Je restai ivre trois jours et trois nuits. Peut-être davantage. L'alcool et le temps jouaient à cache-cache. L'ébriété ressemblait à un lieu où les événements tournaient en spirale. Et rien d'autre. Je buvais et vivais ainsi derrière le rideau, comme si la représentation ne devait jamais finir. Parfois, quand le soleil s'en allait, je tentais de défendre le balcon. Tout ce à quoi je parvenais était de m'endormir dans les vapeurs éthyliques. Le matin, j'avais les doigts d'un violet foncé. Un jour, le contact avec le fer de la gâchette faillit m'obliger à l'amputation de l'index. Je ne restais vivant que parce que les citaucas projetaient très soigneusement leur dernière attaque ; je ne vivais que grâce au respect acquis à coups de fusil. Quelle triste consolation.
Mais l'ébriété m'offrait plus d'avantages que d'inconvénients. Principalement la sensation que je désirais moins Aneris. Je l'habillai moi aussi, afin de m'épargner cette nudité éblouissante. Un pull en laine noire, rapiécé avec de grands morceaux de toile de sac. Les manches étaient plus longues que ses bras, et le vêtement la couvrait jusqu'aux chevilles. Quand elle était près de moi, parfois, je lui donnais des coups de pied sans quitter ma chaise.
Mais quelles prétentions infructueuses. Mes railleries n'affirmaient qu'un pouvoir faux, plus fragile que celui d'un empire défendu par des murailles de fumée ou des petits soldats de plomb. Quand j'étais trop ivre, ou pas assez, tous les artifices s'effondraient. Elle ne s'opposait pas à mes attaques. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Plus je feignais une domination absolue, plus mes misères transparaissaient. Chaque fois que je la possédais, cela confirmait que je vivais dans un pénitencier, avec des déserts en guise de barreaux. Pourvu que la seule concupiscence me guide. La plupart du temps, avant que rien ne fût consommé, des pleurs pathétiques m'interrompaient. Oui, ce furent plus de trois jours d'ivresse, beaucoup plus.
Le dernier de ces matins, Aneris eut l'audace de me réveiller. Elle tirait un de mes pieds de toutes ses forces, mais elle parvint tout juste à me faire ouvrir un œil. Sous la chair de mon nez s'était installée une douleur qui m'était maintenant familière, conséquence de mes excès avec le gin. Je respirais le sucre. Même à demi inconscient, je fus capable de faire un calcul : l'ignorer supposerait en moi moins d'incommodité que l'effort de la repousser. Mais elle insista, cette fois en me tirant les cheveux. La douleur se confondit avec la rage et je tentai de la frapper, encore aveugle. Elle m'esquivait avec de petits bruits de télégraphe excité. Je lançai une bouteille contre ses formes agitées, puis une autre. A la fin, elle s'enfuit par la trappe et je tombai dans une de ces somnolences si amères et si désagréables.
Je ne pouvais dormir ni me réveiller entièrement. Combien de temps perdis-je dans cet état diminué ? Mon cerveau était une place publique couverte de prophètes et de démagogues. Les idées claires se mêlaient à des futilités inimaginables, sans aucune hiérarchie, et je ne pouvais discerner les unes des autres. Peu à peu le raisonnement, élémentaire, s'imposa, selon lequel Aneris devait avoir des motifs très sérieux pour déranger un ivrogne si irascible.
L'aube pointait au balcon avec une timidité intelligente, comme si le soleil avait découvert l'île pour la première fois. Maintenant je pouvais les entendre, à l'intérieur du phare, en bas. Une cacophonie de sons qui gravissait l'escalier. La partie de moi qui résistait le plus était la bouche. Elle enchaînait des mots comme un moribond : fusil, cadenas, Bengale. Mais je ne fis rien. Je pouvais simplement regarder la trappe, soumis à une étrange hypnose.
