Depuis Washington, Margot commençait d’expédier des télex un peu plus intéressants. Elle ne semblait plus paniquer de se retrouver seule responsable des services et grâce à l’administration du Sénat que tout le monde appelait la Sénatoriale, elle faisait du bon travail.
La bibliothèque avait pu fournir des renseignements sur le village de Dioni qui, même s’ils remontaient à la dernière guerre, donnaient des précisions intéressantes.
Le sénateur prenait connaissance de ces informations au fur et à mesure qu’elles parvenaient. Ainsi donc Dioni avait été un repaire pour les potentats du régime fasciste, une sorte de station climatique avec des logements confortables, un terrain d’aviation et un environnement agréable, non seulement du point de vue touristique mais aussi humain. Le petit village avait été racheté dans des conditions plus ou moins mystérieuses.
On disait que les services secrets du Duce avaient su influencer les gens pour qu’ils vendent leurs maisons. Mais par ailleurs une autre source indiquait que les maisons avaient été rachetées un bon prix, que les gens qui le désiraient recevaient un emploi dans une grande ville du nord à la condition de renoncer à tous leurs droits sur les terres et les immeubles. On ignorait combien de lires avaient été alors dépensées mais le village avait été repeuplé par des fidèles de Mussolini, avec leurs familles. Ils servaient tous dans le grand hôtel de vacances qui avait été créé, comme domestiques, cuisinières, bonnes à tout faire, valets de chambre, gardes-chasses, mécaniciens auto ou avion. Les grands dignitaires arrivaient directement par la voie des airs en appareils Fiat et leur suite n’avait droit qu’à la route.
Lorsque les maquisards avaient attaqué dans le courant de 1943, ils croyaient prendre au piège de gros pontes de la clique mussolinienne mais leurs renseignements étaient faux et il n’y avait sur place que le personnel.
— Les larbins, quoi, murmura Holden… Ils en ont zigouillé la moitié, à la fois par déception mais aussi par haine… Les Américains aussi se sont hâtés d’accourir en pensant trouver là des documents importants, un peu comme à Sigmaringen, le nid d’aigle d’Hitler, sauf que le Duce, dit-on, n’a jamais mis les pieds à Dioni. Enfin on n’en est pas sûr.
Edwige attendait devant le téléscripteur et, lorsque Margot cessa d’émettre, elle découpa la bande et l’apporta au sénateur.
— Si cette fille est montée à Dioni la veille du tremblement de terre, croyez-vous qu’il s’agisse d’une simple coïncidence ? Elle aurait ignoré que l’endroit avait été un haut lieu du fascisme et qu’il était encore habité par des descendants, des larbins comme vous dites ?
— C’est étrange, en effet, dit le sénateur en reprenant sa lecture.
Pendant des années on avait complètement oublié Dioni. Et les survivants avaient préféré se faire oublier après la victoire des alliés. Bon nombre avaient quitté le village mais une poignée était restée sur place.
— L’histoire s’arrête vers 1965, dit Edwige en désignant le texte que lisait le sénateur, et il n’apporte rien de bien nouveau. Je me demande si c’est aux USA que nous trouverons la suite de l’histoire de Dioni.
— Laissez-moi réfléchir, dit Kovask… Il y a le sénateur Bogaldi, mon ami, qui ignore que je suis à Rome. Il nous avait aidés lorsque nous enquêtions sur l’affaire Aldo Moro, vous vous souvenez ? Il est très bien documenté… Mais je ne voudrais pas lui parler encore de la véritable raison de mon séjour dans la capitale italienne… Je suis certain qu’il pourrait nous renseigner sur Dioni ou du moins nous procurer une documentation.
— Je cherche son numéro ?
— Faites, mais n’appelez que lorsque je vous le dirai…
Bogaldi était un sénateur socialiste modéré qui venait des Abruzzes, un homme paisible, profondément antifasciste et très au courant de l’histoire de son pays.
— Demandez son numéro.
Mais il n’était pas chez lui. Holden parla un instant avec sa femme qui lui dit qu’elle essayerait de le contacter.
— Il vous rappellera ou bien viendra.
— Merci infiniment, signora Bogaldi, j’espère vous voir très bientôt. Merci.
Dès qu’il n’avait plus rien à se mettre sous la dent, Holden devenait ennuyeux, nerveux. Il avait préféré s’éloigner de Washington pour cette mission, ne pouvant plus supporter le triomphalisme des Reaganiens. Il voulait en profiter pour renouer avec ses amis européens, les sonder sur leurs intentions vis-à-vis de la nouvelle administration américaine. Il voulait les mettre en garde contre une certaine tendance à croire qu’avec Reagan les rapports seraient peut-être rudes mais profitables. Il tenait à protéger l’image des démocrates dans cette période sombre.
— J’ai des petites choses sur Macha Loven, elles vous intéressent ? Benjamin a fait du bon travail.
— Donnez, bougonna le sénateur. Il apprit qu’elle avait des parents, une tante en Israël et que le mari de celle-ci dirigeait un service du commerce extérieur israélien.
