Sophie était comme tétanisée. Etait-ce vraiment le profes seur de philosophie qui s'adressait à elle sur la cassette vidéo? Elle avait seulement entr'aperçu sa silhouette l'autre soir dans l'obscurité. De là à dire que c'était le même homme qui se tenait sur l'Acropole à Athènes...
Il longea ensuite la plus longue façade du temple, la caméra restant braquée sur lui. Enfin il se dirigea vers le bord de la falaise et montra du doigt le paysage environnant. La caméra zooma sur un ancien théâtre construit au pied de l'Acropole.
Tu vois l'ancien théâtre de Dionysos, poursuivit l'homme au béret. C'est très vraisemblablement le plus ancien théâtre en Europe. C'est ici que les grandes tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide furent représentées jus tement à l'époque de Socrate. J'ai déjà mentionné la tragédie du malheureux roi Œdipe. Mais on y jouait des comédies éga lement. L'auteur comique le plus célèbre était Aristophane qui écrivit entre autres choses une comédie peu flatteuse à propos de cet original de la ville qu'était Socrate. Tu aperçois tout au fond le mur de pierre contre lequel se tenaient les acteurs. Il s'appelait OKT1VT1 et a donné chez nous le mot « scène ». Le terme théâtre vient d'ailleurs aussi d'un ancien mot grec pour dire « voir ». Mais nous allons revenir à la phi losophie, Sophie. Faisons le tour du Parthénon et descendons jusqu'à l'entrée...
L'homme de petite taille fit le tour du Parthénon et montra quelques temples moins importants sur sa droite. Puis il com mença à descendre les marches entre plusieurs hautes colonnes. En arrivant au pied du plateau de l'Acropole, il grimpa sur un petit monticule et dit en désignant Athènes du doigt :
Le monticule où je me trouve a pour nom Aréopage. C'est ici que la plus haute cour de justice d'Athènes rendait ses verdicts en matière d'affaires criminelles. Plusieurs siècles plus tard, l'apôtre Paul prêcha ici la bonne parole de Jésus et le christianisme aux Athéniens. Mais nous revien drons sur son prêche à une prochaine occasion. En bas à gauche, tu aperçois les ruines de l'ancienne place du marché d'Athènes. Hormis le grand temple du forgeron Héphaïsîos, il ne reste plus que des blocs de marbre. Descendons main tenant. ..
L'instant d'après, il resurgissait d'entre les vieilles ruines. Haut dans le ciel — et tout en haut de l'écran de télévision de Sophie — se dressait le majestueux temple d'Athéna sur l'Acropole. Le professeur de philosophie s'était assis sur un bloc de marbre. Il ne tarda pas à regarder la caméra en disant :
- Nous nous trouvons à présent devant l'ancienne place du marché,ayopa (l'agora). Pas de quoi sauter au plafond, n'est-ce pas? Je veux dire, pour nous aujourd'hui. Mais autrefois nous aurions été entourés de temples majestueux, de tribunaux et autres édifices publics, de boutiques, d'une salle de concerts et même d'un grand gymnase. Tout cela enca drant la place du marché en un parfait carré... C'est ce terrain de trois fois rien qui a été le berceau de toute la civilisation européenne. Des mots comme « politique », « démocratie », « économie », « histoire », « biologie », « physique », « mathématiques », « logique », « théologie », « philoso phie », « éthique », « psychologie », « théorie », « méthode », « idée » et « système » — pour n'en citer que quelques- uns — viennent d'un tout petit peuple dont la vie quotidienne se concentrait sur cette place. C'est ici que Socrate se prome nait et parlait avec les gens qu'il rencontrait. Peut-être arrê- tait-il un esclave en train de porter une cruche d'huile d'olive pour lui poser une question philosophique. Car, pour Socrate, un esclave avait la même faculté de raisonner qu'un noble. Peut-être discutait-il un peu vivement avec un des bourgeois ou s'entretenait-il à voix basse avec son élève Platon. C'est étrange de songer à tout ça. Nous continuons de parler de phi losophie « socratique » ou « platonicienne », mais c'est autre chose d'être Platon ou Socrate.
Sophie trouvait en effet que c'était étrange de les imaginer dans leur contexte. Mais elle trouvait pour le moins tout aussi étrange le fait que le philosophe s'adresse soudain à elle par le biais d'un enregistrement vidéo déposé directement dans son endroit secret par un drôle de chien.
Le philosophe finit par se lever de son bloc de marbre et reprit cette fois d'une voix basse :
En fait, je devrais m'arrêter là, Sophie. Je tenais à te montrer l'Acropole et les ruines de l'ancienne place du mar ché d'Athènes. Mais je ne suis pas tout à fait sûr que tu aies vraiment saisi la grandeur de cet endroit autrefois, alors je suis assez tenté d'aller encore plus loin. J'outrepasse naturel lement mes droits, mais je te fais confiance pour laisser cela entre nous. Bon, de toute façon, ça te donnera une idée...
Il n'en dit pas davantage et se contenta de rester à regarder un long moment la caméra de face. L'instant d'après apparut une tout autre image sur l'écran. A la place des ruines s'éle vaient plusieurs hauts édifices. Comme d'un coup de baguette magique, toutes les vieilles ruines étaient reconstruites. Au loin, elle voyait toujours l'Acropole, mais flambant neuf tout comme les monuments entourant la place du marché. Ceux-ci étaient recouverts d'or et peints de couleurs vives. Sur la grande place carrée, des hommes en toges colorées se prome naient. Certains portaient une épée, d'autres une cruche sur la tête et l'un d'entre eux tenait un rouleau de papyrus sous le bras.
C'est alors que Sophie reconnut son professeur de philoso phie. Il avait toujours le béret bleu sur la tête, mais portait aussi comme tous les autres une toge jaune. Il se dirigea vers Sophie en fixant la caméra :
Eh bien, voilà. Nous nous trouvons dans l'Athènes de l'Antiquité, Sophie. J'avais envie que tu viennes ici en per sonne, tu comprends? Nous sommes en 402 avant Jésus- Christ, c'est-à-dire trois ans seulement avant la mort de Socrate. J'espère que tu apprécies cette visite rarissime, cela n'a pas été une mince affaire pour dénicher une caméra vidéo...
Sophie se sentit prise d'un vertige. Comment cet homme mystérieux avait-il fait pour se retrouver dans cette Athènes d'il y a deux mille quatre cents ans? Comment pouvait-elle voir un enregistrement vidéo d'une époque aussi lointaine? Sophie savait évidemment que la vidéo n'existait pas dans
l'Antiquité. Est-ce que c'était un film? Mais tous les monu ments en marbre semblaient si réels ! Si on avait dû recons truire toute l'agora et l'Acropole juste pour les besoins d'un film, les décors auraient été ruineux ! Et tout ça uniquement pour lui parler d'Athènes?
L'homme au béret la regarda à nouveau.
Tu vois les deux hommes en train de discuter là-bas sous les colonnes ?
Sophie découvrit un homme d'un certain âge dans une toge en piteux état. Il portait une longue barbe en broussaille, avait le nez plat, des yeux bleus saillants et le menton en galoche. A côté de lui se tenait un beau jeune homme.
C'est Socrate et son jeune élève Platon. Tu comprends maintenant, Sophie ? Mais attends, je vais te les présenter.
Sur ces mots, le professeur de philosophie se dirigea vers les deux hommes qui se tenaient sous un haut chapiteau. En arrivant près d'eux, il souleva son béret et prononça des paroles que Sophie ne comprit pas. Ce devait être du grec. Après un moment, il se retourna vers la caméra en disant :
Je leur ai raconté que tu étais une jeune fille désireuse de faire leur connaissance. Platon aimerait maintenant te poser quelques questions auxquelles tu pourras réflé chir. Mais nous devons le faire avant que les gardes ne nous repèrent.
Sophie avait les tempes qui battaient, car le jeune homme fit quelques pas en avant et regarda la caméra.
Bienvenue à Athènes, Sophie, dit-il d'une voix douce.
Il parlait en marquant une pause entre chaque mot.
Je m'appelle Platon et je vais te donner quatre devoirs : tout d'abord tu vas t'interroger pour comprendre comment un pâtissier peut faire cinquante gâteaux exactement sem blables. Puis tu te demanderas pourquoi tous les chevaux se ressemblent. Ensuite tu chercheras à savoir si l'homme a une âme immortelle et enfin si les hommes et les femmes sont aussi raisonnables les uns que les autres. Bonne chance!
Une seconde plus tard, l'écran était noir. Sophie fit avancer la bande, mais il n'y avait plus rien.
Sophie essaya de rassembler ses idées. Mais à peine parve- nait-elle à se concentrer sur une pensée qu'elle partait sur une autre idée, avant même d'en avoir fini avec la première.
Que le professeur de philosophie fût un original, ça faisait longtemps qu'elle s'en était rendu compte. Mais de là à utili ser des méthodes d'enseignement qui défiaient toutes les lois naturelles, Sophie trouva qu'il allait vraiment trop loin.
Etait-ce réellement Socrate et Platon qu'elle avait vus sur l'écran de télévision? Bien sûr que non, c'était tout à fait impossible. Pourtant ce n'était pas un dessin animé non plus.
Sophie retira la cassette du magnétoscope et monta dans sa chambre. Elle la rangea à côté des pièces de Lego sur la plus haute étagère de l'armoire. Puis elle se laissa tomber sur le lit, complètement épuisée, et ne tarda pas à s'endormir.
Quelques heures plus tard, sa mère entra dans sa chambre. Elle secoua un peu Sophie :
Mais qu'est-ce qui ne va pas, Sophie?
Bof...
Tu t'es couchée avec ta robe ?
Sophie ouvrit à peine un œil.
Je suis allée à Athènes, répondit-elle.
Elle ne put en dire davantage, tourna le dos à sa mère et se rendormit.
Platon
... une nostalgie de retrouver la vraie demeure
de l'âme...
Sophie se réveilla en sursaut le lendemain matin. Elle regarda l'heure. Il était à peine cinq heures, mais n'ayant plus du tout sommeil, elle s'assit dans le lit.
Pourquoi avait-elle gardé sa robe? Puis tout lui revint en mémoire. Elle grimpa sur un escabeau et regarda l'étagère en haut de son armoire. La cassette vidéo était bien là où elle l'avait rangée. Elle n'avait donc pas rêvé. En tout cas pas entièrement.
Mais elle n'avait quand même pas vu Platon et Socrate? Oh ! ça commençait à bien faire ! Sa mère avait peut-être rai son quand elle trouvait qu'elle vivait en ce moment à côté de ses pompes.
