11 janvier
D'après un philosophe japonais, peu de gens apprécient l'art de la guerre. Batís Caffó en fait partie. La nuit il fait la guerre, le jour il fait l'amour. Il est difficile de savoir laquelle de ces deux activités le passionne le plus. Il a découvert des pièges à loups dans mes bagages. Des fers cruels comme des mâchoires de requin. Avec enthousiasme, il a posé les pièges à distance d'une cible sûre. Attaque nocturne modérée. Quelques monstres ont été pris, il les a tués à coups de fusil — c'était inutile si l'on suit au pied de la lettre sa doctrine d'économiser les munitions. Au matin, il est allé relever les pièges. Un désir inavoué d'obtenir des trophées le guidait. Cependant, les monstres, dans leur véhémence Carnivore, avaient emporté les cadavres, et avec eux les pièges. Il en a conçu de la frustration.
13 janvier
Pour développer la pensée de Musashi : le bon combattant ne se définit pas par la cause qu'il défend, mais par le sens qu'il sait tirer de la lutte. Malheureusement, cet aphorisme n'a aucune valeur au phare.
14 janvier
La nuit, à la première heure : ciel inhabituellement dégagé. Fantastique spectacle d'étoiles et d'étoiles filantes. Je suis ému aux larmes. Réflexion sur la latitude et l'ordre stellaire. Je me trouve si loin de l'Europe que la place des constellations au firmament est différente et que je ne les reconnais pas. Mais il n'y a aucun désordre, acceptons-le ; le désordre n'existe que dans la mesure où nous sommes incapables de reconnaître des ordres et des positions différents. L'univers n'est pas susceptible de désordre, nous, si.
16 janvier
Rien. Aucune attaque.
17 janvier
Rien.
18 janvier
Rien. Où sont-ils ?
En été, les nuits étaient très courtes. Maintenant, elles avancent inexorablement vers l'hiver, c'est-à-dire vers l'obscurité. Puisque les attaques sont toujours nocturnes, et que l'obscurité s'étend chaque jour davantage, qu'arrivera-t-il lorsque les nuits dureront vingt heures voire davantage ?
26 janvier
Dans les dimensions réduites de notre île, le regard érode les objets. Il a parcouru mille fois toutes les surfaces. Nous parlons des domaines du phare comme d'une province. Chaque recoin possède son nom, chaque arbre, chaque pierre. Une branche aux formes particulières est immédiatement baptisée. Ainsi, les distances transforment leur essence. Si quelqu'un nous entendait, il penserait que nous parlons de lieux lointains, mais tout ce qui existe est à deux pas.
Le temps devient relatif lui aussi. Une goutte suspendue au fil d'une toile d'araignée peut mettre des lustres à tomber ; parfois, en revanche, je bats des paupières et une semaine s'est écoulée.
19 janvier-25 janvier
L'été austral s'éteint avec timidité, mais une timidité d'apothéose. Aujourd'hui, j'ai vu un papillon. Il s'est promené dans un vol vagabond, indifférent à notre calvaire. Caffó a tenté de l'écraser avec une de ses grosses mains, quoique sans grand intérêt. Cela aurait été un crime, le froid progresse et je sais que nous n'en reverrons pas d'autre. Mais il serait impossible d'en discuter avec une personne telle que lui.
A ce sentiment nous pourrions ajouter une réflexion moins philosophique et plus inquiétante.
27 janvier
Je ne peux empêcher l'acoustique particulière du phare de me transmettre des murmures erotiques. Généralement, Bâtis choisit la dernière heure de la nuit pour commencer, quand je me retire du balcon et de son appartement. Il peut prolonger cette activité pendant deux, trois, voire quatre heures. Ses gémissements se succèdent avec une régularité sténographique. Il gémit comme un homme assoiffé qui traverse le désert, une agonie monotone. Je crois parfois qu'il serait capable de soutenir ce rythme syncopé pendant des jours.
Curieuse polyorgasmie de la mascotte. Je peux suivre l'excitation permanente, les spasmes qui s'accélèrent et le climax qui couronne l'ensemble. Toutes les quatre-vingt-dix secondes, au maximum, l'effervescence explose en des cris volcaniques, longs, très longs, soutient le plaisir pendant vingt secondes entières et, au lieu de décroître, recommence. Indifférent, Batís l'assaille régulièrement, jusqu'à ce que le plaisir s'éteigne dans un blasphème.