Un bras ouvrit la trappe. Deux galons dorés sur un revers de manche. Ensuite apparut une casquette de capitaine portant les insignes de la République française. Puis des yeux qui n'avaient rien d'amical, aux idéaux intolérants, un nez long et charnu flanqué de deux pattes blondes, longues également. La bouche fumait un havane. L'individu entra sans prêter particulièrement attention à ma personne. Il était à l'intérieur de la pièce quand une bouteille qu'il portait dans la poche de son caban le fit taire. Il résolut la question en bramant :
— Technicien en signaux maritimes ! Peut-on savoir pourquoi vous ne répondez pas quand on vous appelle ? Que s'est-il passé sur cette foutue île ? Quelle a été la catastrophe ? Un tremblement de terre ? Je croyais que ce n'était pas une région sujette aux séismes.
Il portait une barbe de trois jours qui l'enlaidissait. La casaque bleutée avait été attaquée par une légion de rongeurs, comme s'il n'avait pas fait escale depuis des années dans un port pour remplacer ses vêtements. Dans l'ensemble, son aspect était celui d'un déserteur de la marine qui a opté pour la piraterie. L'équipage empestait le désinfectant de caserne et bien pis. C'étaient des marins des colonies, pour la plupart asiatiques ou métis. Chacun avait une peau différente, aucun uniforme régulier, et cela leur donnait un air de mercenaires. Ils ne comprendraient jamais la commotion que suscitait en moi leur simple présence. Cela faisait plus d'un an que je vivais isolé du monde ; mes sens s'étaient habitués à la répétition. Et soudain des douzaines de visages, de voix criardes, d'odeurs oubliées, m'inondaient. De leur propre initiative, ils se mirent à fouiller la pièce dans le but de la mettre à sac. Parmi eux il s'en détachait un, très jeune, d'origine indubitablement sémite, avec des cheveux bouclés noirs et des lunettes à monture métallique. Il s'abstenait de toute ambition. Ce n'était pas un marin et il était mieux habillé que les autres. Des vêtements de bureau, peu, voire pas du tout, adaptés à la vie maritime. Une chaînette qui disparaissait dans la poche de son gilet suggérait une montre cachée. Les autres présentaient ces traits que l'exercice constant de l'indiscipline imprime sur le visage. Le juif, en revanche, avait l'air doucereux de qui a lu trop de livres inconsistants. Il toussait beaucoup.
— A qui ai-je l'honneur ? Quel est votre grade ? m'interrogea le capitaine. Muet, blessé, malade, vous ne me comprenez pas ? Quelles langues comprenez-vous ? Comment vous appelez-vous ? Répondez ! Êtes-vous devenu fou ? Bien sûr, fou…
Il s'interrompit pour renifler l'air.
— D'où vient cette puanteur ? Si les poissons transpiraient ils auraient cette odeur, que l'on retrouve dans toute la maison.
Quelques marins se mirent à rire. Ils se moquaient de moi. Ils avaient découvert qu'il y avait fort peu à voler et me consacraient maintenant davantage d'attention. Le juif feuilletait quelques papiers officiels et très abîmés, et tout en les lisant il dit :
— Avant de quitter l'Europe, j'ai demandé au ministère une copie de l'enregistrement international des destinations d'outre-mer. Ici figure un certain Caffó, Batís Caffó, il leva la tête, hésitant. C'est ce qu'il semble.
— Caffó ? Technicien en signaux maritimes Caffó ? demanda le capitaine.
— Je le suppose, mais je n'en suis pas sûr, reconnut le juif, ajustant ses lunettes. Sur la liste publique, c'est le seul nom qui figure. Mais on ne précise ni la nationalité ni le poste. Il n'y figure même pas l'organisme qui l'a envoyé, quand et avec quelle mission précise. On dit juste qu'il était affecté sur cette île. La faute en incombe à la compagnie maritime, qui se réserve le droit de transmettre aux administrations publiques la liste des techniciens expatriés. Elle le fait de mauvaise grâce et mal. A mon retour, je me plaindrai. Cette politique ne porte préjudice qu'à ses employés. C'est-à-dire, à moi. On croit rêver ! Tous les pays se communiquent les données des stations internationales, et en revanche la compagnie occulte les noms qui lui conviennent. Et nous parlons d'un misérable observatoire météorologique !
