— Bonjour, c'est moi, Hilde.
— Comme c'est gentil de penser à nous ! Tout va bien chez vous?
— Oh ! oui, et en plus c'est les vacances. Encore une semaine et Papa rentre du Liban.
— Ça doit te faire drôlement plaisir, Hilde.
— Oui, ça me fait plaisir, mais en fait... c'est pour ça que j'appelle...
— Ah?
— Je crois qu'il atterrit vers cinq heures samedi 23. Est-ce que vous serez à Copenhague à ce moment-là ?
— A priori, oui. Pourquoi ça?
— Je me demandais si vous ne pourriez pas me rendre un petit service.
— Mais bien sûr, voyons.
— C'est-à-dire que c'est un peu spécial. Je ne sais pas si c'est possible.
— Je suis curieuse de savoir de quoi il s'agit...
Alors Hilde se mit à expliquer toute l'histoire avec le clas seur, Alberto et Sophie, etc. Elle dut recommencer plusieurs fois parce que tantôt elle tantôt sa tante éclatait de rire à l'autre bout du fil. Mais, quand elle raccrocha, son plan était bien arrêté.
Il ne lui restait plus qu'à prendre quelques dispositions concernant la maison. Mais elle avait quelques jours devant elle.
Le reste de l'après-midi et la soirée, Hilde les passa en compagnie de sa mère et elles prirent finalement la voiture pour aller au cinéma à Kristiansand. Ça changeait un peu de la veille où elles n'avaient rien fait de spécial pour l'anniver saire. En passant près de l'aéroport de Kjevik, les dernières pièces du puzzle auquel elle ne cessait de penser se mirent à leur place.
Elle attendit d'aller au lit pour poursuivre sa lecture dans le grand classeur.
Quand Sophie regagna sa cabane, il était presque huit heures. Sa mère était en train de désherber quelques plates- bandes à l'entrée quand elle apparut.
— Tu sors d'où comme ça?
— De la haie.
— De la haie?
— Tu ne sais pas qu'il y a un autre chemin de l'autre côté ?
— Mais où es-tu allée, Sophie? Ce n'est pas la première fois que tu disparais tout l'après-midi sans prévenir.
— Excuse-moi. Il faisait si beau dehors. J'ai fait une longue balade.
Sa mère se redressa et, lui jetant un regard inquisiteur :
— Je parie que tu es allée retrouver ton philosophe !
— En effet. Je t'ai déjà dit qu'il aimait se balader.
— Il viendra à ta fête?
— Oh ! oui, ça lui fait très plaisir.
— Eh bien, moi aussi. Je compte les jours, Sophie.
La voix de sa mère manquait de naturel. Aussi Sophie pré féra-t-elle ajouter :
— Je suis bien contente d'avoir aussi invité les parents de Jorunn, ça aurait été un peu pénible sinon...
— Humm... De toute façon, j'aurai deux mots à lui dire, à ton Alberto, d'adulte à adulte.
— Je vous prête ma chambre, si tu veux. Je suis sûre qu'il va te plaire.
— Mais enfin!... À propos : tu as reçu une lettre.
— Ah bon?
— Le cachet de la poste indique « Contingent des Nations unies».
— Alors ça vient du frère d'Alberto.
— Écoute, maintenant ça suffît, Sophie.
Sophie fut prise de panique, mais en l'espace d'une seconde, elle avait trouvé une réponse plausible. C était comme si une âme secourable lui venait en aide.
— J'ai raconté à Alberto que je fais la collection de timbres rares. Ça peut toujours servir d'avoir un frère.
Cette reponse réussit à convaincre sa mère.
— Tu trouveras ton dîner dans le réfrigérateur, déclara cette dernière sur le ton de la réconciliation.
— Où as-tu mis la lettre ?
— Sur le réfrigérateur.
Sophie rentra précipitamment. L'enveloppe indiquait le 15-06-1990. Elle ouvrit l'enveloppe et sortit un petit bout de papier :
Que signifie alors l'étemelle création ?
Emporter l'être créé et le réduire à rien ?
Non, Sophie ne trouvait rien à répondre à cette question. Avant de manger, elle glissa le papier dans tout le bric-à-brac qu'elle avait trouvé ces dernières semaines. Elle finirait bien par trouver pourquoi on lui posait une telle question.
Le lendemain, Jorunn vint lui rendre visite dans la matinée. Après avoir joué au badminton, elles continuèrent à préparer la garden-pàrty.
D fallait qu'elles aient des solutions de rechange au cas où les gens commenceraient à s'ennuyer.
Quand sa mère rentra du travail, elles continuèrent leur conversation à trois. Il y avait une phrase que sa mère n'arrê tait pas de répéter : «Non, on ne va pas économiser là-des- sus ! » Ce n'était pas ironique de sa part.
Cette « garden-party philosophique » lui semblait être le seul moyen de ramener Sophie sur terre après toutes ces semaines tumultueuses passées à dévorer des cours de philosophie.
Elles tombèrent d'accord sur tout, du traditionnel gâteau d'anniversaire aux lampions dans les arbres, sans oublier le concours de devinettes philosophiques avec un livre d'introduction à îa philosophie comme premier lot. A condi tion de trouver un livre de ce genre. Sophie avait des doutes là-dessus.
Le jeudi 21 juin, deux jours avant la Saint-Jean, Alberto la rappela :
— Allô, Sophie? C'est Alberto.
— Comment ça va?
— Très bien, merci. Je crois que j'ai trouvé un moyen pour nous en sortir.
— Nous sortir de quoi?
— Tu sais bien, voyons. De cette captivité mentale où nous sommes déjà restés trop longtemps.
— Ah!...
— Mais je ne peux rien te dire de mon plan avant de le mettre en œuvre.
— Est-ce que ce n'est pas un peu tard ? Il faut quand même que je sois au courant !
— Non, c'est toi qui es naïve maintenant Tu sais bien que
tout ce que nous disons est sur écoute. La seule chose raison nable que nous puissions faire est de nous taire.
— C'est vraiment aussi terrible que ça?
— Naturellement, mon enfant. Le plus important se passera quand nous ne serons pas en train de parler.
— Oh!...
— Nous vivons notre vie dans une réalité illusoire qui existe à travers les mots d'un long roman. Chaque lettre est tapée sur une machine de trois fois rien par le major. Aussi rien de ce qui est imprimé ne peut échapper à son attention.
— Je comprends bien. Mais comment se cacher à sa vue dans de telles conditions?
— Chut!
— Quoi?
— Il se passe des choses aussi entre les lignes ; c'est là que j'essaie de glisser tout ce que je peux de phrases à double sens et autres ruses de ce genre.
— Ah, d'accord !
— Mais nous devons mettre à profit la journée d'aujourd'hui et de demain. Car samedi, c'est le jour J. Tu peux venir tout de suite ?
— J'arrive.
Sophie donna à manser aux oiseaux et aux poissons, sortit une grande feuille de salade pour Govinda et ouvrit une boîte pour Sherekan. Elle plaça le bol de nourriture sur les marches en partant.
Elle se faufila à travers la haie et s'engagea sur le sentier de l'autre côté. Après avoir marché quelques instants, elle aperçut un grand bureau au beau milieu de la bruyère. Un vieil homme était assis derrière ce bureau. D donnait l'impression de calcu ler quelque chose. Sophie alla vers lui et lui demanda son nom.
C'est à peine s'il daigna lever les yeux.
— Scrooge, mausrea-t-il en se replongeant dans ses papiers.