Impossible de se rendormir. Et si elle allait à sa cabane voir si le chien n'y avait pas déposé une nouvelle lettre?
Sophie descendit l'escalier sur la pointe des pieds, enfila ses tennis et sortit.
Dans lejardin, tout était merveilleusement calme et silen cieux. Seuls les oiseaux chantaient à tue-tête et elle ne put s'empêcher de sourire. La rosée du matin scintillait dans l'herbe comme de petites gouttes de cristal.
Elle fut à nouveau frappée de constater à quel point le monde était un miracle incroyable.
Il faisait aussi un peu humide au fond de la vieille haie. Sophie ne vit aucune nouvelle lettre du philosophe, mais elle essuya une grosse racine et s'assit dessus.
Il lui revint à l'esprit que, sur la vidéo, Platon lui avait donné des devoirs à faire. D'abord, comment un pâtissier pouvait-il faire cinquante gâteaux exactement identiques ?
Sophie dut s'appliquer, car elle trouva que ce n'était pas aussi facile que ça en avait l'air. Les rares fois où sa mère se risquait à cuire une plaque de petits gâteaux, il n'y en avait jamais deux pareils. Et comme elle était loin d'être une experte en pâtisserie, cela prenait même parfois une tournure assez dramatique. Mais les gâteaux qu'on achetait au magasin eux non plus n'étaient jamais identiques, puisque le pâtissier les confectionnait un par un.
Sophie laissa échapper un sourire de satisfaction. Elle se souvenait d'un jour où son père l'avait emmenée en ville pen dant que sa mère préparait les gâteaux de Noël. En rentrant, elle avait retrouvé une foule de petits bonshommes en pain d epices éparpillés sur le plan de travail. Sans être parfaits, ils se ressemblaient tous plus ou moins. Et pourquoi donc ? Tout simplement parce que sa mère avait utilisé le même moule pour tous les gâteaux.
Sophie fut si contente de son raisonnement avec les petits bonshommes de pain d epices qu'elle décréta qu'elle avait terminé son premier devoir. Quand un pâtissier confectionne cinquante gâteaux identiques, c'est parce qu'il utilise le même moule pour tous les gâteaux, un point c'est tout !
Ensuite le Platon de la vidéo avait regardé la caméra cachée et demandé pourquoi tous les chevaux étaient sem blables. Pourtant aucun cheval ne ressemble à un autre che val, pas plus que les hommes ne se ressemblent entre eux.
Elle était sur le point de laisser tomber cette question quand elle se souvint de la démarche qu'elle avait suivie avec les petits bonshommes en pain d epices. Aucun d'eux n'était par faitement identique à un autre, car il y en avait toujours de plus gros que d'autres et certains étaient abîmés, et pourtant tout le monde s'accordait à reconnaître qu'ils étaient « tout à fait identiques ».
Peut-être que Platon voulait demander pourquoi un cheval reste toujours un cheval et non un être hybride à mi-chemin entre par exemple le cochon et le cheval. Car si certains chevaux sont bruns comme des ours et d'autres blancs comme des moutons, ils ont tous quelque chose en commun. Sophie aurait bien aimé voir de quoi aurait eu l'air un cheval à six ou huit pattes !
Mais Platon ne voulait certainement pas dire que c'était parce que tous les chevaux étaient formés selon le même moule ?
Puis il avait posé une question importante et terriblement difficile : L'homme a-t-il une âme immortelle? Sur ce point- là, Sophie se sentait incapable de répondre. Elle savait seule ment que les dépouilles mortelles étaient brûlées ou enterrées et qu'elles n'avaient par conséquent aucun avenir en tant que telles. Si l'homme avait une âme immortelle, il fallait admettre l'idée que l'homme était composé de deux parties radicalement différentes : un corps qui s'use et se décompose après quelques années et une âme qui suit de manière plus ou moins indépendante l'évolution du corps. Sa grand-mère avait affirmé un jour qu'elle sentait seulement son corps vieillir. A l'intérieur, elle serait restée, à l'entendre, la même jeune fille qu'autrefois.
Ce terme de « jeune fille » amena Sophie à la dernière question : les hommes étaient-ils aussi raisonnables que les femmes et vice versa? C'était vraiment impossible à dire. Tout dépendait de ce que Platon entendait par « raison nables ».
Elle se souvint tout à coup de ce que le professeur de phi losophie avait dit de Socrate. Ce dernier prétendait que tous les hommes étaient capables de découvrir des vérités philoso phiques à condition d'utiliser leur raison. Un esclave dispo sait selon lui de la même faculté de raisonner pour résoudre des problèmes philosophiques qu'un homme libre. Sophie, quant à elle, était persuadée que les hommes et les femmes étaient également doués de raison.
Alors qu'elle était ainsi plongée dans ses pensées, elle entendit soudain de petits craquements dans la haie, accom pagnés d'une respiration haletante comme une vraie locomo tive à vapeur. Quelques secondes plus tard, le gros chien roux déboula comme un fou dans sa cabane. Il tenait une grande enveloppe dans la gueule.
Hermès ! s'écria Sophie. Oh ! merci !
Le chien laissa tomber l'enveloppe sur les genoux de Sophie qui étendit la main et commença à lui caresser la nuque.
Hermès, t'es un bon chien, tu sais ! murmura-t-elle.
Le chien se coucha à ses pieds et se laissa caresser quelques instants avant de repartir comme il était venu, mais suivi cette fois de Sophie.
Hermès trottait d'un pas lourd vers la forêt. Sophie le sui vait à quelques mètres de distance. Le chien se retourna quel quefois et grogna, mais il en fallait plus pour la décourager. Elle allait enfin savoir où se dissimulait le philosophe, dût- elle aller jusqu'à Athènes pour ça.
Le chien accéléra l'allure et s'engagea bientôt sur un petit sentier. Sophie pressa le pas elle aussi, mais, en l'entendant le talonner, le chien se retourna et se mit à aboyer comme un vrai chien de garde. Sophie n'abandonna pas pour autant et en profita au contraire pour gagner quelques mètres.
Alors Hermès partit en flèche, lâchant complètement Sophie qui dut admettre que jamais elle ne parviendrait à le rattraper. Elle s'arrêta et entendit le chien se perdre dans la forêt. Puis tout redevint silencieux.
Elle s'assit sur un tronc d'arbre dans une clairière, ouvrit la grande enveloppe qu'elle tenait toujours à la main et se mit à lire :
L'Académie de Platon
Heureux de te retrouver, Sophie! Enfin, depuis ta visite d'Athènes. Comme ça, tu as pu faire ma connaissance et j'ai aussi pu te présenter Platon. Alors enchaînons sans plus tarder.
Platon (427-347 avant Jésus-Christ) avait vingt-neuf ans
a
uand Socrate dut boire la ciguë. Il avait longtemps été l'élève e Socrate et suivit avec grand intérêt le procès de son maître. Qu'Athènes puisse condamner à mort l'homme le plus éminent
de la ville non seulement le marqua à jamais, mais détermina toute l'orientation de sa pratique philosophique.
La mort de Socrate fut pour Platon 1 expression exacerbée de l'opposition qui existe entre les conditions existant réelle ment dans la société et ce qui est vrai ou idéal. Le premier tra vail de Platon en tant que philosophe consista à publier la plai doirie de Socrate. D rapporta donc les propos tenus par Socrate face à la foule des jurés.
Tu te souviens certainement que Socrate n'a rien écrit lui- même. Il n'en allait pas de même pour les présocratiques, mais malheureusement la plupart des sources écrites ont été détruites. En ce qui concerne Platon, nous pensons que ses œuvres maîtresses ont toutes été sauvegardées (sans compter XApologie de Socrate, il a laissé de nombreuses lettres et vingt- cinq dialogues philosophiques complets). Si ces écrits ont pu être conservés, c'est sans doute parce que Platon créa sa propre école de philosophie à l'extérieur d'Athènes. Celle-ci vit le jour dans des jardins qui portaient le nom du héros grec Akadêmos. C'est pourquoi elle s'appela l'Académie. (D innombrables « académies » ont été depuis fondées dans le monde entier et nous n'arrêtons pas de parler d'« académiciens » ou des sujets « académiques », c'est-à-dire universitaires.)
A l'Académie de Platon, on enseignait la philosophie, les mathématiques et la gymnastique. Encore que le mot « ensei gner » ne soit pas très approprié. Le débat d idées était le fer de lance de l'Académie. Aussi n'est-ce pas un hasard si le genre littéraire que Platon privilégia fut le dialogue.
Le vrai, le beau et le bien
En commençant ce cours, je t'ai dit qu'il n'était pas inutile de s'interroger sur le projet de chaque philosophe. Aussi te posai-je la question : qu'est-ce que Platon cherchait à découvrir?
On pourrait dire grosso modo que Platon s'intéressait aux rapports entre ce qui est éternel et immuable d'une part et ce qui « s'écoule » d autre part. (Dans la lignée des présocra tiques, donc !)
Nous avons établi que les sophistes et Socrate se sont dé tachés des problèmes de la philosophie de la nature pour se
tourner vers l'homme et la société. Il n'en reste pas moins vrai que Socrate, et les sophistes à leur manière, s'était aussi inté ressé à la relation entre l'éternel et l'éphémère. Surtout quand il s'agissait de morale humaine et des idéaux ou vertus dans la société. On peut simplifier en disant que les sophistes pensaient que les notions de bien et de mal étaient relatives et pouvaient changer selon les époques. La question du bien et du mal n'avait donc rien d absolu. C'est justement cette conception que Socrate ne pouvait accepter. Il était convaincu qu'il existait quelques règles éternelles et intemporelles concernant le bien et le mal. En utilisant notre raison, il nous est possible à nous autres hommes d'atteindre ces normes immuables, car la rai son a précisément un caractère éternel et immuable.
Tu me suis, Sophie? Arrive donc Platon. Il s'intéresse à ce qui est éternel et immuable à la fois dans la nature, la morale et la vie sociale. Platon met tout cela dans le même sac. Il essaie d'appréhender une « réalité » propre qui serait éternelle et Immuable. Et, disons-le, c'est justement ce qu'on leur demande, aux philosophes. Ils ne sont pas là pour élire la plus jolie fille de l'année ou pour dire où acheter les tomates les moins chères. (C'est peut-être pour ça qu'on les écoute si peu!) Les philo sophes tentent de faire abstraction de ce genre de questions fri voles et si terriblement « actuelles » aux yeux de certains. Ils recherchent au contraire ce qui est éternellement « vrai », « beau » et « bien ».