Mais les intérêts du juif et du capitaine divergeaient, il s'agissait d'une alliance provisoire. Le capitaine était un homme pratique. Les détails ne l'intéressaient pas, et il insista :
— Technicien en signaux maritimes Caffó : cet homme vient remplacer le précédent climatologue.
« Mais nous ne savons pas où il se trouve. Si vous ne nous fournissez pas une réponse satisfaisante, nous devrons en déduire que vous êtes le responsable de sa disparition. Vous comprenez de quoi vous êtes accusé ? Répondez ! Répondez, nom de Dieu, répondez ! La maison du climatologue est voisine du phare et nous sommes sur un îlot. Vous devez bien savoir ce qu'il est devenu ! Vous croyez que ces trajets sont une partie de plaisir ? J'ai quitté l'Indochine pour Bordeaux, mais la compagnie m'a obligé à me dévier de mille milles nautiques pour aller chercher un homme. Un seulement. Et maintenant je ne le trouve pas. Ici, précisément ici, une île où il y a moins de terre que sur un timbre-poste ! »
Il me regarda avec fureur, espérant que l'énergie de ses yeux ou le silence soutenu m'obligerait à parler. Il n'obtint ni l'un ni l'autre. Il fit un geste de reddition de la main. Une bonne part de son autorité se basait sur la relation qu'il entretenait avec son cigare. Il rejeta une fumée si dense qu'on aurait pu la mâcher. Il s'adressa au jeune juif :
— Les silences accusent leurs propriétaires. Je vous emmènerai pour vous faire pendre.
— Les silences peuvent également être une grande défense, dit le jeune homme, qui feuilletait un livre. Rappelez-vous, capitaine, que vous avez reçu la mission de me transporter parce que le bateau qui devait m'emmener a subi les effets de ce typhon. Nous avons pris des mois de retard. Qui sait comment le précédent climatologue a supporté la solitude ? Et s'il est survenu un malheur, cet homme ressemble davantage à un témoin qu'à un responsable.
Soudain, le capitaine reporta son attention sur un marin asiatique qui fouillait encore des caisses.
Avant que le marin ne s'en rende compte il avait déjà reçu trois coups de poing dans la nuque. Le capitaine lui prit un étui à cigarettes qu'il avait volé. Il l'examina sévèrement, sans ôter le cigare de ses lèvres, et le fit disparaître immédiatement dans les profondeurs de son caban. Le garçon juif ne se troubla pas. Il devait avoir l'habitude de ce genre de scènes. Il me dit, très cérémonieux, me tendant l'ouvrage de Frazer :
— Vous n'avez eu aucune autre lecture pendant tout ce temps ? Vous devez savoir que la république des lettres a changé de cap. On s'en tient maintenant à des principes intellectuels plus élevés.
Non. Il se trompait. Rien n'avait changé. Il n'y avait qu'à regarder ces hommes sales, qui envahissaient le phare comme une horde de clients d'une maison de passe. Des hommes qui, tandis qu'il lui parlait des sommets de l'intellect, salissaient et dégradaient tout ce qu'ils touchaient. Il me regardait moi, un homme qui ne craignait pas d'être pendu, qui redoutait beaucoup plus de vivre avec ces hommes. Un homme qui avait préféré l'exil au désordre, et qui ne serait plus capable de résister au voyage en sens contraire. Pauvre garçon. Il débordait de suffisance. Si j'avais eu une balance, je l'aurais mis au défi de placer tous ses livres sur un plateau et Aneris sur l'autre.
Naturellement, les menaces du capitaine étaient pure vanité. Je n'étais qu'une gêne et fus traité comme telle. A un moment donné, il enleva sa casquette et se mit à crier. Il fustigeait ses hommes à coup de casquette dans un mélange de français et de chinois, ou une autre langue, et avant que je m'en rende compte ils étaient partis. Je les entendis dans l'escalier du phare. Les ordres, les imprécations et les insultes se mêlaient allègrement et à parts égales. Ensuite, rien. Ils étaient partis comme ils étaient venus. La mer était plus agitée que d'habitude ; quelques vagues frappaient le phare avec un bruit de pierres s'entrechoquant. D'autres faisaient penser au rugissement d'un lion. Beaucoup de gens ont vu un fantôme, mais, moi, j'avais l'impression d'être le premier à qui tout un groupe rendait visite. Ou peut-être était-ce moi le fantôme.