— Moi, c est Sophie. Tu es un homme d'affaires ?
D se contenta d'acquiescer.
— Et je suis riche comme Crésus. Jamais un centime de gas pillé. Cest pourquoi je dois me concentrer pour faire les comptes.
— Eh bien, si tu en as le courage !...
Sophie lui adressa un petit signe de la main et continua son chemin. Mais juste quelques mètres plus loin, elle vit une petite fille qui était toute seule sous un des grands arbres. Elle était vêtue de haillons et avait le teint pâle et maladif. Au moment où Sophie passa près d'elle, elle sortit d'un petit sac une boîte d'allumettes.
— Vous ne voulez pas m'acheter des allumettes? demanda t-elle.
Sophie mit sa main dans la poche pour voir si elle avait de l'argent sur elle. Ah, si ! Elle avait une pièce d'une couronne.
— Ça coûte combien?
— Une couronne.
Sophie tendit la pièce et se retrouva avec la boîte d'allu mettes à la main.
— Tu es la première à m'acheter quelque chose depuis plus de cent ans. Parfois, je meurs de faim ou je suis transie de froid.
Sophie songea que ce n'était pas étonnant qu'elle n'arrive pas à vendre ses boîtes d'allumettes au fond de la forêt. Puis elle se souvint du riche homme d'affaires d'à côté. Ce n'était pas normal que la petite fille meure de faim quand quelqu'un avait autant d'argent que ça.
— Viens par ici, dit Sophie en prenant la petite fille par la main et en l'entraînant jusqu'au riche homme d'affaires.
— Tu dois faire en sorte que sa vie soit moins dure, lança-t-elle.
L'homme leva les yeux de ses papiers et dit en plissant le
Iront :
— Ça coûte de l'argent et je t'ai déjà dit qu'il n'était pas question que je gaspille un seul centime.
— Mais c est injuste que tu sois si riche quand cette petite fille est si pauvre, insista Sophie.
— Quelles idioties! La justice n'existe qu'entre les gens du même monde.
— Qu'est-ce que tu entends par là?
— Je me suis fait tout seul et tout travail mérite salaire, non ? C'est ce qu'on appelle le progrès.
— Ça, c'est le comble !
— Si tu ne m'aides pas, je vais finir par mourir, intervint la petite fille pauvre.
L'homme d'affaires leva les yeux à nouveau et, donnant un grand coup à la table avec sa plume :
— Tu n'esjnscrite mille part dans mes livres de comptes. Allez, ouste ! À l'hospice !
— Si tu ne m'aides pas, j'allume un incendie de forêt, pour suivit la petite fille pauvre.
Alors l'homme se leva derrière son bureau, mais la petite fille avait déjà craqué une allumette. Elle la jeta dans l'herbe sèche qui s'embrasa aussitôt.
L'homme riche fit de grands moulinets avec les bras en criant :
— Au secours ! Les rouges sont de retour !
La petite fille lui lança un regard moqueur :
— Tu ne savais pas que j'étais communiste, hein ?
L'instant d'après la petite fille, l'homme d'affaires et le
bureau avaient disparu. Sophie se retrouva seule à regarder le feu gagner du terrain. Elle essaya d'étouffer les flammes en marchant dessus et parvint au bout d'un moment à éteindre le feu.
Dieu soit loué! Sophie jeta un coup d'œil aux touffes d'herbes brûlées. Elle tenait encore à la main une boîte d'allu mettes.
Ce n'était quand même pas elle qui avait mis le feu?
Quand elle rencontra Alberto devant le chalet, elle lui raconta ce qui venait de lui arriver.
— Scrooge, c'est le capitaliste radin des Contes de Noëlde Charles Dickens. Quant à la petite fille aux allumettes, tu connais, j'en suis sûr, le conte de H. C. Andersen.
— Mais n'est-il pas étrange que je les rencontre ici dans la forêt?
— Pas le moins du monde. Ce n'est pas une forêt comme les autres. Allez, parlons à présent de Karl Marx. Ce n'était pas plus mal de croiser un exemple des deux extrêmes de l'échelle sociale au milieu du siècle dernier. Viens, on entre. Nous serons malgré tout un peu plus à l'abri des regards indiscrets du major.
Ils s'assirent comme d'habitude à la table près de la fenêtre qui donnait sur le lac. Le corps de Sophie gardait en mémoire tout ce qu'elle avait éprouvé après avoir goûté à la bouteille bleue.
Maintenant, la bouteille bleue et la bouteille rouge trônaient
au-dessus de la cheminée. Et sur la table se trouvait la copie d'un temple grec.
— Qu'est-ce que c'est? demanda Sophie.
— Chaque chose en son temps, mon enfant
Là-dessus, Alberto enchaîna avec Marx :
— Lorsque Kierkegaard se rendit à Berlin en 1841, il se retrouva peut-être à côté de Karl Marx pour suivre les cours de Schelling. Tandis que Kierkegaard écrivait une thèse sur Socrate, Marx passait son doctorat sur Démocrite et Épicure, c'est-à-dire sur le matérialisme dans l'Antiquité. C'est à partir de là que chacun développa sa propre voie philosophique.
— IGerkegaard devint un philosophe de l'existence et Marx un matérialiste, n'est-ce pas ?
— Marx est devenu ce qu'on appelle communément le philo sophe du matérialisme historique. Mais laissons ça de côté pour le moment.
— Continue !
— Aussi bien Kierkegaard que Marx sont partis de la philo sophie de Hegel, mais chacun à sa manière. Tous les deux sont marqués par sa pensée, mais ils prennent leur distance avec l'Esprit du monde, c'est-à-dire avec l'idéalisme de Hegel.
— Cela a dû leur sembler un peu trop flou.
— Exactement. De manière générale, on dit que Hegel marque la fin des grands systèmes philosophiques. Après lui, la philosophie s'oriente dans une toute nouvelle direction. Au lieu de grands systèmes spéculatifs, nous trouvons ce que l'on appelle une « philosophie de l'existence » ou une « philosophie de l'action ». Tel est le fond de la pensée de Marx lorsqu'il constate : « Les philosophes se bornent à interpréter le monde alors qu'il s'agit de le transformer. » C'est précisément cette phrase qui marque un tournant décisif dans 1 histoire de la phi losophie.
— Maintenant que j'ai rencontré Scrooge et la petite fille aux allumettes, je comprends mieux ce que Marx entend par là.
— La pensée de Marx a aussi une visée pratique et politique. Il ne faut pas oublier qu'il n'était pas seJilement philosophe mais aussi historien, sociologue et économiste.
— Et c'est lui qui a été un pionnier dans tous ces domaines ?
— En tout cas, personne d autre que lui n'a joué un tel rôle en ce qui concerne l'application politique de la philosophie. D
fout cependant veiller à ne pas assimiler tout ce qui se réclame du « marxisme » à la pensée de Marx. Même si lui-même s'est déclaré ouvertement « marxiste » autour des années 1840, il a éprouvé le besoin de se démarquer plus tard de certaines inter prétations de sa pensée.
— Au fait, est-ce que Jésus était chrétien?
— Ça aussi, ça se discute.
— Bon, continue.
— Dès le départ, un de ses amis et collègues, Friedrich Engels, participa à l'élaboration de ce qui allait devenir le « marxisme ». Au cours de ce siècle, Lénine, Staline, Mao et beaucoup d'autres ont apporté leur contribution au marxisme ou « marxisme-léninisme ».
