VIII

La recrudescence des assauts avait produit en nous une érosion lente mais systématique. Nous étions comme deux alpinistes qui escaladent de hauts sommets et manquent d'oxygène. Nous faisions tout avec des gestes mécaniques. Si nous parlions, c'était avec l'inertie des mauvais acteurs qui récitent un texte ennuyeux. Cette fatigue était bien différente de celle dont j'avais souffert les premiers jours, c'était une fatigue à longue échéance, moins palpable, moins désespérante, mais beaucoup plus crue. Nous nous parlions à peine. Nous n'avions rien à nous dire, à l'image de deux condamnés en attente de leur exécution. Pendant des journées entières, les seules paroles qui sortirent des lèvres de Caffó furent Kollege, s'il avait besoin de quelque chose immédiatement, ou le conseil zum Leuchtturm, à la tombée de la nuit.

Voici un tableau ordinaire de cette période. Je suis déjà réveillé, j'effectue une tâche indispensable à la sécurité du phare. Quand j'ai terminé, et à défaut d'autres occupations, je me rends au local des projecteurs. Comme c'est le point le plus élevé, je peux voir les derniers lointains de l'horizon. Je scrute la mer avec l'espoir, très diffus, qu'un navire perdu fasse acte de présence. Il n'apparaît pas, bien entendu.

Sur le toit du phare, présidant sa pointe conique, il y a une girouette en fer, toute simple. De là où je me trouve, je ne peux pas la voir, juste l'entendre. Elle grince émettant une plainte languide, à l'agonie ridicule. Peu importe la direction qu'elle indique.

Au tout début de l'après-midi une lumière rose et compacte baigne notre îlot, le sépare de la mer et dessine sa minuscule nature, ici, au centre de l'océan le plus triste. La cime des arbres s'éclaire d'une splendeur languissante. Nous regrettons la chaleur, mais une chaleur qui devait provenir davantage du mouvement que de la température. Pas un seul oiseau — que ne donnerais-je pour un voltigement gracieux ? Sur la côte sud, nous avons un ensemble arboré qui embrasse l'eau. Des branches et des feuilles mortes tombent à la surface maritime en un lent rideau, comme sur les rives d'un fleuve tropical. C'est une vision incongrue. Si je regarde plus loin, je peux voir ma première résidence. Il y a à peine un kilomètre. Mais il semble que toute une époque me sépare de la maison. Je la contemple maintenant avec une mentalité de soldat. Je pense à elle comme à une position abandonnée, un no man's land que je ne récupérerais pas même sous les ordres directs d'Alexandre le Grand.

Je suis sur le balcon. Au-dessous de moi, Batís. Il marche. Ou plutôt, il se déplace. La quantité d'occupations qu'il peut trouver est surprenante. Ici, au phare. Malgré l'épuisement du corps, malgré le gel de son âme, il a toujours quelque chose à faire. Il dort, fornique et bataille, et il sait occuper le reste du temps aux détails les plus tordus. Il peut consacrer des heures entières à effiler un pieu, par exemple, avec une patience de Chinois. Ou il s'expose au soleil le poitrail à découvert et les yeux clos. S'il ouvrait la bouche, ce serait un véritable crocodile. Le reste ne l'intéresse pas. « Nous allons mourir », lui ai-je avoué un jour. « Nous allons seulement mourir, c'est tout », répéta-t-il avec un fatalisme de bédouin. Il s'assied parfois sur le granit et regarde. Rien de plus. C'est remarquable précisément parce que cela n'a rien de remarquable : il regarde comme le ferait un somnambule et s'évade de la temporalité. Les petits pieux que j'ai plantés il y a quelque temps se dressent sur le sol et de toutes parts une menace, mais il s'assied sur un rocher stratégique et regarde, regarde, regarde. Il s'intègre à la pierre, se transforme en une sorte de totem païen. Batís vit dans une espèce de mort perpétuelle. A la tombée de la nuit son alarme résonne, monotone :

— Zum Leuchtturm ! Au phare !