Je ne quittai pas le balcon de la journée. L'objet réel de mon attention était ma propre curiosité. Il y avait si longtemps que je n'avais pas vu un groupe d'hommes, que tous les mouvements me semblaient insolites. Avant de partir, ils réparèrent la maison du climatologue. Ils s'exécutaient à contre cœur, sur injonction du capitaine. Quand le vent m'était favorable, je pouvais entendre le bruit des outils et la voix furibond de l'homme. Mais il ne le faisait pas de bonne grâce lui non plus. Ses imprécations étaient trop théâtrales, un compromis entre sa charge et son désir de s'embarquer le plus vite possible. Je vis une petite colonne de fumée, des silhouettes humaines également. Maintenant le capitaine, plutôt que fumer, buvait. Il écoutait à peine ce que le jeune juif lui suggérait. Il buvait directement au goulot, tournant le dos au juif quand celui-ci se faisait trop insistant. Il voulait partir.
Que sont nos sentiments ? Des nouvelles qui nous parlent de nous-mêmes. Les chaloupes abandonnèrent la plage avant la nuit, et je n'éprouvais rien, rien, pas même de la nostalgie. Le bateau se perdait à l'horizon. De la cheminée de la maison du climatologue sortait de la fumée. Derrière moi, la trappe s'ouvrit avec un grincement. Je n'avais pas besoin de me retourner pour savoir que c'était elle. Savoir où elle s'était cachée pendant ce temps.
Je me remis en mangeant des fèves en boîte. Je claquais la langue et Aneris m'obéissait immédiatement. Elle débarrassa la table et se déshabilla à toute vitesse. A sa manière, elle était contente. Je suppose que l'ivresse avait constitué un imprévu perturbant. Mais non. J'étais là, fidèle et sans exiger d'elle davantage qu'elle ne voulait m'en donner. Je me déshabillai moi aussi. J'ôtais mon dernier pull-over quand elle changea d'attitude. Elle fait une moue électrique. Elle s'assied les jambes croisées. Elle chante en parlant, ou parle en chantant.
Mon sang circulait à nouveau dans mes veines. Assurer le blindage de la porte, allumer les lumières du phare, répartir les rares munitions qu'il me reste. Je veux avoir un feu de Bengale près de moi, mon Dieu, il m'en reste si peu. Tout est en ordre ? Oui et non. Tout était en ordre, oui. Les choses étaient si bien ordonnées qu'elles n'avaient plus besoin de moi.
Les citaucas envahirent l'île simultanément par les côtes est et ouest. Il s'agissait de deux petits groupes qui se réunissaient dans la forêt avant l'assaut. Ils s'approchèrent du feu, par petits sauts. Parfois, les projecteurs éclairaient une paire d'yeux. Certains étaient d'un vert métallique. En les visant, il me revint en mémoire un vieux manuel de lutte de la guérilla : « Les insurgés n'attaqueront une position fortifiée qu'en cas de supériorité en nombre et de nuit, toujours, particulièrement en cas d'armement inférieur. Et s'ils peuvent choisir entre deux positions ennemies, ils opteront toujours pour la moins fortifiée. » Cela peut sembler relever du pur sens commun, mais les guérilleros par vocation ont besoin de grandes leçons de sens commun.
Ils s'évanouirent, et une minute plus tard on hurlait à l'autre bout de l'île. L'ordre des choses ne réclamait plus cet homme — ma personne —, qui nettoyait tranquillement son fusil en entendant des coups de feu. Cet homme qui faisait la sourde oreille tandis qu'un autre humain luttait pour sa vie, là-bas, au tournant. Et à y bien regarder, qu'aurais-je dû faire ? Informer le capitaine français que des milliers de citaucas nous assiégeaient ? Sortir du phare, en pleine nuit ? Je comptai au moins neuf coups de feu. La seule pensée qu'il me vint à l'esprit fut qu'il devrait être interdit de gaspiller des munitions de façon aussi stupide.