28 janvier
Notre régime alimentaire inclut des crabes. En Europe, personne n'en voudrait. Ils ont une carapace très épaisse et, dessous, beaucoup de graisse et peu de chair. Mais nous nous en contentons, et avec plaisir, comment faire autrement. Au début — j'étais si naïf — l'île me vit faire de petits sauts ridicules sur les récifs de la côte. Les crabes m'évitaient facilement, se cachant dans les crevasses. Les vagues s'abattaient sur les concavités des rochers, dans un bruit sourd, et l'écume m'aspergeait. C'était plus dangereux qu'amusant. Je voulais juste alimenter le garde-manger du phare, mais l'eau froide me raidissait les doigts. Il y avait longtemps que je n'avais pas autant blasphémé. Par chance, Batís passait par là et me dit :
— Vous avez l'air d'une chèvre boiteuse, Kollege.
Il se dirigeait vers la forêt, la hache sur l'épaule. La mascotte allait derrière lui. D'un claquement des lèvres, il lui donna un ordre. Elle se glissa entre les pierres comme un serpent. Elle péchait des crabes avec une facilité insultante. Elle arrachait aussi une variété de moules qui adhéraient si fort à la roche que je n'avais même pas essayé d'en prendre, parce que j'étais sûr qu'il me faudrait un ciseau et un marteau. Elle se contentait de ses ongles. Je n'avais qu'à ouvrir mon panier. Parfois, avant d'y lancer un crabe, la mascotte lui arrachait une patte et l'avalait tout entière.
Mon apport au régime alimentaire du phare est une variété de champignons comestibles que j'ai découverte dans la forêt. Ils s'accrochent à l'écorce des arbres, comme les moules aux rochers, et j'ai besoin d'un couteau pour les détacher. Ils ne doivent pas présenter une grande valeur nutritive, mais je les arrache quand même. Je broie aussi les racines de certaines plantes de la forêt jusqu'à les réduire en une pâte de vitamines.
Comme Batís est un homme silencieux et absorbé dans ses pensées, le dialogue suivant mérite d'être retranscrit :
— Comment savez-vous que ce ne sont pas de mauvaises herbes ? demanda-t-il, regardant avec méfiance le sirop qui sortait des racines après que j'eus mélangé la pâte à du gin.
— Les herbes, comme les personnes, ne sont ni bonnes ni mauvaises ; elles sont différentes, répliquai-je, en buvant une gorgée. Elles nous sont connues ou inconnues, c'est tout.
— Le monde est plein de gens mauvais, très mauvais. Seule une personne candide peut croire en la bonté humaine.
— Que les individus puissent être meilleurs ou pires par nature n'est pas la question. Le problème est de savoir si, une fois réunis, la société qu'ils forment est bonne ou mauvaise. Et le décompte global des hommes ne dépend pas de l'inclination du caractère. Imaginez deux naufragés, deux individus particulièrement détestables. Séparément, ils peuvent être odieux. Mais, une fois ensemble, ils opteront pour la seule solution viable : s'allier afin de construire le meilleur endroit pour y vivre. Qui s'intéresse à leurs défauts particuliers ?
Mais j'ignore s'il m'écoutait. Il avala le mélange et dit :
— En Autriche, nous avons du schnaps. Je préfère ça au gin.
Nous péchions également. Bien avant mon arrivée, Batís avait déjà installé toute une batterie de cannes à pêche sur la côte sud, sur des rochers qui se projetaient comme de petits isthmes bordés d'eau sur trois côtés. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, notre problème n'est pas la rareté des proies, mais leur excès. Les poissons de ces latitudes sont tout à fait stupides, c'est-à-dire qu'ils n'ont aucune expérience des hameçons. Mais ils sont si grands et si forts qu'ils peuvent emporter la canne tout entière. Pour les en empêcher, Batís les a fichées fermement entre les pierres, comme des pieux. Il a conçu et fabriqué une ligne renforcée et des hameçons qui ressemblent à des pattes de poulet, avec trois crochets. Malgré cela, des cannes à pêche disparaissent régulièrement. Le lendemain, on peut encore les voir, entraînées par le courant. Perdre ce matériel provoque en nous des poussées de haine que nous ne savons contre qui diriger. Quoi qu'il en soit, nous devrions reconnaître que l'île permet une autarcie alimentaire. Les provisions que j'ai apportées complètent et améliorent notre régime, mais nous n'en dépendons pas.