*

Notre apathie prit fin un jour où, par hasard, Batís monta près des projecteurs. Il voulait vérifier le bon fonctionnement des lumières. Je regardais en direction du petit bateau portugais, Batís travaillait à la machinerie. Pour dire quelque chose, je lui demandai ce que transportait le bateau.

— Des explosifs, dit-il. Il manipulait les projecteurs, à genoux.

— Vous en êtes sûr ? demandai-je sans grand intérêt, parlant pour parler.

— De la dynamite. De la dynamite de contrebande, expliqua-t-il avec son habituelle économie de paroles.

La conversation s'acheva là. Plus tard, j'insistai sur la question des explosifs. D'après ce que lui avait expliqué le marin survivant, le bateau transportait illégalement de la dynamite. Ils l'avaient obtenue pour presque rien des excédents miniers sud-africains et pensaient la revendre à prix d'or au Chili ou en Argentine, où elle servirait pour appuyer savoir quelle révolution. Dans l'entrepôt du phare, j'avais vu un équipement complet de plongée. Mon cerveau mit encore deux jours à donner forme à l'idée. Mais le seul fait d'entendre mes pensées me donnait une folle envie de rire. Cette nuit fut horrible. Les bêtes se concentrèrent sur la porte. Batís tirait sans relâche à moitié dans l'obscurité, il ne suffisait pas à la tâche et me demanda de descendre pour renforcer l'entrée. Ce que je fis. Je descendais l'escalier et la résonance intérieure du phare diffusait les hurlements comme un orgue gigantesque. Je fus sur le point de faire demi-tour. Je parvins tout de même jusqu'à la porte. Malgré sa solidité, la plaque en fer se courbait vers l'intérieur. Les barres en bois, à moitié brisées, craquaient à chaque poussée. En fait, je ne pouvais pas me rendre utile. S'ils entraient, la masse nous dévorerait et nous serions des hommes morts. Soit Batís en tua beaucoup, soit ils abandonnèrent par inertie.

Le lendemain, Caffó sollicita un entretien : il avait une chose importante à me dire. J'accédai à sa demande avec une véritable curiosité, parce que ce type d'initiatives ne correspondait pas à l'homme.

— Après déjeuner, dit-il.

— Après déjeuner, confirmai-je. Et il disparut. Je crois qu'il se cacha dans un coin de la forêt. Batís devait être très affecté pour se livrer à des réflexions solitaires.

Je décidai de renforcer le colombage de cordes et de cloches qui entouraient le phare. Pendant ces opérations, la mascotte sortit. Après avoir forniqué avec Batís, elle n'avait pas remis ce lamentable pull-over. Elle était nue. Elle ne me vit pas. Elle se dirigeait vers une étroite bande de sable, un lieu où se concentraient les récifs les plus élevés et les plus pointus de la côte. Je me lassai de ce travail rébarbatif et la suivis.

Je m'approchai en sautant par-dessus les récifs émergés. Il y en avait beaucoup. Ils me faisaient souvent penser à la bouche d'un géant endormi sous terre, dont les gencives de sable et les dents de pierre auraient dépassé. Entre deux récifs, à couvert des vagues et du vent, s'étendaient de petites langues de sable. Je la cherchai. Elle se trouvait dans l'un de ces trous, allongée comme un lézard, tellement immobile qu'on pouvait la confondre avec les pierres qui la protégeaient de la mer en furie. Les vagues filtraient parfois à travers les rochers et recouvraient son corps. Mais elle entretenait avec l'eau la relation d'un crustacé. Elle pouvait ignorer la houle de la même façon qu'elle m'ignorait : j'étais assis sur un rocher, à vingt centimètres, et il était impossible qu'elle n'ait pas remarqué ma présence.