— Et si on s'en tenait à Marx, s'il te plaît? Tu as dit qu'il était le philosophe du « matérialisme historique ».
— Il n'était pas un « philosophe matérialiste » dans le sens des philosophes atomistes de l'Antiquité, ou encore du matéria lisme mécanique des xvle et xvlF siècles. Selon lui, les condi tions matérielles de la société déterminent de façon radicale notre mode de pensée. Ces conditions matérielles sont à la base de tout développement historique.
— C'était autre chose que l'Esprit du monde de Hegel !
— Hegel avait expliqué que le développement historique pro venait de la tension entre des éléments contradictoires qui dis paraissaient sous le coup d'un brusque changement. Marx est d'accord avec cette pensée mais, selon lui, ce bon vieux Hegel mettait tout la tête en bas.
— Pas toute la vie quand même?
— Hegel nommait cette force motrice de l'histoire l'Esprit du monde ou la Raison universelle. Cette façon de voir les choses revenait, selon Marx, à prendre les choses à l'envers. Lui voulait démontrer que les changements des conditions maté rielles de vie sont le véritable moteur de l'histoire. Ce ne sont pas les conditions spirituelles qui sont à l'origine des change ments dans les conditions matérielles de l'existence, mais le contraire : les conditions matérielles déterminent de nouvelles conditions spirituelles. Marx souligne donc tout particulière ment le poids des forces économiques au sein de la société, qui introduisent toutes sortes de changements et par là même font progresser l'histoire.
— Tu n'aurais pas un exemple?
— La philosophie et la science de l'Antiquité avaient une conception purement théorique. Personne ne s'intéressait vrai ment aux applications pratiques de ces connaissances qui auraient apporté pourtant de notables améliorations.
— Ah?
— Tout cela est lié à l'organisation de la vie quotidienne sur le plan économique. Toute la vie productive était dans une très lame mesure fondée sur le travail des esclaves ; c'est pourquoi les bons bourgeois de l'époque ne s'embarrassaient pas d'amé liorer le travail par des inventions d'ordre pratique. Tu as là un exemple de la manière dont les conditions matérielles détermi nent la réflexion philosophique au sein de la société.
— Je comprends.
— Ces conditions matérielles, économiques et sociales, Marx leur donna le terme d'infrastructure. Le mode de pensée d'une société, ses institutions politiques, ses lois, sans oublier sa reli gion, son art, sa morale, sa philosophie et sa science, Marx appela tout ça la superstructure.
— L'infrastructure et la superstructure, donc.
— À présent passe-moi le temple grec !
— Tiens!
— C'est un modèle réduit du Parthénon de l'Acropole. Tu l'as vu aussi en vrai.
— En vidéo, tu veux dire.
— Tu vois que ce temple a un toit fort élégant et ouvragé et c'est peut-être ce fronton qui frappe au premier abord. C'est en quelque sorte ça, la « superstructure ». Mais ce toit ne peut pas flotter dans l'air.
— Il y a des colonnes pour le soutenir.
— Le monument tout entier possède surtout une base bien solide, une « infrastructure » qui supporte l'ensemble de la construction. Selon Marx, les conditions matérielles supportent la somme de toutes les pensées au sein d'une société. C'est pourquoi, vu sous cet angle, la superstructure n'est que le reflet de l'infrastructure de départ.
— Est-ce que tu veux dire par là que la théorie des idées de Platon n'est qu'un reflet de la production de poterie et du vin athénien de l'époque?
— Non, ce n'est pas aussi simple que ça, et Marx lui-même
nous met en sarde contre ce type d'interprétation. Il y a inter action entre finfrastructure et la superstructure d'une société. S'il avait nié une telle interaction, il aurait juste été un « maté rialiste mécanique » de plus. Mais Marx prend justement en considération la tension, autrement dit la relation dialectique entre l'infrastructure et la superstructure. C'est pourquoi nous disons qu'il prône un matérialisme dialectique. Soit dit en pas sant, Platon n'était ni potier ni vigneron.
— Je comprends. Est-ce que tu vas encore me parler du temple?
— Oui, quelques mots encore. Examine avec attention les fondements du temple et dis-moi ce que tu vois.
— Les colonnes sont posées sur une base qui comporte trois niveaux ou trois marches.
— Cela correspond aux trois niveaux ou couches de l'infra structure de la société. Tout à la base, on trouve les conditions de production, c'est-à-dire les conditions naturelles ou les res sources naturelles, en d'autres termes tout ce qui concerne le climat ou les matières premières. Cela permet de jeter les fon dations de la société et de délimiter quel type de production cette société pourra avoir. Du même coup on définit clairement quel genre de société et de culture on aura.
— Il est clair qu'on ne peut pas pêcher le hareng au Sahara ni faire pousser des dattes au cap Nord.
— Je vois que tu as saisi. Mais on ne pense pas non plus de la même façon si l'on est un nomade dans le désert ou si l'on est un pêcheur en Laponie. La deuxième marche de l'infrastruc ture concerne les moyens de production. Marx entend par là les outils, les appareils et les machines dont disposent les hommes au sein de la société.
— Autrefois on allait à la pêche dans des barques, mainte nant ce sont d'énormes chalutiers qui font l'essentiel du travail.
— Tu touches déjà du doigt la troisième marche de l'infra structure, à savoir qui possédé ces moyens de production. L'organisation du travail, c'est-à-dire la répartition du travail et le statut des propriétaires, c'est ce que Marx a appelé les rap ports de production.
— Je comprends.
— Nous pouvons déjà conclure que le mode de production au sein d'une société détermine l'aspect politique et idéologique de
cette société. Il n'y a rien de surprenant à ce que nous ayons aujourd'hui une manière de penser et une morale un peu diffé rentes de celles qu'on avait autrefois, dans une société médié vale par exemple.
— Marx ne croyait donc pas à un droit naturel qui aurait été valable pour toutes les époques?
— Non, la question de savoir ce qui est moralement bien découle selon Marx de l'infrastructure de la société. Ce n'est pas un hasard si, dans le cadre d'une société paysanne d'autre fois, les parents déterminaient qui leurs enfants devaient épou ser, car il s'agissait aussi de déterminer qui hériterait de la ferme. Dans une grande ville moderne, les rapports sociaux sont assez différents : on peut se rencontrer au cours d'une fête ou dans une discothèque, et si l'on est vraiment amoureux, on finit toujours par trouver un endroit pour vivre ensemble.
— Je n'accepterais pas que ce soient mes parents qui me disent avec qui je dois me marier.
— Non, car toi aussi tu es une enfant de ton siècle. Marx dit que c'est la classe dirigeante qui, en gros, détermine ce qui est bien et ce qui est mal. Car toute l'histoire n'est qu'une histoire de luttes de classes. L'histoire ne fait que retracer la lutte pour s'emparer des moyens de production.
— Mais est-ce que les pensées et les idées des hommes ne contribuent pas elles aussi à transformer l'histoire ?
— Oui et non. Marx était conscient que la superstructure d'une société pouvait influencer l'infrastructure, mais il ne reconnaissait pas à la superstructure d'histoire indépendante. Tout le développement de l'histoire, de la société esclavagiste de l'Antiquité jusqu'à nos sociétés industrielles, est dû avant tout à des modifications de l'infrastructure de la société.
— Oui, tu l'as déjà dit.