29 janvier
Ma journée de travail quotidien. A l'aube, j'abandonne ma garde sur le balcon. Je me défais de mon armement et m'étends sur le matelas, souvent tout habillé. Ma conscience s'éteint comme un quinquet à pétrole, en une seconde, et je dors autant que me le demande la nature. Depuis que je suis dans le phare, je ne me souviens pas de mes rêves.
Je me réveille généralement à midi, voire plus tard. Je prends mon petit-déjeuner dans une assiette en aluminium, comme celle des prisonniers. Si le temps est exceptionnellement clément, je peux emporter mon assiette dehors. Puis je rentre : toilette[1]. C'est pour moi le meilleur moment de la journée. De l'examen périodique, je déduis que mes cheveux ont changé de couleur pour toujours, du moins sur la nuque. La peur des premiers jours les a fait évoluer jusqu'au gris cendré et ils sont restés comme ça. Je m'habille immédiatement. Ma tenue : le pantalon que je mets le plus souvent est fait d'un tissu grossier mais excellent pour les tâches les plus dures. Par-dessus les tricots, un pull marin à col montant. Les premiers jours, je portais une veste qui m'arrivait à la taille, couleur kaki, avec deux poches très profondes sur la poitrine, où je mettais les munitions comme si cela avait été des bonbons. Et là, une ironie qui frôle la parodie : inexplicablement, je n'avais pas remarqué que c'était une vieille vareuse de l'armée anglaise avant que Batís ne m'en informe. Quelqu'un l'avait abandonnée dans un coin du phare. Elle faisait peut-être partie du magasin militaire, des stocks d'une garnison qui ne vint jamais. Malgré son utilité, je la jetai à la mer. Batís me traita de fou.
Je fais de la gymnastique deux jours par semaine, même s'il pleut, ce qui est le plus fréquent. Comme il n'y a pas de coiffeur, je me coupe les cheveux dans le style d'un page médiéval. Quant au rasage, je ne faiblis pas. Pourquoi est-ce que j'aime tant avoir des joues parfaitement rasées ? Par hygiène ? Parce que je m'impose ainsi une discipline quotidienne ? Je crois que non. La réponse est que, certaines fois, la frontière entre la barbarie et la civilisation dépend d'actes aussi infimes qu'un bon rasage. La barbe fournie de Caffó m'effraie. Il la soigne très peu. A coups de hache, dirait-on. Le pire, c'est lorsqu'il prend des bains de soleil dehors, assis par terre, le dos au mur du phare. Il reste immobile comme un crocodile et pendant ce temps la mascotte fouille dans sa barbe avec une grande habileté. Un jour, j'ai compris qu'elle le faisait pour manger les poux qu'elle y trouve.
Après la toilette, je me consacre à des tâches que je partage avec Batís. Je ramasse du bois de chauffage. Il mettra longtemps à sécher et nous devons l'empiler bien avant de le brûler, à l'abri du phare. Il s'agit peut-être d'un travail inutile, mais il offre une illusion d'avenir. Je ramasse les cannes à pêche, que je cache dans le phare. Je répare et je renforce l'enchevêtrement de boîtes de conserve, je cherche des clous oxydés et je brise des bouteilles — en rationnant le verre — pour rendre plus hostiles les fissures entre les pierres. Quiconque n'a pas vécu ici, dans le phare, ne comprendra jamais l'obsession que représente un centimètre carré vide entre deux clous ou deux morceaux de verre. Je taille également de nouveaux pieux, je compte les munitions qu'il nous reste et je répartis les vivres. En règle générale, Batís ne discute pas mes initiatives lorsqu'il m'arrive d'en proposer, par exemple, sculpter une étoile sur la capsule des balles pour les transformer en projectiles à fragmentation, ou perforer le granit qui entoure la construction du phare. Dans les trous, nous installons davantage de pieux, afin que les monstres se blessent la plante des pieds. C'est une idée de campement romain. Cela ne les empêche manifestement pas de s'approcher, mais leur rend les choses plus difficiles. Ça oui, avec cette innovation notre environnement est devenu encore plus lugubre.
Jusqu'à la tombée de la nuit, je dispose de temps libre, si cette expression peut avoir quelque valeur ici, au phare.