Le lendemain je me rendis à la maisonnette. Un brouillard très épais ne me permit pas de le voir avant de me trouver presque devant la porte. D'après ce qu'on pouvait constater, il était à peu près vivant. Les cheveux emmêlés, les yeux gonflés. Il était encore habillé comme un agent d'assurances. L'île n'avait jamais vu de vêtements moins adéquats. S'il m'était resté des vestiges du sens de l'humour, j'aurais ri. Chemise blanche et sans boutons, veste noire, pantalon noir froissé et abîmé par la bataille. Une cravate lâche lui pendait même autour du cou. Un de ses verres de lunettes s'était fendillé, formant une toile d'araignée, ses chaussures étaient salies par la boue. En une nuit, il était passé de la condition de petit-bourgeois à celle de paria sans patrie. Dans sa main droite il tenait un revolver qui fumait encore. Cette petite arme, paradoxalement, ne faisait que souligner son absence de défense. Il trotta vers moi dans le brouillard :
— Monsieur Caffó, grâce à Dieu ! Je croyais ne plus jamais revoir un être humain.
Je ne dis rien, ce n'était qu'un fantôme de chair. Pendant que je fouillais dans la maison, il me suivit comme un petit chien. Chez certaines personnes, le fait d'être exposé à l'abîme provoque un bavardage compulsif. Il était volubile, je ne l'écoutais pas. Les deux caisses de munitions se trouvaient sous de grands sacs de légumes. Elles avaient la forme de petits cercueils. Avec un levier métallique, je fis sauter le couvercle de la première et il se produisit un silence, comme si l'on avait ouvert un sépulcre. Je fouillai dans les balles.
— Oh mon Dieu ! dit-il, s'agenouillant à côté de moi. Il y a certainement un fusil dans une autre caisse. Le règlement oblige les climatologues expatriés à maintenir un arsenal minimum. Hier après-midi, je m'en suis souvenu. Je ne pouvais penser à rien. Heureusement que je portais sur moi ce revolver destiné à me protéger des sodomites du bateau. Qui aurait imaginé que cette île était la résidence du diable ?
— On ne sait jamais où l'on peut se retrouver. Nous devrions connaître nos bagages déclarai-je.
— D'accord. Vous avez bien employé les vôtres…
Et il ajouta d'une petite voix timide :
— Sinon, vous ne seriez pas en vie.
Il avait raison. Ce qui ne m'empêchait pas de me sentir vaguement offensé. Je ne quittais ri des yeux ni des doigts les balles en cuivre :
— Maintenant il s'agit pour vous de bien le employer aussi. Moi, de mon côté, je ne vois aucun inconvénient à vous céder la moitié de l'île. Vous avez deux boîtes de munitions. Cela ne vous dérangera certainement pas que j'en garde une.
Il cligna des yeux sans comprendre. Il se leva. Il referma le couvercle d'un pied. Il faillit me pincer les doigts.
— Emporter les munitions au phare ? Mais de quoi parlez-vous ? C'est moi, que vous devez emmener !
Il avait changé de ton. Je l'examinai pour la première fois. C'était l'un de ces hommes qui meurent l'espoir aux lèvres.
— Vous ne pouvez pas comprendre, dis-je. Ici, tout est trouble.
— J'ai déjà pu le constater ! Des profondeurs troubles et pleines de requins avec des pattes !
— Effectivement, vous ne me comprenez pas.
Je le saisis par le cou d'une main et le traînai sur la plage. Je n'étais pas tellement plus fort que lui, mais il était décontenancé et mes muscles étaient entraînés par la mécanique de l'île. Des deux mains, je lui tournai la tête en direction de la mer.