— Toutes les phases historiques se caractérisent, selon Marx, par une opposition entre deux classes sociales. Dans la société esclavagiste de l'Antiquité, on trouve cette opposition entre les esclaves et les citoyens libres ; dans la société féodale, entre le seigneur et le paysan et, par la suite, entre le noble et le bour geois. Mais à lepoque de Marx, la société était dite bourgeoise, ou capitaliste, et l'opposition se jouait entre le capitaliste et le travailleur ou prolétaire. D'un côté il y a ceux qui possèdent les moyens de production, de l'autre ceux qui ne les possèdent pas.
Et parce que la classe dirigeante ne veut pas laisser échapper son pouvoir, seule une révolution peut l'obliger à le faire.
— Et dans un régime communiste ?
— Marx s'intéressait tout particulièrement au passage d'une société capitaliste au régime communiste. D analyse de façon détaillée le mode de production capitaliste. Mais avant d'abor der cela, il faut dire quelques mots de sa conception du travail de l'homme.
— Je t'écoute.
— Avant d'être communiste, Marx s'est interrogé sur ce qui se passe quand l'homme travaille. Hegel aussi s'était penché sur ce problème et avait trouvé qu'il y avait un rapport réciproque ou « dialectique » entre l'homme et la nature. Quand l'homme travaille la nature, son travail le transforme lui aussi. Autre ment dit, quand l'homme travaille, il intervient au sein de la nature et la marque de son empreinte. Mais au cours de ce pro cessus, la nature elle aussi a une action sur l'homme et laisse une empreinte dans sa conscience.
— Dis-moi quel genre de travail tu as et je te dirai qui tu es.
— Tu as très bien résumé où Marx veut en venir. Notre façon de travailler a une influence sur notre conscience, mais notre conscience influence aussi notre manière de travailler. Il y a un rapport dialectique entre la « main » et l'« esprit ». La connaissance de l'homme entretient donc un lien étroit avec son travail.
— Alors ça doit vraiment être terrible d'être au chômage.
— Effectivement, quelqu'un sans travail tourne pour ainsi dire à vide. Même Hegel l'avait remarqué. Pour lui comme pour Marx, le travail est quelque chose de positif, cela est inti mement lié au fait d'être un homme.
— Dans ce cas, ça doit être une bonne chose que d'être ouvrier ?
— Au départ, oui. Mais c'est là qu'intervient la cinglante cri tique de Marx à propos du mode de production capitaliste.
— Explique-toi !
— Dans le système capitaliste, l'ouvrier travaille pour quelqu'un d'autre. Son travail lui devient quelque chose d'extérieur, quelque chose qui ne lui appartient plus. D devient étranger à son propre travail et de ce fait étranger aussi à lui- même. Il perd sa réalité en tant que personne. Marx utilise
l'expression hégélienne pour dire que le travailleur est l'objet d'un processus d'aliénation.
— J'ai une tante qui, depuis plus de vingt ans, travaille dans une usine à emballer des chocolats, alors je comprends très bien ce que tu veux dire. Elle m'a dit que chaque matin elle éprouvait une véritable haine vis-à-vis de son travail.
— Mais si elle hait son travail, Sophie, elle finit aussi par se haïr elle-même.
— En tout cas, elle hait le chocolat.
— Dans la société capitaliste, le travail est organisé de sorte que le travailleur fait au bout du compte un travail d'esclave pour une autre classe sociale. Le travailleur remet sa force de travail — et par là même toute son existence d'homme — à la bourgeoisie.
— C'est vraiment aussi grave que ça?
— Nous parlons de comment Marx voyait les choses. D faut tout replacer dans le contexte social du milieu du xixe. Et là, il faut malheureusement répondre haut et fort par oui. Les ouvriers travaillaient parfois jusqu'à douze heures par jour dans des hangars de production glacials. La paie était si faible que bien souvent les enfants et les femmes qui relevaient à peine de couches étaient obligés de travailler aussi. La misère sociale était réellement indescriptible. En certains endroits, les hommes étaient en partie payés avec des litres de tord-boyaux et les femmes étaient contraintes de se prostituer. Leurs clients étaient les « hommes de la ville ». Bref, ce qui devait permettre à l'homme de s'élever, c'est-à-dire le travail, faisait de lui un animal.
— Mais c'est révoltant !
— Telle fut aussi la réaction de Marx. Pendant ce temps, après avoir pris un bain rafraîchissant, les enfants des bour geois pouvaient jouer du violon dans de grands salons bien chauffés ou encore s'asseoir au piano avant de passer à table pour déguster un délicieux repas composé de quatre plats différents. Il est vrai que le violon et le piano convenaient pas mal à une fin de soirée, après une longue promenade à cheval...
— C'est écœurant ! C'est trop injuste !
— Marx était de ton avis. En 1848, il publia avec Friedrich Engels le célèbre Manifeste du parti communiste. En voilà la première phrase : « Un spectre hante l'Europe — le spectre du communisme. »
— Arrête, ça me fait peur.
— Eh bien à la bourgeoisie aussi, car les prolétaires avaient commencé à se révolter. Tu veux entendre la fin du Manifeste?
— Avec plaisir.
— « Les communistes dédaignent de dissimuler leurs concep tions et leurs desseins. Ils expliquent ouvertement que leurs objectifs ne peuvent être atteints que par le renversement vio lent de tout ordre social passé. Que les classes dominantes trem blent devant une révolution communiste. Les prolétaires n'ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner.
HQÉIAIFE EE TCLS LB PA\§ LNBSZVOLS ! »
— Si la situation était aussi terrible que tu me l'as décrite, je crois que j'aurais signé tout de suite. Mais les choses ont bien change depuis, non?
— En Norvège, oui, mais pas partout. Beaucoup continuent de vivre dans des conditions inhumaines, tout en produisant des marchandises qui rendent les capitalistes encore plus riches. C'est ce que Marx appelle 1' exploitation.
—Est-ce que tu peux m'expliquer un peu mieux la significa tion de ce mot?
— Si le travailleur produit une marchandise, cette marchan dise aura un certain prix de vente.
— Oui et alors ?
— Si tu soustrais du prix de vente le salaire du travailleur et les autres coûts de production, il restera toujours une somme. Cette somme, Marx l'appelle la plus-value ou le profit. Cela revient à dire que le capitaliste détourné à son profit une valeur que le travailleur seul a créée. C'est ça, l'exploitation.
— Je comprends.
— Le capitaliste peut alors investir une partie de son profit dans un nouveau capital, par exemple dans la modernisation des unités de production. Mais ce sera à seule fin de pouvoir baisser les coûts de production et d'augmenter encore, de ce fait, son profit.
— C'est logique.
— Oui, cela peut paraître logique. Mais que ce soit dans ce domaine ou dans un autre, les choses n'iront pas à la longue comme le voudrait le capitaliste.
— Comment ça?
— Marx pensait que le mode de production capitaliste avait ses propres contradictions internes. Le capitalisme est un sys tème économique qui s'autodétruit parce qu'il n'est pas guidé par la raison.
— Tant mieux pour ceux qui sont opprimés.
— Oui, le système capitaliste porte en lui-même sa propre fia Vu sous cet angle, le capitalisme est un élément de progrès, c'est-à-dire une étape nécessaire sur la voie du communisme.
— Est-ce que tu peux me donner un exemple du caractère autodestructeur du capitalisme?
— Nous avons déjà dit que le capitaliste fait un certain profit et qu'il en utilise une partie pour moderniser l'entreprise. Le reste sera dépensé pour les leçons de musique des enfants et pour permettre à sa femme de mener un grand train de vie.
— Ah?
— Il achète de nouvelles machines et réduit ainsi son person nel. D fait tout ça pour être plus concurrentiel sur le marché.