En la voyant, on comprenait les faiblesses de Batís. Cette fois, ma curiosité n'était pas aussi scientifique. Elle dût le sentir, parce qu'elle ne fuyait pas et n'avait pas peur de moi. Je passai la main sur son épaule. Humide, sa peau glissait comme si elle avait été enduite d'une couche d'huile. La mascotte ne bougea pas. Et le fait que ce contact ne la dérange pas provoqua curieusement en moi une étrange inquiétude. Une vague la recouvrit d'écume, me disputant son corps, et ce drap blanc me tentait et me remplissait de honte tout à la fois. Je me retirai, indigné envers moi-même. Je me sentais comme si une voix anonyme à laquelle on ne peut pas répondre m'avait insulté.

Après le repas, effectivement, Batís me parla. Nous quittâmes le phare sous prétexte d'une promenade. Plus qu'un entretien, cela se voulait un testament. Nous marchions dans la forêt et, sans faire allusion à la défaite, sans se départir de son stoïcisme de plébéien il décrivit ainsi la situation :

— Partez, si vous le souhaitez. Vous ne savez peut-être pas que nous possédons une chaloupe. Le bateau qui m'a amené sur l'île l'a laissée là. Elle se trouve dans une petite cale, contiguë à la maison du climatologue, un peu au nord. Elle est recouverte par la végétation. Je n'y suis pas allé depuis longtemps, mais je ne crois pas qu'ils l'aient endommagée : la seule chose qui les intéresse chez les humains, c'est la chair. Emportez des provisions et toute l'eau potable que vous pourrez prendre.

Il fit une pause pour allumer une cigarette. Ensuite, quelques mouvements de gymnastique avec les bras, la cigarette aux lèvres, comme s'il avait par là témoigné de son mépris pour l'avenir :

— Ça ne vous servira évidemment à rien. Il n'est pas possible d'arriver où que ce soit et vous ne trouverez pas de bateau. Vous allez mourir de faim et de soif. Cela, à condition qu'une tempête ne fasse pas couler cette coquille de noix. Ou que les faces de crapaud ne passent pas à l'abordage avant. Mais ce n'est pas moi qui vous refuserai le droit de choisir.

Au lieu de répondre, j'allumai moi aussi une cigarette, et restai devant lui, comme un ahuri.

Il faisait plus froid que d'habitude. La vapeur qui sortait de nos bouches se confondait avec la fumée du tabac. Batís se rendit compte que j'étais sur le point de dire une chose importante, mais il ne pouvait pas imaginer la direction que suivait ma logique.

— Je pense que nous devrions faire un effort pour assumer les risques, finis-je par déclarer. En fait, tout est déjà perdu. Si les monstres persistent à attaquer la porte, rien ne pourra les arrêter. J'ai vu que nous avions un équipement de plongée, avec une bouteille à oxygène. Vous croyez que nous pourrions le mettre sur la bar que et nous approcher du bateau portugais ?

Batís ne me comprenait pas. Il fronça les sourcils.

— La dynamite, la dynamite, dis-je en désignant le bateau de la main qui tenait la cigarette.

Batís agita tout son corps comme s'il s'était mis au garde-à-vous :

— Vous voulez vous rendre au récif sur lequel se trouve le bateau avec la chaloupe. Mettre la combinaison de plongée, descendre et récupérer la dynamite. Vous voulez aller dans les profondeurs des faces de crapaud, avec mon aide, et plonger sous leur nez pour remonter les explosifs. C'est bien ça ?

Vous l'avez très bien résumé.

Il me regarda, en se grattant la nuque. Maintenant, ses sourcils dessinaient un V à l'envers. Il m'observait avec un mélange de compassion et de désintérêt.

— Écoutez, Caffó, ce n'est peut-être pas une tentative aussi suicidaire qu'elle en a l'air. Les monstres ne nous attaquent que la nuit, comme tous les prédateurs. Cela veut dire qu'ils se reposent pendant la journée. Si nous choisissons bien l'heure, nous avons de grandes chances d'y parvenir. Qui sait où ils vivent ? Qui sait si leur tanière n'est pas à l'autre bout de l'île, à dix kilomètres de la côte ? Sur le bateau, il n'y a rien qui les intéresse, comme vous l'avez dit, et ils n'ont aucune raison de s'en approcher.