Avec ces mots, nous avons en tout cas tracé les grandes lignes du projet philosophique de Platon. À partir de maintenant, nous allons essayer de comprendre cette pensée singulière qui a profondément marqué toute la philosophie européenne.
Le monde des idées
Empédocle et Démocrite avaient montré que tous les phéno mènes naturels étaient soumis au changement, mais qu'il y avait malgré tout quelque chose d'essentiel qui jamais ne chan geait (les « quatre éléments » ou les « atomes »). Platon était d'accord pour considérer le problème, mais en le posant d'une autre façon.
Selon lui, tout ce qui est tangible dans la nature est suscep tible de se transformer, soumis a l'épreuve du temps, et destiné à se dégrader et disparaître. Mais tout est fait d'après un « moule » intemporel qui est lui éternel et immuable...
Yousee ?Bon, enfin...
Pourquoi tous les chevaux sont-ils identiques, Sophie ? Tu penses peut-être que ce n'est pas le cas. Mais il existe bien quelque chose que tous les chevaux ont en commun qui fait que nous pouvons les reconnaître de manière infaillible. Même si tout cheval est pris individuellement dans un processus évolutif qui le conduira à la mort, il n'en demeure pas moins que le « moule du cheval » restera, lui, éternel et immuable.
Ce qui est éternel et immuable n'est donc pas pour Platon quelque « matière élémentaire » physique, mais des principes de caractère spirituel, donc abstraits.
Soyons plus précis : les présocratiques avaient proposé une explication tout à fait séduisante quant aux changements dans la nature sans qu'il y ait de véritable changement en profon deur. Il y avait selon eux dans le cycle de la nature quelques élé ments minuscules qui étaient indestructibles. Jusqu'ici rien à dire, Sophie ! Mais ils ne donnent aucune explication satisfai sante pour comprendre comment ces particules qui ont autre fois formé un cheval se retrouvent soudain quatre ou cinq siècles-plus tard pour donner un cheval tout neuf! Ou, pour quoi pas, former un éléphant ou un crocodile. Là où Platon veut en venir, c'est que les atomes de Démocrite ne produiront jamais un « crocophant » ou un « élédile ». Tel est le point de départ de sa réflexion.
Si tu as déjà compris cela, tu peux sauter le paragraphe sui vant. Mais on ne sait jamais, alors je répète : tu as des pièces de Lego et tu construis un cheval avec. Puis tu défais le tout et ranges les pièces dans une boîte. Il ne te suffira pas de secouer la boîte pour construire un cheval tout neuf. Comment les pièces de Lego y parviendraient-elles toutes seules? Non, c'est toi qui dois reconstruire le cheval, Sophie. Et si tu réussis, c'est parce que tu as en toi une image de l'aspect extérieur du cheval. Ce cheval en Lego se construit donc d'après un modèle qui reste inchangé de cheval en cheval.
Au fait, as-tu résolu le problème des cinquante gâteaux par faitement identiques? Supposons que tu tombes du ciel et n'aies jamais vu de boulangerie-pâtisserie de ta vie. Tu entres par hasard, attirée par les gâteaux en vitrine, et tu aperçois cinquante petits bonshommes en pain d'épices tous identiques les uns aux autres. Tu te gratterais sans doute la tête en te demandant comment une telle similitude est possible. Certes, il manquerait peut-être un bras à celui-ci, un morceau de tête à celui-là ou il y aurait une boule sur le ventre de cet autre, mais tu conviendrais après mûre réflexion qu'ils possèdent tous un trait commun. Même si aucun d'eux n'est tout à fait parfait, tu devinerais qu'ils ont une même origine. Tu comprendrais vite que ces gâteaux proviennent tous d'un seul et même moule. Mieux encore, Sophie : tu ressentirais le violent désir de voir cette forme en te disant qu'elle doit être infiniment plus par faite et donc beaucoup plus belle que toutes ses fragiles copies.
Si tu as réussi à faire ce devoir toute seule, tu as en fait résolu un problème philosophique exactement de la même manière
S
ue Platon. Comme la plupart des philosophes, il est « tombé u ciel » (il s'est assis tout à l'extrémité des poils de la fourrure du lapin). Il s'est étonné de voir tant de similitudes dans les phénomènes naturels et il en a déduit qu'il devait y avoir un nombre limité de moules qui sont « par-dessus » ou « derrière » tout ce qui nous entoure. Ces moules, Platon les appela les idées. Derrière tous les chevaux, les cochons et les hommes se trouvent l'« idée du cheval », l'« idée du cochon » et l'« idée de l'homme ». (De même qu'une boulangerie peut aussi bien avoir des bonshommes que des chevaux ou des cochons en pain d'épices ; une boulangerie digne de ce nom a généralement plus d'un moule, même si un seul moule est suffisant pour chaque sorte de gâteau.)
Conclusion : Platon soutenait qu'il existait une autre réalité derrière le monde des sens. Cette réalité, il l'a appelée le monde des idées. C'est ici que se trouvent les « modèles » éternels et immuables qui sont a l'origine des différents phénomènes pré sents dans la nature. Cette conception très originale constitue la théorie des idées.
Un savoir sûr
Jusqu'ici, tu me suis, Sophie? Mais tu te demandes : Platon pensait-il vraiment cela sérieusement? Entendait-il par là qu'il existe de tels modèles dans une tout autre réalité?
Il ne faut sans doute pas prendre cela trop au pied de la lettre (bien qu'il faille lire à cette lumière certains dialogues de Platon). Essayons de suivre son argumentation.
Un philosophe tente de cerner ce qui est éternel et immuable. On voit mal en effet l'intérêt d un traité de philo sophie sur l'existence d'une bulle de savon. Pour la bonne rai son qu'on aurait à peine le temps de l'étudier qu'elle aurait déjà éclaté ; et, surtout, qui se donnerait la peine d'acheter un traité de philosophie sur quelque chose que personne n'aurait vu et qui aurait en tout et pour tout existé seulement cinq secondes?.
Pour Platon, tout ce que nous voyons autour de nous dans la nature peut être comparé à une bulle de savon. Rien de ce qui existe dans le monde des sens ne dure. Je ne t'apprends rien en te disant que tous les hommes et les animaux doivent tôt ou tard mourir et se décomposer. Même un bloc de marbre change et s'érode lentement. (L'Acropole est en ruine, Sophie ! Scandaleux, mais c'est comme ça.) Il est donc impossible d'avoir une connaissance sûre de ce qui est en perpétuel chan gement Concernant tout ce qui a trait au monde des sens et que nous pouvons toucher et sentir, nous pouvons tout juste hasarder des interprétations incertaines ou des hypothèses. Seule la raison appliquée à ce qu'elle voit permet une vraie connaissance.
Attends, Sophie, je m'explique : un seul petit bonhomme en pain d'épices peut être tellement raté à cause de la pâte, de la levure ou de la cuisson que bien malin qui pourra deviner ce qu'il était censé représenter. Mais après avoir vu vingt ou trente petits bonshommes identiques, plus ou moins parfaits, je saurai avec certitude à quoi ressemble le moule. Même si je ne l'ai jamais vu. Il n'est pas sûr que ça vaille la peine de le voir de ses propres yeux. Car comment faire confiance à ses sens? La faculté même de voir peut varier d'un homme à l'autre. En revanche, nous pouvons faire confiance à notre raison, car elle est la même chez tous les hommes.
Si tu es en classe avec trente autres élèves et que le professeur demande quelle est la plus belle couleur de I arc-en-ciel, il obtiendra sans aucun doute des réponses fort variées. Mais s'il demande combien font trois fois huit toute la classe donnera le même résultat C'est en effet la raison qui rend son jugement et la raison est en opposition radicale avec le sentiment et la
perception. Nous pouvons affirmer que la raison est éternelle et universelle, justement parce qu'elle s'applique uniquement à des objets de nature éternelle et universelle.
Il est établi que Platon s'intéressait beaucoup aux mathéma tiques. Tout simplement parce que les rapports mathématiques ne changent jamais. C'est pourquoi nous pouvons prétendre à une vraie connaissance dans ce domaine. Prenons un exemple : imagine que tu trouves dehors une pomme de pin ronde. Tu as peut-être l'« impression » qu'elle est toute ronde, alors que Jorunn soutient qu'elle est un peu aplatie sur un des côtés. (Vous commencez à vous disputer!) Vous ne pouvez pas retirer une vraie connaissance de ce que voient vos yeux. Par contre, vous pouvez dire en toute assurance que la somme des angles dans un cercle est de 360 degrés. Vous vous référez dans ce cas à l'idée du cercle, qui n'existe peut-être pas dans la nature, mais que vous vous représentez parfaitement en votre for intérieur. (Vous parlez à présent du moule du petit bonhomme en pain d'épices et non de l'un d'entre eux dans la cuisine.)
Pour résumer : nos perceptions nous permettent d'avoir seu lement de vagues interprétations. Mais ce que nous voyons de l'intérieur grâce à la raison nous conduit à la vraie connais sance. La somme des angles d'un triangle sera éternellement égale à 180 degrés. De même, « l'idée du cheval » se tiendra aussi sur quatre jambes, même si tous les chevaux appartenant au monde des sens devaient être boiteux.
Une âme immortelle
Nous avons vu comment Platon divisait la réalité en deux parties.
La première est constituée par le monde des sens dont nous acquérons une connaissance approximative et imparfaite en nous servant de nos cinq sens, par nature approximatifs et imparfaits. Ce monde des sens est sous le signe du changement et rien n'y est permanent ; rien effectivement n'y existe une fois pour toutes, il y a seulement des choses qui naissent et dispa raissent.
La deuxième est constituée par le monde des idées qui nous permet grâce à l'usage de notre raison d'accéder à la vraie connaissance. Ce monde des idées est inaccessible aux sens. En
revanche, les idées — ou les modèles — sont éternelles et immuables.
D'après Platon, l'homme est aussi composé de deux parties : nous avons un corps soumis au changement qui est indissoria- blement lié au monde des sens et connaît le même destin que toute chose ici-bas (une bulle de savon, par exemple). Tous nos sens sont liés au corps et sont donc peu fiables. Mais nous avons aussi une âme immortelle qui est le siège de la raison. C'est pré cisément parce que l'âme n'est pas matérielle qu'elle peut voir le monde des idees.
