pourvu de grandes pattes pour les oreilles et un manteau cousu de très gros fils, de nombreuses boucles. Les courroies lui sanglaient la poitrine. Il portait son fusil et une sorte de harpon accroché dans le dos. Il avançait progressivement mais très sûr de lui, avec une indolence d'éléphant, le pas lourd. Je ne peux évidemment pas dire que je fus réjoui de le voir. J'étais dans le trou jusqu'au torse. Je cessai de creuser.
— Agréables, n'est-ce pas ? Je veux parler des faces de crapaud, ajouta-t-il, presque avec sympathie.
Et il ajouta d'un air neutre, avec un soudain changement de ton :
— Je croyais que vous seriez déjà mort.
Je contins une réaction agressive. J'avais besoin de cet homme, et en réagissant de façon passionnelle je ne ferais qu'étouffer les manœuvres diplomatiques.
— Prenez, dit-il en me tendant un petit sac contenant des haricots. Vous pouvez aussi utiliser la fontaine.
Il employait le ton avec lequel on s'adresse aux agonisants : tout leur accorder à l'exception de la vérité.
— J'ai besoin d'un peu plus que d'un sac de haricots, Batís, dis-je, toujours à l'intérieur du trou. Le phare, Batís, le phare. A l'extérieur du phare, je suis un homme mort.
— Cette nuit il va pleuvoir, fit-il en regardant le ciel. Mauvais. La pluie perturbe les faces de crapaud.
— Soyez raisonnable, protestai-je, la faiblesse mentale sur les lèvres. Quel sens cela a-t-il que nous nous battions en solitaires ? Quand ils sont entourés de prédateurs, la cause des hommes n'en fait qu'une.
— Prenez toute l'eau que vous voudrez ; elle est pour vous, vraiment. Et les haricots. J'ai aussi du café. Du café ? Vous voulez du café ? Bien sûr, que vous en voulez. Vous avez besoin de café, beaucoup de café.
— Pourquoi me rejetez-vous ? Vous devriez juger mes intentions, pas ma présence.
— Votre présence indique vos intentions. Vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne comprendrez jamais.
— La question, dis-je, est de savoir si nous pouvons nous comprendre.
— La question, dit-il, est que je suis plus fort.
Je ne pouvais pas le croire. Je me mis à crier :
— Laisser mourir revient à tuer ! Vous êtes un assassin ! déclarai-je. Un assassin ! Tous les tribunaux du monde vous condamneraient. Par action ou par omission, vous me jetez dans la fosse aux lions. Vous vous protégez dans votre phare et vous contemplez le spectacle comme un patricien au Colisée. Vous êtes satisfait, Batís ? grognai-je, de plus en plus indigné.
Il se mit à genoux. De la sorte, nos têtes se trouvaient à la même hauteur. Il croisa les doigts et s'éclaircit la voix. Mes protestations ne l'avaient pas affecté.
— Une autre personne ne tiendrait pas dans le phare. C'est comme ça. Je n'attends pas que vous le compreniez, simplement que vous l'acceptiez.
Il fit une longue pause sans oser me regarder de ses petits yeux mongols. Puis :
— Hier j'ai entendu des coups de feu. Je me demande si notre armement est compatible…
Il n'acheva pas sa phrase, il me laissa deviner moi-même le reste. Il résistait sur l'île depuis beaucoup plus longtemps que moi et devait commencer à manquer de cartouches. C'était le comble de la bassesse. D'un côté il se désintéressait de ma vie, de l'autre, il me demandait des munitions pour défendre la sienne. Et tout cela en échange d'un petit sac de haricots. Je lui lançai une pelletée de terre au visage :
— Prenez ça ! C'est assez compatible pour vous ? Criminel !
Je sortis du trou. J'envoyai en l'air le seau et les haricots en donnant un coup de pied dedans. Ce geste le déconcerta plus que n'importe quel argument.