Il faisait non de la tête, il entendait des sottises. Je ne capitulais pas :

— Qu'avons-nous à perdre ? En fait, nous ne sommes que deux cadavres qui parlent encore, rien d'autre. Vous avez reconnu vous-même que nous nous trouvons au bout du chemin. Batís, insistai-je, laissez-moi vous raconter une histoire irlandaise. Un jour, un commissaire anglais voulait capturer un jeune homme. Le jeune homme était l'un de ces commandants presque anonymes de la résistance. Il fut traqué sans relâche. Une nuit, le commissaire rentra chez lui après une dure journée d'interrogatoires et de confidences. Il était content. Le lendemain, il l'attraperait.

— Et ?… s'intéressa timidement Batís.

— Les amis du garçon l'attendaient dans sa salle de séjour.

— Maintenant laissez-moi vous raconter une histoire allemande ! brama Batís. Il était une fois un jeune homme pauvre, un jeune homme pauvre dans une maison de paysans pauvres. Il se cachait dans les arbres et sous les meubles, et quand il sortait d'en haut ou d'en bas il recevait des coups de bâton. Fin de l'histoire.

— J'ai besoin de vous. Il faut que quelqu'un actionne la pompe à air et remonte les caisses d'explosifs. Je ne peux pas le faire tout seul.

Il m'avait jusqu'à présent écouté avec la patience que l'on consacre aux enfants débiles ou aux vieux très séniles, mais comme je persévérais dans mes arguments il me tourna le dos. « Attendez ! » m'exclamai-je en le tenant par la manche. Il se libéra avec une violence inattendue, lâcha en allemand des imprécations que Goethe n'aurait jamais écrites et partit en parlant tout seul. Je le suivis à distance. Une fois au phare il se consacra à renforcer la porte. Il réparait les imperfections en m'ignorant complètement. Mais cela ne ferait que retarder la fin, cela ne l'éviterait pas. « Pensez à vos roques, Batís, lui disais-je, sans la défense de la tour, le roi ne vaut rien. » Et presque à l'oreille, comme au confessionnal :

— Cent morts. Deux cents, trois cents monstres crevés par une bombe, Batís. Une leçon qu'ils n'oublieront pas et qui nous sauvera la vie. Cela dépend de vous.

Il aurait prêté davantage d'attention au bourdonnement d'une mouche. De toute façon, je lui avais exposé mes idées. Et il me semblait préférable de lui laisser le temps de les assimiler. Naturellement, j'avais conscience de me proposer d'accomplir une folie. Mais les autres options étaient encore pires. M'embarquer ? Pour où ? Résister ? Jusqu'à quand ? Caffó observait la situation avec la posture du lutteur fanatique et obtus. Moi, par contre, je souffrais le désespoir du joueur qui mise sa dernière pièce au casino : il ne servirait à rien de l'économiser. Je pris quelques outils, des chiffons momifiés par le froid, des pots de goudron et des sacs vides. Je voulais m'approcher de la chaloupe dont m'avait parlé Batís, vérifier son état et, si nécessaire, la calfater. Puis je me rendrais à la maison du climatologue, d'où je ramènerais davantage de clous et surtout des charnières. Ils seraient sûrement d'une grande utilité au phare.

J'étais assez chargé. En partant, je croisai la mascotte. Je me déchargeai sur elle d'une partie du poids et, d'une poussée peu aimable, la mis sur la nouvelle route.

Effectivement, la barque se trouvait là où Bâtis me l'avait indiqué. Une petite crique très discrète, camouflée par des arbres et des touffes de mousse, qui collait au bois comme une maladie de peau. L'intérieur de la barque était inondé. Mais une simple inspection superficielle me permit de vérifier que l'eau provenait de la pluie plus que des infiltrations. La mousse, dont les racines sont très peu profondes, avait empêché Ma putréfaction du bois, en protégeant la chaloupe comme une couche de goudron. Je n'eus pas trop de mal à la vider de son eau et à arracher la croûte végétale.