Je t'ai presque tout dit. Mais il y a encore autre chose, Sophie : Platon pensait que l'âme a existé avant de venir habi ter un corps. Autrefois, l'âme était dans le monde des idées. (Elle se trouvait tout là-haut au milieu des moules à gâteaux.) Mais dès que l'âme se réveille dans un corps humain, elle oublie les idées parfaites. Il se produit alors un étrange processus : au fur et à mesure que l'homme, grâce à sa sensibilité, appréhende les différentes choses qui l'entourent, un vague souvenir resur git dans l'âme. L'homme voit un cheval, mais un cheval impar tait (voire un cheval en pain d'épices!) et cela suffit pour réveiller le vague souvenir du « cheval » parfait que l'âme a connu autrefois dans le monde des idées. D'où le désir de retrouver la vraie demeure de l'âme. Platon appelle ce désir éros, ce qui signifie amour. Sur les ailes de Y amour, l'âme rejoindra sa demeure dans le monde des idées. Elle se libérera de la « prison du corps ».
Je tiens tout de suite à préciser que Platon décrit ici un cycle de vie idéal. Car tous les hommes ne laissent pas l'âme s'échap per librement pour rejoindre le monde des idées, loin s'en faut! La plupart des hommes s'accrochent aux « reflets » des idées qu'ils perçoivent dans le monde sensible. Ils voient un cheval, puis un autre cheval. Mais ils ne voient pas l'original qui se dis simule derrière chaque mauvaise copie. Platon décrit le chemin du philosophe, c'est-à-dire que toute sa philosophie peut se lire comme une description de la pratique philosophique.
Quand tu vois une ombre, Sophie, tu te dis que quelque chose projette cette ombre. L'ombre d'un animal, par exemple : c'est peut-être un cheval, mais tu n'en es pas tout à fait sûre. Alors tu te retournes et tu vois le cheval en vrai qui est évidem ment beaucoup plus beau, avec des contours plus précis que
son ombre, PLATON PENSAIT QUE TOUS LES PHÉNOMÈNES NATURELS ÏSE SCNT (JE LES OVBE EE RHVB OU MEÉES ÊŒFS\ELLES Force est pourtant de constater que la grande majorité des gens sont satisfaits de vivre parmi des ombres. Ils croient que ces ombres sont la seule chose qui existe et n'ont pas conscience que ces ombres ne sont que des projections. Ce faisant, ils oublient le caractère immortel de leur âme.
Le chemin par sortir de l'obscurité de la caverne
Platon raconte une allégorie qui illustre parfaitement mon propos : c'est l'Allégorie de la caverne. Je vais te la raconter avec mes mots à moi.
Imagine des hommes qui habitent dans une caverne. Ils sont assis le dos tourné à la lumière et sont pieds et poings liés, de sorte qu'ils sont condamnés à ne voir que le mur devant eux. Dans leur dos se dresse un autre mur derrière lequel marchent des hommes brandissant diverses formes au-dessus du mur. Parce qu'il y a un feu derrière ces figures, celles-ci jettent des ombres vacillantes contre le mur au fond de la caverne. La seule chose que les habitants de cette caverne puissent voir est par conséquent ce « théâtre d'ombres ». Ils n'ont pas bougé depuis qu'ils sont nés et pensent naturellement que ces ombres sont la seule réalité au monde.
Imagine maintenant que l'un des habitants de la caverne parvienne enfin à se libérer. D se demande tout d'abord d'où proviennent ces ombres projetées sur le mur de la caverne. Que va-t-il selon toi se passer quand il va découvrir les formes qui dépassent du mur? D sera dans un premier temps ébloui par la forte lumière, mais il sera aussi ébloui par les formes, puisqu'il n'a vu jusqu'ici que leurs ombres. A supposer qu'il réussisse à escalader le mur et à franchir le feu pour se retrou ver à l'air libre, il serait alors encore davantage ébloui. Mais, après s'être frotté les yeux, il serait frappé par la beauté de tout ce qui l'entoure. Il distinguerait pour la première fois des couleurs et des contours bien précis. Il verrait en vrai les ani maux et les fleurs dont les ombres dans la caverne n'étaient que de pâles copies. Il se demanderait d'où viennent tous les animaux et toutes les fleurs. Alors, en voyant le soleil, il comprendrait que c'est lui qui permet la vie des fleurs et des
animaux sur terre, de même que le feu dans la caverne permet tait d'apercevoir des ombres.
Maintenant l'heureux habitant de la caverne pourrait s'élan cer dans la nature et profiter de sa liberté reconquise. Mais il pense à tous ceux qui sont restés là-bas. C'est pourquoi il veut y retourner et, dès qu'il est redescendu, il essaie de convaincre les autres habitants de la caverne que les ombres sur le mur ne sont que le pâle reflet vacillant de choses bien réelles. Mais per sonne ne le croit. Ils montrent le mur du doigt et maintiennent que la seule réalité est ce qu'ils voient. Et As finissent par le tuer.
Ce que Platon illustre avec l'Allégorie de la caverne est le chemin du philosophe qui va des représentations incertaines aux vraies idées qui se cachent derrière les phénomènes natu rels. Il pense sans aucun doute à Socrate que les « habitants de la caverne » mirent à mort parce qu'il dérangeait leurs repré sentations habituelles et leur montrait le chemin d'une vraie vision intérieure. L'Allégorie de la caverne devient une méta phore du courage du philosophe et de sa responsabilité vis-à- vis des autres hommes sur le plan pédagogique.
Platon veut démontrer que le contraste entre l'obscurité de la caverne et la nature à l'extérieur est le même qui existe entre le monde sensible et le monde des idées. Cela ne veut pas dire que la nature est sombre et triste, mais qu'elle l'est comparée à la clarté du monde des idées. L'image d'une belle jeune fille n'est pas non plus sombre ou triste, bien au contraire. Mais ce n'est qu'une image.
La république philosophique
L'Allégorie de la caverne de Platon se trouve dans le dia logue intitulé la République. Platon y brosse le portrait d'un « Etat idéal », c'est-à-dire d'un État modèle ou « utopique ». Disons pour résumer que Platon prône une république gouver née par des philosophes et, pour argumenter, il se réfère au corps humain.
Il considère que le corps de l'homme se divise en trois par ties : la tête, le tronc et le bas du corps. A chacune de ces parties correspond également une qualité de l'âme. La tête est le siège de la raison, le tronc celui de la volonté et le bas du corps celui
des envies ou du désir. À chacune de ces trois qualités de l'âme correspond en outre un idéal ou une vertu. La raison doit se donner pour but la sagesse, la volonté doit faire preuve de cou rage et fl faut brider le désir pour que l'homme fasse preuve de mesure. Il n'y a que lorsque les trois parties de l'homme fonc tionnent pour former un tout que nous avons affaire à un homme harmonieux, « bien conçu ». Les enfants doivent d'abord apprendre à l'école à contenir leurs désirs, puis à déve lopper leur courage. À la fin, la raison doit les aider à parvenir à la sagesse.
Platon conçoit à partir de là un État construit à l'image de l'être humain en gardant le schéma des trois ^parties. Tout comme le corps a la tête, le cœur et le ventre, l'État a des gar diens, des guerriers (ou des soldats) et des travailleurs (comme les paysans par exemple). D est clair que Platon se sert ici du modèle de la médecine grecque. De même qu'une personne qui fonctionne bien dans son corps comme dans sa tête fait preuve d'équilibre et de mesure, une cité juste se reconnaît à ce que chacun est à sa place pour former un tout.
Comme dans toute la philosophie de Platon, sa philosophie de l'État est sous le signe du rationalisme. L'essentiel pour une bonne cité est d'être gouvernée par la raison. Tout comme la tête commande au corps, c'est aux philosophes de gouverner la société.
Dressons un tableau simplifié du parallélisme entre les trois parties du corps et de la Cité :
Corps Ame Vertu Cite
tête raison sagesse gardiens
cœur volonté courage guerriers
ventre besoin mesure travailleurs
La Cité idéale de Platon peut évoquer le vieux système des castes en Inde où chacun a sa fonction particulière pour le bien de l'ensemble. Déjà, à l'époque de Platon, l'Inde a connu le sys tème des castes avec la caste dirigeante (celle des prêtres), la caste des guerriers, la caste des marchands et agriculteurs et celle des artisans et serviteurs.
Aujourd'hui, nous aurions tendance à qualifier la Cité rêvée par Platon d'État totalitaire. Mais il est intéressant de remarquer
que les femmes pouvaient comme les hommes accéder au rang de dirigeants. Car c'est en puisant dans la force de leur raison
?
ue les dirigeants doivent gouverner la Cité et les femmes, selon laton, jouissaient de la même faculté de raisonner que les hommes, si seulement elles pouvaient recevoir le même ensei gnement qu'eux et ne pas être cantonnées à la garde des enfants et aux travaux ménagers. Platon voulait abolir la famille et la propriété privée pour les chefs et les gardiens de la Cité. L'édu cation des enfants était de toute façon une chose trop impor tante pour être laissée à l'appréciation de chacun. (D fut le pre mier philosophe à revendiquer la création de jardins d'enfants et d'écoles communales.)
Après avoir connu de grandes déceptions sur le plan poli tique, Platon écrivit son dialogue intitulé les Lois, où il décrit la Cité régie par la loi comme étant juste derrière la Cité parfaite. Il réintroduit à la fois la propriété privée et les liens familiaux. Ainsi la liberté de la femme se trouve à nouveau restreinte, mais il continue d'affirmer qu'une Cité qui n'éduque ni n'emploie les femmes est semblable à un homme qui ne se ser virait que de son bras droit.
D'un point de vue général, Platon avait une vision positive des femmes, du moins replacée dans le contexte de son époque. Dans le dialogue le Banquet, c'est une femme, la légendaire prê tresse Diotima, qui confire à Socrate son intelligence philoso phique.
Voilà pour ce qui concerne Platon, Sophie. Depuis deux mille ans, les hommes discutent et critiquent ses thèses étonnantes. Le premier homme à le faire fut son propre élève à l'Académie. Son nom était Aristote, le troisième grand philosophe d'Athènes. Je ne t'en dis pas plus !
Pendant que Sophie, assise sur une grosse racine, lisait ces pages sur Platon, le soleil s'était levé à l'est derrière les col lines boisées. Le disque du soleil avait paru à l'horizon juste au moment où elle en était au passage où l'homme sort de la caverne en clignant des yeux à cause de la trop forte lumière du dehors.
Elle eut elle-même l'impression de sortir d'une grotte. Après la lecture de Platon, la nature tout entière lui apparut
sous un autre angle. Comme si auparavant elle avait été dalto nienne. Des ombres, pour ça elle en avait vu, mais il lui sem blait qu'elle n'avait jamais vu les idées dans tout leur éclat.
