Les villages de montagnes se succédaient dans la nuit. Toujours le même spectacle. Des ruines, la route dégagée le plus souvent d’un coup de bulldozer. On passait avec la lumière des feux, l’odeur de fumée qui ne couvrait pas celle des morts en pleine décomposition sous les gravats. Toujours des cercueils vides et empilés d’un côté, pleins et alignés de l’autre. Des chiens, des animaux divers, des tentes, des caravanes regroupées. Des barrages de police, de soldats qui prenaient des airs soupçonneux. Ils flairaient le Chacal dans n’importe quel étranger. La Mamma préférait désormais cacher sa carabine sur le plancher de la Fiat.
— Là-haut la neige est en couche épaisse, lui dit un carabinier. Il faudra mettre les chaînes.
— Je vais le faire sur-le-champ.
Il la regardait se démener, casser en deux son corps épais lorsqu’un sergent surgit et l’engueula avec colère. Il vint l’aider mais elle avait presque fini. Le couple de la Volvo venait d’en faire autant.
— Mais où allez-vous ? demanda la Mamma.
— On vous suit. Jusqu’ici on n’a pas vu la nécessité de faire notre distribution. Plus loin ils auront certainement besoin de nos couvertures et de nos conserves.
Dans le fond elle était contente que ces deux jeunes soient derrière elle en cas de coup dur. La route devenait difficile et conduire avec cette caravane qui tirait à hue et à dia n’était pas aussi facile qu’on le lui avait annoncé.
Macha Loven disposait d’une vieille Lancia et elle cherchait ce modèle dans les épaves de voitures écrasées par les maisons écroulées. Au village suivant, elle avait bien failli ne pas y parvenir à cause de la couche de neige accumulée dans un virage d’ubac, tout changea et cette fois elle découvrit la véritable détresse. Il n’y avait plus de tentes, de simples abris bricolés, des gens encore traumatisés, pas de militaires ni de mafiosi, semblait-il, mais ce n’était pas encore prouvé.
Elle commença de sortir des couvertures de la Fiat et quelqu’un arriva, le curé.
— Merci, signora, merci… Il faudrait aussi du lait, de la nourriture.
— Vous n’avez vu personne ?
— Si, mais nous avons dû recueillir les gens de hameaux perdus qui ne voulaient pas attendre les secours sur place. Il y en a dans tous les coins.
Des chiens les suivaient, toujours en quête de maîtres.
— On pourrait s’abriter dans l’église mais les gens ont peur de n’importe quel édifice désormais et ils préfèrent affronter le froid. Il faut avoir vécu une telle chose pour nous comprendre.
Les deux jeunes Allemands déchargeaient aussi des couvertures, des caisses de conserves. Le curé disparut, revint avec quelques hommes qui saisirent le tout et l’emportèrent. Il contemplait d’un œil envieux la caravane.
— Nous avons des gosses malades, bronchite, otite et une jeune femme va peut-être accoucher prématurément. Je n’en suis pas sûr.
La Mamma s’y attendait presque mais n’avait pas envie de sourire.
— D’accord, dit-elle, prenez-la pour cette nuit… Mais où puis-je coucher ?
— Il ne reste que l’église… Moi, j’y passe mes nuits. Avec un bon sac de couchage… J’ai organisé la cuisine dans la sacristie.
Il avait aussi un bon vin du pays, et la Mamma prépara un repas chaud, du riz avec de la viande en boîte pour tout le monde, le curé, les Allemands de la Volvo.
— Dioni, disait le prêtre, je ne sais pas… C’est tout en haut… Je ne comprends pas que les hélicoptères n’y soient pas déjà allés. Il y a un ancien terrain d’aéro-club…
— Un terrain d’aéro-club, dit la Mamma.
— Sous Mussolini, il y avait là-haut une maison de vacances pour les dignitaires du régime… Un terrain avait été aménagé pour qu’ils n’aient pas à subir les lacets de cette route de montagne. Ils utilisaient aussi de petits appareils. Je me souviens très bien que l’un d’eux s’est écrasé non loin d’ici au début de l’année 1940. En plein hiver. Nous avons dû aller chercher les victimes avec les bersaglieri et les carabiniers. Deux jours de marche.