— Je ne cherche pas la violence ! Même si vous ne me croyez pas, je ne vous souhaite aucun mal. Je ne suis pas un assassin, déclara-t-il, mais en même temps il prit le harpon dans son dos.
Il ne me menaçait pas clairement, il le tenait des deux mains, entre lui et moi. « Hors d'ici, hors d'ici », criai-je, tendant le bras, de la même façon que l'on expulse les pauvres d'un restaurant onéreux. Mais il ne partait toujours pas. Pendant quelques brefs instants, il se tint sur la défensive, sans renoncer à son objectif. « Hors d'ici, tortue humaine, hors d'ici », l'insultais-je, tandis que je marchais résolument vers lui. Batís reculait lentement, sans me tourner le dos. Je n'étais personne, juste un obstacle entre lui et les balles. Il comprit qu'il ne parviendrait pas à ses fins. Il se retourna et s'en alla avec une indifférence absolue.
— Un jour vous paierez ! Vous paierez pour tout ça, Caffó ! le maudis-je quand il n'avait pas encore disparu dans la forêt. Mais il ne prit même pas la peine de me répondre.
Maintenant j'étais sûr qu'ils n'attaquaient que de nuit. Batís avait emporté ses armes, certes, mais plus pour se défendre de moi que des monstres. Dans le cas contraire il ne se serait pas promené aussi impunément sur l'île. Malheureusement, ces certitudes me venaient trop tard. Je craignais que mon premier repos ne fût mon dernier sommeil. Qui m'assurait que je me réveillerais le soir ? Qui m'assurait qu'une fois que j'aurais capitulé je ne tomberais pas dans un sommeil fatal ? J'avais aussi peur des monstres que de l'absence de défense. Et, cependant, tout au long de la journée, je fus vaincu par des moments de faiblesse. On ne peut pas dire que j'aie dormi. C'était une somnolence narcotique. Plus proche du delirium tremens que de l'onirisme à proprement parler. Devant moi, à la frontière de la conscience, m'apparut un mélange de visions, de souvenirs, de mirages et d'hallucinations dépourvus de sens. Je vis une petite partie du port d'Amsterdam, ou de Dublin, je ne sais pas. Des taches de goudron flottaient à la surface de l'eau, qui tombait sur les pieux en bois et sonnait creux. Je me vis dans la maison sur l'île. Un démon à figure humaine dormait dans mon lit ; je tendais une main et pouvais presque le toucher du bout des doigts. Je me réveillais, plus ou moins. Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir. Que vont-ils me faire ? Que vont-ils me faire ?
Troisième nuit blanche. Combien de temps un homme peut-il vivre sans dormir ? Comme l'avait annoncé Batís, il plut des cordes. Coups de tonnerre et éclairs. La première couche de nuages était très basse. Au-dessus, des explosions blanches, vastes comme des lacs, éphémères comme des allumettes que l'on craque. Les coups de tonnerre résonnaient comme des services de table de mille assiettes brisées à coups de marteau. Des judas, je pouvais voir la surface de la mer en ébullition. L'horizon nocturne resplendissait de volées de cuirassés qui livraient des batailles navales. Les éclairs perforaient le ciel et tombaient avec une verticalité fragile et perdue.
Ensuite, la pluie dégénéra en un rideau opaque. La visibilité extérieure se réduisit à quelques mètres, à quelques centimètres. L'eau rebondissait contre le toit en ardoise. Les gouttières la conduisaient vers les pentes d'où elle tombait en bruyantes cataractes. Cette fois, je ne les vis pas arriver. Soudain, la porte se transforma en un tambour frappé par des douzaines de poings furieux. Elle retentissait si fort que les malles qui la renforçaient à l'intérieur, en barricade, tombèrent. Moi aussi. Je tombai à genoux. Un sort maléfique me faisait m'enfoncer, capituler. Le tremblement de terre affaiblissait la porte, de même que ma volonté de lutter.