Cela dit, Platon ne l'avait pas tout à fait convaincue avec son explication de modèles, mais elle trouva que c'était somme toute une jolie idée de penser que tout ce qui était vivant n'était qu'une copie imparfaite de formes éternelles dans le monde des idées. Toutes les fleurs, tous les arbres, les hommes et les animaux n'étaient-ils pas en effet « impar faits » ?
Tout ce qui l'entourait était si beau et si vivant que Sophie dut se frotter les yeux. Mais rien de ce qu'elle voyait n'allait durer. Pourtant, dans cent ans, des fleurs et des animaux iden tiques seraient ici à nouveau et même si chaque fleur et chaque animal était condamné à disparaître et être oublié, il y aurait quelque part quelque chose qui se « souviendrait » d'eux.
Sophie contemplait le monde autour d'elle. Un écureuil grimpa en sautillant le long d'un pin, tourna plusieurs fois autour du tronc, puis disparut prestement dans les branches.
Toi, je t'ai déjà vu ! pensa Sophie. Elle savait bien qu'il ne pouvait s'agir du même écureuil, mais elle avait vu la même « forme ». Autant qu'elle pût juger, Platon avait peut-être rai son en affirmant qu'elle avait dû voir l'« écureuil » éternel avant que son âme ne s'incarne dans un corps.
Etait-il possible qu'elle ait vécu une vie antérieure? Son âme avait-elle existé avant de trouver un corps pour s'incar ner? Etait-ce possible qu'elle ait en elle une pépite d'or, un bijou sur lequel le temps n'avait pas de prise, oui, une âme qui continuerait à vivre quand son corps un jour deviendrait vieux et cesserait d'exister?
Le chalet du major
...la fille dans le miroir cligna des deux yeux.
Il n'était que sept heures et quart. Il n'y avait donc aucune raison pour se dépêcher de rentrer à la maison. La mère de Sophie allait certainement dormir encore quelques heures, elle aimait bien faire la grasse matinée le dimanche.
Et si elle s'enfonçait dans la forêt à la recherche d'Alberto Knox? Oui, mais pourquoi le chien s'était-il mis à gronder si méchamment en la regardant ?
Sophie se leva et reprit le chemin où Hermès avait disparu en courant. Elle tenait à la main l'enveloppe jaune avec tous les feuillets sur Platon. Chaque fois qu'il y avait une bifurca tion, elle restait sur le sentier le plus important.
La forêt résonnait de chants d'oiseaux : dans les arbres, l'air, les arbustes et les broussailles. Ils avaient fort à faire le matin. Eux ne faisaient aucune différence entre le dimanche et les autres jours de la semaine. Mais qui avait appris aux oiseaux à faire tout ce qu'ils faisaient? Chacun d'eux avait-il un petit ordinateur dans sa tête, une sorte de « programme informatique » qui leur dictait ce qu'ils avaient à faire ?
Le sentier déboucha bientôt sur une petite butte avant de redescendre à pic entre de hauts pins. La forêt était si dense à cet endroit-là qu'elle ne pouvait voir à plus de quelques mètres à travers les arbres.
Tout à coup elle aperçut une tache claire entre les troncs de pins. Ce devait être un lac. Le sentier continuait de l'autre côté, mais Sophie coupa à travers les arbres. Elle n'aurait trop su dire pourquoi, mais ses pas la portaient de ce côté.
Le lac était à peu près aussi grand qu'un terrain de football.
De l'autre côté, elle découvrit un chalet peint en rouge sur un petit terrain entouré par des troncs blancs de bouleaux. Un filet de fumée s'échappait de la cheminée.
Sophie marcha jusqu'au bord du lac. Le sol était très humide aux abords du lac, mais très vite elle aperçut une barque. Celle-ci avait été tirée à mi-chemin sur la rive. Il y avait une paire de rames à l'intérieur.
Sophie jeta un regard autour d'elle. De toute façon, il était hors de question d'atteindre le chalet en gardant les pieds secs. D'un air résolu, elle se dirigea vers la barque et la poussa sur l'eau. Elle monta à bord, plaça les rames sur les pivots et éloigna le bateau de la rive. Quelques instants plus tard, elle toucha l'autre rive. Elle sauta à terre et essaya de tirer la barque à terre. Le sol était beaucoup plus incliné de ce côté du lac que là d'où elle était venue.
Elle se retourna une fois, puis montajusqu'au chalet.
Elle ne revenait pas de sa propre audace. Comment osait- elle? Elle ne le savait pas elle-même, c'était comme si elle était guidée par « quelque chose d'autre ».
Sophie alla vers la porte et frappa. Elle attendit un moment, mais personne ne vint ouvrir. Alors elle tourna doucement la poignée et ouvrit la porte.
— Ohé ! cria-t-elle. Il y a quelqu'un?
Sophie entra dans un grand salon. Elle n'osa pas refermer la porte derrière elle.
On voyait clairement que la maison était habitée. Le feu crépitait dans un vieux poêle. Ceux qui vivaient ici avaient dû partir précipitamment.
Sur une grande table, il y avait une machine à écrire, quelques livres, des crayons et beaucoup de papier. Devant la fenêtre qui donnait sur le lac, une table et deux chaises. Sinon, il n'y avait guère de mobilier; mais un des murs était entièrement tapissé de livres. Un grand miroir rond dans un cadre en laiton trônait au-dessus d'une commode blanche. Il paraissait terriblement ancien.
Sur un autre mur étaient accrochés deux tableaux. Le pre mier représentait une maison blanche qui se trouvait à un jet de pierre d'une petite baie avec un hangar à bateau peint en rouge. Entre la maison et le hangar s'étendait un jardin en pente douce avec un pommier, quelques arbustes touffus et quelques rochers. Des bouleaux en formation serrée tressaient une sorte de couronne autour du jardin. Le tableau avait pour titre : Bjerkely (à l'ombre des bouleaux).
A côté de ce tableau, il y avait le portrait d'un vieil homme assis dans un fauteuil avec un livre sur les genoux. On aper cevait là aussi une petite baie avec des arbres et des rochers à F arriére-plan. Le tableau devait dater de plusieurs siècles et s'intitulait Berkeley. Celui qui avait peint ce tableau s'appe lait Smibert.
Berkeley et Bjerkely. Drôle de coïncidence, non ?
Sophie continua à inspecter le chalet. Une porte conduisait du salon à une petite cuisine. On venait de faire la vaisselle. Des assiettes et des verres séchaient sur une serviette en lin et quelques assiettes portaient encore des traces de savon. Une gamelle contenant des restes de nourriture était posée à terre. Un animal vivait donc ici aussi, un chien ou un chat.
Sophie retourna au salon. Une autre porte menait à une petite chambre à coucher. Devant le lit s'entassaient des cou vertures. Sophie remarqua quelques poils roux qui traînaient sur les couvertures. C'était la preuve qu'elle attendait, elle en mettait sa main au feu, c'était bien Alberto Knox et Hermès qui habitaient dans ce chalet.
De retour au salon, Sophie se plaça devant le miroir accro ché au-dessus de la commode. Le verre était mat et un peu bombé, aussi l'image était-elle un peu floue. Sophie com mença par faire des grimaces, comme elle le faisait de temps en temps à la maison dans la salle de bains. Le miroir lui ren voyait exactement ce qu'elle faisait, ce qui était somme toute normal.
Mais tout à coup, il se produisit un phénomène étrange : une seule fois, l'espace d'une seconde peut-être, Sophie vit clairement que la fille dans le miroir cligna des deux yeux. Sophie recula effrayée. Si elle avait réellement cligné des deux yeux, comment aurait-elle pu voir l'autre cligner elle aussi? Ce n était pas tout : c'était comme si l'autre fille avait fait un clin d'œil à Sophie. Comme pour dire : je te vois, Sophie ! Je suis là, de l'autre côté.
Le cœur de Sophie battait à tout rompre. Au même instant elle entendit l'aboiement d'un chien au loin. C'était sûrement Hermès ! Il s'agissait de déguerpir et vite î
Ses yeux tombèrent sur un portefeuille vert posé sur la commode sous le miroir en laiton. Sophie le prit et l'ouvrit prudemment. Il y avait à l'intérieur un billet de cent cou ronnes, un autre de cinquante couronnes... et un certificat de scolarité. Sur ce certificat, on pouvait voir la photo d'une jeune fille aux cheveux blonds. La légende de la photo disait : Hilde MOller Knag et Collège de Lillesand.
Sophie eut froid dans le dos. Le chien au loin se remit à aboyer. Il fallait partir de là au plus vite.
En passant près de la table, elle aperçut parmi tous les livres et les papiers une enveloppe blanche sur laquelle était écrit SOPHIE.
Sans prendre le temps de réfléchir, elle la saisit et la fourra dans la grande enveloppe jaune avec tous les feuillets sur Platon et se précipita hors du chalet en refermant la porte derrière elle.
Les aboiements du chien indiquaient qu'ils seraient là d'une minute à l'autre. Mais le pire, c'était que la barque avait disparu. Il lui fallut une seconde, disons deux, pour se rendre compte qu'elle dérivait au milieu du lac, une des rames flottant à côté du bateau.
Tout ça parce qu'elle n'avait pas réussi à bien tirer la barque sur la terre ferme. Elle entendit encore le chien aboyer et aperçut déjà quelque chose qui bougeait entre les arbres de l'autre côté du lac.
Sophie avait la tête vide. Tenant la grande enveloppe à la main, elle bondit dans les buissons derrière le chalet et finit par tomber sur un marécage où elle s'enfonça à plusieurs reprises si profondément qu'elle eut de l'eau jusqu'à mi- jambe. Mais elle n'avait pas le choix. Il fallait bien qu'elle coure si elle voulait rentrer à la maison.
Elle finit par croiser un sentier. Était-ce celui par lequel elle était venue? Sophie s'arrêta, tordit sa robe et l'eau se mit à couler en petites rigoles le long du sentier. Alors seulement elle se mit à pleurer.
Comment avait-elle pu être aussi bête? Et l'histoire du bateau, alors? Elle ne pouvait s'empêcher de revoir la barque à la dérive avec une des rames qui flottait sur l'eau du lac. Toute cette aventure était si lamentable, si minable...
A l'heure qu'il était, le philosophe devait être arrivé au bord de l'eau. Il avait besoin de la barque pour rentrer chez lui. Sophie eut l'impression de lui avoir joué un sale tour. Alors que ce n'avait pas du tout été son intention.