1er février
Joli coucher de soleil. Le jour se retire comme si l'horizon était une grande machinerie ; il absorbe la lumière, la fait plonger et superpose des couches d'obscurité. C'est comme si un pinceau géant peignait le ciel en noir en détachant de petites étincelles, qui sont les étoiles. Pendant que je monte la garde, je constate qu'un monstre matinal nous guette, un monstre anormalement petit. Je n'aurais pas dû le voir parce qu'il se cache très habilement. Mais il grimpe sur l'arbre que j'ai utilisé quand je voulais tuer Batís, cela le met à découvert. Il m'observe comme une chouette avec des bras. Je suis assis sur un tabouret, en train de fumer. Je laisse ma cigarette sur la rambarde et le vise lentement. Le monstre ne fait pas le rapport entre ma posture et une mort imminente. Il reste sur l'arbre, en me regardant sans comprendre. J'ai son cœur en point de mire. Un coup de fusil. Le corps tombe en entraînant des feuilles mortes, je le perds de vue l'espace d'un instant. Mais avant d'atteindre le sol ses genoux se prennent dans les branches. Les bras se balancent, il est mort. Le projectile lui a traversé la poitrine.
Batís me réprimande, c'est une balle inutile. Je me rappelle l'épisode des pièges. N'était-il pas inutile de tirer sur des monstres immobiles et donc inoffensifs ? « Nous devons économiser les munitions, dit-il, elles représentent la vie. » Je réplique : « C'est moi qui les ai apportées, et je les utilise quand je veux. » Nous nous disputons toute la nuit comme deux enfants.
2 février
Aujourd'hui les monstres ont passé la nuit entière à crier dans l'obscurité sans nous attaquer, phénomène très curieux. Je tente de parler avec Batís de notre vie en Europe, avant, sans aucun succès.
Il est impossible d'établir la moindre complicité avec cet homme. Non pas qu'il refuse de parler, il ne me cache rien. Mais la conversation ordinaire et à bâtons rompus ne l'intéresse tout simplement pas. Quand je lui parle de choses intimes, il acquiesce de la tête. Quand je lui demande de me parler de lui, il répond par monosyllabes, toujours attentif à l'obscurité qui entoure le phare. Et cela jusqu'à ce que je renonce. Imaginons deux personnes dormant dans la même pièce, et qui parlent en rêvant : c'est la nature la plus exacte de nos dialogues.
5 février-20 février
Rien. Ce rien inclut le fait que la mascotte ne chante pas — c'est une bonne chose. Mes contacts avec elle sont limités. Soit elle fornique avec Batís, soit elle est occupée à des tâches extrêmement simples, soit elle me fuit parce qu'elle se rappelle notre premier contact avec une mémoire de chien battu. Quand elle sort du phare, par exemple, elle tombe forcément sur moi. Elle presse le pas et garde ses distances, comme un moineau.
Quand je regarde la mascotte, parfois, il me vient des frissons. Une observation succincte permet de déduire qu'elle est quadrumane, thermostatique, daltonienne, bileuse et aboulique. Mais elle possède des formes anthropomorphes, des manières si humaines, qu'il faut faire de réels efforts pour résister à la tentation d'amorcer la conversation avec elle. Jusqu'à ce que nous nous heurtions à son intelligence de moustique : elle ne nous regarde pas, elle ne nous écoute pas ; elle ne nous voit pas, elle ne nous entend pas. Elle vit sur une orbite solitaire. Ici, elle a un contact avec Batís.
22 février
Batís s'est soûlé, chose très rare chez lui. Je l'ai vu ivre, dans une main la bouteille de gin et dans l'autre le fusil. Il dansait comme un zoulou sur le promontoire granitique sur lequel s'élève le phare. Puis il a disparu dans la forêt et n'est pas rentré avant la dernière heure du jour. Pendant ce temps, profitant de son absence, j'ai capturé la mascotte et l'ai emmenée dans un coin, malgré la résistance qu'elle m'opposait. Morte de peur, elle n'a pas compris que je voulais juste lui palper le crâne.