— On connaît aussi le nom de son ami, de son nouvel ami, puisque le précédent est mort dans l’attentat à la gare de Bologne.
— Elle l’a vite remplacé, fit-il avec humeur.
— Qui vous dit que c’est un amant, répliqua-t-elle.
Il lui jeta un regard en coin. Depuis qu’elle était au mieux avec Kovask elle n’était plus à son entière dévotion. Elle avait vécu discrètement durant des années, au point qu’il avait oublié qu’elle avait des seins appétissants et de jolies jambes et, désormais, en pensant qu’elle faisait l’amour avec le Commander, il était gêné de découvrir son corps. Il regrettait vaguement de n’avoir jamais tenté sa chance. Il ne s’était jamais résigné à devenir un sage vieillard comme tout le monde l’aurait souhaité, sa fille la première. Chaque semaine à Washington il rencontrait une charmante fille durant tout un après-midi. Il espérait que personne ne s’en doutait.
— Paulo di Maglio… Programmeur. Décidément elle n’évolue que dans le milieu de l’informatique, hein ? Tiens, il appartient au parti radical. C’est un gauchiste ?
— Un syndicaliste aussi. Ils sont partis ensemble la veille du tremblement de terre.
— Lune de miel peut-être, mais Dioni est drôlement choisi pour ça… non, pour moi il y a autre chose et nous finirons par l’apprendre…
Grâce à ses ordinateurs cette fille a pu puiser sans limites dans toutes les banques de données, même les plus éloignées… Il lui suffisait de connaître certains codes pour accéder à des secrets bien gardés…
— Et comme di Maglio travaille aussi dans les ordinateurs…
À midi il déjeuna en tête à tête avec Edwige, essaya de respecter son régime mais la nourriture lui parut si différente qu’il finit par se laisser aller, commanda une autre bouteille de vin.
Bogaldi s’annonça vers les deux heures et les deux hommes furent heureux de se retrouver. Holden fit venir une bouteille de cognac. L’Italien alluma sa pipe et lui, s’offrit le deuxième cigare autorisé de la journée.
— Dioni, s’étonna le sénateur Bogaldi, qui s’intéresse encore à Dioni ? Je connais l’histoire…
— Je voudrais avoir des renseignements, dit Holden… Je connais quelqu’un qui se trouvait là-bas au moment du tremblement de terre et je crains le pire.
— Vous savez que c’était une résidence des pontes fascistes jusqu’à la Libération ?
Bogaldi découvrit, et son étonnement crût encore, que son ami américain connaissait bien l’histoire de ce petit pays jusqu’à la date de 1965. À cette époque l’armée américaine occupait encore une place importante dans la péninsule et accumulait toutes les informations possibles.
— Je peux vous donner la suite de votre feuilleton, dit Bogaldi… Par télex même… Il me suffit d’appeler un de mes amis qui dirige le service des communes rurales… Il ne devait pas rester grand monde là-haut… Avec cette réputation remontant à la guerre et à Mussolini…
Il téléphona durant quelques instants puis reprit sa conversation avec Holden. Il avait donné toutes les indications pour que les informations soient transmises par télex et celles-ci commencèrent d’arriver moins d’une demi-heure plus tard.
— Il semble que le village n’ait guère bougé depuis, en effet, dit le sénateur. Une société a acheté l’ancien monastère et des maisons pour créer un centre de vacances mais le projet n’a jamais abouti, faute de capitaux.
— Aucune banque n’a voulu se compromettre dans une telle opération… Un peu comme si on imaginait de créer un club de vacances à Sigmaringen, vous comprenez ?
— On peut savoir qui avait eu cette idée ?
— Pourquoi pas, dit le sénateur italien, je note ça sur mon calepin et je tâcherai d’avoir des précisions. Mais dites-moi, vous êtes vraiment branché sur ce village, on dirait ?
— Je pense pouvoir vous expliquer pourquoi très prochainement… Pour l’instant je ne peux rien avancer de sérieux.
— Tiens, il y a un maire Démocratie Chrétienne. Normal dans ce coin. Ils le sont tous avec à peine quarante pour cent d’électeurs… Mais le clientélisme est très efficace… Ils savent très bien décourager les électeurs autres, voire les intimider et je n’invente rien… Il y a aussi la Mafia napolitaine, la Camorra qui marche en général la main dans la main avec la D.C.
Il y avait d’autres informations au sujet justement du petit terrain d’aviation utilisé par les Fiat mussoliniens et qui était encore en bon état, puisque l’armée avait fait des manœuvres dans le coin l’année dernière avec atterrissages d’hélicoptères et de petits appareils.
— Des DC 3 tout de même, dit Holden… Il faut dire que ce type-là est capable d’atterrir n’importe où.
— Il faut que je me rende au sénat… J’ai une commission importante au sujet du tremblement de terre justement. Je vous rappellerai ce soir si j’ai des détails nouveaux.
— Ce monastère aménagé devait quand même valoir son prix, non ? Qui a pu avoir l’idée de songer à ce village de si sinistre mémoire ? Ça me passionne, dit Holden.