— Je comprends.
— Mais il n'est pas le seul à penser ainsi. Tous les maillons de la chaîne de production doivent être de plus en plus ren tables. Les usines s'agrandissent et finissent par appartenir à une poignée d'hommes. Que va-t-il se passer alors, Sophie ?
— Euh...
— On a de moins en moins besoin d'ouvriers. Le chômage s'installe et les problèmes sociaux deviennent de plus en plus importants. De telles crises sont le signal que le capitalisme court à sa perte. Mais on pourrait citer d'autres traits autodes tructeurs dans le régime capitaliste. Que se passe-t-il quand tout le profit doit être lié au système de production sans créer malgré cela assez de plus-value pour rester concurrentiel?... A ton avis, que va faire le capitaliste? Tu peux me le dire?
— Non, je ne sais vraiment pas.
— Imagine que tu sois un propriétaire d'usine et que tu aies du mal à joindre les deux bouts. Tu es menacé de faillite. Tu te poses alors la question : comment faire pour économiser de l'argent?
—Je pourrais peut-être baisser les salaires?
— Pas si bête ! C'est la seule chose que tu puisses faire en effet. Mais si tous les capitalistes sont aussi futés que toi et, crois-moi, ils le sont, les travailleurs deviendront si pauvres qu'ils n'auront plus les moyens d'acheter quoi que ce soit. Nous disons que le pouvoir d'achat baisse. Et c'est un cercle vicieux. C'est selon Marx le signe que l'heure a sonné pour la propriété privée de type capitaliste. Nous nous trouvons dans une situa tion prérévolutionnaire.
— Je comprends.
— Pour être bref, disons que les prolétaires finissent par se révolter et s'emparent des moyens de production.
— Et qu'est-ce qui se passe alors ?
— Pendant une période, une nouvelle classe sociale, à savoir les prolétaires au pouvoir, dominera la classe bourgeoise. C'est
ce que Marx a appelé la dictature du prolétariat. Mais après une période de transition, la dictature du prolétariat sera à son tour balayée par une « société sans classe » : le communisme. Ce sera l'avènement d'une société où les moyens de production appar tiennent à « tous », c'est-à-dire au peuple lui-même. Dans une telle société, chacun aurait « sa place selon ses capacités » et recevrait « selon ses besoins ». Le travail en outre appartien drait au peuple lui-même et il n'y aurait plus d'aliénation.
— Ça paraît fantastique à t'entendre, mais comment ça s'est passé en vrai? Y a-t-il vraiment eu une révolution?
— Oui et non. Les économistes contemporains relèvent que Marx s'est trompé sur plusieurs points assez importante comme l'analyse des crises du régime capitaliste. Marx a négligé l'aspect d'exploitation de la nature que nous prenons de plus en plus au sérieux de nos jours. Cela dit, malgré tout...
— Oui?
—... le marxisme a amené de grands bouleversements. Il est incontestable que le socialisme a réellement contribué à rendre la société moins inhumaine. Du moins en Europe, nous vivons dans une société infiniment plus juste et solidaire qu'à l'époque de Marx. Et ce résultat, nous le devons à Marx et à tout le mou vement socialiste.
— Que s'est-il donc passé ?
— Après Marx, le mouvement s'est scindé en deux : d'un côté la social-démocratie et de l'autre le marxisme-léninisme. La
social-démocratie, qui tend à instaurer lentement et en douceur une société de type socialiste, s'est surtout répandue en Europe de l'Ouest. C'est en quelque sorte la « révolution lente ». Le marxisme-léninisme, qui a conservé la foi de Marx selon laquelle seule la révolution peut combattre la vieille société de classes, eut beaucoup de succès en Europe de l'Est, en Asie et en Afrique. Toujours est-il qu'à sa façon chacun de ces deux mou vements a combattu la misère et l'oppression.
— Mais cela ne donna-t-il pas lieu à une autre forme d'oppression? Je pense à l'Union soviétique et aux pays d'Europe de l'Est, par exemple?
— Sans aucun doute, et nous constatons encore une fois que tout ce qui passe entre les mains de l'homme devient un mélange de bien et de mal. D'un autre côté, nous ne pouvons pas rendre Marx responsable de toutes les erreurs commises en son nom dans ces pays dits socialistes cinquante, voire cent ans après sa mort. Il n'avait peut-être pas assez réfléchi au fait que ce seraient des hommes qui seraient chargés de gérer le com munisme — et que les hommes ont des défauts. Aussi le paradis sur terre n'est-il pas pour demain. Les hommes sauront tou jours se créer de nouveaux problèmes.
— Ça oui.
— Nous allons considérer, Sophie, que nous en avons terminé avec Marx
— Attends un peu! Tu as bien dit qu'il n'y a de justice que pour les gens du même monde ?
— Non, c'est Scrooge qui l'a dit.
— Comment sais-tu qu'il a dit ça?
— Oh!... Nous avons toi et moi le même écrivain. Vu sous cet angle, nous sommes beaucoup plus liés l'un à l'autre qu'on pourrait le croire au premier abord.
— Td et ton ironie !
— À double sens, Sophie, c'était de l'ironie à double sens.
— Mais revenons à cette histoire de justice. Tu as dit que Marx jugeait que le capitalisme créait une société injuste. Com ment pourrais-tu définir une société juste ?
— Un philosophe de la morale, sous l'inspiration de Marx, un certain John Rawls, a donné l'exemple suivant à méditer : imagine que tu sois membre d'une très haute assemblée qui déterminerait l'ensemble des lois pour la société de demain.
— Je crois que ça me plairait bien.
— Ils seraient obligés de penser à tout une bonne fois pour toutes car lorsqu'ils trouveraient enfin un accord — et auraient voté toutes ces lois — ils tomberaient raides morts.
— Quelle horreur !
— Mais ils se réveilleraient instantanément dans la société dont ils auraient voté les lois. Ce qu'ils ne sauraient pas, en revanche, c'est quelle place ils auraient dans la société.
— Ah ! je vois.
— Cette société serait une société juste, car elle aurait été conçue par des hommes « égaux ».
— Et les femmes, là-dedans?
— Cela ferait justement partie du jeu. On ne saurait pas si on se réveillerait dans la peau d'un nomme ou d'une femme. Comme on aurait une chance sur deux, il y a tout lieu de croire que la société serait aussi juste pour les nommes que pour les femmes.
— Cela paraît une idée fort séduisante.
— Réponds-moi maintenant : la société européenne à l'époque de Marx était-elle une société de ce type?
— Non!
— Peux-tu alors m'indiquer une société de ce type aujourd'hui quelque part dans le monde ?
— Euh... c est pas évident.
— Je te laisse réfléchir. Le chapitre sur Marx est clos à présent.
— Qu'est-ce que tu as dit?
— Coupez!
30 Darwin
...un bateau qui traverse la vie avec sa cargaison de gènes...
Dimanche matin, Hilde fut réveillée par un grand bruit sec. C'était son classeur qui était tombé par terre. Elle était restée au lit à lire la conversation entre Sophie et Alberto à propos de Marx et avait fini par s'endormir sur le dos, le classeur sur la couette. La lampe au-dessus de son lit était restée allumée toute la nuit.
Son réveil à quartz indiquait en belles lettres vertes 8.59.
Elle avait rêvé d'usines gigantesques et de métropoles toutes noires. A un coin de rue, il y avait une petite fille qui vendait des allumettes. Des hommes et des femmes élégants dans leurs longs manteaux passaient près d'elle sans lui accorder la moindre attention.