Son crâne est parfait. Je veux parler d'une perfection lisse, d'une sphéricité nette d'aspérités. Une voûte d'une rondeur splendide, sans creux, sans bosses. Est-il ainsi pour supporter la pression des profondeurs ? Il ne présente pas les concavités des tueurs-nés, ni non plus les protubérances des génies précoces. Surprise du phrénologue : aucun développement particulier de la zone pariétale ou occipitale. Il a un volume légèrement inférieur à celui des femmes slaves et il est moins dilaté d'un sixième que celui de la chèvre bretonne. Je la saisis par les joues et l'oblige à ouvrir la bouche. Elle ne possède pas d'amygdales, à leur place apparaît un deuxième palais, qui doit servir à empêcher l'entrée de l'eau. Elle souffre d'anosmie et ne perçoit pas les odeurs. Par contre, ses oreilles peuvent entendre des sons inaudibles pour moi, comme cela arrive avec les canidés. Elle est souvent en extase, a des périodes d'évanouissement pendant lesquelles elle perd le sens au bénéfice de Dieu sait quelles voix, mélodies ou invocations. Qu'entend la mascotte ? Impossible à deviner. Des membranes aux mains et aux pieds, de largeur et de longueur plus modérées que celles des mâles. Elle peut écarter les doigts supérieurs et inférieurs sous un angle impossible pour les êtres humains. J'imagine que c'est un mouvement que font les monstres dans l'eau pour prendre de l'élan en nageant. Pour la déshabiller, je dois la gifler, parce qu'elle s'y oppose. Le corps est d'une architecture admirable. Les jeunes Européennes défailliraient si elles voyaient sa silhouette ; pour paraître dans les salons, certes, il lui faudrait des gants de soie.
En tant que climatologue, j'ai la certitude que l'îlot se situe dans une région maritime particulière, fréquentée par des courants chauds. Cela expliquerait beaucoup de choses. De l'abondance de la végétation supérieure et du retard des premières neiges de l'hiver — qui auraient déjà dû tomber — à la présence de ces bêtes dans les parages. Si elles proliféraient dans toutes les mers et les océans, l'humanité aurait des références historiques sur elles, par-delà la légende. J'ai également lu que les poissons polaires ont des anticoagulants dans le sang. C'est son cas, et cela justifie la couleur bleue du sien, je suppose. Sinon, comment comprendre que des organismes complexes qui habitent des océans froids n'accumulent pas de couches de graisse ? Une musculature de marbre, une peau lustrée et pourvue d'un délicieux vernis vert salamandre. Les mamelons sont noirs et petits comme des boutons. Je lui ai placé un crayon sous les seins, mais il tombe, comme si un fil invisible les tirait en avant. Avec ces pommes-là, Newton aurait eu beaucoup de mal à élaborer sa théorie. Ici, la référence française selon laquelle des seins parfaits doivent tenir dans une coupe de Champagne devient indispensable. La musculature de tout le corps révèle santé et énergie, adieu corset. Des hanches de ballerine et un ventre plat, très plat. Des fesses plus denses que le granit de l'île. La peau du visage en accord avec le reste de la peau, alors que chez les humains la texture des joues et celle du reste du corps ne sont généralement pas homogènes. Chez la mascotte, une fine pellicule recouvre la moindre porosité. Pas de trace de racines de poils sur les aisselles, le crâne ou le pubis. Les cuisses sont un miracle de sveltesse et s'ajustent aux hanches avec une exactitude qu'aucun sculpteur ne saurait reproduire. Quant au visage, un profil égyptien. Le nez est une aiguille qui contraste avec la sphéricité du crâne et des yeux. Le front monte lentement comme une falaise douce, très douce, aucun buste romain ne lui est comparable. Le cou rappelle celui des jeunes filles stylisées des tableaux de la Renaissance.
Je l'emmène dans un coin sombre et elle tremble de peur ; une vache ne comprendrait pas non plus les raisons pour lesquelles le vétérinaire la manipule. J'ai allumé une bougie, et l'ai successivement approchée et éloignée de ses yeux. L'excès de lumière réduit les pupilles, qui se transforment en une fente minime, comme chez les félins. En l'observant, je n'ai pu éviter un frissonnement : les yeux sont des miroirs d'un bleu prodigieux, plus ronds qu'ovales. Un brillant d'ambre, un liquide oculaire avec une densité de mercure. Je me suis vu dedans, en train de la regarder, c'est-à-dire me regardant. J'ai failli abandonner. Quand on se voit reflété dans les yeux du monstre, on ressent des vertiges ridicules mais puissants, que quelqu'un qui ait partagé cette expérience ose m'accuser.