Et l'enveloppe ! C'était peut-être encore pire. Pourquoi l'avait-elle prise? Certes, il y avait son nom dessus et elle s'était dit que c'était un peu la sienne. Malgré ça, elle se sen tait une voleuse. En plus elle avait par cet acte clairement signalé sa présence.
Sophie sortit une petite feuille de l'enveloppe où était écrit :
Qu 'est-ce qui vient d'abord ? La poule ou l'idée de la poule ?
L'homme a-t-il des idées innées ?
Quelle est la différence entre une plante, un animal et un être humain ?
Pourquoi pleut-il ?
Que faut-il à l'hommepour qu 'il mène une vie heureuse ?
Sophie ne pouvait pas réfléchir à ces questions immédiate ment, mais elle supposa qu'elles avaient à voir avec le pro chain philosophe. N'était-ce pas celui qui s'appelait Aristote?
Apercevoir la haie après avoir couru des kilomètres dans la forêt, c'était comme toucher au rivage après un naufrage. Ça faisait une drôle d'impression de voir la haie de l'autre côté. Une fois seulement qu'elle eut rampé dans sa cabane, elle regarda sa montre. Elle indiquait dix heures et demie. Elle
rangea la grande enveloppe dans la boîte à gâteaux avec les autres feuilles. Quant au petit mot avec les nouvelles ques tions, elle le glissa dans son collant.
Sa mère était au téléphone quand elle poussa la porte de la maison. A la vue de Sophie, elle raccrocha aussitôt :
D'où sors-tu comme ça, Sophie?
Je... j'ai fait un petit tour en forêt, bégaya-t-elle.
Ça alors ! Comme si ça ne se voyait pas !
Sophie ne répondit pas, sa robe ruisselait d'eau.
Je téléphonaisjustement à Jorunn...
A Jorunn ?
Sa mère alla lui chercher des vêtements secs et fut à deux doigts de découvrir le petit mot du professeur de philosophie avec les questions. Puis elles s'installèrent dans la cuisine et sa mère lui prépara un chocolat chaud.
Tu étais avec lui ? lui demanda-t-elle aussitôt.
Avec lui ?
Oui, avec lui. Avec ton espèce de... « lapin ».
Sophie fit non de la tête.
Mais qu'est-ce que vous faites quand vous êtes ensemble, Sophie? Pourquoi es-tu trempée comme ça?
Sophie gardait les yeux fixés sur la table, mais au fond d'elle-même ne pouvait s'empêcher de trouver la situation plutôt comique. Pauvre Maman, c'était donc pour ça qu'elle se faisait du souci.
Elle refit un signe négatif de la tête, ce qui eut pour effet de provoquer une avalanche de nouvelles questions.
Maintenant j'exige de connaître la vérité. Tu es sortie cette nuit, n'est-ce pas? Pourquoi as-tu gardé ta robe pour dormir? Est-ce que tu es redescendue et t'es faufilée dehors dès que je me suis couchée? Tu oublies que tu n'as que quatorze ans, Sophie. J'exige de savoir avec qui tu sors.
Sophie fondit en larmes. Et se mit à lui expliquer. Elle était encore sous le coup de la peur, et généralement quand on a peur, on dit la vérité.
Elle lui raconta qu'elle s'était réveillée tôt et était partie
se balader dans la forêt. Elle parla aussi du chalet et du bateau, sans oublier le drôle de miroir. Mais elle réussit à cacher tout ce qui avait trait au cours de philosophie propre ment dit. Elle ne dit pas un mot non plus du portefeuille vert. Elle ne savait pas trop pourquoi aujuste, mais elle sen tait qu'il fallait qu'elle garde pour elle toute l'histoire avec Hilde.
Sa mère l'entoura affectueusement de ses bras. Sophie comprit qu'elle la croyait enfin.
Je n'ai pas de petit ami, avoua-t-elle en pleurnichant, j'ai jus te dit ça parce que tu étais si inquiète à cause de ce que je racontais sur le lapin blanc.
Alors comme ça tu es alléejusqu'au chalet du major, reprit sa mère toute pensive.
Au chalet du major? demanda Sophie en ouvrant de grands yeux.
La petite maison que tu as découverte dans la forêt a été surnommée « le chalet du major » ou Majorstua, si tu pré fères, parce qu'un vieux major a vécu là, il y a bien long temps de ça. Il était un peu bizarre, disons un peu fou, Sophie. Mais à quoi bon penser à lui maintenant? Ça fait une éternité que plus personne n'habite le chalet.
C'est ce que tu crois. Mais il y a un philosophe qui y habite à présent.
Ecoute, ne te laisse pas encore une fois emporter par ton imagination !
Sophie resta dans sa chambre à réfléchir à tout ce qui lui était arrivé. Sa tête bourdonnait comme un cirque en pleine effervescence avec des éléphants au pas lourd, des clowns facétieux, des trapézistes intrépides et des singes apprivoisés. Une image ne cessait de la poursuivre : celle de la petite barque avec une des rames à la dérive sur le lac tout au fond de la forêt... quelqu'un en avait pourtant besoin pour rentrer chez lui...
Elle savait que le professeur de philosophie ne lui ferait aucun mal et qu'il lui pardonnerait s'il apprenait que c'était
elle qui était entrée dans le chalet. Mais elle avait rompu le pacte. Etait-ce ainsi qu'on remerciait quelqu'un de vous ins truire en philosophie ? Comment se rattraper après une sottise pareille ?
Sophie sortit le papier à lettres rose et se mit à écrire :
Cher philosophe,
C'est moi qui suis venue au chalet tôt dimanche matin. Je voulais tellement vous rencontrer pour dis cuter plus précisément de quelques points de vue phi losophiques. Je suis pour l'instant une fan de Platon, mais je ne suis pas si sûre qu 'il ait raison de croire que les idées ou les modèles d'images existent dans une autre réalité. Ils existent bien sûr dans notre âme, mais cela est, à mon humble et provisoire avis, une tout autre histoire. Je dois aussi vous avouer ne pas encore être tout à fait convaincue que notre âme soit immor telle. Personnellement, je n 'ai en tout cas aucun souve nir de mes vies antérieures. Si vous pouviez me convaincre que l'âme de ma grand-mère défunte est heureuse dans le monde des idées, je vous en serais très reconnaissante.
A vrai dire, ce n 'est pas pour parler de philosophie quej'ai commencé à écrire cette lettre queje vais glis ser dans une enveloppe rose avec un sucre dedans. Je voulaisjuste vous prier de me pardonner d'avoir été désobéissante. J'ai essayé de tirer toute la barque sur la rive, mais je n 'étais pas assez forte. D'ailleurs il est possible que ce soit une vague plus grosse qui l'ait entraînée à nouveau vers le lac.
J'espère que vous avez réussi à regagner à pied sec la maison. Sinon sachez, si cela peut vous conso ler, que pour ma part je suis rentrée trempée et aurai probablement un bon rhume. Mais je l'aurai bien mérité.
Je n 'ai touché à rien dans le chalet, mais j'ai malen contreusement cédé à la tentation de prendre l'enveloppe
avec mon nom écrit dessus. Non que j'aie eu l'intention de voler quoi que ce soit, mais comme mon nom était inscrit sur l'enveloppe, j'ai eu quelques secondes l'illu sion que l'enveloppe m'appartenait. Je vous prie ins tamment de me pardonner et vous promets de ne pas vous décevoir une autrefois.
P.-S. : Je vais tout de suite réfléchir aux questions posées sur la feuille.
P.-P.-S. : Le miroir en laiton au-dessus de la com mode blanche est-il un miroir tout à fait normal ou est- ce un miroir magique ? Je demande cela parce que je n 'ai pas l'habitude de voir mon propre reflet cligner des deux yeux à la fois.
Votre élève sincèrement intéressée,
Sophie.
Sophie relut la lettre deux fois avant de la glisser dans l'enveloppe. Elle lui paraissait en tout cas moins solennelle que la précédente lettre qu'elle avait écrite. Avant de des cendre à la cuisine chiper un morceau de sucre, elle ressortit la feuille avec les exercices intellectuels de la journée.
Qu'est-ce qui vient d'abord : la poule ou l'idée de la poule ? La question semblait au premier abord aussi ardue que le vieux problème de la poule et de l'œuf. Sans œuf, il n'y avait pas de poule, mais sans poule il n'y avait pas d'œuf non plus. Etait-ce aussi embrouillé pour trouver si c'était la poule ou l'idée de la poule qui venait d'abord au monde? Sophie comprenait ce qu'avait voulu dire Platon : l'idée de la poule existait dans le monde des idées bien avant qu'on ne trouve la moindre poule dans le monde des sens. Selon Platon, l'âme avait « vu » l'idée de la poule avant qu'elle ne s'incarne dans un corps. Mais n'était-ce pas précisément sur ce point qu'elle n'était plus d'accord avec Platon? Comment un être humain qui n'auraitjamais vu de vraie poule ni aucune image de poule pourrait-il se faire une
« idée » de ce qu'est une poule? Cela l'amena à considérer la question suivante :
L'homme a-t-il des idées innées ? Rien de moins évident, pensa-t-elle. On ne pouvait guère prêter à un nouveau-né des pensées très élaborées. D'un autre côté, on ne pouvait être aussi catégorique, car un enfant n'avait pas nécessairement la tête vide parce qu'il ne savait pas parler. Cependant, il faut bien d'abord voir les choses au monde avant de savoir quelque chose à leur sujet?
Quelle est la différence entre une plante, un animal et un être humain ? Les différences sautaient aux yeux. Sophie ne croyait pas par exemple qu'une plante ait une quelconque vie affective. Avait-on jamais entendu parler des peines de cœur d'une jacinthe des bois? Une plante pousse, puise de la nour riture et produit de petites graines qui lui permettent de se reproduire. Il n'y avait pas grand-chose à ajouter à cela. Mais Sophie se rendit compte que cela aurait tout aussi bien pu être dit pour un animal ou un homme. Les animaux avaient certes des qualités particulières en plus. Ils pouvaient se déplacer (avait-on jamais vu une rose courir un cent mètres?). Quant aux différences entre les animaux et les hommes, c'était plus difficile à cerner. Les hommes pou vaient penser, mais les animaux aussi, non ? Sophie était per suadée que son chat Sherekan pouvait penser. Il savait en tout cas agir de façon très calculée. Mais de là à se poser des problèmes philosophiques... Un chat s'interrogeait-il sur la différence entre une plante, un animal et un être humain ? Certainement pas ! Un chat pouvait se montrer heureux ou contrarié, mais se demandait-il s'il existe un dieu ou s'il a une âme immortelle? Sophie en vint à la conclusion que c'était fort peu probable. Mais il fallait faire ici les mêmes réserves qu'à la question précédente concernant les idées innées, puisqu'il était aussi difficile de discuter de ces pro blèmes avec un chat qu'avec un nouveau-né.
