Pendant que Peter distribuait aux survivants de Dioni ce que contenait la jeep, Kovask s’était dirigé vers la Fiat immobilisée à côté d’une Volvo ancien modèle. Les moteurs des deux voitures étaient froids. Lorsqu’il revint, deux vieilles femmes paraissaient attendre son retour.
— Vous cherchez la signora Pepini ? Surpris, Kovask fit signe qu’effectivement il s’étonnait de ne pas la voir.
— Elle a voulu aller là-bas.
Elles désignaient la masse sombre et formidable du monastère à travers les quelques flocons rapides qui tombaient du ciel à nouveau bas. Le froid venait avec l’obscurité et les feux s’allumaient sur le terrain d’aviation, laissant planer une fumée âcre qui accroissait cette impression d’avoir atteint le bout de la terre.
— Nous avons essayé de la retenir mais elle y est allée… Les deux jeunes aussi.
— Deux jeunes ?
— Deux Allemands… Ils l’ont suivie et elle n’a pas reparu depuis ce matin. Elle avait découvert la Lancia écrasée là-bas… Celle de la fille d’une amie.
— Depuis ce matin vraiment ?
— Oui.
Kovask rejoignit Peter qui venait de vider la jeep, le mit au courant.
— Elle serait tombée dans un piège ? Et ces deux jeunes qui semblent l’avoir suivie ? Des Allemands ? Tu crois qu’ils la surveillaient ?
— Je ne sais pas, dit Kovask. Nous allons nous rendre là-bas, essayer d’y pénétrer.
— Sous quels prétextes ?
— Nous demanderons s’ils n’ont pas besoin de secours… Si nous pouvons téléphoner…
— D’accord.
Ils roulèrent vers la masse imposante des bâtiments conventuels. La neige tombait un peu plus dru et un vent soufflait depuis la vallée et la faisait tourbillonner.
— Encore une nuit dégueulasse pour les sinistrés, dit Peter. Quant à moi je commence à sentir des engelures aux pieds. On va encore coucher dehors ce soir ?
Ils approchèrent à pied d’un monumental portail de bois de style gothique primitif et ne découvrirent tout d’abord qu’une simple chaîne pour appeler. Une clochette tinta au-delà de l’épaisseur des murs. Mais Peter, qui avait l’œil aigu, venait de découvrir l’objectif d’un circuit vidéo, juste dans l’arête cassée d’une pierre d’angle.
— Mélange d’archaïsme et de modernisme, dit-il. On nous épie. Ça ne me dit rien.
Et puis la petite porte aménagée dans le grand portail s’entrouvrit. Il y avait là deux jeunes garçons d’une vingtaine d’années vêtus de parkas noirs et de knickers.
— Bonjour, dit gaiement Kovask… Nous venons d’arriver à Dioni avec des couvertures, des vêtements chauds, des vivres… Nous aimerions savoir si vous avez besoin de secours… Nous sommes à votre entière disposition pour vous aider…
— Merci, dit un des jeunes gens, mais nous n’avons pas eu trop d’ennuis avec ce tremblement de terre. L’aile orientale a un peu souffert mais sans faire de victimes. Nous sommes ici en une sorte de retraite et ne voulons pas être dérangés.
— Si vous n’avez pas subi de dégâts, s’énerva soudain Peter, pourquoi alors ne pas recueillir ces malheureux qui grelottent dans la neige sous de méchants abris ? Il doit y avoir ici de quoi abriter ces gens-là et même deux fois plus ?
— Notre règle nous le défend, dit le garçon sans perdre son calme. Nous n’avons pas d’ordre. Nous sommes responsables des lieux et ne pouvons pas prendre seuls des initiatives…
— Et si on fait réquisitionner votre machin, bredouilla Peter prêt à lui sauter dessus.
— Oh ! Cela m’étonnerait, dit le garçon…
Personne n’y parviendra… Je sais que ces gens-là sont malheureux mais il y a dans l’existence des impératifs autrement importants.
— Je peux téléphoner ? demanda Kovask en avançant d’un pas, très calme lui aussi, très souriant.
— Téléphoner ? Je crains que…
— La ligne est intacte.
— Oh ! C’est une ligne privée et vous n’aurez personne au bout du fil. Elle nous relie à la vallée. Et il n’y a désormais pas de terminal.
— Dommage, dit Kovask… Nous nous excusons pour le dérangement.
— Hé, fit Peter en bloquant la porte, doucement, je ne suis pas de cet avis. Vous n’avez pas le droit étant donné les circonstances de vivre ainsi… Sans vous soucier des autres. Qui êtes-vous donc pour vous croire au-dessus des lois et des contingences matérielles ? Des moines ? Des contemplatifs ?
— Nous avons choisi notre voie, dit le garçon en grimaçant un peu tandis que le second, plus en retrait, avait mis ses mains sur ses hanches comme s’il défiait les étrangers. Les gens ne nous ont jamais été très favorables dans ce village. Nous ne leur rendons pas la pareille mais nous évitons de les mécontenter. Nous ne pensons pas qu’ils auraient été heureux de venir se réfugier ici. Ils considèrent cet endroit avec suspicion, superstition aussi… Et d’ailleurs à part des locaux abrités mais non chauffés il n’y a pas de quoi les recevoir confortablement. Nous sommes désolés.
— Deux jeunes gens et une vieille dame sont venus ce matin dans ce monastère, dit Peter. Ils n’ont pas reparu. Nous voulons savoir ce qu’ils sont devenus.
— Deux jeunes gens et une vieille dame ? s’étonna le garçon avec une sincérité surprenante. Nous n’avons vu personne. Cette porte ne s’est pas ouverte de la journée.
— Vous mentez, hurla Peter. Vous les séquestrez et nous finirons par vous obliger à tout avouer.
Le second garçon sortit de l’ombre. Il avait une carabine à répétition à la main.
— Nous vous prions de sortir d’ici. Vous venez faire un scandale inutile.
— Viens, dit Kovask.
La porte se referma aussitôt avec fracas.
— Mais voyons, cria Peter, on ne va pas abandonner aussi facilement la partie, non ?
Kovask l’entraîna jusqu’à la jeep, démarra. Plus loin il finit par s’expliquer.
— Ils étaient vraiment surpris. Tu sais ce que ça veut dire ? Que la Mamma a réussi à s’introduire clandestinement dans le monastère et qu’ils ne l’ont pas encore découverte.
— Merde, fit Peter, j’ai gaffé ?
— Non. Nous allons nous aussi essayer de savoir comment elle a pu faire et je pense que les deux vieilles dames y sont pour quelque chose.