Il est impossible de l'observer et de garder ses distances. Quand je la touche, je me laisse emporter. La paume de ma main se dépose sur sa joue. Et ma main fuit, horrifiée, comme si on m'électrocutait. L'un de nos instincts les plus primaires est celui qui relie le contact humain avec la chaleur ; il n'y a pas de corps froids. Sa température blesse. Elle rappelle la froideur d'un cadavre que la vie a abandonné.
25 février
Ils se montrent. Ils sont nombreux. Notre ration quotidienne de munitions est de six balles, et nous avons dû en tirer huit.
26 février
Batís et moi nous avons utilisé dix-neuf balles à nous deux.
27 février
Trente-trois.
28 février
Trente-sept.
1er mars-16 mars
Trop occupé à sauver ma vie pour écrire. Et tout ce qui pourrait être écrit ne mérite pas d'être rappelé.
18 mars
Les assauts diminuent légèrement. Pendant un bon moment, j'ai observé le phare, et le balcon, depuis la forêt. Batís s'est senti attiré par mon attitude et, sans rien dire, il s'est joint à l'observation. Il était à côté de moi, nos épaules se frôlaient. Un aspect éveillait ma curiosité : regarder le phare depuis la perspective des monstres, pénétrer dans les ténèbres de leur esprit carnassier pour savoir comment ils me voient. Batís, au bout d'un moment :
— Eh bien, je ne vois aucune brèche dans les défenses.
Et il s'en alla.
20 mars-21 mars
Ils nous observent sans nous attaquer. Au début, c'était inquiétant, ensuite juste curieux. Généralement, ce sont des formes fuyantes. De temps en temps nous pouvons les voir, entre les arbres ou entre deux eaux. Quand les projecteurs les repèrent, ils s'évanouissent.
La nuit étend son territoire. Maintenant elle ne nous accorde plus que trois heures de lumière. Le reste est son patrimoine. Le soleil prend congé de nous avant le jour. Comment décrire sur le papier la terreur que cela engendre ? Dans des conditions normales, être là, sur l'île, aurait déjà été une expérience formidable et angoissante. Avec les monstres qui nous entourent, cela dépasse les limites de l'entendement. Souvent, si étrange que cela semble, les pauses entre les attaques sont pires que les attaques elles-mêmes. A l'intérieur du phare, dans la pénombre des quinquets, nous parviennent les bruits mêlés du vent, de la pluie et de la mer, et nous attendons le nouveau jour, nous attendons et nous continuons à attendre, et nous ne pouvons pas savoir qui de la lumière ou de la mort arrivera avant. Je n'aurais jamais pensé que l'enfer pût être une chose aussi simple qu'une horloge sans aiguilles.
Fin mars
Je découvre que Batís sait jouer aux échecs. Ce fait, apparemment si anodin, agit comme un îlot de civilisation au milieu de toute cette folie. Trois parties. Deux matchs nuls et une victoire. Pourquoi aurais-je dû viser celle qui la lui a attribuée ?
4 avril
Midi. Nous jouons aux échecs. A la tombée de la nuit ils nous assaillent à six reprises, par vagues successives. Je tire si souvent que le canon de mon fusil est brûlant. C'était nécessaire, et Batís n'a rien dit sur le gaspillage des balles.
8 avril
Je pratique des ouvertures romantiques qui se précipitent sur les défenses de Caffó. En cela il est très habile. Il roque[2] et ma ligne d'attaque perd lentement des pièces. Les concomitances entre l'homme et le joueur d'échecs sont trop évidentes pour ajouter des notes. De toutes parts, la mentalité batisienne ou caffotiste, comme on voudra.
Les monstres ont crié au-delà de la portée des projecteurs, dans les ténèbres. Plus ou moins comme des charognards qui se disputent. Ensuite, ils nous ont attaqués d'étrange façon avant que nous ne tirions. Mystère. Le pire de tout, c'est le manque de logique des monstres. Cela les rend imprévisibles.
10 avril-22 avril
Je médite sur les attentes qui m'ont conduit sur l'île. Je recherchais la paix du néant. Et, au lieu du silence, je trouve un enfer peuplé de monstres. Quelles nouvelles significations mes yeux vont-ils devoir découvrir ? Quelle serait l'interprétation correcte, d'après mon tuteur ? Je pense beaucoup à lui. J'ai beau me le demander, j'ai beau m'interroger, je ne peux que constater une évidence terrifiante qui envahit tout : des monstres, des monstres et d'autres monstres. Rien à voir, rien à juger, rien à évaluer. Pas que nous parvenions à voir la première neige.