Toute l'horreur du monde se concentrait dans cette porte convulsée. J'étais au-delà de la reddition, au-delà de la fatigue ; mais je n'étais pas encore au-delà de l'apathie, et je ne pouvais donc pas accepter paisiblement mon destin. Je n'entendais pas la voix des monstres.
Seulement la force de la pluie et des coups, les coups, se superposant les uns aux autres. Je pleurnichai à petites larmes, et tout en pleurant, pendant que je me mordais le poing, je savais, je constatais qu'aucune providence ne viendrait jamais me sortir de l’ile. La porte cédait. Je tremblais comme une feuille de laurier bouillant dans une marmite, j'allais exploser en morceaux d'un instant à l'autre. Paralysé, hypnotisé, j'étais incapable de détacher mes yeux de la porte. Et ce fut précisément à ce moment que se produisit un miracle, mais à l'envers.
Je n'avais plus besoin de salut, c'était inutile. D'ici peu, je serais de la charogne. Le miracle était que peu m'importait de mourir. J'étais mort, en fait. J'étais mort, donc, et en l'assumant, ma position de fœtus, dans un coin, me sembla inutile, qui plus est, ridicule. J'étais mort, mais je ne tremblais pas. J'étais mort, et avant de mourir il m'était donné de connaître l'essence de l'abîme. Parce que, que pouvait être cette porte secouée sinon l'idée pure de l'horreur ? J'avais si peu de forces que je me traînai par terre. Ma dernière volonté consistait à toucher cette porte du bout des doigts. Comme si le contact m'avait révélé une source de sagesse universelle, une connaissance diffusée de toutes parts, mais qui est à la seule portée de ceux qui obtiennent une audience dans les palais de lumière. Quelques centimètres m'en séparaient. Ma paume se tendait devant la porte comme s'il s'était agi d'un mur en verre. Mais à ce moment précis, à coups de poing, l'un des monstres élargit l'ouverture qui servait de judas. Son bras entra par le trou, tomba comme la queue d'un scorpion et m'attrapa par la cheville.
— Non !
En un clin d'œil, je passai de la spiritualité la plus élevée à l'animalité la plus primaire. Non, je ne voulais pas mourir. Je mordis la main à pleines dents, de toute la force de mes mâchoires, en y plantant mes incisives, brisai de petits os et déchirai la membrane qui unissait le pouce à l'index. Son propriétaire émit un cri de douleur long, très long, sans fin, mais il ne me lâchait pas. Je forçai avec mes mandibules, prenant appui sur les talons, jusqu'à ce que quelque chose cède. A cause de l'élan, mon crâne alla se cogner par terre. J'avais le visage et les cheveux couverts de sang bleu ; il me coulait sur le menton et dégoulinait sur mes coudes. Je me retournai comme un singe éméché, sans me relever. Après, longtemps après, je comprendrais que c'était moi qui produisais ces sons horripilants, les dents serrées. Mes mains palpèrent par hasard l'un des fusils. Je le chargeai comme l'aurait fait un aveugle, sans regarder où que ce fût. Les projectiles traversèrent la porte. Les balles creusaient des trous. Des copeaux couleur crème volaient à diverses hauteurs. Ils émettaient des cris de meute frustrée. La porte se transforma en passoire. Ils étaient partis, mais je continuais à tirer. La tempête s'éloignait. A l'aube, la pluie n'était qu'une bruine lente et sans substance. Avant l'arrivée de la lumière, je ne m'étais pas rendu compte que j'avais la bouche tendue, raide et pleine. Je crachai un demi-doigt et une membrane plus grande que les papillons du Brésil.
Le dernier éclair de cette nuit illumina mon intelligence. J'avais un millier de monstres contre moi. Mais, en fait, ce n'étaient pas mes ennemis, de la même façon que les tremblements de terre ne sont pas les ennemis des bâtiments, ils sont, simplement.
Mon unique ennemi portait un nom et s'appelait Batís, Batís Caffó. Le phare, le phare, le phare.