En se levant, elle repensa aux législateurs qui allaient se réveiller dans une société qu'ils auraient conçue de A à Z. Hilde en tout cas n'était pas mécontente de se réveiller à Bjerkely.
Aurait-elle eu envie d'ouvrir les yeux si elle n'avait pas su où exactement en Norvège elle allait se réveiller ?
Il ne s'agissait pas seulement de savoir où, qui sait si elle ne devait pas se réveiller aussi à une tout autre époque ? Au Moyen Age par exemple ou encore il y a dix ou vingt mille ans, à l'âge de pierre? Hilde essaya de s'imaginer assise devant l'entrée d'une caverne, peut-être en train de préparer une peau de bête.
Ça voulait dire quoi, être une fille de quinze ans dans un monde où tout ce qui s'appelle culture n'existait pas encore? Quelles auraient été ses pensées ?
Hilde enfila un pull-over, reprit le classeur sur ses genoux et s'installa bien confortablement pour continuer à lire la longue lettre de son père.
Juste au moment où Alberto avait dit « Coupez ! », on frappa à la porte du chalet.
— Nous n'avons pas vraiment le choix, dit Sophie.
— Je crains bien que non, grommela Alberto.
Sur le pas de la porte se trouvait un très vieil homme aux longs cheveux blancs et avec une grande barbe. Il tenait à la main droite un bâton de pèlerin et dans la main gauche une reproduction d'un tableau représentant une sorte de bateau. Sur le bateau, ça grouillait d'animaux de toute espèce.
— Et qui êtes-vous, respectable vieillard? demanda Alberto.
— Mon nom est Noé.
— Je m'en doutais.
— Ton propre ancêtre, mon garçon. Mais c'est sans doute passé de mode de se souvenir de ses ancêtres?
— Que tiens-tu à la main? lui demanda Sophie.
— C'est l'image de tous les animaux qui lurent sauvés du Déluge. Tiens, ma fille, c'est pour toi.
Sophie prit la reproduction tandis que le vieil homme pour suivait :
— Allez, il faut que je rentre pour arroser mes vignes...
A ces mots il fît un petit bond enjoignant ses talons dans l'air et disparut en trottinant dans la foret comme seuls savent le faire les vieux messieurs de très bonne humeur.
Sophie et Alberto retournèrent s'asseoir. A peine Sophie s'était-elle penchée au-dessus de la reproduction pour l'étudier qu'Alberto la lui arracha presque des mains.
— Voyons d'abord les grandes lignes.
— Eh bien, tu n'as qu'a commencer.
— Nous avons oublié de mentionner que Marx vécut les der nières trente-quatre années de sa vie à Londres. D s'installa là- bas en 1849 et y mourut en 1883. À la même époque vivait dans les environs de Londres un certain Charles Darwin. Il mourut en 1882 et eut droit à des funérailles solennelles à Westminster Abbey, en tant que digne fils de l'Angleterre. Mais Marx et Darwin n'ont pas seulement vécu au même endroit au même moment, il y a d'autres points de rapprochement entre eux.
Marx voulut lui dédicacer l'édition anglaise de son grand livre le Capital mais Darwin refusa. Quand Marx mourut un an après Darwin, son ami Friedrich Engels fît la remarque sui vante : « De même que Darwin a découvert les lois de l'évolu tion organique de la nature, Marx a découvert les lois du déve loppement historique de l'humanité. »
— Je comprends.
— Un autre penseur qui eut une grande influence et que l'on peut aussi rapprocher de Darwin fiit le psychologue Sigmund Freud. Lui aussi passa, un demi-siècle plus lanlïles dernières années de sa vie à Londres. Freud montra qu'aussi bien Darwin dans sa théorie de l'évolution que lui-même avec sa théorie de la psychanalyse avaient blesse l'homme dans « l'amour naïf qu il portait a lui-même ».
— Ça en fait des noms à la fois. On commence par qui? Marx, Darwin ou Freud?
— On pourrait parler d'une manière générale d'un mouve ment naturaliste qui a commencé au milieu du xixe pour se poursuivre une bonne partie du xxe siècle. Par ce terme de « naturalisme », nous entendons une conception de la nature qui ne reconnaît point d'autre réalité que la nature et le monde sensible. Aussi un naturaliste ne considère-t-il l'homme que comme faisant partie de la nature, et il fondera ses recherches exclusivement sur des faits naturels et non sur des considéra tions d'ordre rationnel ou encore sur une quelconque forme de révélation divine.
— Cela vaut aussi bien pour Marx que pour Darwin et Freud?
— Absolument Les mots clés du milieu du xixe en philoso phie et en science étaient « nature », « milieu », « histoire », « évolution » et « développement ». Pour Marx, l'idéologie des hommes était le produit des conditions matérielles de la société. Darwin montra que l'homme était le fruit d'une longue évolu tion biologique et, grâce à ses recherches sur l'inconscient, Freud mit en évidence que les actions des hommes sont souvent le fait de pulsions ou d'instincts.
— Je crois que je comprends à peu près ce que tu veux dire par naturalisme, mais ne pourrais-tu pas parler d'un seul nomme à la fois ?
— Alors parlons de Darwin. Ta te souviens que les présocra tiques voulaient trouver des explications naturelles aux phéno mènes naturels. De même qu'ils durent pour ce faire s'affran chir des explications mythologiques, Darwin dut aussi se libérer de la conception de l'Église concernant la création de l'homme et de l'animal.
— Mais est-ce que c'était un philosophe?
— Darwin était un biologiste et un chercheur. Mais il fut le premier scientifique à oser contredire la Bible sur la question de la place de l'homme dans la Création.
— Alors tu vas me parler un peu de la théorie de l'évolution chez Darwin.
— Commençons par Darwin lui-même. Il naquit en 1809 dans la petite ville de Shrewsbury. Son père, le Dr Robert Darwin, était un médecin réputé qui avait des principes sévères quant à l'éducation de son fils. Quand Charles alla au lycée à Shrewsbury, le proviseur parla de lui comme de quelqu'un qui aimait traîner, se vanter de théories et discourir pendant des heures sans jamais rien accomplir de sérieux. Par « sérieux », le proviseur entendait certainement la conjugaison des verbes en latin et en grec. Par « traîner », il pensait sans doute au fait que Charles séchait les cours pour collectionner toutes sortes de hannetons.
— Il a dû regretter ses propos par la suite.
— Pendant ses études de théologie, Darwin se passionnait surtout pour la chasse aux oiseaux et sa collection d'insectes. Aussi n'eut-il pas des résultats particulièrement brillants à son examen de théologie. Mais il parvint néanmoins à jouir d'une certaine réputation en tant que naturaliste. Il s'intéressait aussi à la géologie qui était à l'époque une science fort répandue. Dès qu'ileut son diplôme de théologie de l'université de Cambridge en poche, il parcourut le nord du pays de Galles pour étudier la formation des roches et chercher des fossiles. Én avril 1831, alors qu'il n'avait que vingt-deux ans, il reçut une lettre qui changea toute sa vie...
— Qu'y avait-il dans cette lettre ?
— Cette lettre venait de son ami et professeur John Steven Henslow. Ce dernier écrivait : « On m'a demandé [...] de recommander un chercheur en sciences naturelles pour accom pagner le capitaine Fitzroy qui a été engagé par le gouverne ment pour établir la carte de la pointe sud de l'Amérique. J'ai
expliqué que je te considérais comme la personne la plus com pétente pour une telle tâche. Je ne sais rien concernant le salaire. Le voyage doit durer deux ans... »
— Tu sais tout ça par cœur?