J'avais donc à ma portée tout ce qu'il me fallait pour l'aventure. Que Batís m'accompagne, qu'il assume un suicide courageux : c'était le dernier obstacle. J'avais déjà pris ma décision.

A ce moment, il me vint une tranquillité d'esprit peu commune.

La crique avait une forme de fer à cheval et n'était pas plus grande qu'une petite étable. Elle fermait l'horizon et l'on avait du mal à voir la mer. J'allais sûrement mourir, mais ce serait une mort choisie. Par ces temps, cela pouvait être considéré comme un privilège. Pendant un bon moment, je ne fis rien d'autre que de me nettoyer les ongles, debout et tranquille. Cette manucure était effectuée en même temps qu'une réflexion sur le passé.

La vie n'est pas grand-chose. Il arrive cependant que dans sa promenade de par le monde l'humanité manifeste de fortes tendances à réfléchir sur elle-même. Je pensai à mon premier souvenir d'enfance, et au dernier de ma vie civilisée. Mon premier souvenir était la vision d'un port. Je devais avoir trois ans, voire moins. J'étais assis sur une chaise pour enfants, à Blacktorne, à côté de plusieurs douzaines d'autres enfants. Mais, moi, je me trouvais près d'une fenêtre d'où l'on apercevait le port le plus gris du monde. Mon dernier souvenir était également celui d'un port : celui que je vis de la poupe du bateau qui me transporta d'Europe sur l'île. Effectivement, la vie n'est pas grand-chose.

La mascotte était assise sur un trône de mousse, les jambes croisées, les mains autour des chevilles, une épaule contre un mur de chênes. Elle regardait un infini inexistant. Elle offrait une composition naturelle si adéquate, si parfaite, que ses hardes de mendiante gênaient la vue. Ne soyons pas naïfs : avant de lui enlever son pull-over, je savais déjà ce que je voulais. J'allais bientôt mourir et, avant la mort, l'intégrité morale n'est que de la poussière sur le chemin. J'allais certainement mourir et, à proximité, la mascotte était la poupée qui ressemblait le plus à une femme. J'allais mourir, et les gémissements de ce corps, jour après jour, pendant des mois, m'avaient rendu indifférent aux frontières de la morale.

Ce qui arriva constitua cependant la plus imprévue des surprises. Je m'attendais à un coït bref, sale et brusque. Au lieu de ça, je pénétrai dans une oasis. Au début, le froid intense de sa peau me faisait frissonner. Mais, avec le contact, nos températures s'équilibrèrent en un point inconnu, un lieu dans lequel des idées comme froid et chaleur ne voulaient rien dire. Son corps était une éponge vivante, il dégageait de l'opium, m'annihilait en tant qu'être humain. Oh ! mon Dieu, ça ! Toutes les femmes, honnêtes ou non, n'étaient que les pages d'une cour qui leur resterait à jamais inaccessible, les apprenties d'une corporation qui n'avait pas encore été inventée. Ce contact ouvrait-il une porte mystique ? Non. C'était exactement le contraire. Je forniquais avec ça, avec cette mascotte sans nom, et une vérité grotesque, transcendante et puérile à la fois, se révélait à moi : l'Europe ignore qu'elle vit dans la castration perpétuelle. La sexualité de la mascotte était libre de toute entrave. On ne pouvait même pas discerner en elle un raffinement amoureux particulier. Elle se contentait de forniquer, elle forniquait de tout son corps, et quand elle le faisait il n'existait ni tendresse ni douceur, ni rancœur ni douleur, ni le prix du lupanar ni l'abandon des amants. Elle réduisait les corps à une dimension propre et unique, et plus elle était animale dans sa pratique, plus elle me procurait de plaisir. Un plaisir strictement physique, que j'ignorais jusqu'alors.