Pourquoi pleut-il ? Sophie haussa les épaules. Là, ce n'était pas sorcier : il pleut parce que la mer devient de la vapeur d'eau et que les nuages s'assemblent pour donner de la pluie.
Elle le savait depuis le cours élémentaire. On pouvait bien sûr dire aussi qu'il pleuvait pour que les plantes et les animaux puissent pousser. Mais est-ce que c'était vrai? Un arc-en-ciel avait-il vraiment un but?
La dernière question avait en tout cas à voir avec la fina lité : Que faut-il à l'homme pour qu'il mène une vie heu reuse ? Le professeur de philosophie en avait parlé tout au début du cours. Tous les hommes ont besoin de nourriture, de chaleur, d'amour et de tendresse. Voilà qui semblait consti tuer la première condition pour mener une vie heureuse. Puis il avait fait remarquer que tous les hommes avaient besoin d'une réponse à certains problèmes philosophiques qu'ils se posaient. Par ailleurs, exercer un métier qu'on aime semblait un élément important. Si l'on détestait par exemple la circu lation, autant ne pas choisir d'être chauffeur de taxi. Et si l'on n'aimait pas spécialement faire ses devoirs, autant ne pas devenir professeur. Sophie aimait bien les animaux et elle se serait bien vue vétérinaire. Nul besoin de décrocher le gros lot au loto pour mener une vie heureuse. Bien au contraire. N'y avait-il pas un proverbe qui disait que « l'oisiveté est mère de tous les vices » ?
Sophie resta dans sa chambre jusqu'à ce que sa mère l'appelle pour déjeuner. Il y avait une entrecôte avec des pommes de terre. Quel régal ! Sa mère avait aussi allumé des bougies. Et pour le dessert, il y avait de la crème aux baies arctiques.
Elles parlèrent de tout et de rien. Sa mère lui demanda comment elle comptait fêter ses quinze ans. Il ne restait plus que quelques semainesjusqu a son anniversaire.
Sophie haussa les épaules.
Est-ce que tu vas inviter quelqu'un? Euh, je veux dire, est-ce que tu veux faire une fête ?
Peut-être...
Nous pourrions inviter Marte et Anne-Marie... et Hege. Et Jorunn bien entendu. Et JOrgen, peut-être... Mais je te laisse décider ça toute seule. Tu sais, je me souviens parfaite ment de l'anniversaire de mes quinze ans. Cela ne me paraît pas si loin que ça. Je me sentais déjà adulte à l'époque, Sophie. N'est-ce pas étrange? Au fond, je ne trouve pas que j'ai tellement changé.
Non, c'est vrai. Rien ne « change ». Tu t'es seulement épanouie, tu es devenue plus mûre...
Hum... ça, c'est parler en adulte! Je trouve seulement que le temps a passé si vite...Aristote
...un homme d'ordre méticuleux fait le ménage
dans nos concepts...
Pendant que sa mère faisait la sieste, Sophie alla dans sa cabane. Elle avait glissé un morceau de sucre dans l'enve loppe rose et écrit Pour Alberto dessus.
Elle ne trouva pas de nouvelle lettre, mais ne tarda pas à entendre approcher le chien.
Hermès ! cria Sophie.
L'instant d'après, il surgissait dans la cabane en tenant une grande enveloppe jaune dans la gueule.
Bon chien, va !
Sophie passa un bras autour de lui, il haletait furieusement. Elle sortit l'enveloppe rose avec le sucre et la lui mit dans la gueule. Il se faufila hors de la cabane et repartit en direction de la forêt.
En ouvrant l'enveloppe, Sophie était un peu nerveuse. Disait-il un mot à propos du chalet et de la barque ?
L'enveloppe contenait les feuilles habituelles maintenues ensemble par un trombone. Mais il y avait aussi un petit mot sur papier libre :
Chère mademoiselle Détective ou plus exactement mademoiselle Cambrioleur,
La police est déjà au courant du vol perpétré... Non, je ne suis pas vraiment fâché. Si tu mets la même ardeur à résoudre des questions philosophiques, c est plutôt
bon signe. Le seul ennui, c'est que je me vois contraint de déménager. Enfin, c'est ma faute. J'aurais dû me douter que tu irais au fond des choses.
Amicalement,
Alberto.
Sophie laissa échapper un soupir de soulagement. Il n'était donc pas fâché. Mais dans ce cas, pourquoi déménager?
Elle emporta les grandes feuilles et courut dans sa chambre. Mieux valait être à la maison quand sa mère se réveillerait. Elle s'installa bien confortablement dans son lit et commença à lire sur Aristote.
Philosophe et homme de science
Chère Sophie. La théorie de Platon t'a certainement sur prise. Et tu n'es pas la seule. Je ne sais pas si tu as tout pris pour argent comptant ou si tu as formulé quelques objec tions. Si oui, tu peux être sûre que ce sont les mêmes objec tions qu 'Aristote (384-322 avant Jésus-Christ) souleva, lui qui fut l'élève de Platon à son Académie pendant plus de vingt ans.
Aristote lui-même n'était pas athénien. Il était originaire de Macédoine, mais vint à l'Académie de Platon quand ce dernier avait soixante et un ans. Son père était un médecin réputé et un homme de science. Ce milieu nous renseigne déjà sur le projet philosophique d'Aristote.
Il s'intéressa surtout à la nature vivante. Il ne fut pas seule ment le dernier grand philosophe grec, il fut le premier grand « biologiste » en Europe.
En caricaturant un peu, on pourrait dire que Platon s'était tellement concentré sur les formes éternelles ou les « idées » qu'il ne prêtait guère attention aux phénomènes naturels. Aris tote, au contraire, s'intéressait à ces phénomènes naturels, que l'on pourrait aussi appeler les cycles de la vie.
En poussant encore plus loin, nous dirons que Platon se détourna du monde des sens pour aller au-delà de tout ce qui nous entoure. (Il voulait sortir de la caverne. Il voulait apercevoir le monde éternel des idées !) Aristote fit exactement l'opposé : il se mit à quatre pattes et étudia les poissons, les gre nouilles, les anémones et les violettes.
Platon n'utilisa que sa raison, si tu préfères, alors qu'Aris- tote utilisa aussi ses sens.
De grandes différences apparaissent également dans leur façon d'écrire. Platon était un poète et un créateur de mythes, tandis que les écrits d'Aristote sont secs et descriptifs comme un dictionnaire. En revanche, la plupart de ses écrits sont fon dés sur des recherches de terrain.
On mentionnait dans l'Antiquité quelque cent soixante-dix titres écrits par Aristote. Parmi ces écrits, quarante-sept d'entre eux seulement ont pu être conservés. Il ne s'agit pas de livres achevés, car les écrits d'Aristote sont le plus souvent de simples notes devant servir à ses cours. N'oublions pas qu'à l'époque d'Aristote aussi la philosophie était avant tout une activité orale.
La culture européenne doit à Aristote l'élaboration d'un lan gage scientifique propre à chacune des sciences, ce qui n'est pas rien ! D M le grand systématicien qui fonda et ordonna les dif férentes sciences.
Comme Aristote a écrit sur toutes les sciences, je vais me contenter de passer en revue les domaines les plus importants. Et puisque je t'ai longuement parlé de Platon, tu vas apprendre quelle était son opinion à propos de la théorie de ce dernier. Après nous verrons comment fl a développé sa propre philoso phie. Aristote commença par résumer ce que les philosophes de la nature avaient dit avant lui, puis il mit de l'ordre dans nos concepts et fonda la logique comme science. Enfin, je te dirai quelques mots de la conception d'Aristote sur l'être humain et la société.
Si tu acceptes ces conditions, il ne nous reste plus qu'à remonter nos manches et nous mettre au travail.
Aucune idée innée
Comme les philosophes avant lui, Platon voulait définir quelque chose d éternel et d'immuable au sein de tous les chan gements. Aussi inventa-t-il les idées parfaites qui planent au- dessus du monde des sens. Platon pensait d'ailleurs que les idées étaient plus réelles que les phénomènes naturels. Il y avait
d'abord l'idée du cheval, puis tous les chevaux du monde arri vaient au trot et défilaient en ombres chinoises sur le mur de la caverne. L'idée de la poule venait donc tout à la fois avant la poule et avant l'œuf.
Aristote trouva que Platon avait posé le problème à l'envers. D reconnaissait avec son maître que le cheval pris séparément « flottait » et qu'aucun cheval ne vivait éternellement. Il recon naissait aussi que la forme du cheval est éternelle et immuable. Mais l'idée du cheval est seulement un concept que nous autres hommes avons créé après avoir vu un certain nombre de che vaux. L'idée ou la « forme » du cheval n'existe pas en soi. La « forme » du cheval est constituée, selon Aristote, par les quali tés propres du cheval, ce qu'en d'autres termes nous appelons \ espèce cheval.
Précisons : quand Aristote emploie le terme de « forme », il veut dire ce qui est commun à tous les chevaux. Ici, l'image avec les moules de petits bonshommes de pain d'épices n'est plus valable, car les moules de ces gâteaux existent indépendamment des bonshommes de pain d'epices qu'on forme grâce à eux. Selon Aristote, il n'existe pas de tels moules qui seraient pour ainsi dire stockés sur une étagère en dehors de la nature. Les « formes » sont pour Aristote présentes dans les choses comme la somme de leurs qualités particulières.
Aristote n'est donc pas d'accord avec Platon quand celui-ci affirme que l'idée de poule précède la poule. Ce qu'Aristote appelle la « forme » de la poule est présent dans chaque poule, ce sont ses qualités spécifiques, comme celle par exemple de pondre des oeufs. Vu sous cet angle, la poule proprement dite et la « forme » de la poule sont tout aussi indissociables que l'âme et le corps.
Cela posé, nous avons en fait résumé l'essentiel de la critique d'Aristote vis-à-vis de la théorie de Platon. Remarque cepen dant que nous sommes à un moment clé de l'histoire de la pen sée. Pour Platon, le plus haut degré de réalité est constitue par ce que nous pensons grâce à notre raison. Pour Aristote, c'était une évidence que le plus haut degré de réalité était ce que nous percevons avec nos sens. Platon pensait que tout ce que nous voyons autour de nous n'est qu'un reflet de quelque chose qui au fond a plus de réalité dans le monde des idées et, par consé quent, dans l'âme humaine. Aristote pense exactement le
contraire : ce qui est dans l'âme humaine n'est qu'un reflet des objets de la nature. C'est la nature et elle seule qui constitue le vrai monde. Platon reste prisonnier, selon Aristote, d'une vision du monde mythique où l'homme projette ses représentations et les substitue au monde réel.