23 et 24 avril
Horribles combats au corps à corps. Les tirs à brûle-pourpoint répandent des viscères, de la matière grise et du sang bleu sur le balcon. Les monstres, deux nuits d'affilée, ont grimpé si haut que nous avons dû les repousser à coups de pied et de hache. Dans ces situations, Bâtis montre sa facette la plus sauvage. Quand ils sont trop près de nous, quand des bras et des jambes assaillent les derniers centimètres des pieux, Batís abandonne en poussant un cri de guerre. Je continue à tirer, en le couvrant, un pas en arrière, il prend son harpon d'une main et la hache de l'autre. Il pique avec un instrument et coupe avec l'autre. Il blesse, mutile et tue avec une énergie chaotique, ses membres se transforment en une hélice assassine. C'est un authentique démon, un Viking désespéré, Barberousse le pirate à l'abordage, tout cela et bien plus encore. Il m'effraie réellement. Je n'aimerais pas l'avoir pour ennemi. Ce sont des images réelles, je les vis, oui, moi, ici et maintenant, mais je les vis comme sous les effets d'un hallucinogène, et quand le soleil revient j'éprouve de sérieux doutes quant à ma santé mentale. Notre vie au phare est invraisemblable ; notre vie au phare est la plus absurde des épopées. Elle manque de sens.
Je relis mes écrits. Ils ne pourront jamais reproduire le désespoir qui m'envahit ; tout art narratif serait un pâle reflet du désastre que je tente d'organiser en paroles. Nous n'en sortirons pas vivants, bien sûr. Je ne crois même.
2 mai
Je sens une ombre de reconnaissance chez Batís. Sans qu'il le formule, sans qu'il lui échappe un mot aimable, il comprend que ma présence contribue à sa survie. Les attaques que nous supportons, m'avoue-t-il, dépassent tout ce qu'il avait connu ici, au phare. Un homme seul ne pourrait faire face à cette masse d'insectes échappés d'un asile de fous abyssal. Pas même lui.
Mais nous ne pouvons pas continuer ainsi. Un de ces jours, leur nombre aura raison de nous.
3, 4 et 5 mai
Je ne comprends pas Batís. Il existe une grande contradiction entre les dangers qui nous menacent et ses états d'âme. Plus les nuits sont désespérées, plus on le voit heureux pendant la journée. Une sorte d'euphorie de la bataille, un désir d'abîme. Il ne veut pas comprendre que le phare n'est pas un roque du jeu d'échecs, et que perdre une seule partie nocturne marquera notre fin.
6 mai
La nuit : un tir de Batís me frôle le bras. Il déchire ma manche et me blesse de façon superficielle. Mais Batís a tiré sur un monstre qui me débordait, et je n'ai pas d'autre solution que de lui donner raison et de l'applaudir.
7, 8, 9, 10 et 11 mai
Des assauts plus virulents que jamais. Certains monstres parviennent à escalader le mur par la partie opposée au phare et nous attaquent par le haut, là où les pieux ne sont pas aussi denses. Ils nous tombent littéralement dessus. Nous tirons alternativement, les canons pointés vers le haut et vers le bas, par où ils viennent aussi. Maintenant nous dépensons une moyenne de cinquante projectiles par nuit. Le nombre de monstres dépasse tous les cauchemars.
Ensuite : aigre discussion avec Batís. Il m'accuse de ne pas avoir fait preuve de suffisamment de diligence pour réparer les fortifications avec les clous et les bouts de verre, grâce à quoi ils ont pu grimper. Je nie, hors de moi. Même si ce n'est que par ennui, je travaille deux fois plus que lui. Nous nous insultons. Je le traite de fornicateur primitif et fruste. Caffó réduit mes droits, me rappelle que je suis un maudit intrus, il n'avait jamais employé ce terme. Nous sommes plus plongés que jamais dans le puits.
12 mai
Un monstre s'accroche au pied de Bâtis. Je lui tire immédiatement dessus mais il emporte avec lui la botte et un doigt. Batís soigne sa blessure sans se permettre un seul gémissement.
Mais nous ne pouvons pas continuer comme ça.