Partout, un homme de mon âge et de ma relative expérience a connu l'amour et la haine. Il a vécu des jours tristes et des fragments de beauté. Il a connu l'adversité, la fraternité et l'inimitié. Il a connu un certain type de succès et de nombreuses défaites. Là, au phare, j'avais connu les pires visions de l'abîme et de l'agonie. Mais il n'est pas toujours donné aux hommes de connaître la passion la plus extrême. Bien qu'ils désirent le désir, bien qu'ils soupçonnent qu'il existe quelque part, en un lieu proche ou lointain, des millions d'hommes qui ont vécu et sont morts, vivront et mourront, sans découvrir l'être qui dissimule cette faculté, chez elle si naturelle et si simple. Jusqu'alors, mon corps avait obtenu des plaisirs de la façon dont un bon bourgeois engrange des capitaux. Elle faisait en sorte qu'à travers le plaisir je sois conscient de mon corps, le séparant de moi, annihilant toute relation entre ma personne et mon plaisir, que je pouvais percevoir comme si cela avait été quelque chose de vivant. Mais tout a une fin, même cela, avec elle, et quand nous eûmes tué le plaisir j'eus la sensation, par-delà le plaisir, d'avoir atteint l'un des sommets de l'expérience humaine.

Ma personnalité revint lentement à moi. Je battais des paupières, comme si cela avait facilité le passage à un état normal. Je mis quelques minutes à intégrer la température, les odeurs et les couleurs qui m'entouraient. Elle ne bougeait pas de son matelas de mousse. Elle regardait le ciel et étirait les bras, paresseusement. Où est l'erreur ? me demandai-je sans comprendre la question ni pourquoi je la formulais. Je redevenais moi, quelqu'un, et un vague sentiment de ridicule s'empara de moi. Je me sentais stupidement humilié. Je vivais une expérience que je ne savais pas répertorier, et elle, avec des gestes de chatte, se contentait d'étirer ses membres. Je ramassai tout et reprit le chemin du phare. Elle vit que je m'en allais et me suivit à une certaine distance. Je voulus la haïr.

Quand nous parvînmes au phare, Batís n'avait plus la même attitude. Réservé comme toujours, il n'osait pas me dire qu'il avait changé d'idée. Sur certains points, il était très orgueilleux, et n'admettait pas d'être convaincu d'idées envers lesquelles il avait auparavant manifesté son désaccord. Mais qu'il s'approche de moi et tente d'amorcer la conversation ne pouvait signifier qu'une chose : qu'il voulait reparler des explosifs et de la tentative de récupération. J'étais encore bouleversé et l'ignorai pendant un bon moment. Je finis par lui dire :

— Il y a un vieux conte irlandais qui a un point commun avec votre histoire allemande. Un Irlandais se trouve dans une pièce obscure. A tâtons, il cherche le quinquet. Il le trouve, l'allume avec une allumette et voit qu'il y a une autre porte sur le mur d'en face. Il la passe rapidement et la referme derrière lui, oubliant le quinquet, pour vérifier qu'il se trouve à nouveau dans une pièce sans lumière. L'histoire peut se répéter à l'infini, avec l'Irlandais obstiné qui cherche les quinquets et les allume, passe des portes et les referme, oubliant le quinquet, toujours de l'avant, toujours vers une nouvelle obscurité. A la fin, l'Irlandais se trouve dans une pièce sans portes, enfermé comme un rat. Et vous savez ce qu'il dit : « Merci mon Dieu, c'était ma dernière allumette. » Je haussai le ton : Je ne suis pas ce personnage, Batís, je ne le suis pas. Cinq cents bêtes liquidées pour toujours, peut-être six cents. Ou sept cents. Pourquoi pas mille ? Soufflai-je. Qu'en pensez-vous ?

Il continuait à feindre des réserves. Il faisait cependant preuve de la voracité du chasseur.

— Ne vous en faites pas, plaisantai-je sans rire ni le regarder, si ça se termine mal et qu'elles nous dévorent, j'en assumerai l'entière responsabilité.

La mascotte était assise dans un coin et se grattait le sexe.

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