— Oh ! ce n'est rien...
— Et il a répondu oui ?
— Il mourait bien sûr d'envie de saisir la chance qu'on lui offrait, mais à cette époque les jeunes gens n'entreprenaient rien sans le consentement de leurs parents. Le père fut long à convaincre, mais il finit par accepter de laisser partir son fils et de payer son voyage. Car en fait, il ne toucha pas un centime...
— Oh!
— Le navire appartenait à la marine anglaise et s'appelait H. M. S. Beagle. Le 27 décembre 1831, le Beagle quitta le port de Pfymouth et mit le cap sur l'Amérique du Sud. Il ne retourna en Angleterre qu en octobre 1836. Les deux années prévues devinrent cinq au bout du compte. Et ce voyage en Amérique du Sud se transforma en véritable tour du monde. Il s'agit du plus important voyage scientifique de notre époque.
— Ils ont vraiment fait le tour de la Terre ?
— Oui, au vrai sens du terme. D'Amérique du Sud, ils tra versèrent le Pacifique et arrivèrent en Nouvelle-Zélande, en Australie et en Afrique du Sud. De là ils remirent le cap sur l'Amérique du Sud avant de revenir enfin en Angleterre. Darwin lui-même écrivit que « son voyage sur le Beagle a été l'événement le plus déterminant » de toute sa vie.
— Ce ne devait pas être facile d'être un chercheur en sciences naturelles sur l'océan?
— Les premières années, le Beagle longea seulement les côtes d'Amérique du Sud, ce qui permit a Darwin de bien se familia riser avec cette partie du monde. Les nombreuses incursions qu'il eut l'occasion de faire dans les îles Galapagos, au large du Pacifique, furent d'une importance capitale pour ses travaux. D put en effet rassembler toutes sortes aéchantillons qu'il envoya en Angleterre au fur et à mesure. Mais ses réflexions sur la nature et l'histoire du vivant, il les garda pour lui. En rentrant dans son pays âgé seulement de vingt-sept ans, il était déjà un chercheur célèbre. Et il avait déjà une idée précise de ce qui allait devenir plus tard sa théorie de l'évolution. Il attendit
cependant de nombreuses années avant de publier son œuvre maîtresse, car Darwin était un homme prudent, ce qui est plu tôt normal pour un chercheur.
— Quel lut son ouvrage le plus important?
— Oh ! il publia divers livres, mais celui qui provoqua un véritable tollé en Angleterre parut en 1859 sous le titre : De
l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle. L'inti tulé exact était : On the Origin ofSpecies byMeans ofNatural Selection or the Préservation ofFa vourea Races in the Struggle for Life. Ce titre résume à lui seul toute la théorie de Darwin.
— Dans ce cas, tu ferais bien de traduire, s'il te plaît.
— « De l'origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie ».
— Effectivement c'est un titre qui en dit long.
— Nous allons décortiquer tout ça. Dans son livre De l'ori gine des espèces, Darwin pose d'emblée deux théories ou, si tu préfères, deux thèses principales : la première, c'est que toutes les plantes ou les animaux qui existent aujourd'hui descendent de formes plus anciennes, plus primitives. D affirme donc qu'il se produit une évolution biologique. La deuxième, c'est que l'évolution est due à une sélection naturelle.
— Parce que seuls les plus forts survivent, n'est-ce pas?
— Oui, mais analysons d'abord d'un peu plus près cette théorie de l'évolution. Au départ elle n'est pas si originale que ça. Dès les années 1800, on vit se répandre dans certains milieux la croyance en une évolution biologique. On peut citer à ce titre le rôle joué par le zoologue français Jean-Baptiste Lamarck. Quant au propre grand-père de Darwin, Erasmus Darwin, il avait déjà lancé 1 idée que toutes les plantes et les animaux s'étaient développés à partir d'un petit nombre d'espèces pri mitives. Mais aucun des deux n'était parvenu à expliquer com ment s'était produite une telle évolution. C'est pourquoi ils n'avaient pas vraiment encouru les foudres de l'Église.
— Alors que ce fut le cas de Darwin ?
— Oui, et on comprend aisément pourquoi. Dans les milieux religieux, mais aussi dans plusieurs milieux scientifiques, on s'en tenait à la version de la Bible qui dit que les plantes et les animaux ont une nature immuable. L'idée sous-jacente était que chaque espèce animale avait été créée une fois pour toutes par un acte créateur particulier. Cette conception chrétienne
présentait en outre l'avantage d'être corroborée par Platon et Aristote.
— Comment ça?
— La théorie des idées de Platon partait du principe que toutes les espèces d'animaux étaient immuables parce qu'elles étaient créées d'après les modèles ou les formes des idées éter nelles. Chez Aristote aussi on retrouve cette idée de l'immuabi- lité des espèces animales. Il fallut attendre l'époque de Darwin pour que toute une série de découvertes et d'observations remettent en cause cette conception traditionnelle.
— De quel genre d'observations et d'expériences s'agissait-il?
— On trouva tout d'abord de plus en plus de fossiles, ainsi que de grands morceaux de squelettes d'animaux. Darwin lui- même s étonna de trouver des fossiles d'animaux marins dans des régions élevées, comme cela avait été le cas dans les Andes par exemple. Que venaient faire des animaux marins dans la cordillère des Andes, Sophie? Tu as une idée?
— Non.
— Certains pensaient que des hommes ou des animaux les y avaient laissés. D'autres y virent la main de Dieu qui aurait créé de tels fossiles et restes d'animaux marins pour égarer les incroyants.
— Et qu'en pensait la science?
— La plupart des géologues s'en tenaient à une « théorie de la catastrophe » selon laquelle la Terre avait été à diverses reprises soit recouverte par les eaux, soit secouée par des trem blements de terre, ou des catastrophes de ce genre, qui avaient éradiqué toute forme de vie. Une telle catastrophe est aussi attestee dans la Bible, c'est le Déluge avec l'Arche de Noé. A chaque catastrophe, Dieu renouvelait la vie sur terre en créant de nouvelles et plus parfaites espèces animales et végétales.
— Les fossiles étaient donc les traces des formes antérieures de vie qui furent anéanties par de violentes catastrophes ?
— Exactement. On disait que les fossiles étaient la trace des animaux qui n'avaient pas trouvé de place dans l'Arche de Noé. Mais quand Darwin s'embarqua sur le Beagle, il emporta dans ses bagages le premier tome de l'œuvre du géologue anglais CharlesLyell, Principles ofGeology. Selon lui, la géographie actuelle de la Terre, avec ses hautes montagnes et ses vallées profondes, témoignait d'une évolution extrêmement longue et lente. L'idée, c'était que des changements apparemment minimes pouvaient conduire à de grands bouleversements géo graphiques, si l'on prenait en considération des espaces de tempssuffisamment grands.
— A quel genre de changements pensait-il en disant ça?
— D pensait aux mêmes forces qui s'exercent de nos jours : au temps et au vent, à la fonte des nages, aux tremblements de terre et à la dérive des continents. Tout le monde sait que la goutte d'eau finit par éroder la pierre, non par sa force mais par son action répetée. Lyell pensait que de tels petits change ments progressifs pouvaient sur un laps de temps assez long transformer la nature de fond en comble. Darwin pressentait qu'il détenait là l'explication pour les fossiles d'animaux marins retrouvés si haut dans les Andes, et il n'oublia jamais dans ses recherches que d'infimes changements très progressifs peuvent conduire à un bouleversement total de la nature, pour peu qu'on laisse le temps faire son travail.