Selon Aristote, rien ne peut exister dans la conscience qui n'ait d'abord été perçu par nos sens. Platon, lui, aurait dit qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait d'abord existé dans le monde des idées. Aristote trouvait que de cette façon Platon « doublait le nombre des choses ». Il expliquait le moindre cheval en recourant à l'idée du cheval. Mais quel genre d'explication est- ce, Sophie? D'où vient donc l'idée du cheval ? Il existe peut-être un troisième cheval, alors, dont l'idée de cheval ne serait qu'une copie?
Aristote pensait que toutes nos idées et pensées avaient leur origine dans ce que nous voyons et entendons. Mais nous nais sons aussi avec une raison. Certes, nous n'avons pas d'idées innées au sens où l'entendait Platon, mais nous avons une faculté innée de classer toutes les impressions de nos sens en différents groupes et catégories. Ainsi jaillissent les concepts de « pierre », « plante », « animal » et « homme » comme ceux de « cheval », « homard » et « canari ».
Aristote ne nie aucunement que l'homme soit né doué de rai son. Bien au contraire, la raison est selon Aristote le signe dis- tindif de l'homme. Mais notre raison est toute vide avant que nos sens ne perçoivent quelque chose. Un être humain n'a donc pas selon lui d'idées innées.
La forme d'une chose, c'est l'ensemble de ses caractéristiques spécifiques
Après avoir déterminé sa position vis-à-vis de la théorie de Platon, Aristote constate que la réalité est composée de diffé rentes choses qui, prises séparément, sont elles-mêmes compo sées déforme et de matière. La « matière », c'est ce dont la chose est faite, tandis que la « forme » est la somme de ses qua lités particulières, spécifiques.
Imagine-toi, Sophie, une poule qui battrait des ailes. La « forme » de la poule explique qu'elle batte des ailes, caquette et ponde des œufs. La « forme » de la poule recouvre donc les caractéristiques propres de son espèce ou, si tu préfères, ce qu'elle fait. Quand la poule meurt et ne caquette plus, alors la « forme » de la poule cesse elle aussi d'exister. Tout ce qui reste, c'est la « matière » de la poule (pas très gai, tout ça...), mais ce n'est plus une « poule » au sens proprement dit.
Comme je l'ai déjà dit, Aristote s'intéressait aux change ments dans la nature. La « matière » porte toujours en elle la possibilité d'atteindre une certaine « forme ». Nous pouvons dire que la « matière » tend à rendre réelle une possibilité sous- jacente. Chaque changement s'explique selon Aristote comme un passage de la matière du « possible » au « réel ».
Attends, laisse-moi t'expliquer, Sophie. Je vais essayer de mieux me faire comprendre en te racontant une histoire drôle : Il était une fois un sculpteur qui était penché au-dessus d'un gros bloc de granit. Chaque jour, il taillait et sculptait dans la pierre informe et un jour il reçut la visite d'un petit garçon. « Qu'est-ce que tu cherches? » demanda le garçon. « Attends et tu vas voir », répondit le sculpteur. Quelques jours plus tard, le garçon revint et le sculpteur avait transforme le bloc de granit en un splendide cheval. Le garçon fixa bouche bée le cheval. Puis il se tourna vers le sculpteur en lui demandant : « Com ment pouvais-tu savoir qu'il était caché à l'intérieur? »
En effet, comment avait-il fait? Le sculpteur avait d'une cer taine manière vu la forme du cheval dans le bloc de granit. Car ce bloc de granit portait en lui la possibilité d'être sculpté en cheval. Aristote pensait de la même façon que toutes les choses dans la nature ont en puissance de devenir, de réaliser, une cer taine « forme ».
Revenons à la poule et l'œuf. Un œuf de poule est une poule en puissance. Ce qui ne veut pas dire que tous les œufs de poule deviendront des poules, car certains finiront sur la table du petit déjeuner sous la forme d'œuf à la coque, d'omelette ou d'oeuf mollet, sans que la « forme » inhérente à l'œuf devienne réalité. Mais en aucun cas un œuf de poule ne donnera nais sance à une oie. Car cette possibilité-là ne fait pas partie de l'œuf de poule. La « forme » d'une chose nous renseigne par conséquent sur ce qu'elle peut être mais aussi sur ses limites.
Quand Aristote parle de la « forme » et de la « matière » des choses, il ne pense pas seulement aux organismes vivants. De même qu'il est dans la « forme » de la poule de caqueter, de battre des ailes et de pondre, il est dans la nature de la pierre de
tomber à terre. La poule ne peut pas plus s'empêcher de caque ter que la pierre de tomber sur le sol. Tu peux bien entendu soulever une pierre et la jeter très haut en l'air, mais parce qu'il est dans la nature de la pierre de chuter, tu ne pourras jamais la lancer jusqu'à atteindre la Lune. (Prends d'ailleurs garde si tu fais cette expérience, car la pierre peut chercher à se venger. Elle revient le plus vite possible sur la terre et gare à qui elle trouve sur sa trajectoire !)
La cause finale
Avant d'en finir avec cette « forme » que toutes les choses vivantes et inanimées possèdent et qui révélé ce que ces choses sont en puissance, j'aimerais ajouter qu'Aristote avait une conception tout à fait étonnante des phénomènes de causalité dans la nature.
Quand nous parlons aujourd'hui de « cause », nous cher chons à comprendre comment telle ou telle chose s'est produite. La vitre a été cassée parce que Peter a jeté un caillou contre elle, une chaussure est fabriquée parce que le bottier coud ensemble des morceaux de cuir. Mais Aristote pensait qu'il y a plusieurs sortes de causes dans la nature. Il en distingue quatre en tout. Il est tout d'abord essentiel de comprendre ce qu'il entendait par « cause finale ».
Quand il s'agit de la vitre cassée, il est légitime de demander pourquoi Peter a lancé un caillou contre elle. Nous voulons savoir quelle était son intention. Que le but ou le « dessein » entre aussi enjeu dans la fabrication de la chaussure, cela va de soi. Mais Aristote appliquait aussi cette « intention » aux phénomènes naturels. Un exemple va nous éclairer sur ce dernier point :
Pourquoi pleut-il, Sophie? Tu as certainement appris en classe qu'il pleut parce que la vapeur d'eau contenue dans les nuages se refroidit et se condense en gouttes de pluie qui tom bent sur la terre en vertu de la loi ae la pesanteur. Aristote n'aurait rien trouvé à redire à cela. Mais il aurait ajouté que trois causes seulement sont mises en lumière avec cette explica tion. La « cause matérielle » est que la vapeur d'eau réelle (les nuages) se trouvait là précisément quand l'air se refroidit La « cause efficiente » est que la vapeur d'eau se refroidit, et la « cause formelle » est que la « forme » ou la nature de l'eau est de tomber (patatras!) sur la terre. Si tu n'avais rien dit de plus, Aristote, lui, aurait ajouté qu'il pleut parce queles plantes et les animaux ont besoin de l'eau de pluie pour croître et grandir. C'est ce qu'il appelait la « finalité ». Comme tu vois, Aristote donna d'un seul coup aux gouttes d'eau une finalité dans la vie, un « dessein ».
Nous sommes tentés de retourner le problème et dire que les plantes poussent parce qu'il y a de l'humidité. Saisis-tu la nuance, Sophie? Aristote pensait que chaque chose dans la nature avait son utilité. Il pleut afin que les plantes puissent croître, et il pousse des oranges et des raisins afin que les hommes puissent en manger.
La science pense différemment de nos jours. Nous disons que la nourriture et l'humidité sont une condition pour la vie des animaux et des hommes. Si ces conditions n'avaient pas été remplies, nous n'aurions pu vivre. Mais ce n'est pas la finalité de l'eau ou de l'orange de nous nourrir.
En ce qui concerne sa conception des causes, nous serions tentés d'affirmer qu'Aristote s'est trompé. Mais gardons-nous de tirer des conclusions trop hâtives. Beaucoup croient que Dieu a créé le monde sous cette forme afin que les hommes et les animaux puissent y vivre. Si on part de ce principe, on peut naturellement soutenir qu'il y a de l'eau dans les fleuves parce que les hommes et les animaux ont besoin d'eau pour vivre. Mais nous parlons dans ce cas de l'intention ou du dessein de Dieu. Ce ne sont pas les gouttes de pluie ou l'eau du fleuve qui nous veulent du bien.
La logique
La différence entre la « forme » et la « matière » joue aussi un rôle important quand Aristote décrit comment l'homme dis tingue les choses au monde.
Nous classons toutes les choses que nous percevons en diffé rents groupes ou catégories. Je vois un cheval, puis j ' en vois un autre et encore un autre. Les chevaux ne sont pas exactement semblables, mais il y a quelque chose qui est commun à tous les chevaux, et cet élément de ressemblance entre tous les chevaux, c'est justement la « forme » du cheval. Ce qui différencie tel cheval d'un autre relève de la « matière » du cheval.
Ainsi nous parcourons le monde en cloisonnant les choses. Nous mettons les vaches à l'étable, les chevaux à l'écurie, les cochons dans la porcherie et les poules au poulailler. C'est exac tement ce que fait Sophie Amundsen quand elle range sa chambre. Elle met les « livres » sur l'étagère, les « livres de classe » dans son cartable et les revues dans le tiroir de sa com mode. Elle plie soigneusement ses vêtements et les range dans l'armoire, les T-shirts sur une étagère, les pulls sur une autre et les chaussettes dans un tiroir à pari. Eh bien, nous faisons la même chose dans notre tête : nous faisons une distinction entre les choses qui sont en pierre, en laine ou en plastique. Nous dis tinguons les choses vivantes des objets inanimés, et nous faisons une différence entre les plantes, les animaux et les hommes.
Jusque-là, tu me suis, Sophie? Aristote voulait en quelque sorte faire à fond le ménage dans la chambre déjeune fille de la nature. Il s'attacha à démontrer que toutes les choses dans la nature appartiennent à différents groupes eux-mêmes subdivi sés en sous-groupes. (Hermès est un être vivant, plus exacte ment un animal, plus exactement un animal vertébré, plus exactement un mammifère, plus exactement un chien, plus exactement un labrador et enfin plus exactement un labrador mâle.)