— On sait à Naples qu’il y a un terrain d’aviation ?
— Je l’ignore… Bien sûr il doit être mal entretenu, encore qu’on m’ait dit… que parfois des gens viennent s’y poser… Mais il n’y a plus d’installations, pas de tour de contrôle ni de hangar… Les résistants s’en étaient emparés pour des parachutages… Puis les Américains sont venus et l’ont aussi utilisé… Pour des missions secrètes sur la France occupée et la Yougoslavie.
La Mamma écoutait avec attention, se demandant si ce n’était pas là l’explication au voyage subit de la jeune femme, Macha Loven.
— Et le centre de vacances ?
— Un ancien monastère… Il est abandonné… Des gens de Dioni sont venus… Les militaires les ont amenés chez le commissaire politique à Naples… Mais depuis nous ne les avons pas revus… Notre maire est allé au siège de la Démocratie Chrétienne à Salerne pour voir ce que nous pouvons espérer… On parle de quinze mille milliards de lires d’aide pour le tremblement de terre… En dollars ça doit faire dix-huit milliards, je pense… C’est une somme énorme. Mais est-ce que chacun recevra ce qui lui est dû ? Vous savez que les chiffres officiels sur le nombre des morts sont faux… Ici on a déclaré officiellement cent dix-huit parce que cent dix-huit cercueils ont été utilisés mais il faut multiplier ce chiffre par trois au moins. Sous les décombres ils sont environ deux cent trente… Pourquoi essayer de minimiser l’importance de ce grand malheur ? À quoi cela servira-t-il ? Est-ce que déjà certains pensent se remplir les poches sur le dos des disparus ?
Les deux Allemands écoutaient avec attention mais n’intervenaient pas dans la conversation. Pour s’éclairer le prêtre utilisait le pétrole, des cierges également.
— Ils disent que l’électricité sera vite rétablie mais je ne le crois pas.
La Mamma dormit sur plusieurs tapis d’autel empilés et ne souffrit pas du froid. Lorsqu’elle se réveilla, il neigeait encore plus fort et à travers l’averse blanche on apercevait les feux des rescapés. Ils avaient dû brûler toute la nuit. En face, deux hommes débitaient une vieille charpente à coups de hache.
— Vous ne devriez pas essayer de gagner Dioni aujourd’hui. Ils enverront bien un chasse-neige… Vous verrez…
Mais elle était bien décidée à continuer ainsi que les deux Allemands.
— Je vais vider la caravane, vous la laisser, dit-elle. Mais je dois emporter ce qu’elle contient pour les habitants de Dioni.
— Vous savez, dit le prêtre… Les gens de là-haut ne sont pas toujours très coopératifs…
— Les montagnards sont toujours distants au début, dit-elle pleine d’assurance.
Le prêtre toussota avec embarras. Il était de petite taille, portait une casquette à oreilles, ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours et il sentait l’encens parce que, expliquait-il, il avait malencontreusement renversé sur lui toute la poudre le jour du tremblement de terre et n’avait pas d’autres vêtements.
— Si les dignitaires fascistes allaient à Dioni c’est que les habitants votaient à cent pour cent pour Mussolini, dit-il en regardant autour de lui avec inquiétude… Puis les résistants sont venus et ont liquidé la moitié de la population… Alors ceux qui sont les descendants des gens tués par les résistants puis par les Américains ne sont pas toujours bien disposés pour l’étranger… En fait ils continuent à voter pour l’extrême droite avec un ensemble très surprenant…
— Quarante ans après la guerre ?
— Oui, c’est étrange, non ? Mais ils seront quand même heureux de vous voir arriver avec les couvertures et les provisions… Soyez quand même sur vos gardes.
— Merci, dit la Mamma.
La voiture pleine à craquer et suivie de la Volvo, elle quitta ce dernier village pour attaquer la longue route qui conduisait à Dioni, au bout du monde, au bout du temps. Elle ne se demandait même plus pourquoi le couple allemand restait attaché à ses pas, discret, serviable, mais toujours dans son sillage.