— Il pensait donc que cette théorie s'appliquait aussi à l'évo lution des animaux?
— Bien sûr. Il se posa la question. Mais Darwin était, je le répète, un homme prudent II s'interrogeait longuement avant de se risquer à proposer une réponse. Sur ce point, il rejoint tous les vrais philosophes : l'important, c'est de poser la ques tion et il ne s'agit surtout pas d'y répondre trop hâtivement.
—Je comprends.
— Un facteur déterminant dans la théorie de Lyell, c'était l'âge de la Terre. À l'époque de Darwin, on s'accordait généra lement à reconnaître que la création de la Terre par Dieu remontait à environ six mille ans. Ce chiffre était le résultat de l'addition de toutes les générations depuis Adam et Eve.
— Plutôt naïf comme raisonnement !
— C'est toujours facile de critiquer après. Darwin, lui, avança le chiffre de trois cents millions d'années. Une chose est sûre en tout cas : la théorie de Lyell comme celle de Darwin n'avaient aucun sens si l'on ne tenait pas compte de périodes de temps tout à fait considérables.
— Quel âge a la Terre ?
— Nous savons aujourd'hui qu'elle a 4,6 milliards d'années.
— Le compte doit être bon...
— Pour l'instant, nous nous sommes concentrés sur un des
arguments de Darwin pour étayer sa théorie de l'évolution bio logique, à savoir la présence de plusieurs couches de fossiles dans diverses formations rocheuses. Un autre argument, c'était la répartition géographique des espèces vivantes. Son propre voyage lui permit de glaner des matériaux extrêmement neufs et intéressants. Il put constater de visu que diverses espèces ani males dans une même région présentaient de très légères diffé rences entre elles. Ce fiit surtout le cas sur les îles Galapagos, à l'ouest de l'Equateur.
— Raconte !
— Nous parlons d'un groupe concentré d'îles volcaniques. Aussi ne pouvait-on pas constater de grandes différences dans la vie végétale ou animale, mais Darwin s'intéressait précisé ment aux infimes modifications au sein d'une même espèce. Sur toutes ces îles, il rencontra de grandes tortues-éléphants, mais celles-ci présentaient de légères variations d'une île à l'autre. Pourquoi Dieu aurait-il créé une espèce de tortues-éléphants différente pour chacune des îles?
— Ça paraît peu probable, en effet.
— Ses observations sur la vie des oiseaux dans les îles Gala pagos lui permirent d'aller plus loin. D'une île à l'autre, il put observer des variations très précises entre différentes espèces de pinsons. Darwin établit une corrélation entre la forme de leur bec et le type de nourriture qu'ils trouvaient sur l'île ("raines de pommes de pin ou insectes vivant sur les troncs aarbres et les branches). Chacun de ces pinsons possédait en effet un type de bec (pointu ou crochu) parfaitement adapté pour saisir sa nourriture. Tous ces pinsons descendaient-ils d'une seule espèce qui, au cours des ans, s'était adaptée à l'environnement de ces différentes îles pour aboutir à l'exis tence de plusieurs nouvelles espèces de pinsons ?
— Il est donc parvenu à cette conclusion?
— Oui, c'est peut-être sur les îles Galapagos que Darwin est devenu « darwiniste ». Il remarqua aussi que la vie animale sur ce petit groupe d'îles présentait de grandes similitudes avec des espèces animales qu il avait observées en Amérique du Sud. Dieu avait-il réellement créé une bonne fois pour toutes ces espèces avec leurs légères différences entre elles ou bien s'était- il produit une évolution ? Il douta de plus en plus de la préten due immuabilité des espèces, mais n'avait encore aucune théorie satisfaisante pour expliquer comment une telle évolu tion, ou adaptation à l'environnement, pouvait se produire. Il y avait encore un argument pour démontrer que tous les animaux sur terre étaient apparentés.
— Ah?
— Cela concernait l'évolution du fœtus chez les mammifères. Si l'on compare le fœtus d'un chien, d'une chauve-souris, d'un lapin et d'un être humain à un stade précoce, il est presque impossible de les distinguer clairement les uns des autres. Il fout attendre un stade beaucoup plus avancé pour que le fœtus d'un être humain ne ressemble plus à celui d'un lapin. Cela ne serait-il pas le signe que nous serions tous lointainement appa rentés les uns aux autres?
— Mais il n'avait toujours aucune explication pour cette évo lution?
— Non, il ne cessait de réfléchir à la théorie de Lyell sur ces infîmes changements qui pouvaient à la longue provoquer d'énormes bouleversements. Mais il ne trouvait aucune expli cation qui pût tenir lieu de principe universel. Il connaissait la théorie du zoologue français Lamarck qui avait démontré que les espèces animales avaient progressivement développé ce dont elles avaient besoin. Les girafes par exemple avaient fini par avoir un long cou car pendant des générations elles avaient tendu le cou pour atteindre les feuilles des arbres. Lamarck pensait aussi que les qualités obtenues avec peine par un indi vidu étaient transmises à la génération suivante. Mais Darwin dut rejeter, faute de preuves, cette théorie audacieuse sur les « caractères acquis » et qui seraient héréditaires. Mais autre chose lui trottait dans la tête : il avait pour ainsi dire le méca nisme même de l'évolution des espèces sous les yeux.
— J'attends de voir où tu veux en venir.
— Je préférerais que tu découvres ce mécanisme par toi- même. C'est pourquoi je te pose la question : si tu as trois vaches, mais assez de fourrage pour en nourrir deux seulement, que vas-tu faire ?
— En tuer une.
— Eh bien, laquelle vas-tu sacrifier?
— Je tuerai certainement celle qui donne le moins de lait.
— Tu dis ça?
— Oui, c'est logique.
— Et c'est ce que les hommes ont fait pendant des millé naires. Mais revenons à nos deux vaches. Si l'une d'elles devait vêler, laquelle choisirais-tu ?
— Celle qui aurait le plus de lait. Comme ça, je serais sûre que la génisse deviendrait une bonne vache laitière plus tard.
— Tu préfères donc les bonnes vaches laitières aux mau vaises ? Alors venons-en maintenant à notre dernier exercice : si tu t'occupais de chasse et possédais deux braques et que tu devais te séparer de l'un d'eux, lequel garderais-tu?
— Je garderais naturellement celui qui saurait le mieux trouver la trace du gibier.
— Tu favoriserais donc le meilleur braque. Eh bien, c'est exactement ainsi que les hommes ont pratiqué l'élevage pen dant plus de dix nulle ans. Les poules n ont pas toujours pondu cinq œufs par semaine, les moutons n'ont pas toujours donné autant de laine et ïes chevaux n'ont pas toujours été aussi forts et rapides. Mais les hommes ont fait une sélection artificielle. Cela vaut aussi pour le monde végétal. Qui mettrait de mau vaises pommes de terre dans son jardin, s'il peut se procurer de meilleurs plants ? Faucher des épis qui ne portent pas de blé n'a aucun intérêt. Pour Darwin, aucune vacne, aucun épi de bîé, aucun chien et aucun pinson n'est tout à fait identique. La nature offre des variations à l'infini. Même à l'intérieur d'une seule espèce, il n'y a pas deux individus en tout point sem blables. Tu te rappelles peut-être ce que tu avais ressenti après avoir goûté à la petite bouteille bleue.