— Regardez ! bramai-je. Cette nuit, vous avez dû les supporter, n'est-ce pas ? Maintenant regardez bien : un océan tout entier. Que voyez-vous, en dessous ?
Il gémit quelque chose et tomba sur le sable comme un pantin. Il se mit à pleurer. Je devinais ce qu'il avait vu. Bien sûr. S'il avait été capable de voir autre chose il ne serait jamais arrivé sur l'île. Un vent glacé balayait le brouillard. Le soleil était plus bas que je ne le pensais. Il cessa de pleurer :
— Depuis que je suis arrivé sur cette île, je ne comprends rien. Mais le fait est que je ne veux pas mourir ici — il ferma le poing. Je ne veux pas.
— Eh bien partez, répliquai-je. Ce phare est un mirage. A l'intérieur, vous ne trouverez aucune sécurité. N'y entrez pas. Allez-vous-en, rentrez chez vous.
— M'en aller ? Comment voulez-vous que je m'en aille ?
Il ouvrit les bras :
— Regardez autour de vous ! Vous voyez un bateau quelque part ? Nous sommes sur la dernière marche de la planète.
— Ne croyez pas au phare, insistai-je. Les hommes qui arrivent ici ont perdu la foi et s'accrochent aux mirages. Mais personne n'a jamais embrassé aucun mirage.
Je changeai de ton :
— Si vous aviez la foi, vous marcheriez sur les eaux et repartiriez à l'endroit d'où vous êtes venu.
— Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ? Ou est-ce que je parle à un dément ?
— Vous avez passé une nuit ici et vous me traitez encore de fou ? J'étais perclus de douleurs. Je suis fatigué.
Je m'assis sur une pierre. Il me regarda, halluciné. Je n'avais agi qu'en ventriloque, mes chaînes m'empêchaient de croire à ce que je venais de dire. A mon étonnement, cependant, ses yeux devinrent deux points d'une lucidité abrupte. Il ne cillait pas. Il se leva avec une énergie sauvage. Il ôta ses chaussures. Il remonta son pantalon avec des gestes secs. Il ôta sa veste et ses petites lunettes.
Oui, il allait vers l'eau. Sans doutes, sans hésitations. Je voyais le dos de ce garçon novice et décidé, et une inspiration s'empara de moi. Il s'arrêta à la frontière imprécise entre la mer et la terre. Une vague plus longue que les autres lui lécha les pieds ; je sentis moi-même un frisson de froid, qu'un fil invisible me transmit. J'hésitai. Et s'il partait ?
Le fusil me tombait des mains. Je ne pouvais pas le croire. Il marchait vraiment sur les eaux. Il faisait un pas, un autre, et la mer lui soutenait les pieds comme un pont liquide. Il partait, abolissait le phare, les vices qui fondaient notre guerre. Il avait compris qu'on ne discute pas avec les mirages, on les évite. Il détruisait toutes les passions, toutes les perversions, parce qu'il renonçait à elles dès le départ. Ce garçon était les paupières du monde : encore quelques pas et nous allions tous nous réveiller de ce cauchemar.
Il se tourna vers moi, indigné :
— Qu'est-ce que je suis en train de faire, bon sang ? cria-t-il, les bras grands ouverts. Vous croyez que je suis Jésus ?
Et il rebroussa chemin. Une fois sur la terre ferme, son esprit était déjà celui d'un combattant. Il voulait lutter jusqu'au bout. Il parlait des « requins-hommes », d'empoisonner les vagues avec de l'arsenic, de couvrir la côte de filets parsemés de coquilles de moules brisées, qui serviraient de couteaux, de mille stratégies mortifères. Je m'approchai de l'eau. Deux doigts au-dessous de la surface, on pouvait voir des récifs plans, sur lesquels il avait marché.
Je m'assis sur la plage, étreignant mon fusil comme un nouveau-né. Je me laissai tomber à la renverse. Mon dos rencontra un matelas de sable. Le monde était définitivement un lieu prévisible et sans nouveautés. Je me posai une de ces questions auxquelles nous répondons avant de les énoncer : où pouvait être mon triangle, où ?
Le soleil déclinait.